samedi 11 mai 2013

Explication du texte d'Alain: "Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan"


« Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre  mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. La musique est ici le meilleur témoin, parce qu’il n’y a pas alors de différence entre imaginer et faire (…) Le génie ne se connaît que dans l’œuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans l'œuvre  et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre. »

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.



Questions :


1)    Dégagez l’idée principale du texte et les étapes de l’argumentation.


2)    Expliquez :  - « Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. »
-       « La règle du Beau n’apparaît que dans l’œuvre et y reste prise en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre. »


3)    Apprend-t-on à être un artiste ?



Lorsque un artisan se porte vers une matière première comme le menuisier avec le bois, c’est toujours préalablement doté de l’idée de ce qu’il a pour tâche d’en extraire : il a déjà dans son esprit l’idée du meuble qu’il va sculpter dans la fibre. Un artiste, au contraire, vit cette confrontation avec la texture sans aucun préalable, comme s’il s’agissait pour lui de faire surgir du bois, de l’argile, des mots ou des couleurs ce qui ne s’impose de rien d‘autre que de cet instant donné. Peut-être réaliserons-nous plus facilement cette distinction si nous interrogeons simplement la nature de notre rapport avec une œuvre d’art et un objet technique. Devant un ustensile, nous sommes dans la continuité d’une certaine relation au monde et au temps. Quelque chose de cet objet me conforte dans cette idée selon laquelle je suis au monde pour en faire quelque chose, pour l’accaparer, pour le faire mien, pour le rendre plus habitable, « pour vivre mieux ou pour être plus ». 

C’est un peu comme si chaque instant s’imposait à nous de la même façon qu’une place forte dont nous aurions, en tant qu’assaillant, à trouver le meilleur angle d’attaque. L’objet technique se révèle alors à notre perception avec l’évidence de la meilleure « perspective de prise ». Il vient à point nommé pour nous sortir de l’embarras de la défaite, de l’éventuelle reconnaissance de notre désaffection, de notre désoeuvrement existentiel. Finalement le propre de l’objet technique est de me donner « une contenance », c’est-à-dire de me gratifier, le temps de l’activité qu’il me propose, du « gîte » réconfortant de la posture adéquate impliquée par l’ergonomie de sa plasticité.

Il suffit que chacun de nous songe à ce sentiment plus ou moins intense de supériorité qu’il éprouve lorsque un objet technique le requiert : portable, ordinateur, tablette, briquet, etc, par rapport à une autre personne inoccupée, les bras ballants. Nous plaignons cette personne de n’avoir ostensiblement rien à répondre à la pesanteur sociétale de cette question : « qu’est-ce que tu fais ? ». De quelle pesanteur est-il ici question ? De l’impossibilité inhérente au statut même d’être humain d’être sans agir, d’exister sans « faire quelque chose de sa vie ». L’absence d’activité n’est pas seulement gênante en tant qu’elle engendre l’ennui mais, plus profondément et de façon plus insidieuse, parce qu’elle génère de la honte.
« Je n’ai rien fait aujourd’hui. N’avez-vous pas vécu, demande Montaigne, n’est-ce pas la plus fondamentale mais aussi la plus illustre de vos occupations ? » Le philosophe français « s’essaie » ici précisément à nous décomplexer de cette culpabilité profonde du « non agir ». Se pourrait-il en effet que derrière cette contenance de l’homme occupé et de la chose à faire par quoi on écrase de son mépris l’oisif et le désoeuvré se dissimule un vide existentiel profond ? Nous « vivons » et de cette existence, il nous semble urgent de « faire quelque chose », comme si tout n’était pas déjà fait. Qu’en serait-il si « le travail » que nous ne considérons qu’en tant qu’activité sociale, extérieure, salariée et utile à la constitution artificielle d’un fonctionnement de groupe (entreprise ou état) ne prévalait en réalité qu’à titre « biologique », c’est-à-dire si tous ces efforts que nous produisons pour faire quelque chose de notre vie étaient finalement vains ou du moins seconds par rapport à la seule véritable activité par laquelle ce n’est jamais que la vie qui travaille, et elle ne travaille qu’à demeurer. Il reviendrait alors à chacun de nous de reconnaître que l’objet technique ne nous donne une contenance qu’afin de dissimuler, autant qu’il le peut, l’absence tragique de contenu.

