dimanche 24 septembre 2017

La conscience, l'Inconscient et le Sujet (suite 4 et fin)


Sa collaboration avec son collègue viennois Joseph Breuer (1842 – 1925) ainsi que son admiration pour les travaux de Charcot ont naturellement conduit Sigmund Freud à utiliser, comme eux, l’hypnose pour tromper la vigilance de la censure et permettre au patient d’exprimer les scènes, les fantasmes ou les souvenirs enfouis dans l’inconscient. Mais il réalise qu’une autre méthode est envisageable. Anna O, souffrant de symptômes d’hystérie grave et  traitée par Joseph Breuer  est une patiente dont le traitement a énormément appris au jeune Freud. Bertha Pappenheim (le vrai nom d’Anna O) avait l’habitude, en effet, de parler pour elle-même et c’est ce qui inspira à Breuer l’idée de la faire parler sous hypnose (entre autres symptômes, Bertha ne pouvait plus parler allemand, sa langue maternelle, elle s’exprimait donc en anglais et inventa elle-même le terme de « talking cure ». Freud reprit au pied de la lettre cette dénomination : « guérison partagée » en invitant ses patients à s’entretenir librement avec lui de leurs souvenirs d’enfance, ou de tel fantasme ou rêve susceptible de revêtir un sens latent, dissimulé. C’est ainsi que naquit la psychanalyse, à savoir le travail d’interprétation permettant au médecin d’induire le sens caché des propos exprimés par le patient à partir de leur contenu manifeste. Aucun rêve, aucun lapsus, aucun souvenir évoqué par la personne en analyse ne peut plus dés lors être  considéré comme insignifiant. Tout prend sens, parce que toute manifestation est à saisir à deux niveaux : le contenu manifeste et le contenu latent. C’est comme si l’inconscient investissait chacune de nos actions, chaque geste, chaque oubli d’une autre dimension. Ce que nous faisons n’est pas « que » ce que nous faisons, une motivation inconsciente s’exprime au travers de notre comportement, a fortiori quand nous agissons spontanément, inconsciemment ou automatiquement.
Cette nouvelle considération des symptômes comme expression d’une intention dissimulée (refoulée par l’effet de censure inconsciente du patient) a énormément influencé la psychiatrie, et notamment le traitement de l’hystérie que certains médecins avaient tendance à considérer comme une mise en scène intentionnelle de la malade. Freud a non seulement prouvé la nature exclusivement psychique de certains troubles (les paralysies hystériques de certaines patientes ne correspondaient à aucune articulation anatomique) mais il a également fait comprendre l’importance de l’écoute de la victime, ainsi que le caractère déterminant de la sexualité dans la compréhension de l’origine des symptômes (ce que la censure refoule est toujours reliée à la sexualité selon Freud).

La rupture entre le docteur Breuer et Freud se situe précisément à ce niveau : celui de la sexualité infantile et de l’Œdipe. Au fil des analyses, Sigmund Freud finit par comprendre tout ce que le présupposé d’une sexualité qui ne serait active qu’à partir de la puberté a de restrictif et de faux. Cela ne fait pas sens et ne permet pas de remonter à l’origine véritable des symptômes. On mesure le scandale provoqué par les thèses de Freud quand on la met en rapport avec la bourgeoisie Viennoise du début du 20e siècle. Quelque chose des thèses psychanalytiques impose une vision totalement révolutionnaire et pour le moins déstabilisatrice des rapports familiaux. Nous faisons comme si  la typologie des attachements (on aime ses parents « comme ça », sa compagne « comme ça », ses enfants « comme ça », etc.) était innée et n’était pas l’objet d’un apprentissage alors même que tous les parents savent bien qu’il est nécessaire à certains moments de clarifier et d’imposer cette dissociation. Tout enfant masculin aime sa mère et veut se marier avec elle « quand il sera grand », et c’est la même chose pour la fille qui aime son père d’un amour qu’il est impossible de qualifier de dépourvu d’érotisme. Non seulement Freud affirme que la sexualité des enfants existe, qu’elle se satisfait par des voies dérivées (succion, plaisir buccal, tétée, etc.) mais il finit par imposer cette évidence de l’Œdipe.
  
Pourquoi l’histoire d’Œdipe nous fascine-t-elle autant ? Pourquoi semble-t-il difficile d’imaginer qu’il puisse arriver quelque chose de pire à un être humain ? Parce que les crimes d’Œdipe décrivent à la fois à ce qui rend impossible la notion même de famille et, selon Freud, parce qu’ils correspondent à des désirs inconscients premiers, originels que nous avons tous éprouvés. Entrer dans une communauté d’êtres humains régulée par des lois, c’est d’abord avoir du renoncer à cette relation initiale. Tout homme sorti de l’enfance désirera des femmes à partir de l’interdiction de son désir premier qui l’orientait vers sa mère et inversement tous les hommes qu’une femme rencontrera dans le cadre d’une relation amoureuse seront fondamentalement les substituts du père. Aucun rapport amoureux ne se conçoit autrement que sur la base de cet interdit fondamental et toute notre vie affective est, dés lors, dépendante, selon Freud, de la façon dont nous avons passé « notre Œdipe ». Ce que le héros de Sophocle a fait, c’est exactement ce qui rend impossible toute socialisation. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss ne contredit pas Sigmund Freud sur ce point puisque il affirme que la prohibition de l’inceste est « l’interdit culturel par excellence », c’est-à-dire l’interdit à partir duquel une culture, une civilisation peut se constituer. Violer cet interdit, c’est se mettre au ban de cette humanité dont Aristote affirmait qu'elle était fondamentalement politique, c'est-à-dire faite pour se constituer en cités, en civilisations ("l'homme est un animal politique"- Aristote)

Le rapprochement de notre vie affective avec cette tragédie antique met en valeur une différence essentielle. Œdipe ne sait pas qu’il tue son père quand il se dispute avec un passant, pas plus qu’il ne sait qu’il se marie avec sa mère en épousant Jocaste, la reine de Thèbes. Par contre, nous avons tous en nous le souvenir de notre premier amour ainsi que celui de notre haine originelle pour le parent du même sexe que le notre, mais nous ne « savons pas que nous le savons » et c’est exactement ce qui distingue totalement l’Inconscient au sens psychanalytique de l’ignorance, ou de l’inconscience.
Dans le film de John Huston, Cecily (Anna O ou Bertha Pappenheim en réalité) guérit quand elle accepte de reconnaître qu’elle aimait son père (en tant qu’homme et pas en tant que Père). De même, le film raconte l’histoire d’un souvenir d’enfance de Freud dont il finit par saisir la signification lorsque il réalise qu’il a éprouvé des sentiments similaires pour sa mère. Ce film ne cherche pas nécessairement l’authenticité « biographique » (Freud n’a jamais été l’analyste d’Anna O) mais il rend très précisément compte de ce mélange d’audace, d’intelligence et d’introspection permettant à Freud de formuler ses hypothèses grâce à son entourage et souvent contre lui.
Parmi toutes les analyses de Freud, celle du Président Schreber est particulièrement intéressante, bien qu’elle ait été faite à partir d’un mémoire rédigé par le Président et sans que Freud l’ait jamais rencontré. Schreber a été interné à cause d’une paranoïa. Ce trouble est, aujourd’hui encore, difficile à cerner, pour la psychiatrie, parce qu’il regroupe plusieurs symptômes sans que l’on puisse vraiment trouver de point commun entre eux. Or c’est justement ce que Freud est parvenu à trouver concernant ce cas là. Les délires manifestes de Schreber étaient les suivants : a) la persécution b) la jalousie c) l’érotomanie (vouer un amour délirant pour une personne) d) la mégalomanie (s’estimer plus grand et meilleur que tout le monde).
Freud soutient que ces quatre délires manifestes décrivent quatre façons différentes de nier un énoncé latent, celui de l’amour homosexuel. En d’autres termes, le désir inconscient de Schreber « parle » et mieux que cela, il suit précisément les règles grammaticales de sa langue. Les quatre délires manifestes expriment méthodiquement l’acte de nier le sujet, le verbe, l’objet, l’énoncé » en bloc de l’expression du désir homosexuel masculin (refoulé) : moi un homme, je l’aime lui, un homme :
1 - Nier le sujet (délire de jalousie) : ce n’est pas moi qui aime, c’est elle, ma femme, d’ailleurs elle aime tous les hommes donc je suis jaloux.
2 – Nier le verbe (persécution) : je ne l’aime pas, je le hais. D’ailleurs il me hait, tous les hommes me persécutent, donc je suis persécuté.
3- Nier l’objet (érotomanie). Je ne l’aime pas lui, mais elle ma femme, donc je lui adresse des manifestations délirantes d’amour.
4- Nier l’énoncé en bloc (mégalomanie) : je ne l’aime, pas, je n’aime personne, je vaux mieux que tout le monde, donc je suis mégalomaniaque.

