lundi 30 mars 2015

Explication du texte de Bergson sur la solidarité sociale - Un autre passage extrait du même livre:"les deux sources de la morale et de la religion"


«Même matériellement, Robinson dans son île reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu’il a sauvés du naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d’affaire, le maintiennent dans la civilisation et par conséquent dans la société. Mais un contact moral lui est plus nécessaire encore, car il se découragerait vite s’il ne pouvait opposer à des difficultés sans cesse renaissantes qu’une force individuelle dont il sent les limites. Dans la société à laquelle il demeure idéalement attaché il puise de l’énergie ; il a beau ne pas la voir, elle est là qui le regarde : si le moi individuel conserve vivant et présent le moi social, il fera, isolé, ce qu’il ferait avec l’encouragement et même l’appui de la société entière. Ceux que les circonstances condamnent pour un temps à la solitude, et qui ne trouvent pas en eux-mêmes les ressources de la vie intérieure profonde, savent ce qu’il en coûte de se « laisser aller », c’est-à-dire de ne pas fixer le moi individuel au niveau prescrit par le moi social. Ils auront donc soin d’entretenir celui-ci, pour qu’il ne se relâche en rien de sa sévérité à l’égard de l’autre. Au besoin, ils lui chercheront un point d’appui matériel et artificiel. On se rappelle le garde forestier dont parle Kipling, seul dans sa maisonnette au milieu d’une forêt de l’Inde. Tous les soirs il se met en habit noir pour dîner, « afin de ne pas perdre, dans son isolement, le respect de lui-même » (1).
Henri Bergson « Les deux sources de la morale et de la religion »
(1) Kipling, In the Rukh, dans le recueil intitulé Many inventions.

Rudyard Kipling
Questions :
1)    Quels sont les arguments utilisés par Bergson pour montrer que, même seul, nous sommes toujours reliés aux autres ?
2)    « Il a beau ne pas ne pas la voir (la société), elle est là qui regarde. » Illustrez cette affirmation. Qu’est-ce que cela implique concernant nos actions ?
3)    Pourquoi le langage occupe-t-il une place si importante dans cette fixation du moi individuel par le moi social ?
4)    Que peut signifier « être soi-même » à la lumière de ce que Bergson affirme dans ce passage ? Qu’est-ce qu’ « être libre » ?
5)    Etes-vous d’accord avec la thèse défendue par Bergson ? Justifiez.

vendredi 27 mars 2015

L'Indifférence - Texte de Pashka Debard (T STMG1) et de Marius Bouffare (T STI1)


Nous avons tous en nous quelque chose d’unique qui nous distingue des autres. Cependant l’homme ne prend pas cela en compte. Il nous perçoit comme un être commun c’est-à-dire qu’il ne nous voit que sous l’angle de ce que nous partageons avec les autres. Il utilise des expressions comme « tout le monde » ou « il y a trop de monde », comme si les hommes n’était qu’une masse  compacte, uniforme. Etre indifférent, c’est d’abord indifférencier les individus. Pourtant nous avons tous une histoire différente, nous avons été transformés par des expériences personnelles, exclusives. Nous sommes tous des façons particulières de vivre comme des perspectives différentes d’une seule et même chose. Vivre, c’est s’engager dans un certain style de vie, par quoi nous « existons » et ne nous contentons plus seulement de vivre. 

Il faudrait réaliser qu’au-delà de nos jugements : (« celui-là, je l’aime bien » ou « un tel, je ne peux pas le sentir »), il y a forcément quelqu’un d’intéressant, une approche singulière du fait d’exister, et jamais un « troupeau » de « gens » (même si souvent nous nous comportons comme tel). Chaque homme est riche de cet art de styliser l’existence que nous appelons « l’humanité ». C’est comme un kaléidoscope auquel nous retirons absurdement des perspectives quand nous disons qu’ « un tel ne nous intéresse pas ».
Il n’y a pas de « Monsieur Tout le monde ». Personne ne veut l’être et nous faisons tout pour éviter ce statut. « Les gens » : ce sont toujours les autres. Finalement les gens ne font pas attention aux gens, et ce sera toujours le cas tant qu’ils les verront comme « des gens ». Du coup, nous essayons de nous distinguer à tout prix des gens, d’être reconnu par les autres comme étant « un » autre, non assimilable à la « moyenne » « au-dessus du lot ». Nous voulons nous « faire un nom ».

