lundi 27 mars 2017

"Une démarche scientifique est-elle concevable indépendamment de toute aspiration au Bonheur?" (2)


Rien ne semble plus contraire à toute démarche scientifique que de « fantasmer », de se donner un objet d’étude avec lequel il s’agirait de jouir d’une attraction, d’une attirance. Le chercheur ne croit rien, ne désire rien, ne vise pas le bonheur mais la conformité avec la réalité. Il a déjà été question de cet effet de contrainte sous l’impact duquel le scientifique jamais n’avance sans justifier, démontrer, expérimenter. Ce n’est donc pas à « hauteur de conscience » qu’il convient de situer notre réflexion car il est clair sous cet angle qu’aucun scientifique n’accepterait d’affirmer que le bonheur est l’une des motivations essentielles de ces travaux, du moins pas directement. René Descartes évoque, il est vrai, « le bien général de tous les hommes » : « j'ai remarqué jusque où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes ». Mais il évoque ici une forme de « devoir ». C’est toute autre chose que d’envisager le mouvement d’une aspiration.



A l’insu des chercheurs eux-mêmes, n’existerait-il pas, au cœur de la démarche scientifique cette motivation secrète qu’est le désir de jouir du bonheur ? En tant qu’êtres humains, c’est évident, comme Pascal le soutient à plusieurs reprises : le bonheur est la motivation fondamentale (et frustrée) de tous les hommes, mais en tant que scientifiques, c’est beaucoup moins évident, et le fait que nous ayons clairement établi que cette aspiration ne peut pas se constituer d’une autre dynamique que celle du désir pose vraiment problème car le désir est absurde (puisqu’on tend vers ce qu’on ne veut pas obtenir, il ne produit que des fantasmes et ne vise aucun terme, aucun résultat concret. Le désir est une aspiration qui ne se nourrit que d’elle-même, ne vise aucun objet véritable, réel. Comme Phèdre à l’égard d’Hippolyte dans la pièce de Racine, le désir ne fait que « brûler », se consumer à l’égard d’un projet ou d’un être qui n’est que l’occasion, le simple prétexte à cette libération. S’il apparaissait que le désir d’être heureux intervient dans une démarche scientifique, cela supposerait qu’il y entre une part de fantasme, et « pire encore » que la science aspire moins à trouver quelque chose qu’à persévérer dans son être et dans son style. Selon Spinoza, en effet, le désir, loin d’être, comme l’affirmait Platon, cet élan de l’esprit impulsé par la nostalgie d’une connaissance absolue (manque) est en nous, de nous, l’expression la plus adéquate de notre être. Nous sommes moins « quelqu’un », à proprement parler, que le désir de persévérer dans son être, de s’affirmer en tant qu’existant, et de libérer l’énergie propre de cette affirmation. En d’autres termes, le désir est ce qui, de nous, se donne comme étant vraiment et seulement « nous-mêmes ». Plus que de bonheur, Spinoza évoque la joie de libérer ainsi tout le comptant d’existence dans lequel nous consistons.


Mais comment se libère-t-elle, cette puissance ? Par la création : ce n’est pas parce qu’une femme est belle que nous la désirons, mais nous « effectuons » sa beauté en la désirant. Rien n’est en soi bien ou mal pour Spinoza, il n’existe que des rencontres heureuses ou malheureuses, les premières nous donnant l’occasion de libérer cette puissance créatrice du désir dans laquelle nous consistons, les deuxièmes la restreignant, ou l’annihilant complètement. La question qui se pose est donc celle de savoir dans quelle mesure les différentes formes de démarche scientifique manifestent ou pas des caractéristiques faisant indiscutablement signe de cette puissance d’affirmation de soi : la science est-elle un style, la libération d’un esprit créateur, au même titre que les autres, ou bien une modalité d’approche du réel supérieur aux autres parce que plus rigoureuse, plus efficace, plus rationnelle que les autres ? La science échappe-t-elle, comme Ulysse attaché au mât, aux chants des sirènes du désir de bonheur, ou bien n’est-elle qu’une autre façon de styliser leur écoute ?
Les remarques qui vont suivre visent à donner quelques indications sur les trois parties susceptibles de composer un plan. On peut relever, en effet, trois formes de démarche scientifique qui se succèdent dans le temps : celle d’Aristote d’abord, puis celle de la science dite « moderne » avec Galilée, enfin les acquis récents de la physique quantique et tout ce qu’ils bouleversent dans notre vision du « réel ». Ce qui justifie l’articulation de la réflexion autour de ces trois « moments » réside dans la considération absolument nouvelle qu’ils imposent de ce que l’on entend par « réalité ». Pour chacune de ces conceptions, il conviendra que nous interrogions la démarche visée au travers du crible de ces trois déterminations du désir de bonheur : l’absence de temps, l’impossibilité de conclure, la non dualité sujet/objet. Nous donnons ici quelques éléments de réflexion afin d’éclaircir le schéma de progression de cette problématique pour chacune des parties.
Cet extrait de l’œuvre d’Aristote nous donne une idée très claire de sa conception de la démarche scientifique. Evoquant la médecine, le philosophe définit ici ce qui distingue l’expérience et la science (ici l’art – il faudra attendre longtemps avant que le terme « Art » revête le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Ici il importe de toujours lire « science » quand Aristote évoque « l’art ») : 

« Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas l'homme, si ce n'est d'une façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du même mal, et qui est homme indirectement, [dans le sens général de ce mot]. Il s'ensuit que, si le médecin ne possédait que la notion rationnelle, sans posséder aussi l'expérience, et qu'il connût l'universel sans connaître également le particulier (dans le général), il courrait bien des fois le risque de se méprendre dans sa médication, puisque, pour lui, c'est le particulier, l'individuel, qu'avant tout il s'agit de guérir.
Néanmoins savoir les choses et les comprendre est à nos yeux le privilège de l'art bien plus encore que celui de l'expérience ; et nous supposons que ceux qui se conduisent par les règles de l'art sont plus éclairés et plus sages que ceux qui ne suivent que l'expérience seule, parce que toujours la sagesse nous semble bien davantage devoir être la conséquence naturelle du savoir. Cela vient de ce que ceux qui sont guidés par les lumières de l'art connaissent !a cause des choses, tandis que les autres ne s'en rendent pas compte. L'expérience nous apprend simplement que la chose est ; mais elle ne nous dit pas le pourquoi des choses. L'art, au contraire, nous en révèle le pourquoi et la cause. Aussi, en chaque genre, ce sont les hommes supérieurs les architectes, que nous estimons le plus, et à qui nous supposons plus de science qu'aux ouvriers, qui ne font que travailler de leurs mains. »

Il convient ici de ne pas tirer de conclusions hâtives de la lecture du premier paragraphe dont l’idée essentielle ne sert finalement qu’à servir la puissance démonstrative du second dans lequel se situe la proposition vraiment fondamentale. S’il est clair qu’un médecin exerce son métier dans l’expérience de la guérison de ses malades en particulier, il est évident que sa science consiste dans la connaissance qu’il acquiert de l’art de soigner en général tous les hommes. D’un « guérisseur » qui n’obtiendrait que des bons résultats sans acquérir de connaissances générales à l’égard des maladies, nous pourrions dire qu’il fait preuve d’une bonne intuition mais rien ne nous permettrait de réfuter la possibilité qu’après tout ces guérisons soient hasardeuses. Le vrai médecin qui possède la science saisit le « pourquoi » de la maladie. Il connaît ses causes et peut agir face aux symptômes (cette notion est apparue à cette époque avec Hippocrate). Comme l’ouvrier construit un mur sans connaître le schéma global de la maison qu’il est en train de fabriquer, le guérisseur agit dans l’immédiateté mais dans la méconnaissance des causes profondes et universelles qui expliquent la maladie. La démarche scientifique selon Aristote consiste donc à connaître les causes des phénomènes, et non simplement à réagir à leur existence particulière. Il n’est pas question de savoir que la maladie est, mais de comprendre pourquoi elle est. « Felix qui potuit rerum cognoscere causas », comme disait le poète latin Virgile (même s’il le disait en pensant à Lucrèce, philosophe épicurien). « Heureux celui qui peut connaître les causes des choses. »
(Dans tout ce qui va suivre, nous ne faisons qu’évoquer rapidement les conclusions de l’application du schéma choisi par le plan, afin de manifester simplement leur caractère opératoire. Il conviendra d’approfondir chacun des points formulés dans le cadre d’un développement argumenté (dissertation).
a)    Peut-on affirmer qu’une telle conception de la démarche scientifique refuse le temps ? Evidemment non, la recherche de la cause universelle d’un phénomène suppose un mouvement rétrospectif. Il s’agit de voir dans le passé ce qui a pu provoquer le présent. Les trois axes du temps ne sont pas confondus ou niés.
b)    Est-il impossible de conclure ? Non plus, la démarche scientifique d’Aristote formule réellement la cause des phénomènes étudiés.
c)    Peut-on affirmer que la dualité sujet / objet soit ici annulée ? Ce point est plus problématique que les deux autres, dans la mesure où Aristote est encore sur ce point très influencé par la philosophie de Platon, laquelle distingue en tout sujet humain trois parties : noûs (la raison l’esprit), épithumia (les bas instincts, les appétits), thumos (le cœur, le courage). Le terme de noûs désigne également pour Aristote le principe de toute chose. Ce que la science stimule en nous, c’est précisément le noûs, étant entendu qu’il nous permet de saisir le fondement rationnel du Cosmos. L’homme découvre par son esprit l’esprit à l’œuvre en toutes choses. Si comme nous le verrons, l’expérience n’a pas dans l’aristotélisme l’importance que lui donnera la science moderne, c’est parce qu’il n’est aucunement question, pour Aristote de concevoir des protocoles mais de trouver la raison des phénomènes, de la « lire » comme un élève écrit sous la dictée du maître. Il s’agit bien en un sens d’être en phase avec l’univers en activant en nous-mêmes cette faculté à universaliser les rapports de causalité entre les phénomènes et les forces. Le chercheur ne construit pas son monde mais applique au monde le mode de lecture de la raison qui lui permet de saisir la principe des choses. Il convient également d’insister sur le fait qu’Aristote vit à une époque et dans un lieu (Athènes) où la force du mythe, bien que déclinante n’en est pas moins encore effective. 
Le mythos (mythe) et le logos (langage raison) ont partie liée, même si le logos tend à relativiser l’influence de l’explication irrationnelle et magique du réel. Il ne fait aucun doute que l’énergie libérée dans le mythologie est celle du désir et toute la question (ardue) est ici de savoir si le détachement progressif du logos à l’égard de mythos induit la séparation radicale de la pratique scientifique vis-à-vis de l’efficience fantasmatique de la mythologie. Il ne semble pas possible, par conséquent d’affirmer que cette démarche scientifique soit concevable indépendamment de tout désir de bonheur. Cette affirmation serait néanmoins contraire à Aristote en personne : « Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »
Nous avons vu, notamment grâce au texte d’Emmanuel Kant (référence essentielle) tout ce que la science moderne de Galilée supposait d’arrachement à cette lecture aristotélicienne de la science. La nature ne nous apprend rien tant que nous ne lui posons pas de questions. Il est donc nécessaire que le chercheur ait d’abord une hypothèse à faire confirmer ou infirmer par une observation ou une expérimentation. 

