mardi 26 septembre 2017

"Puis-je douter de moi-même?" - Quelques textes à utiliser

Texte 1 extrait de l'Etre et le néant de Jean-Paul Sartre
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu (…) 
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser (...) Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. » 
                                   Jean-Paul Sartre - "L'Etre et le Néant"
 
Texte 2 extrait de l'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre (1905 - 1980)

« Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit ».
            J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
 
 Texte 3 extrait de "pensées" de Pascal (1623 - 1662)

"Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non car il ne pense pas à moi en particulier mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées."
                                            Pascal, Pensées (Lafuma 688)



 Texte 4 extrait de "Anthropologie d'un point de vue pragmatique" d'Emmanuel Kant (1724 - 1804)
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. »  
                      Anthropologie d'un point de vue pragmatique - Emmanuel Kant


Texte 5 extrait de "Critique de la raison pure" d'Emmanuel Kant
« Sans la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous pensions un instant auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. De fait, il y aurait, dans l’état présent, une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle a dû être produite peu à peu, et le divers de cette représentation ne constituerait jamais un tout parce qu’il manquerait de l’unité que seule la conscience peut lui procurer.

                       Si tant que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, ni non plus par conséquent le nombre ; car ce concept ne trouve sa consistance que dans la conscience de cette unité de la synthèse.
Le terme de concept pourrait déjà par lui-même nous induire à faire cette remarque. En effet, c’est bien cette conscience une qui réunit en une représentation le divers intuitionné peu à peu et ensuite reproduit. […] Sans cette conscience les concepts et, avec eux, la connaissance des objets sont totalement impossibles.
( Kant - Critique de la Raison pure, Analytique des concepts - 1ère déduction transcendantale, AK, IV, 79, p 182).
Texte 6 extrait de "Anthropologie d'un point de vue pragmatique" d'Emmanuel Kant

« La pensée que je ne suis pas ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas…Parlant à la première personne ; nier le sujet lui-même est une contradiction. »  -

             Emmanuel Kant -  Anthropologie d’un point de vue pragmatique



 
Citation 7 extrait des Essais" de Montaigne (1533 - 1592)
« Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. » Montaigne

Texte 8 extrait de "Traité de la nature humaine" de David Hume (1711 - 1776)
"Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. À aucun moment je ne puis me saisir moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite perception. Quand pour un temps je n’ai plus de perceptions, dans un profond sommeil par exemple, je cesse d’avoir conscience de moi-même pendant ce temps ; et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Et si j’étais privé par la mort de toute perception et que je pusse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, alors je serais entièrement réduit à rien et je ne vois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. […]
J’ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un perpétuel flux et mouvement. Notre œil ne peut tourner dans son orbite sans varier nos perceptions. Notre pensée varie encore plus que notre vue ; et tous nos autres sens, toutes nos autres facultés participent à ce changement ; et il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure le même un seul moment ou presque, sans se modifier. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité."
 

              Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI, §§1-6 (traduction : Michel Malherbe)
    
 
 Texte 9 extrait de "Cours à la Sorbonne" de Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961)
Dans cet extrait d’un cours professé à la Sorbonne, Merleau Ponty commente ce que le psychanalyste Jacques Lacan appelle le stade du miroir.  Pourquoi la reconnaissance par le jeune enfant de son image dans le reflet du miroir  entraîne-t-elle un véritable bouleversement ?
    
 “La compréhension de l’image spéculaire consiste, chez l’enfant, à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie, mais confuse. Reconnaître son visage dans le miroir, c’est pour lui apprendre qu’il peut y avoir un spectacle de lui-même. Jusque là il ne s’est jamais vu, ou il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil en regardant les parties de son corps qu’il peut voir. Par l’image dans le miroir il devient spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi interoceptif au ” je spéculaire “, comme dit encore Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre. La personnalité avant l’image spéculaire, c’est ce que les psychanalystes appellent chez l’adulte le soi, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions confusément senties. L’image du miroir, elle, va rendre possible une contemplation de soi-même. 
On comprend alors que l’image spéculaire prenne pour les psychanalystes l’importance qu’elle a justement dans la vie de l’enfant. Ce n’est pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu, mais d’une nouvelle fonction, la fonction narcissique. Narcisse est cet être mythique qui, à force de regarder son image dans l’eau, a été attiré comme par un vertige et a rejoint dans le miroir de l’eau son image. L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une ” captation ” de moi par mon image spatiale. Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui. Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. L’image spéculaire, c’est ” la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. » 
     
M. Merleau-Ponty, Les relations à autrui chez l’enfant, éd. Les cours de la Sorbonne, pp.55-57.
    
 

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