 On peut décimer plusieurs millions de la population mondiale pour marquer les esprits de son nom. Nous savons tous qui est Hitler. Aurait-il été si soucieux de se faire connaître s’il n’avait pas d’abord été rabaissé, humilié, rejeté ? Il a voulu que son nom soit gravé dans l’histoire. Par d’autres moyens que lui, nous aspirons nous aussi à ce que l’on se souvienne de nous, mais honnêtement qui le fera ? Qui se rappellera de nous ? Personne.

(Pashka et Marius évoquent cette assimilation continuelle de l’autre personne à une masse de gens et notre acharnement à vouloir échapper à cette banalisation par la reconnaissance de notre unicité. Devons-nous travailler à nous faire reconnaître après notre mort ? Faut-il, comme Léonidas dans le film de Zack Snider « 300 », que nous nous sacrifions pour que l’on se souvienne de nous. De ce point de vue, le titre est très intéressant parce que ce dont on se souvient c’est qu’ils étaient « 300 » et Léonidas est devenu une marque de chocolats belges. Donc, c’est raté (pas la peine de tuer autant de soldats perses pour finir en pralines).


 Devons nous « faire notre numéro » pour marquer les esprits ou travailler notre « chiffre » ? C’est quoi : « le chiffre » ? C’est l’indice physique de notre présence. Nous libérons à tout instant dans nos actes, dans nos perceptions, dans nos rencontres, une certaine énergie. Nous « tenons » à exister de façon quantitativement différentes et c’est dans cette libération perpétuelle de chiffres que nous consistons vraiment. L’artiste comprend bien cela. Van Gogh, c’est d’abord et seulement une intensité de regard « hors du commun » et il ne signait jamais ses toiles. Plutôt que de nous faire un nom, travaillons à libérer toujours notre chiffre, notre chiffre « exact »)



jeudi 26 mars 2015

Explication de texte (Terminales Es S1) pour le 17/04


« Nous n’avons pas le sentiment que de nouveaux exemples accroissent notre certitude que deux et deux font quatre, parce que dès que la vérité de cette proposition est comprise, notre certitude est si grande qu’elle n’est pas susceptible d’augmenter. De plus, nous éprouvons concernant la proposition « deux et deux font quatre » un sentiment de nécessité qui est absent même dans le cas des généralisations empiriques les mieux attestées. C’est que de telles généralisations restent de simples faits : nous sentons qu’un monde où elles seraient fausses est possible, même s’il se trouve qu’elles sont vraies dans le monde réel. Dans tous les mondes possibles, au contraire, nous éprouvons le sentiment que deux et deux feraient toujours quatre : ce n’est plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde, réel ou possible, doit se conformer.
Pour éclaircir ce point, prenons une vraie généralisation empirique, comme « Tous les hommes sont mortels ». Nous croyons à cette proposition, d’abord parce qu’il n’y a pas d’exemple connu d’homme ayant vécu au-delà d’un certain âge, ensuite parce que des raisons tirées de la physiologie nous font penser qu’un organisme comme le corps humain doit tôt ou tard se défaire. Laissons de côté le second point, et considérons seulement notre expérience du caractère mortel de l’homme : il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire d’un seul exemple, fût-il clairement attesté, de mort d’homme, alors qu’avec « deux et deux font quatre », un seul cas bien compris suffit à nous persuader qu’il en sera toujours de même. Enfin nous devons admettre qu’il peut à la réflexion surgir quelque doute sur la question de savoir si vraiment tous les hommes sont mortels. Imaginons, pour voir clairement la différence, deux mondes, l’un où certains hommes ne meurent pas, l’autre où deux et deux font cinq. Quand Swift (1) nous parle de la race immortelle des Struldbrugs, nous pouvons le suivre par l’imagination. Mais un monde où deux et deux feraient cinq semble d’un tout autre niveau. Nous l’éprouverions comme un bouleversement de tout l’édifice de la connaissance, réduit à un état d’incertitude complète. »
                                                             RUSSELL, Problèmes de philosophie (1912)

(1) Ecrivain irlandais du XVIIIe siècle, auteur des Voyages de Gulliver.