a)    Le protocole expérimental de la science moderne refuse-t-il le temps ? Ici encore la réponse est « non ». Ce que Galilée, Bacon, Torricelli amènent de nouveau dans la démarche scientifique c’est qu’un avant (hypothèse) soit validé ou invalidé par un après (conclusion). Les trois axes du temps font partie intégrante de cette conception.
b)    Est-il impossible de conclure ? C’est sur point que la référence à Popper dont il a déjà été largement question peut être utilisée avec profit, car toute sa théorie de la falsifiabilité s’applique finalement au protocole expérimental de cette science moderne. La falsifiabilité suppose la véri-similitude de la théorie validée. La visée de l’hypothèse ainsi testée ne peut être la vérité, l’achèvement.
c)    Cette démarche scientifique suppose-t-elle la fin de la dualité Sujet / Objet ? Non, aucunement, il apparaît même que cette dualité est absolument fondamentale dans son esprit comme Emmanuel Kant le fait remarquer : jamais le sujet scientifique ne prend autant les choses en main dans le processus expérimental.


Comment définir une démarche scientifique susceptible de prendre en compte les découvertes récentes de la physique quantique ? L’impossibilité même de mener à bien ce projet est parlante, révélatrice. Pour les deux conceptions précédentes (Aristote et la science moderne, le savant parvenait à intégrer la réalité dans le crible préétabli (par l’hypothèse dans la science moderne) de son questionnement. L’expérience de la double fente prend à contre pied les cadres mêmes de notre raisonnement : comment un électron pourrait-il se comporter à la fois comme une onde et comme une particule ? Comment l’observation pourrait-elle faire advenir une réalité (nous partions du principe que l’événement se produisait indépendamment du fait qu’il était perçu) ? Dans son livre « petit voyage dans le monde des quanta, le physicien Etienne Klein retire trois leçons (en fait il en donne cinq mais on peut les ramener à ces trois là) de cette expérience :


1)    L’interaction entre le phénomène mesuré et l’instrument qui le mesure. La nature de l’appareillage utilisé détermine le type de phénomène observé (ondulatoire ou corpusculaire)
2)    La notion de trajectoire est invalidée (il est impossible de déterminer la trajectoire de l’électron)
3)    Il est absolument impossible de savoir où et comment tel électron va frapper l’écran. Le déterminisme de Laplace est totalement remis en cause à l’échelle microscopique, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas partir du principe qu’une fois posées les conditions de départ (la position des électrons projetés), et le protocole du phénomène nous pourrons prévoir les points d’arrivée des électrons. Il faut reconnaître ici l’efficience de l’aléatoire. La notion même de causalité physique est détruite. Ce n’est pas parce que je connais (ou crois connaître) les causes que je connais les effets.
Nous ne disposons pas du tout d’une démarche scientifique, disons qu’elle est la même que celle de la science moderne, mais précisément ce que les phénomènes quantiques manifestent, c’est l’impossibilité de concevoir une « démarche », comme si la réalité elle-même se dérobait à la tentative humaine de sa réduction en connaissance.

Si nous appliquons à ces trois enseignements de l’expérience de la double fente le crible des trois caractéristiques de l’aspiration au bonheur, il apparaît qu’il y a bien refus du temps, notamment parce que le protocole temporellement linéaire de l’hypothèse (préambule), de l’expérience et de la conclusion (postérieure) est absolument inapplicable. Ce que nous voyons (après) est le résultat de ce que nous avons fait advenir en le voyant (effondrement de la fonction d’onde). Il n’y a que du présent, ni anticipation ni enseignement tiré du passé. Il semble également impossible de retirer ici des conclusions définitives, notamment parce que ce que nous concevions comme une seule réalité (un électron) se comporte dans une même expérience comme s’il était en même temps une onde et un corpuscule. Enfin il n’y a plus de dualité Sujet / Objet puisque ce qui est observé n’est plus isolable du fait de l’observation. Les lois de l’univers quantique, pour autant que ce terme soit encore opératoire (les lois supposent des constantes), correspondent donc point par point aux trois éléments que nous avons définis comme composantes de l’aspiration au Bonheur. Il n’est pas indifférent d’évoquer ici la notion de multivers, telle qu’elle apparaît comme la ligne de fuite de l’expérience de pensée du chat de Schrödinger. Cette hypothèse n’est évidemment pas testable. Elle l’est par elle-même, mais elle nous incite à envisager l‘efficience d’une matrice de mondes perpétuelle, comme si chaque occasion, chaque événement de chaque instant était le foyer de la multiplicité de ses variables. Il n’est plus question ici d’envisager des hommes ou des Dieux qui créerait l’univers ; il y a « ce qui a lieu » (Wittgenstein : « le monde est tout ce qui a lieu »), ce qui incessamment secrète toutes les variables de ce que nous vivons dans ce monde là. Ce serait dans le fourmillement inimaginable de toutes ces perspectives qu’exister pour nous se fraierait un « chemin ». Cette représentation exprime une plénitude à la hauteur de tout ce que la notion de bonheur induit d’écrasement, d’immersion au sein d’une totalité qui nous dépasse.


mardi 21 mars 2017

"Une démarche scientifique est-elle concevable indépendamment de toute aspiration au Bonheur?" - Concevoir un plan


