jeudi 7 juin 2018

Révisions pour le baccalauréat - Le 3e sujet

« L'homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables ; et, quoique, en tant que créature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à l'égoïsme l'incite toutefois à se réserver dans toute la mesure du possible un régime d'exception pour lui-même. Il lui faut donc un maître qui batte en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre. Mais où va-t-il trouver ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il [l'homme] s'y prenne, on ne conçoit vraiment pas comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef qui soit lui-même juste : soit qu'il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu'il s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une société. Car chacune d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour imposer vis-à-vis d'elle-même l'autorité des lois. Or le chef suprême doit être juste par lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites. La nature nous oblige à ne pas chercher autre chose qu'à nous approcher de cette idée. »

Emmanuel Kant – Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784)

1)    Choisir l’explication de texte
Il existe un critère de sélection très simple pour savoir si le choix du 3e sujet peut être fait avec profit : au terme de trois ou quatre lectures du passage, percevons-nous clairement que l’auteur défend UNE et UNE SEULE idée. Pour le dire autrement, saisissons-nous ce qui fait de ces lignes UN texte ? Si nous n’arrivons pas à unifier tous ces mots dans une seule direction, c’est que nous ne comprenons pas le texte et il serait dangereux de le choisir.
Pour ce texte, il convient de réaliser assez vite qu’Emmanuel Kant nous explique pourquoi le problème politique du gouvernement de l’homme par l’homme n’a pas de solution, ou plus précisément, pourquoi nous sommes condamnés à envisager les moins mauvaises solutions possibles, mais jamais la meilleure.
Une fois que nous avons perçu cette idée essentielle, l’autre critère à observer est celui de la « stimulation ». Il y a souvent un malentendu qui consiste dans le fait de croire que l’on a compris ce que l’on peut résumer, enfermer dans le carcan de quatre ou cinq lignes. Plus on réduit le sujet à un simple énoncé plus on pense être prêt à l’expliquer. C’est exactement le contraire qui est vrai. La thèse de l’auteur suscite en nous des objections, des prolongements, un accord, des exemples, des illustrations, des auteurs opposés au philosophe, etc. Il n’est évidemment pas question pour nous de dire si nous sommes d’accord ou pas avec les propos affirmés par l’auteur. Une explication ne consiste pas à développer ce que nous pensons du texte mais à « penser » dans le texte, en lui et à partir de lui, dans le cadre proposé par le texte.