Explication de texte Terminales (STL STI 1 STMG1) pour le 17/04


« La solidarité sociale n’existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société. Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus grande partie de sa force vient d’elle, et qu’il doit aux exigences sans cesse renouvelées de la vie sociale cette tension ininterrompue de son énergie, cette constance de direction dans l’effort, qui assure à son activité le plus haut rendement. Mais il ne le pourrait pas, même s’il le voulait, parce que sa mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles, parce que l’âme de la société est immanente au langage qu’il parle, et que, même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même. En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. »
BERGSON -   « Les deux sources de la morale et de la religion »

1)    Dégagez l’idée essentielle de ce texte à partir de l’étude de ses articulations.
2)    Expliquez - « Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société »
-       « même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même »
-       « En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale »
3)    Ne sommes-nous humains qu’en société ?





mercredi 25 mars 2015

Partie 3: L'oeuvre d'Art nous fait-elle oublier la réalité (la présence) ?


Nous pouvons également définir la réalité comme « ce qui arrive, ce qui se produit maintenant ». De ce point de vue, la distinction entre l’objet technique et l’œuvre d’Art est éclairante : l’objet technique ne se réalise en tant qu’objet technique qu’à partir du moment où il est utilisé alors que l’œuvre d’art se réalise dans l’ici-maintenant de son « apparition », dans le fait présent d’être là, telle qu’elle est. C’est tout le sens du « ready made » de Marcel Duchamp que de situer « l’œuvre », non dans « une chose », dans l’aboutissement d’un processus lancé par l’artiste, mais dans l’instantanéité d’un regard qui, en se portant vers n’importe quel ustensile, active un mouvement de « rétrogradation » à l’égard de son utilisation, de telle sorte que ce sont les spectateurs qui « réalisent » l’œuvre, en remettant à zéro les compteurs de la fonctionnalité d’un ustensile. L’œuvre n’est pas plus qu’un ustensile, elle est « moins ». Elle est dans la naïveté d’une perception qui revient de la projection « purement intellectuelle » de l’utilité. Je vois bien se dessiner l’usage du marteau dans le marteau, ne serait-ce que parce qu’il a un manche, une tête en acier, etc, mais il existe plastiquement « avant » d’exister utilement et c’est finalement cette plasticité première, brute, instante, « là » qui constitue l’œuvre.

La puissance de l’art viendrait donc, dans cette perspective, de sa capacité à nous faire réaliser à quel point nous ne vivons la plupart du temps que dans nos projections. Nous n’avons jamais « tenté cette folie » de vivre maintenant au milieu d’objets consistant simplement dans leur masse, dans leur volume, dans leurs couleurs « maintenant ». Toute œuvre d’art est brouillée, confuse, pas évidente avons-nous dit, mais nous réalisons à présent que ce brouillage, loin d’être provoqué par l’originalité de l’artiste, par son imagination, par son inventivité, s’inscrit en réalité dans la révélation à nos sens d’un monde brut, sans concession, sans avenir, sans projection humaine, sociale. Etre là maintenant : c’est la caractéristique d’un monde qui, à aucun niveau, ne « vient au monde » pour nous faire plaisir.

L’œuvre d’art n’est donc « pas évidente » par rapport à une façon humaine de voir qui consiste à partir du principe que tout ce qui est « est là » pour satisfaire nos besoins. Toute œuvre d’art est humainement « scandaleuse » : elle nous met sous les yeux ou dans les oreilles ce que nous nous efforçons continûment de gommer, de « zapper », à savoir la venue au monde d’un monde pas humain, même quand les objets perçus ont été faits par les hommes (le ready made, c’est la part non humaine de l’ustensile, celle qui n’a rien à voir avec sa fabrication utilitaire mais qui manifeste sa pure émergence plastique : un volume est là avant d’être un porte-bouteilles – quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas échapper à « l’être là » des choses et des êtres). Van Gogh, Cézanne, Munch, Francis Bacon, n’ont aucun style, ou plutôt ils ont ce style de n’en cultiver aucun, c’est-à-dire d’être suffisamment humbles pour ne percevoir que « ce qui est », indépendamment de toute déformation humanisante.