Il est évident qu’un plan de type dialectique (oui / non / dépassement) est tout-à-fait envisageable sur un tel sujet. Toutefois la faiblesse de cette organisation vient de ce qu’elle fait semblant de croire à la possibilité d’un Oui ou d’un Non, alors que nous savons bien dés le départ que tout dépend de ce que l’on entend par « démarche scientifique » et par « aspiration au bonheur ». En un sens, il est plus honnête (un peu plus difficile aussi) d’essayer de voir aussi clair que l’on peut dans la complexité des définitions possibles des deux termes essentiels du sujet et de construire les parties autour des nuances de l’une de ces deux notions. Le fond de l’affaire est là : nous sommes interrogés sur la relation entre deux concepts apparemment distincts et il s’agit pour nous d’entrer dans leur dimension ambigüe, « armé » de cet « aiguillon », de cette « tête chercheuse affûtée » qu’est la problématique de leur rapport : une démarche scientifique empreinte de désir de bonheur serait-elle encore scientifique ? Ne serait-elle pas dénaturée, intoxiquée, par ce « virus » ? Il est difficile, voire impossible, de demander à un être humain de renoncer à poursuivre le bonheur. Cela signifie-t-il qu’une démarche scientifique digne de ce nom exige qu’un homme dépasse sa condition pour la mettre en œuvre ? Et si, au contraire, le désir (dont nous avons vu qu’il constituait nécessairement la nature même de cette aspiration) était le moteur « non avoué » de la démarche scientifique ?
Soit on en reste à un traitement « flou », caricatural de la question en le réduisant à cet énoncé : « Faut-il être heureux pour faire de la Science ? », ou pire encore : « les découvertes scientifiques contribuent-elles au bonheur de l’humanité ? » Et on se dirige vers un « hors sujet », soit on remarque que les termes « démarche » et « aspiration » se font écho, orientant résolument  la réflexion vers le problème de la tension qui anime le scientifique au cœur de sa pratique et l’homme dans le mouvement même qui lui fait croire au bonheur. Nous sommes moins interrogés sur la possibilité d’une conciliation entre deux domaines bien circonscrits qu’entre deux « dynamiques » : ce qui motive une démarche scientifique est-il totalement distinct de ce qui motive notre recherche du bonheur ?
C’est la raison pour laquelle la question de la nature de l’aspiration au bonheur est cruciale. Si nous l’analysons avec suffisamment de rigueur, nous pourrons par la suite interroger, selon les critères que nous aurons trouvés, la ou les démarches scientifiques. Quelle est exactement la nature du mouvement qui nous fait tendre vers un objectif ? Nous pouvons être motivés par le besoin, par le désir ou par la volonté. Est-ce le besoin qui nous incite à chercher le bonheur ? Non, tout simplement parce que le besoin est vital et que nous pouvons vivre sans bonheur. Est-ce la volonté ? Non plus, parce que la volonté ne se mobilise que pour un but qu’elle a préalablement défini, assimilé, désigné, et que le bonheur est indéfinissable, non conceptualisable. Il ne reste que le désir. Cela correspond parfaitement : il n’est que le désir qui puisse s’activer pour un objet aussi trouble, indéterminé que le bonheur. Est-ce un objet d’ailleurs ? Non, la distinction entre le plaisir et le bonheur nous le fait clairement comprendre. Le bonheur est un état, le plaisir est une stimulation (automatique comme le prouve la découverte du système de récompense : on peut localiser dans notre cerveau la zone régulant le plaisir, on ne voit vraiment pas comment une telle chose serait possible pour le bonheur). Quand nous désirons quelque chose ou quelqu’un, nous ne sommes plus maîtres de la situation, nous sommes plutôt « agis » par elle. Il n’est plus possible d’appliquer à la situation le schéma dualiste d’un sujet différent de son objet. C’est bien de cette confuse immersion dont nous parle le bonheur (nager dans le bonheur). Nous disposons donc d’un premier critère permettant de cerner, si peu que ce soit, cette aspiration au bonheur : « la non-dualité sujet/objet ».
D’autre part, le désir d’être heureux, tout en se manifestant à nous dans le temps, transcende le temps. Désirer son bac, par exemple (au-delà de l’absurdité abyssale d’une telle démarche) consisterait à l’idéaliser, à le fantasmer, à le décrire comme une perspective tellement idyllique qu’il ne s’agirait plus de la rendre réelle, effective. Ce que nous désirons, nous le rendons impossible en le désirant, parce que nous le projetons dans une autre dimension que celle de la réalité (à savoir celle du rêve). Nous mettons ainsi à jour un second critère : « le refus du temps ».
Enfin, comme le fait remarquer le philosophe Gilles Deleuze, le désir installe un champ bien plus qu’il ne désigne une quête. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le désir ne jouit pas de ce qu’il « obtient » (de toute façon il n’obtient jamais rien) mais de se situer dans le champ d’attraction créé par un certain « agencement », ce que l’on pourrait appeler une « ambiance », des éléments diffus dont le voisinage crée une sorte de « brouillard », de jeux constants de renvois entre des éléments, des personnes, des univers dont aucun ne constitue à lui-même l’objet désiré. Le désir ne cherche pas à conclure, il « flotte » dans l’atmosphère libérée par certains « climats ». Que chacun de nous s’interroge sur ce qui nous attire chez une autre personne et il trouvera nécessairement que c’est ce que nous appelons confusément son « univers » et aucunement « ses qualités propres », son physique, ou son intelligence. Voici donc un troisième critère : « l’impossibilité de toute conclusion »
Notre plan commence à prendre forme : « toute aspiration au bonheur suppose a) la fin de la distinction sujet / objet b) le refus du temps c) l’absence de conclusion. Ce qu’il nous reste à faire est de définir les différentes conceptions de la démarche scientifique et de les faire passer au crible de ces trois critères afin de déterminer clairement si oui ou non, elles s’en distinguent radicalement. Le « toute » de « toute aspiration au bonheur » implique que si un seul critère s’applique à la démarche scientifique envisagée, cela suffit à répondre clairement « non » à la question du sujet.
Mais quel axe choisir pour marquer les différences entre toutes les conceptions de démarche scientifique ? Comment en trouver un qui soit meilleur que celui de l’évolution de l’esprit scientifique ? L’histoire des sciences s’articule autour de deux ruptures fondamentales : Galilée (la rupture entre la scolastique et la science moderne) et la physique quantique (la rupture entre le positivisme déterministe  et la physique quantique aléatoire). Il se trouve que ces ruptures se cristallisent à chaque fois autour d’une expérience (celle de la chute des corps pour la science moderne et celle des fentes de Young pour la physique quantique). Ces deux ruptures dessinent donc trois conceptions distinctes de la démarche scientifique.
1) Avec Aristote, au 5e siècle avant JC, la démarche scientifique vise à comprendre le réel par le rationnel en partant du principe qu’ « il n’y a de science que du général et d’existence que du particulier ». Pour lui, le but d'une démarche scientifique est d'aboutir à « un système de concepts et de propositions hiérarchiquement organisés, fondés sur la connaissance de la nature essentielle de l'objet de l'étude et sur certains autres premiers principes nécessaires ». Nous ne comprenons un phénomène que par la détermination de sa cause. Il s’agit donc de connaître un fait, puis la raison pour laquelle il existe, ensuite ses conséquences et enfin, ses caractéristiques. Cette considération de la démarche scientifique est donc fondée sur l’observation des faits naturels, sur l’application à ses faits d’un raisonnement logique visant à comprendre les lois naturelles qui expliquent sa manifestation. C’est cet esprit qui prévaut, via la scolastique du moyen-âge jusqu’à Galilée.
2) Galilée innove en donnant à l’expérience un statut fondamental. Emmanuel Kant insistera sur cet esprit plaçant au premier plan l’hypothèse du chercheur qui interroge la nature à partir de cette intuition. De passif, le scientifique devient résolument actif. C’est cet esprit qui contribuera à donner à la science moderne un sens « positiviste ». Non seulement le scientifique interroge la nature mais il le fait aussi de façon à tirer parti de la compréhension des lois naturelles au bénéfice de l’être humain. La science cesse d’être désintéressée.
3) Avec la physique quantique (et l’expérience des fentes de Young), trois principes (pour le moins) fondamentaux de la science moderne s’effondrent : a) le phénomène qui se manifeste dans l’expérimentation est transformé par les conditions de cette expérimentation b) échec du principe de non-contradiction c) On passe d’une physique déterministe à une physique stochastique (aléatoire).
Notre plan est donc clair : il s’agit d’appliquer à chacune de ces trois définitions de la démarche scientifique les trois critères que nous avons mis à jour comme constituant l’aspiration au bonheur : a) la non dualité sujet/ objet) b) le refus du temps c) l’impossibilité de conclure.