2)    L’utilisation du brouillon
Le brouillon va nous servir, premièrement, à formuler le mieux possible l’idée essentielle du passage, deuxièmement, à en comprendre la structure, le plan, troisièmement, à jeter sur le papier les implications, les nuances de sens, les références extérieures, bref tout ce que suscite en nous la lecture de ce texte et seulement de ce texte. L’erreur consisterait à choisir le texte simplement parce qu’il nous donnerait l’occasion, le prétexte à évoquer un thème que nous aimons bien, « par ailleurs ». Choisir le troisième sujet, c’est s’être engagé à maintenir constamment notre réflexion dans ce cadre là, en ne cherchant dans la référence à d’autres auteurs, à des exemples ou à des illustrations extérieures que de quoi expliquer ce texte là et rien d’autre. Il s’agit bien d’ouvrir notre réflexion mais seulement à partir de ce que le texte suscite. Tout ce que le texte affirme, argumente doit être analysé, prolongé, discuté, éventuellement contredit mais jamais éludé, ou mis au second plan. Il faut penser à cet aspect de l’explication dés le début en acceptant de passer 4h dans la pensée d’un autre, tout en pensant par soi-même. On ne nous demande pas de penser ce que l’auteur pense mais de penser dans le cadre de ce que l’auteur pense, un peu comme un vêtement à l’intérieur duquel on sera bien à son aise, libre de tous nos mouvements. Quand on comprend parfaitement une idée comme par exemple le cogito de Descartes, on se dit qu’on peut la formuler de différentes manières sans jamais perdre le fil avec ce que Descartes veut dire. C’est ça l’essentiel et c’est la différence entre une bonne explication et une paraphrase : ce défaut consiste à dire ce que l’auteur dit, l’explication dit ce qu’il veut dire mais avec nos mots et pas avec ceux de l’auteur.
3)    L’introduction (Thème / Thèse / Problématique)
Le thème désigne le sujet à partir duquel le texte se définit comme une prise de position claire et précise. Kant n’a pas inventé le thème sur lequel il prend position, mais il va proposer une nouvelle façon d’aborder cette question. Nous devons donc évoquer ce sujet de la façon la plus simple et la moins vague possible (pas de  « de tout temps… »). Ici le thème est le gouvernement de l’homme par l’homme, ou si nous préférons, la question du pouvoir politique.
La thèse est la formulation de l’idée essentielle du texte, la position précise et « nouvelle » de l’auteur par rapport à ce problème qui existait avent lui. Ici, Kant soutient que l’homme est à la fois un être raisonnable (Je transcendantal) qui comprend la légitimité de la loi et un animal qui la conteste au nom de ses appétits et de son égoïsme (Moi empirique). Cette dualité rend strictement nécessaire l’exercice d’une autorité qui va, en l’homme, contraindre l’animal et favoriser la raison. Le problème réside dans l’impossibilité de trouver ce maître ailleurs que dans l’espèce humaine, d’où la reconduction du problème au sein même de la personne censée le résoudre. Comment un homme dont la nature est fondamentalement marquée par cette dualité entre la sensibilité et la raison pourrait-il être « juste par lui-même », c’est-à-dire n’être que raisonnable ?
La problématique caractérise un travail très différent de ce que l’on appelle la problématisation pour les sujets 1 ou 2. Il s’agit en fait de décrire le plan du texte et son enjeu. On comprend ici que le propos de Kant est de nous décrire le cadre d’un problème que l’homme ne peut ni éviter ni résoudre. La dernière phrase du texte décrit exactement le schéma d’une courbe asymptotique, laquelle illustre exactement la pensée de Kant à l’intérieur de l’œuvre elle-même. Ce problème trace quelque chose qui se trouve être comme un horizon ou une étoile qui nous guide et doit orienter nos efforts sans jamais pour autant nous proposer de solution réelle accessible. Nous ne sortirons jamais de ce problème qui est insoluble mais peut-être progresserons-nous dans les expédients que nous proposerons pour essayer de le gérer « au mieux » ou plutôt au « moins mal ».
La structure du texte est donc assez simple : Emmanuel Kant pose un problème : la dualité animal / créature raisonnable de l’homme qui rend difficile la cohabitation au sein d’un collectif. Il propose ensuite une solution : le maître, c’est-à-dire l’autorité. On ne peut pas concevoir de cité (polis) sans dirigeant, lequel aura le droit de contraindre en l’homme l’animal pour que se libère, en lui,  l’être raisonnable. Mais ce maître ne peut pas être d’une autre espèce que celle des hommes, sujet donc à la même dualité que celle qu’il est censé réglementer. La solution proposée au problème est contaminée par le problème qui, à la fin du raisonnement, demeure. La fin du texte file la métaphore géométrique en opposant le modèle de la droite impossible (à cause du bois dans lequel il faut tailler la poutre) et l’asymptote qui décrit l’impossible fusion de la courbe avec l’axe des abscisses (l’impossibilité de la solution peut et doit stimuler les « approches »)
Quel est l’enjeu de ce texte ? De nous faire comprendre les impasses dans lesquelles nous nous débattons aujourd’hui : démocratie, aristocratie, autocratie ne peuvent pas constituer des régimes politiques parfaits. Nous avons l’habitude de penser que le pouvoir politique est déficient à cause des personnes qui l’exercent, mais la réalité est que ce problème est « structurellement » insoluble et pas conjoncturel. Que la politique soit un domaine sujet à des crises incessantes, cela tient à sa nature même et pas aux époques ni à la personnalité des dirigeants.
4)    « Expliquer » : démêler les plis
Un texte doit être un peu comme un caillou qui est jeté dans l’eau et dont l’impact génère des ondes dans notre pensée. Il faut que nous ayons le sentiment que nous n’arriverons jamais au terme de l’explication parce que la densité d’écriture du passage est telle qu’elle est absolument inépuisable. Expliquer n’est pas résumer, réduire, encore moins clore un chapitre. Si ce texte est UN texte, c’est que l’auteur ne veut dire qu’UNE chose. Mais c’est du « vouloir dire », du sens, et cela peut être dit autrement, accueilli par une pensée qui se formulerait en d’autres termes, les nôtres, en l’occurrence et c’est exactement cet accueil qui constituera le corps de notre explication. Il importe donc de ne pas paraphraser, c’est-à-dire répéter simplement le texte et de ne pas s’éloigner du texte. Pour éviter ce dernier défaut il importe de consacrer autant de parties que nous avons relevé d’étapes à la démonstration de l’auteur. Ici nous voyons bien que Kant formule d’abord un problème (partie 1) puis propose une solution (partie 2), mais la solution est parasitée par le problème (partie 3), il reste donc le problème (partie 4).
5)    Utiliser des références
Il convient de ne pas forcer la référence à d’autres auteurs. Si tout se passe bien, nous devrions faire naturellement le rapprochement avec des auteurs abordés durant l’année scolaire. On peut notamment penser à Aristote qui affirme qui « l’homme est un animal politique ». Pourquoi cet auteur spécifiquement ? Parce que c’est finalement le contraire de ce que Kant soutient. Quelque chose de l’homme résiste à sa citoyenneté et c’est précisément son animalité. Autant Aristote concevait l’homme comme naturellement voué à la cité, autant Kant insiste sur le fait  qu’il l’est plutôt « culturellement » (Kant a beaucoup lu Rousseau). Hobbes et Rousseau sont également sur cette question des références convocables. C’est à partir du texte que ces auteurs doivent se manifester à notre souvenir et non l’inverse.
6)    Conclusion
La conclusion reprend les passages de notre explication que nous estimons vraiment décisifs. Nous avions évoqué à la fin de notre introduction l’enjeu du texte. Il est temps de revenir à cette perspective. En quoi la lecture de ce texte nous apporte-t-elle quelque chose aujourd’hui ? Ici c’est vraiment l’affirmation d’une impossibilité structurelle de résoudre le problème politique qui pose vraiment question. On peut remarquer notamment que Kant n’envisage pas un seul instant que les hommes puissent vivre ensemble sans avoir recours à une autorité coercitive. La référence au livre de Pierre Clastres : « la société contre l’Etat » prouve qu’il existe des communautés sans Etat. Il est possible de conclure notre réflexion sur cette référence intéressante : peut-être Kant ne trouve-t-il pas de solution parce qu’il part du principe qu’il y a un problème, mais ce principe peut être contesté.

