jeudi 31 octobre 2019

Travaille-t-on pour satisfaire son désir ou pour accomplir son devoir?

Il existe de nombreux malentendus sur le travail, et notamment sur ce qu’il est devenu aujourd’hui sous sa forme salariée. Il est assimilé par la plupart des travailleurs comme une contrainte à laquelle ils sont soumis pour pouvoir se nourrir et assurer la vie de leurs proches. Nous ne travaillons pas parce que nous le désirons mais parce que nous ne serons pas rétribués si nous ne travaillons pas. Finalement l’écrasante majorité des hommes vivent leur rapport au travail comme un chantage auxquels ils sont soumis: « Consacre moi  ton énergie et l’essentiel de ton temps et je te donnerai l’argent nécessaire à assurer ta survie, voire ton bien-être! », mais c’est donnant donnant. De très nombreux discours visant à nous enseigner la dureté « de la vie » trouve ici leur point d’origine: « dans la vie, on n’a rien sans rien ». Par conséquent, la première remarque qui s’impose à nous concernant le travail consiste à fonder son importance cruciale sur cet ancrage organique qu’est le besoin. Il est venu se greffer sur une réalité naturelle donnée, à savoir que nous ne pouvons pas vivre sans satisfaire un certain nombre de besoins vitaux.
        « Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger » dit Paul dans la seconde lettre aux thessaloniciens. Par cette incitation brutale, Paul ne fait pas que se soumettre à la donne d’une nécessité naturelle, il fait même exactement le contraire de ça: il transforme le travail de besoin vital à  devoir chrétien. C’est comme une invitation à interpréter la malédiction d’Adam dans la genèse: « tu travailleras la terre à la sueur de ton front pour en extraire le fruit de sa subsistance » en une valeur fondatrice de la civilisation judéo-Chrétienne. Il s’agit historiquement d’entériner la rupture entre les civilisations romaines et grecques dans lesquels c’est précisément parce que le travail ne fait que satisfaire les besoins vitaux qu’il ne convient pas que l’homme libre l’accomplisse. Il sera donc laissé aux animaux et aux esclaves. L’homme en tant qu’il est homme et pas animal ne doit pas travailler. C’est en ce sens qu’Aristote distingue la poiesis et la praxis:
La poiesis désigne la production d’objets ou de biens de consommation dans laquelle l’énergie dispensée pour le but est exclusivement  vouée à ce but et par conséquent détournée à son profit. Tout homme qui se livre à la poiesis est donc aliéné parce que l’on n’accorde à son effort pas la moindre attention. Il ne se réalise pas en tant qu’homme libre dans cette activité, laquelle serait plutôt passivité dans la mesure où il n’exprime rien de ce qu’il est en travaillant.
La praxis au contraire s’applique à toute activité qui est à elle-même sa propre finalité, comme la politique, la morale. On ne fait rien d’autre que ce qu’on fait, c’est-à-dire que ce l’on accomplit n’a pas d’autre utilité que celle d’être accompli. Un acte vertueux se justifie d’être en étant, tout comme devrait être toute action politique (polis: pour la cité).
        Hannah Arendt donne suffisamment d’importance à cette considération de l’activité humaine pour distinguer le «  travail » (qui est nécessairement, selon elle, poiesis) et l’action (qui est praxis). Elle insinue entre les deux la notion intermédiaire d’ « oeuvre » désignant par ce terme la production de biens, de services, et de créations voués à durer et non à être consommés immédiatement.
       
Paul rompt avec cette considération grecque et romaine du travail pour en faire une règle, et peut-être un facteur régulateur de la population vivant à l’intérieur d’une communauté organisée. De fait, nous savons que Paul voulait dire par là qu’il ne convenait pas qu’un moine au sein d’un monastère ou de toute communauté chrétienne soit nourri par les autres sans travailler. Mais en même temps il insinue dans le travail une notion fondamentale: celle de « mérite ». On ne mérite pas de manger si l’on ne travaille pas parce qu’on n’aura pas donné sa part à une activité collective à laquelle on se doit de participer. Dés lors se nourrir cesse d’être un besoin pour devenir ce que l’on acquiert après l’avoir mérité. A la  nécessité vitale de se nourrir s’adjoint celle de mériter sa nourriture non seulement aux yeux des autres membres de la collectivité mais aussi de Dieu. Nous sommes aujourd’hui les héritiers de cette conversion par le biais de laquelle le travail a cessé d’être le seul moyen de subvenir à ses besoins pour devenir un devoir qu’il nous revient d’assumer non seulement si nous souhaitons être considéré comme un membre à part entière de la communauté civique, comme un « citoyen » actif, mais aussi pour jouir du sentiment d’être « quelqu’un », de la certitude de valoir quelque chose aux yeux des autres, de la société ainsi qu’aux siens.
        Dans le travail salarié, le gain est finalement dématérialisé dans la mesure où le bénéfice que nous en retirons, tout aussi vital qu’il soit, est financier. Ce que nous y gagnons, c’est de l’argent. Nous ne travaillons donc pas pour satisfaire un besoin, ou, en tout cas, pas directement. Nous acquérons « de quoi » satisfaire nos besoins mais ce n’est pas vraiment POUR cela que nous travaillons. Le véritable problème consiste à s’interroger sur les raisons qui peuvent expliquer que le travail existe. D’où vient que l’idée de transformer la nature nous soit venue? Le simple fait que le travail évolue, qu’il se métamorphose sans cesse au gré des révolutions techniques, sociales, politiques prouve qu’il est animé par un autre dynamisme que celui du besoin parce que si tel était le cas, les premiers humains se seraient satisfaits de formes élémentaires d’extraction et d’utilisation des ressources vitales. Le travail est donc une activité beaucoup plus complexe que celle qui serait simplement née de la nécessité de vivre ou de survivre. Pour l’illustrer il suffit de penser à une récente étude de l’INSEE selon laquelle un quart des SDF sont salariés.
       
Pour ces personnes, la notion même de mérite qui était à l’oeuvre dans la maxime de Paul: « celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. » est rompue. Il mérite de se nourrir et d’avoir un abri mais il ne jouit ni vraiment de l’un et pas du tout de l’autre. Pourtant ils continuent de travailler ce qui pointe indiscutablement vers un investissement d’une autre nature que simplement vital. Quelque chose de plus abstrait et peut-être de plus obscur joue dans notre implication, voire dans notre obstination à travailler envers et contre tout. Les SDF salariés évoquent souvent la notion de « dignité » pour justifier leur activité, ce qui semble bien accréditer la thèse qu’il y a comme un « devoir humain » à exercer une activité reconnue par les autres, faisant partie intégrante d’un projet commun. D’autre part, nous serions bien en peine d’expliquer des phénomènes récents de la sociologie du travail comme les suicides pour cause de « burning out » sans poser la nature existentielle de notre implication professionnelle. Qu’est-ce ce qui se joue authentiquement dans le travail: l’implication d’un désir ou l’accomplissement d’une obligation à laquelle nous nous estimons tenus moralement?

Plan
1) le travail comme interdit culturel
    a) Le devoir du travail et l’interdit du désir
    b) L’interdit du travail: stimulation du désir
2) Le salaire:obscur objet du désir
    a) la dématérialisation salariale du travail
    b) Le travail du fantasme
    c) le désir mimétique
3) La liberté du travail
    a) la dignité humaine comme enjeu véritable du travail
    b) le devoir être humain de l’espèce travailleuse
4) Le travail et l’accomplissement
    a) les trois états: Ennui/Jeu/Bonheur
    b) le travail: habitude et extase

 


           1) Le travail comme interdit culturel (Georges Bataille)    
                  a) Le devoir de travailler et l'interdit du désir
                    Il convient de remarquer d’emblée que l’alternative proposée ici: désir « ou » devoir pose question dans la mesure où elle nous impose de choisir entre deux possibilités qui ne s’excluent pas nécessairement: le travail pourrait être un devoir que nous nous imposons pour résister au désir. Autrement dit, il est envisageable de considérer que nous travaillons par devoir pour résister au désir d’oisiveté mais qu’en même temps, cet interdit du travail fasse naître le désir dans le cours même du travail qui l’interdit, comme si travailler était pour nous moins l’occasion d’observer avec rigueur et obéissance la rigueur d’un Interdit que l’occasion d’explorer la limite entre le travail et le « non travail ».
       