Il convient d’interroger vraiment ce sentiment de honte à l’égard du désoeuvrement, cette peur panique que nous éprouvons à l’idée d’avoir l’air de « n’avoir rien à faire ». Quelque chose de cet impératif perpétuel d’agitation est trop démonstratif, trop étalé, trop systématique pour ne pas dissimuler un trouble. La contenance que nous donne tout ustensile est comme un blanc seing, une sorte de passe droit qui nous permet de jouir aux yeux des autres d’une forme de reconnaissance et d’acceptation. On se rallie à la communauté des hommes en s’inscrivant par sa gestuelle, par son activité salariée, par sa connaissance des dernières innovations technologiques dans une conception temporelle du « progrès ». Par ce dernier terme, il importe de comprendre non seulement l’idée d’un développement des techniques ou d’une évolution des modes de vie mais aussi, sur un fond plus existentiel, la notion d’activité, ce que les grecs appelaient « l’agôn ». Ce terme désignait dans la Grèce Antique un concours artistique ou sportif organisé à l’occasion de fêtes religieuses. Il vient lui-même du verbe « agein » qui signifie : « pousser un troupeau, conduire ». En un sens, on pourrait dire qu’il traduit finalement l’acte d’aller de l’avant, de pousser vers l’avant, pousser devant soi, provoquer. L’âgon rajoute à « l’agein » la notion de compétition. L’idée qu’il y ait dans le fait donné de vivre quelque chose à prendre en main, à décider, à affirmer de soi, quelque chose dans quoi il importe d’insuffler la volonté personnelle d’un « je », voilà qui peut, en un sens, qualifier « l’âgon ».
L’être humain n’a de cesse de créer ce fond de temporalité humaine par l’entremise duquel l’existence se module au gré de ses occupations comme si le temps ne passait qu’au rythme de ce devenir humain qu’est l’évolution de la technique. L’âgon ne désigne pas seulement le mouvement par lequel l’homme agit mais plutôt l’idée selon laquelle il le fait sur le fond d’une temporalité par le biais de laquelle l’instant à venir apporte nécessairement plus que celui qui est présent (c’est une sorte de lutte pour exister mais surtout pour se faire reconnaître des autres comme étant le meilleur). L’âgon coïncide avec une conception de la durée qui est celle de chronos, temps mesurable et successif. Mais il existe une autre conception du temps qui tient de l’aîon, terme grec que la philosophe Gilles Deleuze  caractérise comme « durée non mesurable dans le devenir de laquelle l’instant manque toujours à sa propre place ». Il faudrait, pour comprendre cette différence, pouvoir distinguer le temps que notre corps passe à faire une action, temps successif, mesurable (temps assignable à quelqu’un qui fait quelque chose – temps de l’horloge) et la durée dans laquelle rien jamais ne se fait jamais ailleurs ni autrement que dans le mouvement de devenir autre chose que ce qu’il est. Devenir ce n’est pas le propre d’un être, c’est le propre du fait d’être.
L’aîon, c’est cette dimension dans laquelle tout ce qui se passe se passe, c’est le « potentiel d’advenir » (par opposition à un potentiel d’avenir). Votre mère décède et le lendemain votre enfant naît : deux évènements distincts, opposés, deux événements qu’il est impossible de recevoir dans un état d’esprit et dans un ressenti identique et pourtant il se sont tous les deux passés dans ce que l’on pourrait appeler de l’« avoir lieu », dans le monde au sens que lui donne Wittgenstein : « le monde est tout ce qui a lieu. » Faire la véritable expérience du monde, c’est saisir dans tout événement ce par quoi il ne se distingue en rien d’un autre événement. C’est l’aîon, et c’est aussi cette dimension de la durée dans laquelle l’instant manque toujours à sa propre place (part de l’événement qui ne se laisse pas épuiser par son actualisation), c’est le temps vers lequel pointe tout œuvre d’art.