 Nous pouvons toujours nous demander pourquoi les oliviers ou les cyprès de Van Gogh sont toujours tordus, tournoyants, peints comme s’ils étaient des flammes. On parlera alors comme tous les critiques d’art du style de Van Gogh, de sa touche en ellipse, en virgule, en tourbillon. Et puis on peut aussi aller à Arles, et « voir », notamment pendant certains jours d’été qu’il y a tellement de vent et de chaleur que les cyprès et les oliviers sont exactement tels que Van Gogh les a peints : travaillés par des forces qui les font ployer, qui les tordent. Nous réalisons alors que ce que Van Gogh a révélé pour les arbres est vrai de toutes choses : nous ne le voyons pas mais il y a, à tout instant, dans toute parcelle de réalité de notre univers, un déchaînement de puissances et d’énergies multiples qui concourt à faire de cet instant un « tableau », un son, une présence « en acte ». 

C’est comme si l’artiste possédait cette incroyable faculté de voir à l’ouvrage ces forces souterraines qui concourent, conspirent à faire en sorte que l’instant présent « prenne », comme on dit d’une mayonnaise montée en émulsion. Mais pourquoi sommes-nous désorientés devant ces œuvres si après tout elles ne font que rendre compte, en profondeur de ce qui « est là » ? Si nous reprenons la comparaison avec la mayonnaise, nous pourrions dire que c’est parce que stupidement mais surtout peureusement, nous persistons à chercher ce qui tient de l’œuf, de l’huile, du vinaigre, du sel, du poivre. Dans les toiles de Van Gogh, nous cherchons le « cyprès », « l’olivier » comme si pouvait exister dans la nature quelque chose d’aussi isolé, conceptualisable, nommable, distinct que « le cyprès ».

Nous avons toutes les raisons de refuser de voir que la réalité est « en émulsion » parce que dés lors, nous ne sommes qu’un ingrédient parmi tant d’autres de cette « émulsion ». Van Gogh n’a pas de style. Il a l’humilité de dépouiller son regard de tout présupposé humain et de peindre ce qui, dés lors, vient au regard. Nous pourrions finalement ramener tous ces grands peintres à des degrés de réalisation au fil desquels notre nerf optique pénètre plus avant dans la chair d’un monde qui ne fait qu’être là. Nous ne serions pas aussi troublés par ces toiles si ce nerf optique ne nous ramenait pas au souvenir très, très inconscient de cette vision « Cézannienne » de la sainte-Victoire, « Van Goghienne » des cyprès et des oliviers:


« Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets.
Cardés par le clou de Van Gogh,
les paysages montrent leur chair hostile,
la hargne de leurs replis éventrés,
que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. (…)
Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe,
alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie.
En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison.
Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, 1947




Peut-être comprenons-nous maintenant à quel point nous devons nous méfier du lieu commun sur la perception subjective de l’œuvre d’art : « chacun peut voir dans cette toile ce qu’il a envie d’y voir selon sa sensibilité ». C’est encore une ruse de « l’humain trop humain », encore un moyen de dissimuler le scandale de l’œuvre, le fait qu’elle n’exprime que « la présence » nue, que la vérité la plus évidente, la plus crue, la plus aveuglante. C’est faux, chacun ne peut pas voir ce qu’il veut en fonction de sa sensibilité. C’est même le contraire qui est vrai, nous sommes placés devant « le fait accompli », le fait qui, devant nous, s’accomplit, se produit, s’effectue, « œuvre ». Enfin (enfin !), l’être humain est sommé de se taire, de ne pas commenter, de ne pas « la ramener » avec son étonnement, sa curiosité, son intelligence, sa sensibilité, et surtout pas son ingéniosité. Van Gogh lui suggère implicitement d’assister à ce qui se passe « vraiment » : « Et si tu n’en rajoutais pas, pour une fois, si tu cessais de te dire que tel motif peint « donne à penser », que telle toile est « édifiante pour les générations futures », si tu tentais enfin de vivre en direct, de te confronter à l’évidence nue d’un monde sans interprétation, sans présupposition, sans projection de « tes » besoins, de « tes » fantasmes, de « ton » futur ? L’œuvre nous fait « réaliser » la « réalité », et c’est en cela qu’elle peut être dire « d’Art ».