Dans son livre: « l’érotisme », l’écrivain Georges Bataille pose comme une évidence première que l’homme est fondamentalement travailleur en ce sens qu’il n’accepte pas la nature comme étant donnée. Il la transforme et crée par son travail un monde humain qui n’est plus naturel. C’est en transformant la nature qu’il contrarie la sienne propre, à savoir son animalité. Bataille affirme donc une corrélation entre la transformation du monde naturel extérieur et l’éducation par l’homme de son animalité intérieure, laquelle va devenir un comportement « civilisé », contrôlé, policé. On pourrait dire que l’homme s’humanise au fur et à mesure qu’il travaille la nature pour la convertir en un monde humain:
         « Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l’homme."    
        Le travail, c’est donc l’interdit que l’homme oppose à son désir animal. Nous ne travaillons pas par désir mais pour le combattre, pour le châtier au fil de cette activité civilisatrice et exigeante qui nous impose de toujours faire primer les intérêts de l’espèce sur ceux de l’individu. Sous cet angle, la question est vite résolue puisque le devoir exprime exactement cette contrainte intérieure sous l’influence de laquelle nous réprimons en nous une envie parce que notre raison comprend la pertinence d’un intérêt plus noble, plus moral auquel il convient de sacrifier notre plaisir personnel.
       

b) L'interdit du travail: stimulation du désir 
Toutefois, et Gorges Bataille le sait mieux que personne, il n’est pas du tout certain qu’un interdit surgisse pour réprimer le désir mais il est tout aussi envisageable que ce soit précisément l’interdit qui fasse naître le désir. Interdire étymologiquement, c’est défendre, « inter-dicere »: situer entre les parenthèses du dit. Interdire c’est soustraire au « faire » par le «  dit », mais créer ainsi la tentation de ce qui est dit, par l’évocation même de ce que l’on ne peut pas faire. Cela signifie qu’en interdisant le désir, le travail pourrait bel et bien le susciter. Le travail n’annule pas le désir mais il le domestique, il le module, il le canalise et le sculpte. De quelle autre énergie le travail pourrait-il se nourrir si ce n’est de celle du désir? Mais alors se pourrait-il que le travail soit alimenté par le désir même qu’il suscite en se l’interdisant par l’idée même du devoir? Nous nous interdisons de désirer par le travail pour paradoxalement stimuler le désir en travaillant. Tout ceci finalement ne serait qu’un jeu au gré duquel nous nous mentirions à nous-mêmes en nous faisant adhérer à l’idée d’un devoir de travailler pour mieux dissimuler la libération implicite, « interdite » d’un désir dans le travail.
       

2) Le salaire: cet obscur objet du désir
        a) La dématérialisation salariale du travail
            Et quoi de mieux que le travail salarié pour illustrer parfaitement cette thèse? Derrière les premières apparences des contrainte horaire, hiérarchique, technique, on perçoit bien la dynamique d’un désir en quête d’un objet insaisissable car rien ne nous semble plus abstrait, plus symbolique, moins concret et matériel que le salaire même. Ce qui distingue, en effet profondément la volonté du désir réside dans le but poursuivi. Autant celui de la volonté est clair, déterminé, limité dans le temps, dans l’espace, réalisable autant celui du désir est fantasmatique, confus, illimité et infini. Le salarié peut bien se dire au coeur même de son activité qu’il travaille pour une nouvelle voiture, pour une maison, pour tel ou tel nouvel appareil acheté pour ses enfants, tous les objets conviennent parce qu’il travaille moins pour une chose que pour une valeur d’échange, laquelle peut convenir à différents types d’objets. Que désirons-nous vraiment ? Ce que nous désirons, c’est fantasmer sur des objets, sur des atmosphères, sur des idéaux. 
         

     
b) Le travail du fantasme
Quiconque réfléchit à la différence entre vouloir et désirer se rendra immédiatement compte que le volontaire veut posséder ce qu’il veut alors que le désirant veut idéaliser ce qu’il désire par continuer à le désirer sans fin. Désirer un être par exemple n’est pas du tout vouloir le conquérir mais fantasmer la relation, s’enfermer dans un délire et prendre prétexte de n’importe laquelle de ses manifestations pour en faire une incitation à fantasmer davantage. L’argent, convient parfaitement à cette texture fantasmatique par son caractère dématérialisé. Il est à la fois tout en tant que moyen et rien concrètement. Avoir de l’argent c’est détenir tous les possibles mais ne se satisfaire réellement d’aucun car on n’a que du papier imprimé entre les mains et tout consommateur a déjà éprouvé le sentiment de perte consécutif à l’échange entre l’argent et ce qu’il a payé. Il existe donc indiscutablement une identité structurelle profonde entre la valeur d’échange de la monnaie et la fonction symbolique de tout objet désiré, lequel ne l’est jamais pour lui-même mais seulement à titre de relais entre le sujet et le fantasme, lequel est immatériel. Ce qu’on désire, c’est n’en avoir jamais fini avec le désir de la même façon que ce que l’on achète, c’est le rêve de pouvoir acheter plus et encore. Ce n’est pas pour rien qu’une société de consommation ne pourrait jamais fonctionner sans publicité, c’est-à-dire sans cet art de stimuler du fantasme autour de ce dont on n’a pas besoin et qui ne sous satisfera jamais.
        Il apparaîtra de plus qu’au sein même des motivations du travail salarié, des effets d’entraînement et d’imitation agissent presque au grand jour: « on » travaille pour jouir de ce dont « on » fait son objet parce qu’il est en réalité l’objet du désir de l’autre. Ce que l’on désire n’est pas la jouissance de l’objet en tant que tel mais la jouissance symbolique d’avoir ce que l’autre désire avoir, exactement comme tel ou tel garçon dans un groupe peut se croire amoureux d’une fille sans se rendre compte qu’il est en réalité amoureux de l’objet du désir de tous les autres garçons. L’activation de ce désir d’imitation est la conséquence logique de l’essence symbolique de tout désir, lequel, comme nous l’avons vu se confond avec la dématérialisation de la monnaie (l’idée d’un principe d’équivalence valant entre tous les objets et rendant possible un échange illimité).
       

  c) Le désir mimétique
Nous retrouvons ici exactement ce que le philosophe René Girard appelle le désir mimétique. Sa thèse consiste à poser qu’il est impossible de concevoir le désir comme le rapport entre un sujet et un objet. Un troisième élément intervient qui est le désir de l’autre et qui finalement constitue vraiment l’objet visé au-delà de l’objet prétendument désiré « pour lui-même ». Si nous voulons nous intégrer à la collectivité des travailleurs c’est moins pour faire comme les autres, que pour jouir de l’objet du désir des autres, pour se mettre sur les rangs de cette rivalité absurde qui nous voient tous converger vers les mêmes idéaux: une grosse voiture, des vacances aux Seychelles, une résidence secondaire à Courchevel, etc. Sous cet angle rien de plus fantasmatique le travail tant qu’il est désubstantialisé de sa réalité brute par le salaire. On ne travaille pas, on se donne les moyens de… On essaie de se situer à la bonne hauteur du niveau de vie auquel on souhaite prétendre. On aspire à un statut: autant de termes symboliques manifestant de façon aveuglante la main-mise du désir sur le travail salarié.

 Mais précisément, ce travail là est falsifié, dénaturé, aussi aliénant pour celles et ceux qui y gagnent peu qu’aliéné dans son essence qui n’est plus cette activité permettant à l’homme de se libérer de la contrainte exercée par un monde naturel donné.
      