Dépend-t-il de nous d'être heureux ? - Quelques remarques de méthode

Remarques sur le choix du sujet :
Un sujet mérite d’être choisi lorsque : a) on réalise très vite qu’il ouvre un champ problématique considérable voire infini, c’est-à-dire qu’il est impossible de répondre de façon tranchée et définitive b) on comprend où l’énoncé du sujet veut en venir. Ici, par exemple, la connaissance de l’étymologie du terme « bon heur » (augurium : chance, fortune) est déterminante puisque elle se situe radicalement du côté du « non », mais l’utilisation du verbe « dépendre » peut nous rappeler les premières lignes du Manuel d’Epictète (stoïcien) : « Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous…les autres n’en dépendent pas (…) Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature contraignantes sont libres et que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et l’inquiétude, et tu feras des reproches aux Dieux et aux hommes. »
Cela signifie qu’il dépend de nous de ne pas faire dépendre nos états d’âme de choses sur lesquelles nous n’avons pas la moindre prise. C’est non seulement la clé de la liberté mais aussi du bonheur, pour les Stoïciens. Mon bonheur dépend de la justesse de mon jugement concernant la marge de manœuvre dont je dispose face aux évènements. Epictète nous décrit la composante fondamentale de la vertu, au sens littéral du terme (vir : force), dans tout ce que cela implique par rapport au Souverain Bien. Je serai bien (bonheur) si j’agis bien (vertu) et bien agir implique que je sache où, quand, et sur quoi je peux agir « vraiment » c’est-à-dire, par contraste, quand et sur quels objets il est inutile que je m’obstine. Il ne fait aucun doute que la personne qui a conçu un tel sujet attend que nous lui parlions de ce rapport aux évènements, aux aléas de la vie. Peut-on vraiment être heureux quand les circonstances de notre vie sont défavorables ? Peut-on se constituer cette « citadelle intérieure » dont nous parle le Stoïcien Marc-Aurèle quand ce qui nous arrive est désagréable, tragique, désastreux ? Peut-on vraiment « se rendre heureux » quand aucun des évènements de notre vie ne nous invite à l’être ?
 C’est vraiment le fond du sujet que d’interroger la nature de notre présence au monde : sommes nous à ce point légers, superficiels, insignifiants que nos états d’âme suivent aveuglément la propension des choses, ou bien consistons dans une forme de solidité, de stabilité assez marquée pour faire notre bien de tout ce qui nous arrive ? Le jour de l’épreuve, il faut bien savoir que la vitesse avec laquelle les termes appropriés vont nous venir à l’esprit est déterminante. Tous les sujets ont des clés qui sont simplement « des mots » et c’est sur la venue à notre esprit de ces mots que la note va se jouer. C’est cela que notre correcteur attend (et c’est à cela qu’il nous faut nous entraîner en faisant des sujets). Par exemple, sur cet énoncé là, les termes : « autarcie – liberté – nécessité – contingence – désir – plaisir  - souverain bien – hasard - ordre du monde – existence» sont des mots cruciaux dont la seule évocation suscitent non seulement des prises de position pour le traitement mais aussi des références à des auteurs (Epictète, Marc-Aurèle, Epicure, Descartes, Schopenhauer, Kant, Pascal)

1)    L’utilisation du brouillon
Elle est déterminante dans la confiance qu’elle va nous permettre d’acquérir une fois que nous passerons à l’écriture de la copie. On peut aller jusqu’à envisager de consacrer deux heures à la rédaction au brouillon de notre introduction, de notre plan (c’est quand même un maximum). Ce qu’il faut rédiger au brouillon d’abord ce sont les idées ou les références dont on est certain qu’elles sont au cœur du sujet. Ensuite, il convient de pouvoir se reposer sur lui quand nous serons « en panne » au moment d’écrire sur la copie. C’est pourquoi le brouillon doit contenir les articulations claires des parties, c’est-à-dire les rouages qui justifient que nous passions de telle partie ou sous-partie à telle autre. Ce qu’il nous faut éviter, c’est d’abord de partir trop vite sur la copie elle-même et d’avoir insuffisamment préparé les conséquences problématiques de telle ou telle argumentation, ensuite c’est de ne pas savoir où nous allons en venir en argumentant telle idée. L’écriture d’une dissertation suppose que quelque chose de notre pensée est toujours en décalage par rapport à l’instantanéité de l’écriture, un peu comme le joueur d’échecs qui est déjà dans le futur du coup qu’il joue au présent. Pourquoi j’écris ça ? Enfin le brouillon sert à cadrer nos idées dans le sujet, ce qui consiste d’abord à faire un important travail de réécriture du sujet (qu’est-ce qu’on me demande exactement ?)  et ensuite à faire le tri parmi les références que nous avons « jetées » pêle-mêle sur le papier entre celles qui sont vraiment dans le sujet et celles qui le sont moins ou pas du tout.
Prenons un exemple par rapport à ce sujet : nous pouvons penser à plusieurs films: « Into the wild » de Sean Penn, « Matrix » des frères Wachovski, « La vie est belle » de Roberto Benigni. La meilleure référence est sans discussion la dernière et la moins bonne est la première, parce que le film de Benigni interroge vraiment le rapport entre l’homme et les évènements qu’il vit en suggérant que tout est affaire d’interprétation et qu’il est envisageable de vire bien « l’horreur ». Le film de Sean Penn se situe dans une problématique philosophique différente qui concerne plutôt la question du rapport à autrui. De plus Chis recherche la vérité plutôt que le bonheur. Matrix est une référence cinématographique mobilisable sur un grand nombre de sujet philosophique et c’est bien le cas ici (Cypher préfère l’illusion de la matrice à la réalité, il mise sur l’impossibilité de ne faire dépendre notre bonheur que de nous face à l’adversité des évènements puisque il préfère court-circuiter le rapport au Réel). Le brouillon est moins un filet de protection qu’une boussole qui nous permet de nous orienter quand nous sommes perdus. C’est exactement dans cet esprit là qu’il faut le rédiger.