dimanche 19 mars 2017

"Une démarche scientifique est-elle concevable indépendamment de toute aspiration au bonheur?" (1)


Une démarche scientifique désigne une procédure de connaissance rigoureuse au terme de laquelle une ou plusieurs propositions se voient confirmées, validées, voire démontrées si nous nous situons dans le cadre de raisonnements de type mathématique. Ce qui caractérise une proposition scientifique, de prime abord, consiste dans le fait qu’elle est le fruit d’une démonstration, d’une preuve, d’une expérimentation. Soutenir une thèse dans une perspective scientifique signifie qu’on n’avance pas simplement ce que l’on a envie de dire, ou ce que l’on a entendu dire par ci par là, ni ce que l’on se fait un devoir d’affirmer parce que cela correspond à la cause politique, idéologique ou religieuse que l’on a choisi de défendre pour donner du sens à sa vie.
Nous réalisons ainsi qu’il existe dans toute démarche scientifique un effet de contrainte ou plutôt de nécessité sous la puissance duquel ce qui est posé ne l’est jamais « comme ça », gratuitement mais exclusivement au terme d’un processus qui le fonde et le justifie. Autant l’acte de croyance désigne l’adhésion sans preuve à une idée, une personne ou une prophétie, autant la démarche scientifique manifeste au contraire une fermeté d’esprit suffisamment exigeante et stricte pour ne se rallier qu’aux seules conclusions imposées par un raisonnement déductif ou expérimental. 
On pourrait dire, dans cette perspective, qu’un scientifique n’affirme jamais ce qu’il avance, mais plutôt ce qu’il ne peut pas ne pas conclure, étant entendu que la rigueur de sa discipline exclue totalement la possibilité que ses désirs ou ses souhaits interfèrent sur ces conclusions. Bref, toute démarche scientifique implique une exigence d’objectivité qui ne peut, en aucune façon, se combiner avec de l’affectif, du sentimental. Il n’est pas question de parvenir à des résultats qui nous procurent du bien-être, mais à des résultats justes, étayés, prouvés. Il nous est, dés lors, possible de préciser la nature de cet effet de nécessité qui s’impose à toute démarche scientifique, c’est celui du Réel et du Vrai (deux notions bien distinctes : l’effet de réalité s’impose à l’expérience scientifique alors que l’effet de vérité désigne la cohérence irrécusable entre les prémices et les conclusions d’un raisonnement).
Mais si nous voyons maintenant plus clair dans l’objectif visé par toute démarche scientifique (lequel n’a aucun rapport avec le bonheur), nous ne sommes pas pour autant fixés sur ce qui la motive de l’intérieur, c’est-à-dire sur l’énergie investie par le chercheur dans son déroulement. Qu’une démarche scientifique ne se détermine pas en fonction de cet horizon qui consisterait à procurer du bonheur ne signifie pas qu’elle ne soit pas tissée, constituée d’un élan, d’un mouvement « sponte sua » à l’intérieur duquel quelque chose d’heureux ne serait pas efficient. C’est là toute la différence posée par Aristote  entre la cause finale et la cause efficiente. Une procédure scientifique ne vise pas à nous rendre heureux mais cela n’interdit pas de penser que ce soit bel et bien sous l’effet d’une énergie heureuse que nous l’initions. Autant il est clair qu’à aucun moment d’une démarche scientifique, le bonheur ne puisse être invoqué comme critère de validité de telle ou telle proposition, ou de telle expérimentation, autant il semble impossible de se représenter l’investissement du chercheur indépendamment de cette motivation qu’est la compréhension d’un phénomène, la satisfaction de savoir pourquoi telle action naturelle se produit de telle façon et pas de telle autre. Aucun enfant ne réalise le principe de la leçon de son instituteur, la règle utilisable dans tous les exemples étudiés pendant une séance, sans en éprouver une forme de « joie ». La compréhension, l’assimilation d’une idée, d’une loi effective dans tel ou tel phénomène ne peut se concevoir ni se vivre autrement qu’en tant que « réalisation de soi ». Mais s’agit-il pour autant du bonheur ? Pouvons-nous identifier la joie provoquée par le sentiment de comprendre plus et mieux les phénomènes qui nous entourent et le ressenti de cette plénitude, de cet accomplissement de soi tel qu’il est impliqué par la définition du bonheur ? 
On peut ici faire référence au cri fameux lancé par Archimède lorsqu’il comprit que l’on pouvait évaluer la densité d’un corps à la mesure de la quantité de liquide déplacée par son immersion dans un bac rempli d’eau. « Euréka » (j’ai trouvé) est devenu le symbole même de cette joie créée par l’effet de compréhension soudaine au terme d’une intense phase de recherche.
Cette expression désigne le moment d’euphorie saluant une démarche couronnée de succès, à l’instant même de ce succès, mais il n’est pas évident du tout que le bonheur soit euphorique. 
L‘étymologie du terme est intéressante par rapport à cette question. « Bonheur » vient de « heur », mot issu du vieux français qui signifie chance (« je n’ai pas joui de l’heur de vous connaître » : je n’ai pas la chance de vous connaître). Le bonheur nous arrive sans prévenir. Il n’est pas un objectif en vue duquel on puisse mettre en œuvre un processus efficace de moyens à fins (au sens de but). Si tel était le cas, on peut penser que nous serions tous heureux. Il tient plutôt d’une forme de fatalité bénéfique: on ne peut pas œuvrer en vue d’être heureux, mais il est possible de travailler sur soi afin d’être heureux de tout ce qui arrive. Le bonheur n’est pas un événement extérieur qui nous communiquerait le sentiment de cette plénitude extatique mais il est la sagesse de se satisfaire de tout ce qui nous arrive quelle qu’en soit la nature. Aucun événement n’est en lui-même « bon » ou « mauvais ». Il n’est pas question, donc, d’attendre qu’il nous arrive quelque chose de bien (encore moins de se lamenter qu’il nous arrive quelque chose de « pas bien ») mais qu’il nous arrive quelque chose, quelle que soit cette chose, c’est bien : c’est ça le « bonheur ». Il ne s’effectue pas, il se « réalise » (au sens de « se rendre compte » - il n’est pas un objectif qu’il nous reste à atteindre mais une réalité qu’il nous revient de percevoir telle qu’elle est, à savoir « déjà là »). On descend le curseur de nos attentes jusqu’à comprendre qu’il n’y a rien à attendre de plus de l’existence que l’existence même.

Finalement, il n’est ni plus ni moins question que d’être en phase avec l’instant présent d’un monde qui est « là maintenant ». Etre dans le bonheur, en un sens, c’est « être à l’heur-e », ne pas être en retard ou en avance par rapport au seul temps qui importe vraiment : le présent. C’est finalement le sens même de ce que Pascal décrit comme l’un des comportements les plus futiles et les plus dommageables de l’être humain : « Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais".
Le « problème » de l’homme, à savoir son inaptitude fondamentale au bonheur lui vient de cette incapacité à faire coïncider en lui ses pensées et l’instant qu’il vit. Nous ne sommes pas dans le présent, nous le regrettons ou nous l’espérons, mais nous ne le vivons pas quand il est là. Nous pourrions dire du rapport de l’homme avec le présent qu’il est exactement le même que celui d’Hyppolite amoureux à Aricie dans Phèdre, la pièce de Racine : « Présente, je vous fuis, absente je vous trouve. » Il est tellement troublé qu’il n’ose pas la rencontrer quand elle est accessible mais qu’il ne pense qu’à elle quand elle est physiquement loin de lui. Le désir qu’il a de sa présence lui fait « idéaliser » sa présence, puisque le propre du désir est de nature fantasmatique, de telle sorte que la relation qu’il entretient avec Aricie est rendue impossible par la passion qu’il éprouve pour elle, comme si ce qu’il aimait d’elle c’était précisément le fait qu’il puisse fantasmer la relation, la dérréaliser, la rêver. Ce que nous désirons, parce que nous le désirons, est impossible à réaliser et il en va de même à l’égard du bonheur. Nous désirons désirer le bonheur, c’est pourquoi nous en parlons tout le temps, mais nous ne faisons ainsi que réunir toutes les conditions possibles pour ne jamais l’atteindre.
Finalement toute la question est de savoir s’il ne s’agirait pas exactement du même type de rapport que celui que nous établissons avec la vérité dans le cadre de la science. Le rapport de la démarche scientifique à son but, soit la compréhension des lois qui régissent la matière, le vivant, l’univers, est-il vraiment et entièrement dépourvu de cette tendance fantasmatique qui nous maintient constamment dans cette attirance pour le bonheur tout en nous interdisant sa jouissance réelle ?
Si nous essayons de connoter le type de relation que nous entretenons avec le bonheur parmi ces trois tendances : le besoin, la volonté, le désir, il apparaît assez clairement que la première ne peut convenir parce que le besoin désigne une dépendance vitale : la nourriture, l’air pour respirer, etc. Or nous pouvons vivre sans bonheur, c’est même ce qu’accomplit jour après jour la très grande majorité des gens. 

Il ne peut s’agir non plus de volonté tout simplement parce que la volonté ne tend vers aucun objectif sans le connaître préalablement. Nous savons ce que nous voulons, et quand nous ne le savons pas, c’est que nous n’avons pas suffisamment analysé la nature de notre aspiration pour nous rendre compte qu’il y entre une part de désir, c’est-à-dire d’indétermination, de trouble. La volonté est toujours claire, décidée, rationnelle. Si nous comparons les affirmations suivantes : « je veux mon bac » et « je désire mon bac », nous réalisons immédiatement la différence. La première désigne un engagement clair vers un objectif pour lequel des moyens seront organisés en vue d’une finalité. Nous sommes dans une relation de sujet à objet, ce qui implique trois éléments fondamentaux : une dualité d’abord (entre moi et mon but), une acceptation du temps ensuite (j’y mettrai le temps qu’il faudra), une satisfaction enfin, c’est à dire un terme, un accomplissement sans appel, une réussite qui clôt à tout jamais la démarche entreprise (le bac sera dans ma poche).
Quand je dis : « je désire mon bac », je n’affirme pas du tout la même chose. Ce serait même, point par point, le contraire. Je « désire » mon bac, je ne dis pas du tout que je vais l’obtenir mais qu’il me fait rêver, j’exprime une sorte d’électrisation à l’égard d’un idéal dont la pensée me procure un trouble plutôt agréable, une attirance confuse. La jouissance est dans cette électrisation, et non dans la perspective future de l’obtention, de telle sorte que s’installe entre ce que je désire et moi-même un certain mode de distance, une certaine texture de lien dans laquelle je suis pris, capturé, jusqu’à ne plus savoir ce qui, au cœur même de ce champ d’attraction vient de moi et ce qui vient de l’objet de mon désir. Dans le désir, il n’y a plus dualité.
Si je désire mon bac, je ne veux pas l’avoir, je fantasme sur lui, je l’idéalise et fais tout pour entretenir cette distance où je trouve une forme fantasmée de satisfaction. Je m’éternise dans ce rapport sans chercher le moins du monde à l’organiser dans le temps (moyens / fins). Il faut prendre le terme « s’éterniser » au pied de la lettre et penser ici particulièrement au désir amoureux qui s’use réellement dans le temps mais se fige idéalement dans l’Eternité (on ne peut pas aimer une personne autrement que « pour toujours » (idéalement) mais, en même temps, par définition, il est impossible de soutenir le défi de cette éternité dans la réalité (réellement) – la durée de nos relations amoureuses se situe très exactement dans la variable de cet ajustement là : entre l’éternité qu’on désire et la temporalité qu’on subit). Dans le désir, il n’y a pas d’acceptation du temps.
Enfin, désirer son bac, c’est ne pas vouloir en finir avec lui, mais se sentir bien dans son champ d’attraction, dans l’aura de son magnétisme, dans le charisme de son influence. On demeure donc dans le clair de son rayonnement astral, comme la terre tourne autour du soleil. L’idée que je puisse mettre un terme à cette relation en l’obtenant et en passant à autre chose (ce qui est, je l’espère pour eux, la perspective de tous les élèves de terminale) m’est donc totalement étrangère. Dans le désir, il n’y a pas de terminaison, d’accomplissement. Le désir ne conclut pas.
Si nous reprenons une à une ces trois caractéristiques du désir: a) l’absence de dualité b) le refus du temps c) l’absence de terme, et les mettons en perspective avec notre aspiration à être heureux, nous sommes bel et bien forcés de reconnaître leur parfaite correspondance. Le bonheur désigne en effet un sentiment de plénitude si exhaustif qu’il est impossible d’y insinuer la plus infime ligne de distinction entre soi, le sujet, et le bonheur, l’objet. Le bonheur est indéfinissable, comme le trouble amoureux : je ne sais pas davantage ce que j’aime en la personne aimée que ce qu’il me faut pour être heureux (pas de dualité). Le bonheur n’est pas un projet qu’on organise dans le temps avec des moyens orientés vers un objectif. Je n’organise pas le bonheur (terreur des voyages organisés qui, en aseptisant la prise de contact avec l’autre culture, tue le bonheur inattendu de la rencontre). Enfin, il est clair que nous n’aspirons pas au bonheur pour en finir avec lui, comme nous le faisons pour les objectifs que nous voulons atteindre. Il semble donc indiscutable que notre aspiration au bonheur soit entièrement faite de désir. Une démarche scientifique n’est-elle pas motivée, si peu que ce soit, par le désir d’être heureux (se)?

Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire : « une démarche scientifique motivée par le désir du bonheur » ? Cela impliquerait nécessairement le fait que, contrairement à ce qui semble s’imposer d’elle dans un premier temps, une part de fantasme y joue, voire que nous y retrouverions les trois traits que nous venons de définir comme les constituantes essentielles de tout désir : non dualité du sujet et de l’objet, refus du temps, absence de conclusion. Plus que tout autre enjeu c’est bel et bien celui de l’objectivité de la démarche qui se voit interrogé par une telle question. D’une conception qui nous arrange, on dit souvent « qu’elle est trop belle pour être vraie », cette perspective peut même (mal) tourner en une sorte de suspicion exacerbée à l’égard de tout ce qui, de la démarche scientifique, pourrait se rapprocher d’une forme de beauté, de jouissance, de « bien-être ». Représentons-nous un astrophysicien qui se retiendrait de toutes ses forces d’être troublé par la photo d’une Supernova ou par une image fractale. Il est clair qu’il n’est pas là où il est pour l’admirer, mais il n’est pas non plus absurde de penser que le sentiment de plénitude, de joie, qu’il peut éprouver à cette occasion, dans le cadre même de la démarche scientifique qui a rendu possible cette rencontre soit « exact », c’est-à-dire qu’il exprime quelque chose du mode d’être le plus authentique de tout être vivant à l’égard de la totalité au sein de laquelle il est immergé. Un scientifique est sans conteste un travailleur rigoureux qui doit s’interdire de juger de la validité d’une thèse à la hauteur de sa beauté, ou du bien-être qui l’envahit quand il la considère, mais il lui revient également de ne pas faire de sa laideur, de son aridité, de son pouvoir de nuisance et de son aptitude à éradiquer toute incursion du merveilleux et de l’extraordinaire dans les conséquences logiques d’une théorie corroborée, un critère de recevabilité scientifique. Tout ce qui fait d’une démarche qu’on la définit comme scientifique disparaît-il automatiquement du fait de l’insinuation en elle d’un désir de bonheur ? Faut-il que la science renonce à être heureuse pour être la science ?
Grâce à Popper, nous disposons d’une définition très claire de ce qui fait qu’une démarche peut être dite scientifique : la falsifiabilité. Le chercheur formule une thèse scientifique dés lors que celle-ci s’offre à la procédure du test, c’est-à-dire qu’elle prend le risque de la réfutation (contrairement à d’autres disciplines comme l’idéologie, la religion, la politique, l’économie, etc.). Cette condition sine qua non implique qu’une théorie scientifique ne peut être admise comme vraie. Elle n’est jamais vérifiée mais seulement corroborée par l’examen, l’observation ou l’expérimentation qui la confirme, d’où l’invention par Popper de la notion de « vérisimilitude ».
Nous pouvons maintenant questionner cette définition d’une démarche scientifique par rapport aux trois caractéristiques du désir de bonheur tels que nous les avons établies : a) la non dualité sujet / objet b) Le refus du temps c) l’absence de conclusion. Il n’est que le troisième qui puisse sans discussion s’appliquer à la démarche scientifique selon Popper. En effet, nous voyons mal comment une conception de la science pourrait à la fois accorder une importance aussi cruciale à la procédure du test si le sujet qui l’effectue n’était pas substantiellement distinct, autre, de la réalité observée ou interrogée.

D’autre part, la démarche scientifique Popperienne se caractérise par un avant (l’hypothèse) qui se voit corroborée par un après (le résultat du test). C’est exactement dans l’intervalle entre ce que l’on avait prévu (avant) et ce que l‘on constaté (après) que se dessine une étroite fenêtre d’efficience, une fine ébauche de probabilité qui constitue selon Popper un gage indépassable de scientificité. Nous ne sommes pas plus avancés après quant à ce que le phénomène, la force ou la loi observés « sont » quand l’expérience est conforme à l’hypothèse, mais nous savons plus précisément ce qu’ils ne sont pas quand elle ne l’est pas, et c’est cela qui fait avancer une démarche. C’est dans l’épaisseur de cette lourde atmosphère de suspicion que le chercheur avance, à savoir dans les cahots de l’élan impulsé par l’esprit d’initiative de l’hypothèse et le mouvement de retenue imprimé par la juste considération de l’expérience ou de l’observation qui ne saurait jamais établir une vérité valable en tout temps et en tout lieu. Un chercheur n’est scientifique que dans l’interstice étriqué qui s’installe dans cette tension entre ce qui l’engage à essayer (hypothèse) et ce qui le retient de totalement y adhérer (vérisimilitude). Cet interstice est temporel. Il est tissé dans la matière élastique de cette attente et de cette retenue. C’est parce qu’une hypothèse n’a aucune prétention à valoir éternellement qu’elle est scientifique. Aucun fantasme ni désir ne saurait donc être légitimement autorisé à s’insinuer dans ce protocole, du moins tant qu’il a cette prétention d’être scientifique.
Par contre, l’impossibilité de conclure comme donnée constitutive du désir correspond au caractère provisoire de toute théorie scientifique corroborée. C’est comme si l’aspiration à la vérité, dans tout ce qu’elle impliquait de renoncement à la vérité accomplie épousait la libération purement gratuite de cette énergie désirante qui se complaît dans le champ d’une proxèmie en réduisant au silence la plus infime velléité de conclusion.