  3) La liberté s'accomplit par le devoir de travailler
a) La dignité humaine comme enjeu du travail
     Nous travaillons pour satisfaire (ou précisément ne pas satisfaire) notre désir dés lors que l’activité du travail est dénaturée par la notion de salaire, laquelle rend abstrait le geste, l’efficience même de ce que le travail est fondamentalement, soit l’oeuvre de transformation d’un réel donné en réel construit portant la trace de l’être humain. Hannah Arendt suggère précisément que ce n’est plus de travail dont il serait question ici mais plutôt d’oeuvre ou d’action dans la mesure où l’humain s’effectue s’incarne réellement dans l’opération de transformation qui va faire surgir dans l’univers un monde humain. Mais c’est néanmoins bel et bien de l’activité humaine dont il est question ici. Nous percevons bien qu’il s’agit seulement de l’humain en tant que genre et que la liberté à laquelle nous accédons en faisant ainsi surgir un monde à votre image, des matériaux à notre usage est dans son essence même « universelle ». Nous ne pouvons accéder à cette dimension humaine qu’en donnant à notre raison, seule faculté à même de se déterminer en fonction de motifs universels le pouvoir de s’imposer à des motifs d’ordre pathologique (lesquels sont égoïstes, sensibles, affectifs) comme dirait Kant. L’acte de travail exprime alors pleinement le devoir dont nous sentons investis en tant qu’être humains de constituer un monde qui soit à l’image de l’homme. Le travail est alors porteur d’un idéal moral et il importe au plus haut point comme l’affirme ce passage de la doctrine de la vertu d’Emmanuel Kant de forcer l’enfant très tôt à travailler: « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. »
                   
Dans ce passage extrait de « Réflexions sur l’éducation », il est intéressant de constater que Kant ne cesse de faire référence au « devoir » de travailler tout en évoquant d’abord, concernant l’homme, le « besoin » de sa conservation. Il y a donc quelque chose du devoir qui prolonge le besoin, et cela dans l’acception première du travail, c’est-à-dire considéré comme transformation d’un milieu naturel en milieu artificiel. C’est comme si le devoir de reconnaissance sociale de l’individu se greffait sur l’expression première du besoin de l’espèce. Cependant affirme Kant « l’homme est le seul animal qui doit travailler »: cela signifie qu’il est aussi question de devoir pour le genre humain que de s’affirmer lui-même au fil des transformations que son travail fait subir à la nature. Mais qu’est-ce qui se joue de suffisamment et spécifiquement humain pour que quelque chose comme un devoir s’impose à partir de ces mutations? Après tout l’animal aussi « travaille »: les castors, les termites, les fourmis ne cessent de construire, de recueillir, de récolter, d’organiser, de changer leur milieu naturel.
       b) Le devoir être humain de l'espèce travailleuse

               La différence entre l’homme et l’animal selon Karl Marx vient de ce que « l’architecte le plus maladroit porte d’abord la maison dans sa tête. » alors que l’abeille la plus experte construit sa cellule instinctivement, sans en concevoir d’abord le projet. L’homme a un plan, il sait à l’avance ce qu’il va construire et de fait ce qu’il fabriquera n’aura pas d’autre origine que celle de son esprit, alors que l’araignée par exemple agit sous une dynamique qu’elle n’a pas elle-même impulsée. L’homme est totalement libre de faire émerger ce qui avant lui n’avait été conçu nulle part alors que les animaux ne créent jamais quoi que ce soit qui excède du cadre d’un équilibre naturel donné. De fait les animaux ne posent aucun problème écologique, alors que les modalités de production humaines ne sont pas inoffensives pour l’écosystème. Finalement l’homme conquiert sa condition dans et par le travail. C’est exactement ce que fait remarquer Henri Bergson dans l’Evolution créatrice:
        "Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication."
                        Henri Bergson, L’ Évolution créatrice (1907)

Le propre de l’homme réside non pas tant dans son intelligence que dans sa capacité à fabriquer des outils et à créer ainsi un monde construit à partir d’un monde donné. Il nous faut inverser le rapport de causalité: ce n’est pas parce que l’homme est d’abord intelligent qu’il invente des modalités techniques de transformation de la nature, c’est au contraire parce qu’il est d’abord un fabricateur d’outils qu’il va devenir intelligent, ou plutôt qu’il va définir les critères d’une intelligence technique dont il aura le monopole et avec laquelle il transformera le monde naturel. Les modalités spécifiques du travail humain, à savoir la technique, la planification, l’exploitation des ressources naturelles contre la nature elle-même, l’émergence d’un certain type de « progrès » dessine quelque chose comme une histoire, une évolution linéaire dans une réalité naturelle plutôt cyclique et c’est ainsi que l’homme ne cesse de devenir plus homme à chaque siècle qui passe, amenant avec lui son lot de transformations technologiques, d’habitudes, d’évolution de l’esprit et des mentalités. Finalement le travail, c’est une certain façon d’être homme dans le monde, façon qui consiste pour l’homme à s’incarner dans le monde par le travail.
        Il semble bien sous cet angle que l’homme travaille donc par devoir puisque par ce dernier terme, c’est bien l’idée d’une destination, d’un idéal, d’un « avoir à être » qui se dessine. L’homme est à la fois l’initiateur et l’horizon du travail.
        Mais d’où lui vient ce destin particulier? Si l’on suit Bergson, de son habileté technique, mais si l’on se réfère à Hegel, la conscience joue un rôle particulier dans le travail. Le fait que l’homme ne se contente pas d’exister en soi mais aussi pour soi, c’est-à-dire qu’il soit à lui-même avant d’être au monde induit une modalité d’être spécifique qui consiste à se reconnaître en se distinguant de ce qui n’est pas nous. Un être conscient, en effet, est constamment à lui-même par un effet de distanciation. Etre conscient c’est se mettre à distance de soi pour se reconnaître dans le reflet de ce que l’on se sait faire, penser ou ressentir. Or le propre du travail consiste à se reconnaître dans la forme extérieure de soi que l’on imprime au milieu naturel. Il n’est aujourd’hui dans notre entourage rien ou presque qui ne porte en soi la marque humaine. Marchant dans la ville, nous n’apercevons que des volumes, des matières, des formes, des couleurs, des sonorités créés par des constructions ou des techniques humaines. L’être humain ne cesse de concrétiser sa présence par des cercles technologiques concentriques comme un météore dont la chute sur terre ne cesserait de créer autour de son point d’impact les ondes de choc de sa déflagration.

L’homme a donc le devoir de travailler parce qu’il ne gagne sa condition humaine qu’à la remettre cent fois sur le métier du travail, de cet avoir à être qui suit les progrès de la technologie et les évolutions de ses modalités de production. Il ne peut se satisfaire d’être ce qu’il est parce qu’il est ce devenir même. Toutefois cette condition pose question dans la mesure où l’impossibilité même de cette satisfaction d’être ce qu’il est une fois pour toutes semble bien porter l’empreinte du désir. C’est en effet le propre du désir que de ne jamais se satisfaire. Conscience, désir et travail semble liés dans le mouvement d’un seul et unique dynamisme qui situe la condition humaine dans l’horizon d’un devoir être permanent.
        Se pourrait-il que le travail manifeste finalement la fatalité d’une condition vouée à l’incomplétude, comme semble bien l’illustrer la malédiction de l’Eternel dans la Bible. Adam et Eve ont été chassés d’un Paradis au sein duquel il jouissait de l’intégrité béate d’une condition de créature. Les fruits de l’arbre de vie leur était accessibles les gratifiant d’une vie immortelle. Mais ils ont préféré exister, sortir du néant d’une inconscience heureuse pour être libre et oeuvrer sans fin à l’émergence d’un mode de vie autonome, différent, difficile et finalement expérimental. L’homme se projette ainsi sans fin vers ce qu’il a à être, s’inscrivant dans l’oeuvre laborieuse d’un devenir dont il est à la fois le but, le mouvement et le maître d’oeuvre. Il est la parenthèse d’un temps linéaire dans l’efficience d’une éternité cyclique. Il est une certaine façon de compter et de déformer les cycles de la vie naturelle. L’homme en fait est un rythme, une pulsation, et le travail se définit comme le lieu même où se concrétise cette temporalité vectorielle qui nous entretient peut-être illusoirement dans la visée d’un devoir être. Que l’homme ait ainsi sans fin à produire pour se produire lui-même, c’est finalement l’origine même de cette notion de « croissance » qui se voit si souvent évoquée aujourd’hui dans certains débats politiques. Il nous faut bien reconnaître que devoir et désir se confondent dans l’efficience même de ce devenir. Travaillant, il ne fait aucun doute que nous participons consciemment ou pas à cet « avoir à être » de la condition humaine, à ce devoir propre au genre humain de « devenir ce qu’il est », mais il ne fait aucun doute non plus que ce devoir ne saurait s’expliquer sans l’efficience d’un désir qui anime l’être humain et le stimule afin qu’il ne cesse de produire et de créer à l’infini de nouvelles façons d’exister.
4) Le travail et l’accomplissement