Cette durée de l’Aîon est toute aussi évidente que presque impossible à déceler. Le poète Joe Bousquet a écrit un vers étrange que l’on ne peut comprendre que du point de vue de l’Aîon. Blessé gravement pendant la guerre 1914-18, il a dit dans l’un de ses poèmes : « Ma blessure me préexistait. Je suis né pour l’incarner ». Pour saisir la profondeur de cette affirmation, il convient d’inverser la relation que nous instituons habituellement entre nous et les évènements. Nous considérons toujours, en effet, que les choses nous arrivent avant de constituer des évènements ou plutôt que c’est parce qu’elles nous arrivent d’abord qu’elles constituent des évènements ensuite. Je suis blessé et c’est ce qui explique qu’il se soit produit l’événement de la blessure. Or la limite d’une telle proposition tient au fait que la vraie « logique » de l’événement ou plutôt sa généalogie, sa maturation s’inscrit dans la totalité d’une micro-évènementialité dans laquelle je n’interviens jamais en tant qu’acteur, auteur ou cause de quoi que ce soit. Je ne suis, si l’on peut dire, que l’un des ingrédients de cette alchimie par le biais de laquelle la texture des évènements « prend » comme on le dit en cuisine d’une émulsion. Pour suivre le fil de cette image, je ne suis pas la main qui bat les œufs, je suis dans le bol avec les œufs.
Il s’agit de parvenir à ce degré d’impersonnalité dans la lecture des évènements par le biais duquel c’est toujours d’abord en tant qu’événement que les choses se produisent. Mon enfant ne naît pas d’abord en tant qu’il est « mon » enfant. Ce n’est pas à moi que cet événement arrive, il arrive préalablement dans son efficience la plus première et la plus exacte « en tant qu’il arrive » : « un » enfant naît et ce n’est qu’une certaine interprétation de ce fait, un angle de vue, que d’affirmer que « je suis père ». De la même façon « je ne suis blessé » que d’un point de vue « second » par rapport au fait « qu’il y a » une blessure. C’est probablement le sens le plus profond de ce que l’on appelle « le fatum », la fatalité chez les philosophes stoïciens. Joe Bousquet, comme les stoïciens, ne veut pas dire qu’il était né pour être blessé, ou que sa blessure était inscrite depuis toute éternité dans sa destinée mais qu’elle est tissée d’abord dans de « la texture évènementielle » et qu’en tant que telle elle ne peut pas ne pas se produire dans cette intrication d’incidences qui constitue la matière même de ce que c’est que « se produire ». Les « choses » ne se produisent pas parce qu’elle s’entraînent mais parce qu’elles interagissent, parce qu’elles coïncident.
La plupart des hommes aiment se dire et se répéter que chaque être humain est unique, ce qui est vrai mais pas tant dans la mesure où nous serions faits d’une essence, d’une substance inimitable et rare (comme on le dirait d’un objet de prix), plutôt parce que la texture évènementielle dans laquelle nous nous incarnons constitue un tel croisement d’incidences qu’il est impossible qu’il se répète jamais. La blessure de Joe Bousquet est une coïncidence, mais c’est précisément à cause de cela que, contrairement au sens habituel que l’on donne à ce terme, ce n’est précisément pas du hasard. Cela ne pouvait arriver qu’à lui, non pas parce que c’était « son » destin mais parce que toute une collection de micro-évènements ont conspiré ensemble à faire advenir le fait qu’une blessure « soit » et « Joe Bousquet » est le « nom » que la blessure « incidemment » a choisi pour s’effectuer. Nous nous prenons pour l’origine du mouvement de la mer alors que nous ne sommes que l’écume de ses vagues. De loin en loin, des « vies » se constituent à la crête des occurrences. La certitude que nous avons de vivre des existences « nôtres » est un détournement par rapport à un niveau premier et nécessairement impersonnel de ce qui arrive.
Nous avons toujours tendance à personnaliser les évènements, à les appréhender sous l’angle de ceux qui les vivent. C’est ainsi que l’Iliade est l’histoire de héros. Ce faisant nous nous situons en-deçà de la grandeur de l’œuvre laquelle consiste finalement dans des flux d’intensification de durées, c’est-à-dire dans l’aîon. L’histoire qui relie Patrocle, Achille et Hector ne suit authentiquement  qu’une seule trame qui est celle de la montée en puissance de la vengeance. Comme une musique suit dans sa continuité des mouvements plus ou moins rapides ou lents, l’Iliade se déploie au gré de densités d’atmosphère plus ou moins fortes. Et c’est exactement sous cet angle qu’Homère était un aède, plus qu’un poète, c’est-à-dire qu’il célèbre des modulations de cristallisation d’évènements plus qu’il n’invente de toutes pièces les aléas d’une action. Nous croyons qu’il se passe des choses alors que « les choses », en interagissant les unes sur les autres, constituent la trame dans la dynamique de laquelle tout ce qui est « passe ».