2)    L’introduction
Il est évident que le souvenir d’une ou deux citations sur le bonheur peut aider, notamment parce que de très nombreux auteurs ont insisté sur la nature à la fois incontournable du bonheur et indéfinissable. Par ce terme de bonheur, nous désignons finalement ce qui nous motive. Quoi que nous fassions, c’est pour être heureux que nous le faisons, mais en même temps, nous sommes bien en peine de dire ce qu’il est quand on nous interroge. Comment expliquer qu’une motivation aussi constante, aussi incontestablement présente en nous soit aussi floue, indéterminée, insaisissable ? Quelque chose ici peut nous interpeller : le bonheur a les mêmes caractéristiques que le sujet juste après le raisonnement de Descartes dans la seconde médiation (Cogito) : à savoir que je sais que je suis, mais je ne sais pas encore qui je suis. Cela ne peut pas être une coïncidence. Je sais que je suis une chose qui pense et donc qui existe. De la même façon je sais que je veux être heureux sans savoir ce que c’est qu’être heureux. Le bonheur peut-il s’imposer à nous autrement qu’à titre de certitude existentielle, je sais qu’il existe, sans savoir en quoi il consiste. Si la réponse à cette question est non, alors il est vraiment possible de situer les deux interrogations en parallèle : peut-être n’existe-t-il pas d’autre possibilité pour savoir qui l’on est que de savoir que l’on est. Ce que je suis, c’est alors la conscience d’être et de la même façon, ce que le bonheur est, c’est la conscience de l’être ; Je serai heureux en toute circonstance si je veux l’être. Tout ne serait alors qu’une affaire de conviction, de maîtrise de soi, d’état d’esprit et, en effet, le bonheur ne dépendrait que de nous.

3)    Le plan
Notre introduction a cet avantage d’avoir mis à jour les présupposés du sujet et la contradiction qu’il contient. Le bonheur ne dépend que de moi si par ce terme il faut entendre cette aptitude dont je jouirais de pouvoir nourrir cette conscience d’être heureux quels que soient la nature des évènements qui me touche. Mais en même temps, la notion fait référence à un tel ravissement, à une telle plénitude qu’on a du mal à concevoir ce sentiment autrement que soudain, imprévisible, non programmable. Il y a dans le bonheur cette ambiguité de l’intériorité et de la sidération. En même temps, on a l’impression qu’il est impossible d’être heureux si l’on y met pas du sien (travail sur soi) mais l’extase du bonheur évoque un état suffisamment total pour que l’on voit mal comment la médiation d’une conscience, ou d’une réflexivité quelconque puisse s’immiscer ici. Une amorce de plan peut se profiler lorsque nous discernons mieux les obstacles à la réponse positive :
1)                                              Est-ce que la conscience ne m’interdirait pas d’être heureux puisque elle insinue de la médiation et que le bonheur décrit un ravissement de TOUT mon être ?
2)                                              Le désir est une modalité de relation extrêmement trouble parce qu’il rend impossible tout ce vers quoi il tend (fantasme, idéalisation). Le désir nous empêche t-il d’être heureux ou bien peut-on de soi-même travailler sur soi pour les rendre compatibles avec notre bonheur ?
3)                                              Comment pourrions-nous être heureux lorsque notre existence se déploie dans une dimension qui contient structurellement notre finitude, notre mortalité, à savoir le temps ?

4)    Les transitions
Nous disposons de nos parties : il sera question de la conscience dans un premier temps, puis du désir puis du temps. Rien ne serait pire que de donner à cette succession la forme d’une énumération. Ce n’est pas parce que « ça fait joli » que ce plan est bon, mais parce qu’en effet la capacité du sujet à se rendre heureux sans dépendre des autres ou des faits s’oppose d’abord à sa conscience (tout ce que nous vivons l’est de façon relative, ou rapporté de soi à soi, et donc pas dut tout de façon absolue, alors que le bonheur fait signe d’un bien-être total et « plein ». Nous sortirons de cette ambiguité en montrant que la conscience ne consiste pas tant dans cette division que dans l’assomption des évènements, laquelle nous permet de leur donner sens, c’est-à-dire d’exister plutôt que de simplement vivre.
Mais dans notre conscience réside une anxiété fondamentale, c’est celle que fait naître le rapport entre nos désirs et leurs objets : « l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience. » - Schopenhauer. Nous venons de voir et de résoudre la question de la conscience mais nous relevons dans la conscience le trouble du désir, c’est ce trouble que Schopenhauer analyse avec beaucoup de justesse et de cruauté et que les Stoïciens et les Epicuriens solutionneront chacun à leur manière.
Epicure que nous aurons étudié à la fin de cette seconde partie évoque lui-même dans la lettre à Ménécée cette distinction entre l’immortalité et l’Eternité qui décrivent deux façons différentes de vivre le temps, la transition de la partie 2 à la partie 3 sera ainsi facilement assurée.
5)    L’utilisation des références
La règle essentielle est ici de ne jamais laisser notre volonté d’épater notre correcteur par notre « grande culture » et notre connaissance de nombreuses références primer sur le traitement du sujet. Tout professeur de philosophie sait discerner ce qui relève de la poudre aux yeux et de l’effort de réflexion abouti qui laisse venir à l’esprit la bonne référence au bon moment. Il ne faut donc rien forcer ni précipiter. Le souvenir de tel auteur, de tel livre, éventuellement de tel film viendra si nous sommes déjà beaucoup entraîné à cet exercice qui consiste à traiter des sujets et à assister, presque en spectateur, à cette aptitude quasi naturelle de notre mémoire visuelle ou graphique à mobiliser des thèses, des images, des exemples et des arguments. Nous n’y parviendrons pas si le travail de problématisation et de compréhension précise du sujet a été mal fait, et cela suppose bien un effort, mais notre mémoire est plus capricieuse, et il importe de lui lâcher la bride pour qu’elle parvienne d’elle-même à faire resurgir de notre passé d’élèves de terminale les références adéquates.
Les citations ne sont pas absolument requises. Notre correcteur appréciera au contraire, que ce soit avec nos mots que nous évoquons la pensée d’un auteur, cela marquera notre assimilation de sa pensée.

6)    La conclusion
                                  
Elle est généralement l’occasion de récapituler les moments cruciaux de notre dissertation et de formuler quelque chose d’achevé, d’abouti qui sans être une réponse à la question (« La bêtise consiste à vouloir conclure » Flaubert) marque tout de même un certain degré de compréhension et de nuances dans le traitement de la question posée. Nous venons de réaliser quelque chose qui ne consiste pas seulement dans « quelques brasses dans un océan d’incertitude ». En réalité, la conclusion doit manifester une forme de maîtrise, de chemin parcouru d’un pas ferme et assuré. Dans le corrigé sur « Dépend-t-il de nous d’être heureux ? », la conclusion fait référence à un poète Joe Bousquet dont la position est Stoïcienne mais dans une optique toute aussi moderne que radicale. Le bonheur dépend de notre capacité à comprendre que ce ne sont pas les évènements qui sont faits pour nous mais nous qui sommes faits pour les évènements.

mardi 5 juin 2018

Dépend-t-il de nous d'être heureux? Corrigé


Selon Pascal, le bonheur est « le motif de toutes les actions des hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ». On n’imagine pas, en effet, qu’un être humain puisse accomplir quoi que ce soit sans en attendre une amélioration de sa situation, de son état, de sa vie. Aussi différents que soient nos moyens pour y parvenir, c’est donc le bonheur que nous visons. Cette unanimité qui prévaut concernant nos motivations va étrangement de pair avec l’indétermination de leur objet commun, car nous sommes bien en peine de définir le bonheur. Il est selon Kant « un idéal, non de la raison, mais de l’imagination fondé uniquement sur des principes empiriques. » Aucune loi ne peut donc se constituer sur une base aussi aléatoire et contingente. Il n’existe pas de méthode ni de mode d’emploi pour être heureux. Faut-il en conclure, comme le suggère l’étymologie, qu’il arrive sans prévenir, de façon aussi imprévisible qu’impromptue (bon-heur : bonne fortune, chance, fatalité heureuse) ? Il est vrai que le bonheur se distingue du plaisir. Il n’existe pas dans notre cerveau une configuration systématique et fonctionnelle qui serait à même, comme c’est le cas pour le système de récompense, de nous garantir le bonheur moyennant certaines actions ou substances. Nous ne sommes donc pas physiquement faits pour être heureux. Mais précisément nous pouvons peut-être en déduire qu’il ne dépend dès lors que de « nous » de l’être puisque rien de notre constitution, de notre état naturel « donné » ne nous prédispose à l’être ou à ne pas l’être, comme si la recherche du bonheur pointait vers une partie de nous qui ne tiendrait ni de cet idéal de la raison susceptible de définir des notions universelles comme la vérité ou la liberté (le je transcendantal chez Kant), ni de notre existence physique, de cette condition donnée qu’est notre corps. Se pourrait-il que le bonheur soit comme l’occasion qui nous est donnée de circonscrire en nous ce qui ne tiendrait précisément que de nous et se détacherait ainsi radicalement de l’influence des autres et des circonstances, comme si le bonheur ne dépendait que de notre aptitude à nous connaître nous-mêmes. Est-il envisageable que cette double caractéristique du bonheur qui le rend tout à la fois incontournable et indéfinissable porte en elle, comme en écho, la nature trouble de notre existence la plus singulière puisque de fait je sais bien que je suis sans savoir pour autant qui je suis ? La recherche du bonheur est-elle indissociable de la connaissance de soi ? Se pourrait-il qu’il n’existe pas d’autre bonheur que celui de se connaître soi-même et qu’on ne puisse conséquemment être heureux qu’en y « mettant du sien »?

Analyse du sujet
S’il ne dépendait que de nous d’être heureux, comment expliquer que la plupart des hommes ne jouissent pas du bonheur? Parce que cela supposerait un « travail sur soi », une ascèse peut-être ou, pour le moins, un calcul des désirs (Epicure). Il est moins question ici de savoir si l’on peut être heureux ou pas que de s’interroger sur la nature du bonheur. Quelle est exactement sa texture, sa matière ? De quoi est-il fait ? Est-elle évènementielle ou circonstancielle comme tend à nous le faire croire telle ou telle publicité d’une agence de voyage qui nous recommande un voyage aux Seychelles (je suis heureux si j’ai de quoi payer) ? Ne serait-elle pas plutôt « tissée » dans le pli d’une certaine disposition de mon être auquel j’aurai œuvré en vue de me rendre heureux indépendamment de la chance ou des coups du sort de la vie ? Peu de films sont allés aussi loin dans l’exploration de cette voie que celui de Roberto Benigni : « La vie est belle ». On y voit un père convaincre son fils interné comme lui dans un camp de concentration que tout ceci n’est qu’un jeu. Le bonheur est alors exclusivement une affaire d’interprétation. Aucun événement ne serait en lui-même « bon » ou « tragique ». Il nous reviendrait constamment de dissocier dans notre vie, « ce qui nous arrive » de la disposition d’esprit et de corps avec laquelle nous l’accueillons, nous la faisons notre, et toute la question est de savoir si cette disposition ne définirait pas exactement ce que nous sommes, la qualité de présence aux évènements dans laquelle nous consistons. Ne serions nous pas simplement mais aussi entièrement « cela » : cette façon d’accueillir les choses, de les vivre, comme une sorte d’ « interface » qui manifesterait toujours l’efficience d’une marge d’autodétermination à l’égard des faits. Nous serions alors ce « que nous pouvons » face aux aléas de circonstances auxquels nous ne pouvons rien. Dans la ténuité même de cette infime marge de manœuvre où se dessine comme le fin tracé de ces estampes japonaises, nous « existerions » parce qu’à la fois rien n’est plus nécessaire ici que de « faire face » à ce qui arrive et rien n’est plus contingent que ce qui arrive. « Etre » désignerait alors ce mixte de nécessité et de contingence où quelque chose se dit de notre radicale insignifiance (nous aurions pu ne pas exister) et de notre irrévocable ancrage à la vie (mais précisément nous existons). Dans cette perspective, être heureux est absolument indissociable de l’acte qui consiste à se connaître soi-même. Il n’y aurait rien à faire pour être heureux, mais seulement à « être » pour se faire heureux. Ne pas être « juste », mais juste « être ».

1)    Le bonheur et la conscience (Genèse – Merleau-Ponty – Pascal)
a)    La conscience du malheur ou l’inconscience d’être heureux ?
Il est possible de lire l’épisode du fruit défendu comme un choix ou un test auquel l’Eternel soumet ses créatures : préférez-vous rester avec moi et goûter les fruits de l’arbre de vie qui donne l’immortalité mais sans jamais toucher au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal qui rend conscient ou bien choisissez-vous de réaliser votre condition (dans tous les sens du terme) en devenant conscient de ce qui dés lors et simultanément deviendra une vie mortelle, dépréciée par la déchéance, condamnée au labeur ?  Nous aurions tort de penser que  la réponse d ’Adam et Eve est la plus mauvaise car après tout, qu’avons-nous à faire d’un bonheur dont nous ne pouvons pas jouir puisque nous ne le réalisons pas ? Qu’est-ce qui est heureux en moi si la conscience de soi (la conscience d’être moi, donc) n’est pas éveillée ?
En 1974, le philosophe américain Robert Nozick évoque une expérience que l’on pourrait, toute proportion gardée, rapprocher de la Genèse. Représentons-nous une machine à être heureux, une espèce de caisson dans lequel nous serions branchés à des électrodes qui nous enverraient les stimulations neuronales correspondant à notre conception du bonheur. Nous pouvons compliquer un peu cette expérience en imaginant un groupe d’amis qui accepterait cette expérience en définissant le bonheur comme la possibilité de vivre ensemble. Chacun d’eux vivrait ce bonheur dans la boîte mais séparément, au gré d’une modalité autosuggérée. Quelle serait toute à la fois la pertinence d’une telle démarche et son absurdité ? Elle part du principe qu’étant entendu qu’il est impossible que les évènements réels nous rendent heureux, il vaut mieux se réfugier dans un mécanisme qui ne me confronte qu’à des substituts d ‘évènements. Qu’importe puisque finalement je n’en vis que l’efficience neuronale, que l’impact nerveux. Au lieu d’œuvrer pour me rendre heureux de n’importe quel événement, je me retire du monde réel et m’illusionne moi-même afin de croire que je suis heureux, persuadé que je suis que le bonheur ne réside que dans un flux d’impressions parfaitement dissociable de la réalité de leur origine. Dans le cas des amis, on mesure bien l’absurdité de la machine de Nozick (et c’est d’ailleurs exactement cela qu’il voulait démontrer). Pourquoi se séparer pour vivre l’illusion d’être ensemble ?  Quelque chose de cette expérience pousse à son paroxysme la panique engendrée en nous par la certitude qu’il ne dépend pas de nous d’être heureux, et ce que l’on détruit dans cette expérience c’est précisément « nous », à savoir notre conscience. Cette représentation passive dans laquelle je ne serai qu’un organisme doté d’un système nerveux auquel on pourrait faire croire qu’il vit tout ce qu’il aurait envie de vivre, c’est exactement ce que je ne suis pas, parce que je consiste au contraire dans cette aptitude à me faire à ce que je ne veux pas, à donner du sens à ce qui ne semble pas en avoir de prime abord, c’est-à-dire à ma conscience. Pas de bonheur sans conscience (authentique et éveillée) d’être heureux.
b)    Vie seconde
« Toute conscience est malheureuse car elle se sait vie seconde » dit Merleau-Ponty, dans une perspective qui semble contredire ce que nous venons de poser à partir de la machine de Nozick. En effet, quoi que l’on fasse consciemment, nous nous rendons compte de ce que nous faisons, et sommes dés lors distants de notre acte. Avec la machine de Nozick, nous réalisions que notre inconscience nous mettait à distance de la réalité, mais voilà qu’il apparaît qu’avec la conscience aussi, car de fait la conscience établit entre moi et tout ce qui m’arrive, en y incluant mes sensations, le rapport acteur/spectateur (je de l’énoncé / je de l’énonciation – Lacan). Ce que je vis consciemment, je ne le vis pas totalement.
Et pourtant c’est bel et bien précisément par cette distance que je lui donne du sens, ce dont Merleau-Ponty, en tant que philosophe de l’intentionnalité (Husserl), est plus convaincu qu’aucun autre. Ma consistance de « sujet », c’est ce qui se construit précisément dans cet ouvrage par lequel je donne sens à ce que je vis en l’assumant. La réalisation de l’événement que je vis par ma conscience n’est pas que distanciation, elle est aussi assomption, revendication et c’est exactement grâce à elle que je suis moins un vivant qu’un existant  (distinction entre le fait passif et brut de vivre et l’affirmation de l’exister). Il ne dépend que de moi d’être heureux si je suis assez conscient pour exister plus que de vivre.
c)    L’espérance et le regret (Pascal vs Bergson)
Mais cette distinction entre vivre et exister résiste-t-elle vraiment au décalage inhérent à toute prise de conscience ? « Le présent n’est jamais notre fin, le passé et le présent sont nos moyens. Le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Notre capacité à penser nous permet de nous souvenir et de nous projeter dans le futur, de telle sorte que nous oscillons constamment entre le regret de ce que nous ne vivons plus et l’espérance à l’égard de ce que nous ne vivons pas encore. Or cette disposition d’esprit nous rend incapables de jouir de la seule dimension que nous avons vraiment et qui est le présent. L’homme ne se contente jamais du présent alors qu’il n’a rien d’autre à vivre. Pascal a raison sur ce point, mais il ne prend pas en compte le fait que la conscience nous ouvre également les portes d’une autre façon de vivre le temps, modalité non successive mais continue. Nous pouvons réaliser le mouvement des évènements qui nous arrive, ce que nous appelons « leur cours » en faisant le lien avec le dynamisme de nos propres états de conscience (Bergson). Dés lors ce qui m’arrive est « mien », non pas parce que cela impacte ma personne comme une altérité mais au contraire parce que cela suit le même flux et qu’il m’est impossible de devenir autrement et ailleurs qu’en suivant le même courant que celui qui anime « la propension des choses. »

2)    Le bonheur et le désir ( Schopenhauer- Les Stoïciens - Epicure)
a)    Le désir des suppliciés (Schopenhauer)
Nous venons de voir que notre conscience pouvait triompher des ennemis extérieurs, des aléas des circonstances comme de la finitude de sa condition (à laquelle il ne peut rien) mais qu’en est-il des ennemis intérieurs comme nos désirs ? Bien qu’utilisant ici le terme de volontés, c’est bien à nos désirs que Schopenhauer fait référence dans ce texte :
"Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n'est lui-même qu'apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain. - Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré".
            A.Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation(1818)
 Nous ne cessons d’osciller perpétuellement entre la satisfaction provisoire du dernier désir et l’insatisfaction née de la perspective du prochain. Pour s’extraire de ce cycle ininterrompu de souffrances, il faut en nous faire taire « la demande », ce qui revient à une forme de nihilisme, de destruction de la moindre aspiration. Il existe en effet dans l’univers une force que Schopenhauer appelle le « vouloir-vivre ». C’est cette force qui nous condamne à désirer sans cesse et à errer ainsi continuellement de nos espoirs à nos désespoirs. Il n’y a pas d’autre moyen d’être heureux que de s’exclure de ce cycle en niant le vouloir-vivre. En quoi cela consiste-t-il ? A être spectateur et non plus acteur de la vie. L’art et la contemplation sont les deux seules possibilités de jouir d’un bonheur très ataraxique (plus que celui d’Epicure). Pour ne pas souffrir du manque, il convient de ne plus désirer du tout et s’impliquer exclusivement dans des modalités d’activité gratuites, désintéressées, comme la musique, la méditation, l’écriture ou encore ce qu’il appelle le sublime : « la disparition de l’individu devant l’omnipotence de la nature et devant la dimension écrasante du temps » La solution proposée par Schopenhauer a donc quelque chose de radical : pour être heureux, il n’est pas du tout question de s’efforcer de ne faire dépendre mon bonheur que de moi mais précisément de ne plus être moi, de ne plus avoir quoi que ce soit de moi à opposer au monde ou à la nature. Peut-être y-a-t-il ici l’expression d’une forme de « non » au vouloir-vivre que Nietzsche, grand lecteur de Schopenhauer, saura transformer en « oui » par l’Eternel retour. Il dépend de moi de ne plus avoir de moi et c’est ça être heureux, pour Schopenhauer
b)    Changer ses désirs
Face aux désirs, nous disposons de solutions moins radicales que celle de Schopenhauer, ce sont celles que nous proposent le Stoïcisme et l’Epicurisme qui aussi différentes soient-elles (et elles le sont radicalement) ont au moins ce point commun de nous décrire une forme de travail soit par l’ascèse (Epictète, Marc-Aurèle) soit par le calcul et la sélection (Epicure). Le maître mot des Stoïciens est en effet de faire toujours la part dans quelque événement que ce soit de ce qui y dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Il ne dépend pas de moi que ma femme soit morte si elle décède d’une maladie. Mais il dépend de moi de réagir bien ou mal à cette mort. La réalisation rigoureuse de la liberté dont je dispose face aux évènements de la vie conditionne également mon bonheur. Peu de philosophies prennent autant que le stoïcisme l’étymologie du terme de bonheur au pied de la lettre : être heureux c’est être dans « l’heur » de l’événement, c’est-à-dire au diapason de ce qui advient parce que je suis exactement « ce que je peux » face aux évènements c’est-à-dire purement et simplement cette boîte de résonance humaine faisant preuve d’assez de sobriété et de sagesse pour « prendre acte » de ce qui est, et au sens propre, s’y faire, c’est-à-dire s’y constituer. On pourrait croire qu’il y a un rapport avec Schopenhauer, mais c’est faux, car ce dernier préconise une forme d’annihilation pure et simple de ma volonté, de ma personne, de mon ego, alors que les Stoïciens conseillent au contraire une affirmation de soi dans la claire délimitation des rôles impartis à chacun, à la sagesse du sujet et à l’inéluctabilité des évènements.
                                    c) Le calcul des désirs (plaisir de n’avoir pas besoin du plaisir – Epicure)
Plutôt que d’aimer ce qui m’arrive, indépendamment de la nature même de ce qui m’arrive, Epicure nous décrit avec précision la teneur du travail sur soi qu’il convient d’opérer pour se rendre heureux. C’est un travail tout à la fois intérieur et guidé par la sensation, dans lequel il convient de faire preuve de prudence. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une ascèse car c’est le plaisir qui prévaut mais par ce terme, Epicure désigne finalement le plaisir de n’avoir pas besoin d’autre plaisir que celui-là même que j’éprouve en existant et en ne manquant de rien. Si je parviens à ne satisfaire que les désirs naturels et nécessaires (ceux qui sont nécessaires à la vie comme manger et boire, ceux qui sont nécessaires à la tranquillité du corps comme le fait d’avoir un abri et un manteau), ceux qui sont nécessaires au bonheur comme la philosophie et l’amitié), je serai nécessairement heureux et je pourrai rivaliser d’indépendance avec les dieux.
3)    Le bonheur et le temps (Distinction Eternité / Immortalité : Epicure, Rousseau)
a)    La distinction immortalité / Eternité
C’est Epicure qui nous invite à distinguer le désir d’immortalité qui est de nature quantitative, puisque il s’agit de vouloir constamment rajouter des instants aux instants : « vivre plus » avec le désir d’éternité qui consiste plus simplement à vivre un éternel présent, à s’éterniser dans le moment que nous vivons sans vouloir en sortir. Si en effet, j’ai opéré la sélection des désirs, je ne manque de rien non pas parce que j’aurai tout à ma disposition mais parce que j’ai la sagesse de réaliser qu’il n’est rien que l’on puisse demander de plus à la vie que de la vivre. « On ne va pas s’éterniser » est le maître mot des gens pressés « qui ont à faire ». Avec Epicure on saisit que la réponse heureuse à formuler face à cet impératif est : « Si justement, on peut et on doit s’éterniser » parce qu’aucune tâche n’est plus sérieuse que celle d’exister :
« - Je n’ai rien fait aujourd’hui. 
- N’avez-vous pas vécu, c’est non seulement la plus fondamentale, mais aussi la plus illustre de vos préoccupations. »
                                                                                                         Montaigne
b)    Juste exister (Rousseau)
         « Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

Conclusion
                            
Il dépend de nous d’être heureux à condition d’avoir saisi  la marge rigoureuse et exacte de manœuvre par rapport aux évènements dans laquelle consiste vraiment et exclusivement le fait d’être soi-même. Lorsque le poète Joe Bousquet, blessé lors de la grande guerre affirme : « ma blessure me préexistait, j’étais né pour l’incarner. » il nous invite à envisager un type de relation très singulière à l’égard de ce qui nous arrive. Il y a des faits qui se produisent et nous, humains ne consistons que dans l’assomption de ces faits, acte qui tient tout à la fois de la revendication de l’intentionnalité et de l’incarnation du corps. Nous ne sommes pas des personnes auxquelles il arrive « des choses » de l’extérieur, nous sommes bel et bien le mode d’existence et d’incarnation de ces choses. Etre heureux dans le monde, c’est donc concourir, participer, aussi faible que soit la teneur de cette participation à ce que le monde soit, à ce que les blessures puissent s’incarner dans des chairs humaines. Lorsque Zoran Music peint les cadavres des prisonniers à Dachau, il célèbre à sa manière l’existence d’un monde qui est ce qu’il est, à l’instant même où il est.