                   a) les trois états: Ennui/Jeu/Bonheur
        Il semble néanmoins difficile aujourd’hui de faire le lien entre cette considération philosophique selon laquelle l’enjeu véritable de notre travail est notre condition humaine et sa réalité quotidienne, à savoir, selon Marx, l’aliénation dont est victime le travailleur. Qu’un être humain puisse se vendre en tant que force de travail donne lieu, selon le philosophe allemand, à une exploitation qui interdit l’homme au travail de se reconnaître au sein même de cette activité censée pourtant lui donner la capacité de s’accomplir de se réaliser, de jouir de son humanité. La philosophie de Marx s’appuie sur cette dignité du travail, sur la certitude qu’il est de l’homme question de son être au travail, alors que nous savons bien que toutes les sociétés humaines ne sont pas fondées sur cette accomplissement de soi par le travail.
        De plus, il est peut-être temps de revenir sur le présupposé même de la question: travaillons nous par désir ou par devoir? Peut-on répondre: les deux? Est-il envisageable que ce que nous avons d’abord réalisé par désir soit devenu « à la longue » un devoir? Il est particulièrement enrichissant, dans cette perspective de nous intéresser aux jeux des enfants. Lorsque des petites filles jouent à la maman, elles accomplissent par jeu ce qui, dans la tâche qui consiste à s’occuper d’un bébé, est le plus fastidieux, le plus répétitif. Elles mettent en place des habitudes qui correspondent aux contraintes des horaires: le biberon, les couches, le bain, etc. C’est exactement comme si le jeu d’imiter la mère ne pouvait devenir ludique, effectif que dans la mise en place strict d’un planning, d’un programme, de telle sorte que la maternité est abordée sous son angle le plus contraignant. C’est par la répétition que l’on imite la fonction que l’on veut jouer.
       

Le succès incroyable des « tamagotchi » au Japon illustre parfaitement ce lien du devoir au désir dans le jeu, car en quoi consiste l’amusement créé par ces animaux domestiques virtuels en fait? A  répondre régulièrement aux urgences créées par la nécessité d’avoir un animal en charge. C’est justement par les contraintes de temps que le plaisir d’avoir un animal est abordé, c’est-à-dire justement par ce qui, apparemment ne procure pas le moindre plaisir. Se pourrait-il que d’une occupation censée nous amuser, nous recherchions secrètement en fait le plus répétitif, le plus monotone, le plus habituel. Se pourrait-il que dans la routine de ces journées, routine dont nous nous plaignons constamment, quelque chose se dise de l’authenticité du désir humain?
        Derrière la répétition, il y a le rituel, derrière l’habitude, il y a ce que Gilles Deleuze appelle la ritournelle, du nom de ces airs musicaux que l’on ne peut pas s’enlever de la tête et qui nous permettent de nous rassurer, de poser des repères, d’installer des plis familiers dans l’abord d’une réalité inconnue. Dans cette perspective, le devoir serait finalement le masque de l’habitude qui en s’imposant dans le travail nous permettrait d’y libérer la ritournelle d’un désir structurellement répétitif. C’est hypocritement que nous exprimons le désir d’une vie nouvelle car nous rêvons finalement le cycle d’une existence éternellement recommencée. Rien ne serait plus oxymorique que le désir d’évasion. Le travail nous permettrait au contraire d’approfondir l’efficience de notre enfermement dans la tâche habituelle pour ne pas en sortir, plus se saouler du jeu infini de la répétition des gestuelles jusqu’à les accomplir à la perfection.
       
Non seulement Nietzsche abonde ici à cette étrange conception du travail mais il décrit très précisément les étapes qui nous conduisent ainsi peu à peu à une forme d’extase philosophique et artistique, et cela au sein même du travail:
        «Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.»
 

mardi 29 octobre 2019

Est-ce un devoir d'aimer autrui? Une idée de plan

      
Cette obligation d’aimer Autrui, simplement en tant qu’il est autrui pose deux questions qui tout en étant liées ne sont pas du tout identiques: la première consiste à s’interroger sur la nécessité d’aimer tout être humain autre: est-elle viable? Est-elle possible? Faut-il aimer son prochain? Convient-il de partir de ce principe, de le formuler comme impératif pour que quelque chose comme l’humanité devienne concevable? L’autre question réside plutôt dans la pertinence du terme de « devoir »: se pourrait-il que l’amour de l’autre soit assez évident, assez naturel et spontané pour que l’idée d’en faire un « devoir » soit absurde, voire contreproductive? Ne serait-ce pas justement en en faisant un devoir que l’on se priverait absurdement de l’efficacité de sa réalité, laquelle serait déjà opératoire? Il existe de nombreux exemples de vertus naturelles dont nous nous détournons précisément en voulant les rendre obligatoires. Peut-être est-il naturel qu’un enfant aime ses parents puisque ils prennent spontanément soin de lui, mais les rapports se compliquent dés lors que le père entend « être respecté en tant que Père », c’est-à-dire lorsque l’image, le devoir et la représentation de ce qu’une famille doit incarner   aux yeux des autres prennent malheureusement le relais de liens affectifs qui étaient bel et bien donnés d’avance, dans l’acte même instinctif et naturel de protéger sa progéniture.
       

             Nous partirons donc du sens premier de la question: peut-on faire de l’amour d’Autrui le principe même de cette sociabilité grâce à laquelle une cité, une vie communautaire et organisée peut se constituer? (partie 1) Puis nous nous interrogerons sur la nécessité de donner à cet impératif une valeur morale, en insistant, notamment avec Kant, sur cette notion de devoir (partie 2). Dés lors que nous donnons au sujet une dimension plus morale que légale, Autrui n’est plus seulement le frère d’armes ou le concitoyen mais l’humain. Il faut donc s’interroger sur la nature universelle de cet impératif. Mais recouvre-t-il exactement le sens profond que revêt la rencontre de l’autre homme? Se pourrait-il que le devoir de l’aimer me soit imposé par la présence d’Autrui? C’est bien ce que suggère Emmanuel Lévinas et l’importance qu’il donne à la rencontre du visage de l’autre homme (partie 3). Il faudra enfin nous interroger sur la pertinence de ce présupposé selon lequel il irait de soi qu’Autrui « est ». Le fait que des pensées si différentes que celles de Kant et de Lévinas ne reculent pas devant des termes aussi forts que « devoir » ou « commandement » ne pourrait-il pas être interprété très négativement, c’est-à-dire comme des façons différentes de forcer en nous la reconnaissance d’Autrui, précisément parce qu’en réalité Autrui n’existe pas (partie 4). Dans cette dernière considération il apparaîtra que la nécessité de faire de l’amour d’Autrui un devoir vient non pas de la pertinence universelle et prescriptive de fonder l’humanité mais plutôt de l’effort suspect de certaines civilisations de nier l’efficience aimante et première d’une humanité effective voire d’une solidarité vitale « donnée ». Se pourrait-il après tout que l’amour de l’humanité nous semble si impossible à éprouver non pas parce que nous ne sommes pas tous des saints mais parce que nous constituons en impératif, en idéal moral, une effectivité première et que nous nous rejoignons, au-delà de nos différences, comme autant de façons autres d’être finalement le « même »? Dés lors aimer son prochain comme soi-même prend tout son sens parce que le « comme » s’annule et qu’il ne s’agit plus en réalité que d’une seule et même chose: aimer en l’autre, ou prétendu tel, ce que c’est qu’être soi-même pour cet être unique que nous sommes tous, mais différemment.