L’homme n’a rien à faire dans l’aîon parce qu’il s’y éprouve comme fait de tout ce qui se fait. Prêtons attention à tout ce qui en nous manifeste l’efficience d’affects : la joie, la peine, la haine, l’amour, etc, car loin de révéler des sentiments qui seraient « nôtres », il sont la trame même de cette texture évènementielle par le biais de laquelle des évènements sont en train de nous utiliser pour advenir. Rien de plus étranger finalement, rien de plus froid, rien de plus réel et rien de plus paradoxalement impersonnel que ce tissu d’émotions dont nous ne sommes que les vecteurs de transmission. Quiconque prête vraiment attention à ces mouvements se met en phase avec la vraie texture de la réalité. La mort d’Hector ce n’est pas du tout ce qu’a voulu Achille, contrairement à ce qu’il croit, c’est au contraire la fatalité contre laquelle il n’a rien pu faire.
On retrouve ici l’une des phrases les plus énigmatiques de Maurice Blanchot : « Tant que je dis : « je suis malheureux », je suis trop près de moi, trop près de mon malheur pour que ce malheur devienne vraiment le mien. » L’idée de Blanchot consiste à affirmer que tant que je dirai : « je suis malheureux », je ne serai pas parvenu à ce niveau juste, brut, pur, efficient de l’événement à hauteur duquel il « est », de façon pure, neutre. Pour que le malheur s’impose à moi tel qu’il est, dans sa vérité, pour que je me le prenne de plein fouet dans la figure, dans la fulgurance de son émergence authentique, il convient justement pourrait-on dire, qu’« être malheureux soit » d’abord et que le fait que ce soit moi qui suis malheureux vienne ensuite comme de l’anecdotique. Être malheureux, par exemple, c’est ce que l’on vit vraiment quand on ne le vit pas pour soi, mais en soi, quand on réalise qu’être malheureux est un peu comme un oiseau (de malheur) qui s’est simplement posé sur notre branche, parce qu’il en avait besoin pour être ce qu’il est. Il fallait qu’il y ait de la vengeance, et c’est exactement tout ce en quoi consiste Hector, Patrocle, Achille : des prétextes, des occasions, des conducteurs d’affects pour que quelque chose comme cette folle intensité de vengeance puisse être émise. Il faudrait quantifier la trame de l’Iliade, la convertir en courbes intensives.
Peut-être avons-nous du mal à accepter l’idée de cette totale étrangeté d’états d’âme que nous éprouvons pourtant avec un sentiment d’intimité si intense mais si l’on y réfléchit, on réalisera en même temps que quelque chose de cette étrangeté, de cette nature impersonnelle de nos émotions nous permet de lever le mystère des ces affinités entre nos ressentis, nos affects et les paysages, les éléments ou encore les conditions météorologiques. Nous ne sommes pas gais quand il y a du soleil parce que le soleil nous donnerait de la joie mais parce que l’intensité lumineuse du soleil est de la même texture que l’intensité rayonnante de ma joie, et d’ailleurs quand on applique vraiment son attention à ce sentiment, on perçoit que ce n’est pas seulement de la joie.








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire