samedi 30 septembre 2017

"Puis-je douter de moi-même?" - Eviter le hors sujet


La première attitude à adopter face à ce sujet consiste à ne surtout pas le confondre avec cet énoncé : « Nous arrive-t-il de douter de nous ? » puisque cette formulation n’est pas du tout ambiguë (la réponse serait « oui » évidemment). Il importe au contraire de s’orienter d’emblée sur ce qui rend la formulation problématique. Si le concepteur du sujet a tenu à faire figurer les termes : « Puis-je » et « moi-même », c’est que quelque chose d’important est à prendre en compte dans cette personnalisation de l’énoncé. Le « je » et le « moi » se répondent l’un à l’autre comme on le dirait d’un écho entre deux parois. Comment pourrais-je douter de moi sans que le « je » ne soit précisément fondé dans et par l’action de douter, fût-ce de moi ? Plus je doute de « moi », plus j’effectue le « je » (peut-être d’ailleurs n’existe-t-il pas de plus claire affirmation du « je » que dans la remise en cause consciente du « moi ». C’est l’une des interprétations possibles du « connais-toi toi-même » de Socrate et, d’un point de vue plus indiscutable encore, du « je suis, j’existe » de Descartes dans la 2e méditation, mais il est un peu tôt pour y faire référence dés l’introduction – il est possible de pointer simplement cette contradiction dans les termes mêmes, alors que Descartes lui, entreprendra une démarche « métaphysique » à laquelle il faudra accorder un développement plus important et plus décisif dans la perspective d’un plan).
Pour douter radicalement de moi-même, il faudrait que je supprime tout principe d’assimilation identitaire entre le Je et le Moi, c’est-à-dire que je ne sois pas même que cette chose qui pense qu’elle est un moi. Mais où et comment pourrais-je trouver l’efficience d’une telle rupture, d’une telle dissociation ? Que faudrait-il que soit ce « je » pour douter de ce « moi » ? Serait-ce au prix d’un effort volontaire tel que l’entreprend Descartes, ou au contraire, dans la réalisation d’une ligne de démarcation déjà avérée, déjà active et finalement toujours à l’œuvre  (l’inconscient freudien) ? Autant pour Descartes, douter de soi est l’acte volontaire du Je, autant pour Freud, c’est la stricte observation du délitement d’un « moi conscient » qui ne cesse de se fissurer et laisse ainsi entrevoir, au travers de ses brèches, ce fourmillement de tendances psychiques refoulées (l’inconscient). Il faudra bien tôt ou tard en venir à cette opposition qui porte moins en fait sur la question de savoir s’il faut douter de soi que sur la question de savoir « comment le faire ».
Mais cette question du « comment » est cruciale, elle est le fond du sujet pour des raisons que la critique Nietzschéenne du « Je pense, je suis » de Descartes nous font comprendre. En effet, Descartes, aussi résolu soit-il à douter de tout, n’implique pas la notion de substance dans l’ensemble des notions douteuses (lequel comprend pourtant moi, le monde, la réalité, Dieu). Par ce terme de substance, il convient d’entendre à la fois l’essence d’une chose ou d’un être par opposition à des états ou des conditions qui ne serait que provisoires, accidentels (il y a en moi ce que je suis (mon essence) et puis ce que je peux être momentanément, à cause d’un événement  ou d’une autre personne : joyeux, colérique, triste, content, etc.) et également le fait de ne dépendre que de soi-même dans son existence, d’être le sujet de ses actions (il faut bien comprendre ici le principe de détermination d’une volonté, plus que le principe de génération. Nous sommes nés de nos parents mais en tant qu’êtres conscients, nous sommes les auteurs de nos actes).
Si Descartes frôle sans s’y abîmer le précipice de son inexistence de sujet, c’est parce qu’en réalité, il ne l’a jamais vraiment considéré. Parti d’une démarche volontaire, il retrouve le sujet d’où il est parti, ou plutôt le sujet dont il n’a jamais envisagé qu’il pouvait réellement ne pas exister, en tant que sujet : « je ». Un être pensant ne pouvant absolument pas être autre chose que volontaire et auteur de ses actes, selon lui, il est évident que cet être là ne sera pas compris dans le doute qu’il met en œuvre puisque c’est lui qui le met en œuvre.
C’est bien là le fond de la critique de Nietzsche : Descartes croit mener une démarche risquée sans se rendre compte qu’il en exclue arbitrairement cela-même qui en ferait vraiment un péril, un véritable danger, à savoir le je du « je pense ». Pour douter de soi, il faut envisager, voire réaliser à quel point ce « Je » n’est pas une substance, un être par soi, maître et initiateur de ses décisions (c’est déjà ce que Spinoza (1632 – 1677), contemporain de Descartes affirmait : « les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent »).
On mesure ainsi l’importance du terme « même » dans l’expression « moi-même » : Descartes est un « je » qui doute de son « moi », mais il ne va pas jusqu’à douter du « moi-même », c’est-à-dire d’un moi qui serait substance, sujet, seul auteur de ses pensées et de ses actions. Rétrospectivement, la question prend alors tout son sens : dans la perspective de Descartes, je ne peux pas douter de moi-même puisqu‘il faut bien que je sois un moi décisionnaire et substantiel pour lancer volontairement la démarche de douter, et plus je douterai de moi plus je serai le moi-même, volontaire (on pourrait presque dire divin en pensant à « l’allant » de Dieu sur la voûte de la Chapelle Sixtine). Mais comment, dans la perspective Nietzschéenne, Spinoziste, ou Freudienne, pourrais-je ne pas douter de moi « même » puisqu’alors c’est précisément ce caractère de substance qui est inassumable par un « je » ?


Il est même possible d’aller plus loin dans cette remise en cause de l’adjectif : « même » au sein de l’expression « moi-même ». Pour être « moi-même », il faudrait que mon identité soit considérée comme posée, comme une affaire entendue, bouclée. Or il n’est rien de ce que je suis aujourd’hui voire maintenant qui ne soit susceptible de changer toute à l’heure : « Moi à cette heure et moi tantôt sommes deux. » - Montaigne. C’est finalement tout le sens de la distinction développée par Paul Ricoeur entre la mémeté et l’ipséïté. Etre soi-même, au sens de mêmeté désigne une identité de fait, déjà enregistrée, inaltérable. On est soi-même, en ce sens là, parce que quelque chose de nous ne changera jamais quoi qu’il arrive. Par contre, l’ipséïté désigne la tentative de se prescrire à soi-même une ligne de conduite « droite », de faire signe dans ses attitudes, ses projets, ses engagements d’une intégrité, d’une éthique impliquant une direction, une stabilité. Pour l’ipseïté, le soi-même n’est jamais fait mais il reste toujours à faire. On peut douter de soi-même, et c’est la raison pour laquelle il nous revient incessamment de nous impliquer dans cette identité dont l’achèvement demeure impossible, comme le serait la dynamique d’un chantier perpétuel.



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