1) Faut-il aimer Autrui pour créer un lien civique et, ainsi,  « faire société »?
    a) De quoi le lien civique est-il fait? (Aristote et Hobbes)
    b) La question de la nature humaine
2) L’amour d’autrui peut-il se concevoir et s’ériger en tant que devoir moral?
    a) L’amour passion, l’amour passif
    b) Du respect de la loi à l’amour d’Autrui (Kant)
    c) L'amour comme idéal régulateur
3) Le devoir d’aimer autrui (de se porter garant de lui) s’appuie-t-il sur le respect d’une loi universelle ou sur l’expérience de sa rencontre?
    a) le visage et le commandement
    b) Le désir et l’infini
Conclusion

Est-ce un devoir d'aimer Autrui? Une autre introduction

(Il ne s'agit pas de multiplier les introductions "pour le plaisir" mais de pointer la  pluralité des axes de problématisation d'une telle question. Ici partir de l'Evangile selon Matthieu permet  de questionner d'emblée la valeur communautaire et religieuse d'un tel commandement. Cela permet en un sens de gagner du temps étant entendu que tout le monde sait bien que le fond du problème réside dans la question de savoir si le fait d'aimer en toute autre personne le fait qu'elle soit Autre est non seulement "possible"  (puisque nous avons plutôt l'impression d'aimer des personnes particulières et uniques) mais encore prescriptible comme "Devoir")
      
Dans l’évangile selon Matthieu figure ce passage au cours duquel Jésus dialogue avec un scribe envoyé par les pharisiens pour mettre à l’épreuve sa parole:
Maître quel est le premier de tous les commandements?
Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Et voici le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là.…
        Aimer son prochain est donc affirmé par le Christ comme un commandement, lequel n’attend de nous, si nous nous en tenons à ce terme, que de l’obéissance.  Mais que penserions-nous d’une personne qui nous ferait l’aveu d’un amour exclusivement motivé par l’obéissance à un tel devoir? Qu’elle ne nous aime pas vraiment puisque il lui faudrait se contraindre elle-même à nous aimer. Qu’un amour ne soit pas spontané semble contradictoire dans les termes, y compris dans ses acceptions les plus solennelles: quand on parle, par exemple, de « l’amour de la patrie », on pointe autre chose que le devoir moral de combattre pour elle, on exprime au contraire que l’on se bat par amour, ce qui suppose une inclination, une « pente », on se bat pour la « mère-patrie » parce que nous lui sommes physiquement attachés, comme l’est un enfant pour sa mère. Tout ce qui s’impose à nous comme un commandement suppose au contraire un mouvement de détachement à l’égard de notre pente naturelle. Nous faisons ce que nous devons faire précisément parce que ce n’est pas ce que nous ferions naturellement, spontanément, par inclination. Une question se pose donc par rapport à ce commandement d’aimer son prochain comme soi-même: si je l’aime par devoir, est-ce encore de l’amour? Force est de constater que nous aimons déjà spontanément certains de nos proches et que le caractère inconditionnel (c’est-à-dire sans cause désignée, ni désignable, sans raison, sans explication ni justification, ni but) de cet attachement ne nous semble en aucune mesure compatible avec le rapport à l’autorité induit par la soumission à un commandement. Il n’est rien d’aussi extérieur qu’un ordre donné qui puisse stimuler en nous de l’amour précisément parce que cet attachement ne s’impose à nous que de nous-mêmes. Toutefois deux considérations peuvent relativiser ce dernier point. En premier lieu, nous ne suivons jamais « l’appel du devoir" sans comprendre sa pertinence. Ce n’est pas aveuglément que nous nous soumettons à ses ordres mais parce que quelque chose en nous s’y rallie (notre raison) et contrarie ainsi autre chose qui se trouve aussi en nous: nos inclinations, nos préférences, nos passions. D’autre part, Jésus parle du « prochain », c’est-à-dire de notre semblable. Peut-être en effet, faut-il se faire un devoir d’aimer autrui parce qu’un tel amour n’est pas aussi spontané que celui que je voue à des personnes particulières. C’est comme si le Christ nous adjurait de respecter ce second commandement parce qu’il a quelque chose à voir avec le premier et qu’aimer Dieu suppose que l’on aime pareillement tout être humain du simple fait qu’il est une créature de Dieu. La nature prescriptive du commandement viendrait donc de la nécessité universelle de prolonger par le devoir d’aimer tous les hommes l’amour que nous réservons seulement à certains d’entre eux. Si nous nous conformons à l’une des étymologies du terme de religion (religare en latin: lier ensemble), Jésus ne ferait finalement ici rien d’autre que de poser l’amour comme le seul lien fondamental et nécessaire susceptible de faire « humanité » (ce n’est vraiment pas la plus mauvaise interprétation de toute religion que de poser qu’elle a pour fonction première de jeter les bases d’une vie communautaire possible). Nous avons souvent tendance à particulariser l’amour que nous ressentons pour nos proches comme si toute la force de cet attachement venait de la spécificité de sa valeur élective: « je t’aime toi parce que es toi », exactement comme la décrit Montaigne pour La Boétie: « Parce que c’était lui parce que c’était moi », mais se pourrait-il que l’amour soit tout le contraire de ça, à savoir: « je t’aime toi, parce que tu es Autre et cela n’a rien à voir avec ce qui te fait être exclusivement toi-même »? Une fois désengagé, désinvesti de cette pesanteur subjective du soi de l'être aimé, l'amour "pur", total, sans exclusive, pourrait-il s'imposer à chacun de nous comme une obligation universelle?



Est-ce un devoir d'aimer Autrui? - Texte essentiel d'Emmanuel Kant

Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même.(…) Il existe, comme commandement, le respect pour une loi qui commande l'amour et n'abandonne pas à un choix arbitraire le soin de nous en faire un principe. Mais l'amour de Dieu est impossible comme penchant (comme amour pathologique), car Dieu n'est pas un objet des sens. L'amour envers les hommes est possible, à vrai dire, mais il ne peut être commandé, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un simplement par ordre. C'est donc simplement l'amour pratique qui est compris dans ce noyau de toutes les lois. Aimer Dieu signifie dans cette acception exécuter volontiers ses commandements ; aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fait une règle ne peut pas non plus commander d'avoir cette intention dans les actions conformes au devoir, mais simplement d'y tendre. Car le commandement que l'on doit faire quelque chose volontiers est en soi contradictoire, parce que si nous savons déjà par nous-mêmes ce que nous sommes obligés de faire, si nous avions, en outre, conscience de le faire volontiers, un commandement à cet égard serait tout à fait inutile, et si nous le faisons, non pas de notre plein gré, mais seulement par respect pour la loi, un commandement, qui fait justement de ce respect le mobile de la maxime, agirait précisément d'une façon contraire à l'intention ordonnée. Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte moral de l'Evangile, l'intention morale dans toute sa perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini. Si une créature raisonnable pouvait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait volontiers toutes les lois morales, cela signifierait qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la possibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la victoire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au sujet et nécessite par conséquent une coercition sur soi-même c’est-à-dire une contrainte interne pour ce qu’on ne fait pas tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais parvenir à ce degré d’intention morale. Comme, en effet, elle est une créature, toujours dépendante par rapport à ce qu’elle réclame pour être complètement contente de son état, elle ne peut jamais être tout à fait libre de désirs et de penchants. Or, les penchants et les désirs qui reposent sur des causes physiques, ne s’accordent pas d’eux-mêmes avec la loi morale qui a d’autres sources ; par conséquent ils rendent toujours nécessaire, relativement à eux- mêmes, de fonder l’intention de ses maximes sur la contrainte morale, non sur un attachement empressé, mais sur le respect que réclame l’obéissance à la loi, quoique ce respect se produise malgré nous, non sur l’amour qui ne craint aucun refus intérieur de la volonté à l’égard de la loi. Mais il faut cependant faire de ce dernier, c’est-à-dire du simple amour de la loi (qui cesserait alors d’être un ordre et la moralité, élevée subjectivement à la sainteté, d’être vertu) le but constant, bien qu’inaccessible, de ses efforts. En effet, dans ce que nous estimons hautement, mais que toutefois (à cause de la conscience de notre faiblesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change en inclination et le respect en amour : ce serait au moins la perfection d’une intention consacrée à la loi, s’il était jamais possible à une créature de l’atteindre. 