Pourquoi cette analyse est-elle plus fascinante que les autres ? Parce que Freud y suggère que notre inconscient ne suit pas les lignes du corps (comme la paralysie hystérique le prouve) mais les règles de la langue. Nous croyons manipuler la langue pour lui faire exprimer ce que nous voulons mais la vérité est que nous sommes manipulés par elle à un point dont nous n’avons pas idée. Si Schreber, selon Freud, souffrait de ces quatre symptômes là et s’ils ne pouvaient être que quatre, c’est parce que sa langue maternelle lui a imposé, à son insu, cette modalité grammaticale de dénégation (laquelle est aussi une figure rhétorique). Notre langue structure suffisamment notre pensée pour que nous soyons structurés par elle et pas seulement mentalement mais tout aussi bien « physiquement ». Un psychanalyste se devrait dés lors d’être aussi et surtout un linguiste afin de comprendre quelles sont les figures de style et les règles de syntaxes qui oeuvrent ainsi dans notre inconscient et régulent nos fantasmes. Par définition, notre inconscient n’est pas contrôlable mais il n’est pas totalement inconnaissable. Nous pouvons envisager de mettre à jour certains de ses ressorts dés lors que nous réalisons, comme le dit Jacques Lacan que « L’inconscient est structuré comme un langage ». Subir la loi de son inconscient, c’est « être pris dans les filets du langage » : 
« Les symboles enveloppent la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, , sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque là-même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort ».
                                                                                          Jacques Lacan.

Conclusion
Avec Jacques Lacan qui développe une piste ouverte par Sigmund Freud, lui-même, la distinction entre notre conscience et notre inconscient prend un nouveau sens. Je vis et puis je dis que je vis, créant par là même une dissociation entre le sujet de l’énonciation, celui qui dit qu’il vit et le sujet de l’énoncé, celui dont on parle quand on dit : « je vis ». Le sujet de l’énoncé est celui dont je deviens conscient. Le trouble né du fait que le sujet de l’énonciation n’est jamais exactement le même que celui de l’énoncé, voire pas du tout, est finalement cela même que nous appelons « inconscient ». A la question de savoir si la conscience nous permet de savoir qui on est, la réponse serait, dans cette perspective plutôt : « non ». Elle est plutôt cette illusion de transparence éprouvée par un sujet de l’énoncé qui ne se rendrait pas compte qu’il est moins « sujet » de ses actes que « sujet » grammatical d’une phrase formulée par un autre que lui (le sujet de l’énonciation). Suis-je ce que j’ai conscience d’être ? Non, comme le disait déjà Spinoza en un autre sens, la conscience est une illusion qui nous fait croire à notre liberté. Ce que j’ai conscience d’être, c’est ce que ma conscience se choisit comme reflet gratifiant ou coupable, comme héros d’un conteur qui lui reste dans l’ombre (le sujet de l’énonciation). Quand Descartes écrit les méditations et parle de lui, même si ce « Je » est universel, il semble croire que la distance entre le Descartes écrivant et le Descartes personnage des méditations n'existe pas. C’est comme si Ulysse se dotait d’une existence indépendante d’Homère ou comme si Madame Bovary croyait pouvoir sortir du livre de Flaubert. Il faudrait même aller jusqu’à dire qu’au-delà de Flaubert ce qui écrit des livres c’est toujours d’abord « de la langue ».
La conscience serait-elle donc un produit dérivé de la vie en société ? Oui, à condition de rajouter aux termes de la question le caractère premier et déterminant du langage. « La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes. » selon Friedrich Nietzsche. Confronté à la nécessité de survivre, l’homme a perfectionné sa capacité de communication afin de pouvoir exprimer à l’autre sa détresse et ses besoins, ce qui a donné naissance au langage. A force de partager avec l’autre ses angoisses et ses désirs, il a fini par se percevoir lui-même comme un autre et par instaurer de lui à lui cette interface narrative et linguistique dont l’autre nom est : « la conscience ».

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