lundi 28 octobre 2019

Est-ce un devoir d'aimer Autrui? Une introduction possible

L’amour est une affection que nous ne nous sentons ni tenus ni capables d’expliquer, de justifier. Quiconque se laisse tenter par ce défi qui consiste à exposer les raisons de l’amour qu’il éprouve pour tel ou tel s’aperçoit au fur et à mesure qu’il déploie son argumentaire qu’il s’enfonce non pas tant dans une entreprise difficile que dans un non-sens absolu car, à supposer qu’il puisse en effet rendre raison du sentiment qui le trouble, cette émotion cesserait immédiatement d’être ressentie pour ce qu’elle est. Si nous aimions à cause de… ou parce que….la personne aimée ne serait pour nous que le « moyen » grâce auquel nous poursuivons telle ou telle finalité. Si par exemple, j’affirme que j’aime telle femme à cause de sa beauté cela signifie qu’elle n’est pour moi que l’instrument d’un objectif qui la dépasse: celui de tendre vers la Beauté Universelle dont elle ne serait que l’une des dépositaires remplaçables et accessoires. Or, ce que l’on aime de cette personne, c’est justement qu’elle soit cette personne et pas une autre. Quelque chose est ici, dans l’amour, inexplicable, « donné », non négociable, du moins pendant tout le temps que dure cette affection. Nous éprouvons un irrésistible penchant pour elle. Mais voilà que nous rencontrons une autre femme ou un autre homme et qu’ils nous attirent également. Par fidélité à la personne auprès de laquelle nous nous sommes engagés, légalement ou pas, nous nous abstenons pourtant de lui faire la cour. Qu’est-ce à dire? Ne s’agit-il pas également d’une pulsion de la même façon que nous ressentons une inclination pour la personne dont nous partageons la vie? Nous nous faisons un devoir de la respecter, de ne pas la tromper, c’est-à-dire de ne pas violer un pacte qui, tacitement ou pas, scelle notre union. Par conséquent, le fait d’aimer une personne peut indiscutablement créer des obligations, une responsabilité, un devoir: autant de termes moraux dont nous pensions que l’amour, en tant que passion, était épuré, débarrassé. Mais d’où vient cette exigence  morale de respect dans l’amour qui relie entre eux les amants? Est-elle imposée par le caractère particulier de la relation, ou au contraire, du simple fait que la personne que j’aime est « autre ». Toute personne en tant qu’elle est autrui serait alors digne d’être respectée, et puisque il semble avéré que l’amour n’est aucunement incompatible avec le devoir, on peut s’interroger sur la force du lien qui unit ces deux mouvements. Se pourrait-il dire qu’ils soient bien plus qu’incompatibles: corrélés et que l’amour d’autrui, en tant qu’il est autrui, soit pour nous une obligation?

mercredi 16 octobre 2019

Concours d'éloquence - 13 décembre 2019 en salle Meyer


Salle Meyer, le vendredi  13 Décembre 2019 de 8h à 10h

Ce concours est proposé aux deux groupes de Spécialité Humanités, Littérature et Philosophie pris en charge par Mme Ehrsam, Mme Scalabrino et M. Baillagou (ouverture possible à d’autres élèves).

Le jury : les élèves de TL2 + les 3 professeurs.

Le concours se déroulera en deux parties.

Première partie: Fin de Travaux!
Chaque enseignant, dans sa discipline, procède à divers exercices oraux tout au long du semestre. Il désigne 2 à 3 élèves ou groupes d'élèves dont les prestations ont été particulièrement convaincantes.
Les candidats ou groupes de candidats disposeront d’environ 5 minutes pour présenter le travail pour lequel ils ont été sélectionnés. Un tirage au sort effectué dans la semaine déterminera l'ordre de passage des candidats.
A l'issue des passages, les membres du jury votent pour le meilleur candidat ou la meilleure équipe. 

Deuxième Partie: Discours
Tout élève a la possibilité de s'inscrire auprès d'un des professeurs concernés, jusqu'au mardi 3 décembre. Cette partie est ouverte à partir de 4 inscrits, et jusqu'à 8 inscrits.
Chaque candidat(e), sur un sujet tiré au sort le mercredi 4 décembre pour le groupe 1 (1è3), le jeudi 5 décembre pour le groupe 2, prépare un discours de 5 minutes environ.
Il/elle aura la possibilité de tirer un deuxième sujet et de choisir entre les deux celui sur lequel il/elle souhaite concourir. Il est possible de s’inscrire en binôme.
Au-delà de 8 élèves, un 2è concours sera organisé fin mai, qui pourra éventuellement s’ouvrir à des candidats venus d’autres classes.
A l'issue des passages, les membres du jury votent pour le meilleur candidat ou le meilleur binôme. 
Les résultats des deux parties du concours sont alors proclamés.
 Les vainqueurs de chaque partie gagneront un bon d’achat à la librairie Passerelle. 

lundi 14 octobre 2019

Trois textes d'Emmanuel Kant sur le devoir

La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un impératif.
Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, et ils indiquent par là le rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle chose ou de s'en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […]
Or tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme un moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible que l'on veuille). L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.
Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d'être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l'action qui, selon le principe d'une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or si l'action n'est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l'impératif est hypothétique ; si est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison, alors, l'impératif est catégorique.
                                  E. Kant, Fondements de la Métaphysique des moeurs


Devoir! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous, la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? (...)
Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible.
                                                   Kant, Critique de la raison pratique (1788), P.U.F., p. 91


« Être bienfaisant quand on le peut est un devoir, et il y a en outre bien des âmes qui sont si disposées à la sympathie que, même sans autre motif relevant de la vanité ou de l'intérêt, elles trouvent une satisfaction intérieure à répandre la joie autour d'elles et qu'elles peuvent se réjouir du contentement d'autrui, dans la mesure où il est leur œuvre. Mais je soutiens que, dans de tels cas, une action de ce genre, si conforme au devoir, si digne d'affection soit-elle, n'a pourtant aucune véritable valeur morale, mais qu'elle va de pair avec d'autres inclinations, par exemple avec le penchant pour les honneurs, lequel, si par bonheur il porte sur ce qui est en fait en accord avec l'intérêt commun et en conformité avec le devoir, par conséquent sur ce qui est honorable, mérite des louanges et des encouragements, mais non point de l'estime ; car à la maxime fait défaut la teneur morale, telle qu'elle consiste en ce que de telles actions soient accomplies, non par inclination, mais par devoir.
Ainsi, supposons que l'esprit de ce philanthrope soit assombri par cette affliction personnelle qui éteint toute sympathie pour le destin d'autrui, qu'il conserve toujours le pouvoir de faire du bien à d'autres personnes plongées dans la détresse, mais que cette détresse des autres ne l'émeuve pas, suffisamment préoccupé qu'il est par la sienne propre, et que dans cette situation, alors qu'aucune inclination ne l'y incite plus, il s'arrache pourtant à cette insensibilité mortelle et qu'il mène à bien son action en dehors de toute inclination, exclusivement par devoir : dans ce cas uniquement, cette action possède sa valeur morale véritable.
Bien plus : si la nature avait inscrit dans le cœur de tel ou tel individu peu de sympathie, si cette personne (au demeurant, un honnête homme) était d'un tempérament froid et indifférente aux souffrances d'autrui, peut-être parce qu'elle-même pourvue d'un don particulier de patience et d'énergie endurante à l'égard de ses propres misères, elle suppose aussi chez les autres ou exige d'eux les mêmes capacités ; si la nature n'avait pas formé spécialement un tel homme (qui, en vérité, ne constituerait pas son plus mauvais produit) à la philanthropie, ne trouverait-il donc pas encore en lui des ressources pour se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut posséder un tempérament naturellement bienveillant ? Cela ne fait aucun doute ! Et c'est là précisément que se révèle la valeur du caractère, cette valeur morale qui est sans aucune comparaison la plus élevée, qui consiste en ce qu'il fait preuve de bienveillance, non par inclination, mais par devoir. »
      Fondement de la métaphysique des mœurs, Introduction à la métaphysique des mœurs

dimanche 13 octobre 2019

Travaille-t-on pour satisfaire son désir ou pour accomplir son devoir? Réception du sujet/Problématisation/Analyse des termes (TS3)

1) Réception du sujet  (ne pas confondre avec « Introduction ». Nous commençons par de simples remarques susceptibles de venir à l’esprit de tout candidat prenant contact avec un tel sujet)
        Les solutions proposées par ce sujet peuvent nous surprendre dans un premier temps parce que nous n’y retrouvons pas la réponse qui peut nous venir spontanément en tête, à savoir que nous ne travaillons que par contrainte, et que nous serions heureux de pouvoir nous en passer. Cela veut dire que la question du sujet nous impose de nous situer déjà à un certain niveau de compréhension et de définition du travail. Nous avons besoin d’un métier pour vivre décemment et si nous creusions ce premier niveau de justification, nous trouverions la nécessité biologique pour l’humanité de vivre des transformations qu’elle impose à la nature. Dans cette perspective, l’homme ne travaille ni par désir ni par devoir mais par besoin.
        Toutefois, c’est justement à partir de cette nécessité vitale que l’être humain dans l’organisation sociale de la communauté a transformé ce besoin en devoir, même si Hannah Arendt insiste sur le fait que les grecs n’accordaient aucune valeur sociale au travail. Etre libre  à cette époque c’est être dégagé de cette pression et ne pas avoir besoin de travailler pour vivre. L’institution de l’esclavage dans l’antiquité n’avait pas d’autre origine: ce n’est pas que l’esclave n’était pas humain, c’est tout simplement qu’il fallait quelqu’un pour assurer ces tâches que nous partageons avec les animaux, soit survivre en se nourrissant et en ayant de quoi se nourrir.
        Nous mesurons la différence avec le statut du travail aujourd’hui puisque il est devenu un critère de reconnaissance, un facteur d’intégration. Ne pas avoir de travail, ce n’est pas seulement être mis à l’écart d’un système économique de rétribution, c’est surtout ne pas être tout-à-fait reconnu comme un citoyen à part entière. Travailler c’est « faire sa part », participer à une oeuvre commune, prendre corps dans une société d’hommes animés par un même projet: celui d’inscrire de l’action humaine dans le monde (et peut-être plus encore que cela).
        
Il y a donc quelque chose de notre statut d’être humain qui se gagne par le travail et qui peut justifier que nous nous fassions un devoir de travailler. Finalement tout cela revient à défendre l’idée que l’on gagne quelque chose de plus « haut », de plus élevé que l’argent dans l’exercice de son métier, ou dans le mouvement d’une activité laborieuse.
        L’alternative proposée par le sujet est évidemment d’une nature toute différente: se pourrait-il que nous soyons motivés au travail non pas par la conquête d’un statut moral mais par l’efficience d’un désir qui clandestinement s'activerait  dans cet ouvrage réputé pourtant difficile, voire douloureux? Autant la notion de devoir est universelle et met en lumière le rapport de l’individu travaillant à l’humanité, autant le désir désigne une dynamique propre au sujet. Le travail dont la manifestation tout autant que les modalités se déploient dans une sphère publique porterait en soi un intérêt privé.  La question consiste donc à nous interroger sur le pourquoi du travail? De quoi le travail est-il la manifestation ou le moyen, le nom? Que poursuivons-nous au fil de cette activité qui nous occupe tous et qui semble décisive au regard de notre intégration sociale, morale, peut-être même existentielle?

2) Problématisation

        Travaillons-nous par désir ou par devoir? C’est « globalement » la question, mais cela ne suffit pas à comprendre le problème contenu dans le sujet. On réalise bien que les deux mouvements suggérés par cette alternative ne sont pas du tout identiques. Si nous travaillons par désir, cela signifie que nous sommes « inclinés » à le faire, c’est-à-dire que nous suivons la dynamique d’une nécessité intérieure qui nous détermine à l’entreprendre  sans que nous fassions vraiment un « effort ». Par contre, ce que nous accomplissons par devoir implique un contrôle de soi. Nous faisons valoir des idéaux supérieurs qui nous enjoignent de ne pas laisser libre cours à nos pulsions, nos envies, notre désir. C’est cela le fond de la question: s’il existe en nous un désir de travailler, alors cela signifie que cette tâche, au-delà de son apparence contraignante, de son cadre public, de ses modalités communautaires et éventuellement de sa valeur morale universelle, constitue le prolongement d’une motivation propre, intérieure au sujet. C’est par nous-mêmes en nous mêmes et sans sortir de nous-mêmes que nous travaillerions alors, comme si le fond de la motivation de cette activité n’avait finalement rien à voir avec notre rapport au monde, aux autres, à tout « Extérieur ».
        Au contraire le devoir suppose que le sujet se fasse violence pour faire entrer en considération dans ses motivations des interêts qui ne sont pas les siens. Le sujet s’éclaircit: nous sommes interrogés sur la nature exacte de la nécessité qui nous pousse à travailler, sachant que nous pourrions en dénombrer quatre et que la question posée en exclue deux. Il est possible, en effet, que nous travaillons par:
- Besoin
- Désir
- Contrainte
- Devoir
      
 Il sera nécessaire de distinguer le désir du besoin et le devoir de la contrainte pour saisir le fond de la question, mais nous pouvons d’emblée insister sur l’opposition entre le privé et le public, l’individu et l’espèce, le sujet et l’universel et relever ainsi comme un  chiasme efficient dans la compréhension du problème. Il y a dans le travail quelque chose qui réalise l’espèce humaine et qui dépasse l’individu en ce sens que le travailleur est devenu l’instrument d’une finalité qui peut écraser ses intérêts personnels (perte de sens du travail salarié), mais inversement le travail peut aussi être interprété au fil d’une perspective exactement inverse car la soif d’activité, le désir de réaliser une oeuvre est suffisamment prégnant pour que l’individu s’y perde et s’y affranchisse de toute obligation à l’égard de la communauté. Notre implication dans le travail est trouble: nous pouvons nous y perdre, comme nous y trouver, y subir l’aliénation comme y jouir de la liberté, de la reconnaissance, d’une forme de responsabilité. On peut bien sûr trouver très rationnel de travailler mais en même temps nous voyons également s’y développer des troubles telles que l’obsession, la dépression (burning out), la névrose. Si la nature de notre investissement au travail était aussi claire et transparente que le donne à penser l’idée selon laquelle nous travaillerions par devoir, nous ne pourrions pas rendre compte de toutes les machinations qui s’y trament, de la charge émotive que nous y appliquons. Nous sommes des machines à travailler, et toute la question est de savoir ce qui se joue, ce qui s’effectue et ce qui s’exprime dans cette automaticité, dans cette systématicité, dans cette réduction fonctionnelle de l’être humain à son travail:
«Tu t'appelles Rosetta, je m'appelle Rosetta. Tu as trouvé du travail, j'ai trouvé du travail. Tu as une vie normale, j'ai une vie normale. Tu ne tomberas pas dans le trou, je ne tomberai pas dans le trou.»
                                                              Rosetta - Les frères Dardenne
        
Le travail a pris une place suffisamment éminente aujourd’hui pour que chacun de nous juge évident de se définir aux yeux des autres par le métier qu’il exerce. "Etre, faire et devenir » sont des actions que l’on n’envisage plus autrement que dans les termes d’un travail salarié, même lorsque ce métier n’est pas celui que l’on aurait souhaité. Peut-être cette polarisation est-elle l’effet d’une déviance, comme le souligne Hannah Arendt. Elle n’en est pas moins effective et cela invalide la conception du travail qui le réduirait à une contrainte fondamentale, première, structurelle. Il se peut que le travail ait fait l’objet de transformations au gré desquelles il serait devenu l’instrument d’une aliénation de l’homme par l’homme, comme le suggère Marx, mais cela n’aurait pas pu se produire si précisément ce qui se jouait dans le travail pour l’homme était d’ordre strictement alimentaire, contraint, involontaire. Nous ne nous représentons pas notre vie sans travailler et cette restriction, cette condition de notre accomplissement existentiel fait nécessairement signe d’une implication dont il faut comprendre la nature: est-ce moralement que nous nous estimons obligés de travailler ou au contraire sous l’impulsion d’une dynamique désirante à la fois plus spontanée et moins rationnelle?

3) Analyse des termes
        

Travail:  nous pouvons, au moins distinguer trois sens du terme « travail »:
Tout le monde pense évidemment au travail salarié dans un premier temps. Il est impossible de concevoir cette signification indépendamment d’une organisation sociale et économique du travail. Cela veut dire que nous devons composer avec les impératifs de la collectivité qui nous assigne telle ou telle tâche. Travailler, c’est produire des biens ou des services en échange d’une rétribution. Cela suppose qu’il est impossible de travailler dans ce cadre sans respecter des conventions, des lois voire une déontologie (ce qui rend possible l’utilisation de la notion de « devoir »)
Dans une perspective plus large et plus efficiente philosophiquement, le travail désigne un certain type de rapport avec la nature. Travailler désigne toujours l’acte de transformer. Nous agissons sur une matière première pour en extraire une matière seconde marquée du sceau de l’utilité humaine. Ici travail et technique vont de pair. Il semble bien que l’être humain exprime ici une spécificité par rapport aux autres espèces animales qui n’éprouvent pas cette nécessité de marquer l’extérieur d’une empreinte spéciste intérieure. Travailler c’est inscrire de l’action humaine dans un monde naturel. Cette action creuse elle-même une trace, un milieu humain, culturel, artificiel et c’est dans cette concrétisation de l’action humaine que l’homme se reconnaît en tant qu’espèce.  
Enfin travailler désigne « l’oeuvre du temps ». On peut dire d’un objet ou d’un produit qu’ils sont « travaillées par les années » comme si quelque chose se poursuivait dans la dynamique pure d’un écoulement de durée. Il y a des projets qu’il faut « laisser mûrir » ce qui induit une efficience, une propension des choses, comme on dit, où ce n’est plus l’homme qui travaille mais le flux du temps, lequel n’est pas exclusivement celui de l’usure et de la destruction.
        Devoir:  il est une obligation qui s’oppose à la force en ce sens que l’on n’est pas contraint extérieurement par le devoir mais intérieurement. Alors que l’on aurait raison de se soustraire à l’emprise d’une force extérieure si nous le pouvions, nous n’aurions pas raison de nous soustraire à la contrainte imposée par le devoir parce que cette contrainte est fondée en raison et que nous le savons, en tant qu’être raisonnable. Mais en quoi est-ce une contrainte alors? En ceci que le devoir n’est pas agréable et qu’il implique que nous ne nous déterminions pas en fonction de nos sentiments ou de nos sensations mais seulement du commandement de notre raison, laquelle est universelle chez tous les hommes: « Le devoir est la nécessité d’accomplir l’action par pur respect pour la loi » - Kant
        Le philosophe allemand explique précisément ce qu’est le devoir dans ce texte:
 


« La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un impératif.
Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, et ils indiquent par là le rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle chose ou de s'en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […]
Or tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme un moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible que l'on veuille). L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.
Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d'être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l'action qui, selon le principe d'une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or si l'action n'est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l'impératif est hypothétique ; si est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison, alors, l'impératif est catégorique. »
                          E. Kant, Fondements de la Métaphysique des moeurs
        Le « moment crucial de ce passage est probablement celui-ci: « Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […] »
        Nous ne choisissons une action parce qu’elle est agréable qu’en suivant les intérêts purement égoïstes de notre subjectivité, et cela ne saurait en rien constituer un devoir. Agir par devoir, c’est faire valoir pour soi des principes objectifs et universels, ce qui nécessairement entre en conflit avec des principes subjectifs exclusivement motivés par mon plaisir ou mon confort. On ne peut donc agir par devoir qu’en se contraignant soi-même à ne pas suivre ce que Kant appelle « nos motifs pathologiques » (pathos: subir, être passif).
        Ce qui se joue dans le devoir est donc la liberté, parce que si nous laissons en nous triompher l’inclination vers ce qui est agréable, plaisant, nous ne serons jamais autonomes mais « hétéronomes », c’est-à-dire que nous subirons une loi qui nous sera imposée de l’extérieur, à laquelle notre raison qui est universelle n’aura pas donné son aval. Résumons: une action ne peut-être bonne que si elle est animée par une bonne intention. Que signifie « bonne », ici? Pure, désintéressée, c’est-à-dire débarrassée de toute motivation qui serait exclusivement liée à des intérêts personnels, égoïstes. Ce qui nous enferme dans des motivations de ce type, c’est précisément la sensibilité, l’affectif, les désirs, les passions, tout ce par quoi nous sommes « inclinés », tout ce qui nous rend passifs et nous conduit à nous laisser dicter notre conduite par quelque chose ou quelqu’un d’autre. Suivre des motifs sensibles, c’est être un esclave. Par conséquent il faut à la fois être actif, activiste, volontariste et trouver en nous la faculté qui nous fera sortir du cadre égoïste de ses motivations. Seule la raison le peut car elle est universelle. Faire primer en nous les impératifs de la raison sur les motivations de la sensibilité, c’est agir par devoir ET c’est aussi agir librement. Quelle est la loi morale qui sera à même de m’inciter toujours à agir par devoir plutôt que par plaisir ou par intérêt? L’impératif catégorique qui peut avoir plusieurs formulations mais qui se ramène toujours à un principe unique, celui d’agir de telle sorte que la loi dirigeant notre action puisse aussi servir de loi universelle valant pour tout homme:
« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
« L'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.  »
« Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. »
        Désir:  le désir s’oppose à la fois au besoin et à la volonté. Contrairement au besoin, il ne se satisfait pas et n’est pas exclusivement d’ordre organique. Il se distingue de la volonté en ceci qu’il n’est pas rationnel. Le désir consiste à « fantasmer », c’est-à-dire à idéaliser son objet de telle sorte qu’il puisse constamment alimenter une tension, une quête. Le désir rend impossible, inaccessible ce qu’il désire en le désirant, comme l’enfant qui fantasme tellement sur le jouet qu’il oeuvre à le déréaliser et travaille ainsi absurdement à le rendre insatisfaisant. Contrairement à la volonté, le désir ne cherche pas la réalisation.

4) Textes et références

« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tout aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.
L’homme doit être occupé de telle manière qu’il soit rempli par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. Ainsi l’enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé, si ce n’est à l’école ? L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus tard de sa grande utilité. »
                            Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation



Le besoin  nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau  des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau , adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui  , l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu , c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher , d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes.
Nietzsche - Humain, trop humain, I, § 611, Bouquins I, p. 680

« L'idée que le travail moderne est marqué du sceau de l'ascétisme n'est certes pas nouvelle. Se borner à un travail spécialisé, et par suite renoncer à l'universalité faustienne de l'homme, telle est la condition de toute activité fructueuse dans le monde moderne ; ainsi, de nos jours, « action » et « renoncement » se conditionnent fatalement l'un et l'autre. [.]
Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l'être. Car lorsque l'ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu'il commença à dominer la moralité séculière(5), ce fut pour participer à l'édification du cosmos prodigieux de l'ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme - et pas seulement de ceux que concerne directement l'acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu'à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer. Selon les vues de Baxter(6), le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu'à la façon d'«un léger manteau qu'à chaque instant l'on peut rejeter». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier."

        Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1920, Plon 1964 p. 248 250.