mardi 26 janvier 2021

Terminale HLP - Crime contre l'Humanité: de deux usages de la raison (sens et responsabilité)

 Ce cours s'inscrit totalement dans les thèmes de ce second trimestre: "L'humanité en question" mais il est un peu en marge de ce que nous sommes en train d'étudier: "Pourquoi faire tant d'histoires de l'Homme?" - Il a pour but de fournir  quelques éléments susceptibles d'aider les élèves de terminale en vue de la prochaine épreuve de bac blanc ( 01 et 03/ 02/ 2021)



« Crime contre l’humanité » - 

De deux usages de la raison: la donner (sens) et la rendre (responsabilité)


Introduction

D’Aristote à Hegel en passant par Descartes, la plupart des philosophes « renommés », reconnus par la postérité de l’époque qui a précédé le 19e siècle s’entendent plus ou moins pour qualifier l’être Humain comme "animal doué de raison", pour réprendre la formulation d’Aristote. L’homme est « Homo Sapiens ».  Ce consensus déjà totalement ébranlé par ceux que l’on a très justement appeler les philosophes du « soupçon »: Nietzsche, Marx et Freud ne fait plus du tout autorité aujourd’hui. Comment peut-on en effet concevoir que la raison soit le propre de l’homme au vu d’évènements historiques absurdes, tragiques, illisibles? 

Il est des actes, des moments de l’histoire humaine qu’il est impossible d’intégrer à une démarche  ayant un sens, une finalité, une raison d’être. Nous ne pouvons pas donner du sens au génocide juif, pas davantage que nous ne pouvons en rendre raison, ce qui pose de plein droit la question de la responsabilité. Je peux en effet individuellement assumer la responsabilité d’une faute que j'ai commise parce que j’en suis l’instigateur, et surtout parce que j’en suis conscient. Mais ici, le génocide juif représente une charge dont 1) il semble impossible de pouvoir encaisser par son énormité l’effectivité (pourtant indéniable), l’impact humain 2)  personne ne peut rendre raison tant cette réalité de l’histoire n’effectue rien, ne va nulle part, n’accomplit rien. Même en s’excluant (ce qu’il n’est pas aisé de faire) de sa gravité humaine, on ne voit pas du tout ce qui se fait au travers de cet évènement alors que l’on voit bien ce qui se fait au travers de la révolution française, ou de la chute du mur de Berlin. 

  


Il faut bien comprendre ici que plusieurs plans se chevauchent et méritent d’être distingués: On peut bien expliquer le génocide historiquement en décrivant la succession des évènements qui ont abouti à sa réalisation, cela ne lui donne pas pour autant un sens. La cause ne constitue pas une finalité, pas davantage qu’une raison d’être, pas plus qu’un Sens. 

De plus, il est absolument impossible de s’en tenir à une responsabilité individuelle, en disant que seuls les hauts dignitaires nazis sont coupables:

 1) puisque c’est toute la population de l’Allemagne et des pays occupés (collaboration) qui est concernée: « Il ne faut jamais perdre de vue que des politiques ultra-criminelles comme la Shoah n’ont pas été possibles uniquement grâce aux 250 000 Allemands qui ont été des exécutants immédiats. Il n’y a pas de Shoah sans gendarmes et préfets français. Il n’y pas de Shoah sans nationalistes lituaniens. Il n’y a pas de Shoah sans Oustachis croates. Il n’y a pas de Shoah sans policiers hongrois. Des représentants de presque tous les pays d’Europe y ont participé. » Johann Chapoutot, historien du 3e Reich.

2) l’onde de choc humaine de cet évènement atteint l’humanité dans son ensemble, ce que finalement le terme de « crime contre l’humanité » dit bien à condition de rajouter que ce sont des hommes qui sont à l’origine de ce crime. Il convient également de distinguer dans cette question le point de vue des bourreaux et celui es victimes. La question devient donc: comment l’humanité peut-elle désigner un concept suffisamment « flou » pour que les individus qui la composent aient besoin de définir une limite juridique visant à déterminer le seuil au-delà duquel on se met à part du genre humain, comme si ce seuil n’était finalement pas bien clair par lui-même?



  1. Les quatre causes d’Aristote

Aristote définit quatre types de causalité:

  • Matérielle
  • Formelle
  • Efficiente
  • Finale

Prenons pour exemple une statue et appliquons lui le critère de chaque causalité:

  • la cause matérielle de la statue est le marbre dans lequel elle est sculptée
  • La cause formelle de la statue est telle déesse si c’est une statue de déesse. La cause formelle d’une réalité ou d’un être c’est le modèle à partir duquel il a été conçu ou créé
  • La cause efficiente de la statue est le sculpteur
  • La cause finale de la statue est l’esthétique: elle doit satisfaire les exigences de la beauté. C’est son but.

Essayons d’appliquer rigoureusement ces critères au génocide juif de la  seconde  guerre mondiale (la démarche peut sembler étrange mais elle révèlera des points intéressants):

  • Sa cause matérielle est l’homme. Cela s’est fait concrètement dans ce que l’on pourrait appeler « de l’existence humaine, historique » .
  • Sa cause formelle: comment répondre à une telle question?  Sur quel modèle s’est constitué ce génocide? On pourrait ici invoquer le concept géopolitique de « lebensraum », c’est-à-dire le principe selon lequel certains peuples seraient ethniquement et légitimement voués à occuper plus d’espace en vertu d’un principe de supériorité raciale.
  • Sa cause efficiente: l’administration du 3e reich
  • Sa cause finale? Il n’y en a pas (dans l'esprit de Hitler, il y en a une évidemment. Par absence de cause finale, il faut entendre qu'il n'est aucune réalisation proprement humaine qui puisse ici se concevoir positivement. Ce n'est même pas une question de progrès. Le génocide ne permet pas aux Hommes d'affirmer quoi que ce soit qui puisse faire genre: "generis". Tout génocide désavoue la vocation d'universalité des êtres humains.
  1. Raison d’être, finalité, Sens

Cause, objectif, cause finale, raisons d’être: ces termes désignent des causalités distinctes. Nous mesurons bien ici à quel point les catégories d’Aristote ne peuvent pas vraiment opérer, non seulement parce qu’il n’envisageait pas de les appliquer à un évènement mais a fortiori parce que l’idée même de génocide n’existait pas à son époque. Aristote défendait l’esclavage mais précisément parce que par « Homme », il entendait homme libre. 

On peut bien par conséquent déterminer les causes historiques du génocide. On peut même en un sens déterminer son objectif, à l’échelle d’une nation gangrénée par des idéaux racistes et nationalistes: justifier sur son sol, le principe même d’une expansion territoriale légitimant la guerre, désigner à la population la victime expiatoire sur le dos de laquelle une unité toute aussi bien politique que raciale pouvait se constituer. Par contre, il est impossible d’assigner à la fois une « raison d’être » à cet épisode de l’humanité et une finalité à l’échelle humaine. Le sens de l’Histoire ne s’y accomplit pas. On ne voit pas quelle finalité humaine pourrait s’y réaliser, ni quel Sens le parcourt.

Évidemment il est difficile d’aborder philosophiquement ces questions sans les situer sur le fond du premier Stasimon du Choeur d’Antigone de Sophocle, car c’est bel et bien la face obscure et terrifiante, monstrueuse du « deinos » dont il est ici question. L’homme est cette créature autodidacte dotée de la capacité de « s’auto-créer ». Souvenons-nous ici de la comparaison avec la preuve de l’existence de Dieu formulée par Saint Anselme: autant Dieu est l’idée d’un être dont il est impossible de limiter l’idée autant l’homme est l’existence d’un être dont il est impossible de limiter les actes et l’aptitude à se concrétiser, à s’auto-effectuer dans le tour qu’il donne à son histoire par ses actions. 

  

Plutôt que de condamner gratuitement la traduction de Deinos par Heidegger: « violence faite à l’être, au fait d’être », sous le prétexte (très recevable, évidemment) qu’il a adhéré au parti nazi, ne serait-il pas possible de nous efforcer d’en saisir « la justesse » en nous limitant à une analyse exclusivement étymologique? Violence faite à l’Eidos, à l’essence, à l’idée, au concept. L’être humain explore ce que l'on ne peut pas nommer, dire, jusqu’à l’indignité la plus abjecte, parce qu’en tant qu’animal exosomatique, il n’y a pas de limites physiques à ce qu’il peut accomplir et qu’il se retrouve dés lors en situation de ne pouvoir être limité par rien d’autre excepté lui-même, ce qui implique des tâtonnements, des franchissements de lignes, des atermoiements,  des crimes, des actions absurdes dont il est impossible de rendre raison, auxquelles on ne peut assigner le moindre sens. Nous avons exactement l’impression que l’exceptionnalité du statut humain ayant en charge de se fixer à lui-même des limites morales induit également qu’il les transgresse, qu’il les explore « des deux côtés », qu’il lui soit tragiquement nécessaire de se faire exister aussi en tant qu’exilé de ses propres cités, banni de ses propres dynamiques inclusives, en tant que chaos possible sur le fond négatif duquel quelque chose comme un Cosmos, une cité (polis) est possible. 

En tant que « violence faite à l’être », à l’« eidos », il est donc compréhensible (mais pas excusable pour autant) que l’homme accomplisse des actes dépourvus de raison d’être, ou plutôt détachés de toute raison d’être au sens spinoziste du terme: de conatus. Dans les modalités quasiment techniques au gré desquelles le génocide s’est accompli, nous ne percevons pas de raison d’être, de spontanéité, de possibilité pour la vie de se « nourrir » de quoi que ce soit. Quelque chose ici tourne à vide, quelque chose qui n’est pas sans entrer en résonance avec les leitmotivs d’une certaine conception du « management » ou de la direction d’entreprise, comme récemment l’historien du 3e reich Johan Chapoutot l’a développé dans son livre « Libres d’obéir, le management du nazisme à aujourd’hui»:

 


« Être rentable / performant / productif (leistungsfähig) et s’affirmer (sich durchsetzen) dans un univers concurrentiel (Wettbewerb) pour triompher (siegen) dans le combat pour la vie (Lebenskampf) : ces vocables typiques de la pensée nazie furent ceux de Reinhard Höhn (technocrate du 3e Reich) après 1945, comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd’hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social militaire, économique et eugéniste de l’Occident des années 1850-1930 – mais ils les ont incarnés et illustrés d’une manière qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce que nous sommes, pensons et faisons. »

Est-il possible de relier entre elles des perspectives aussi éloignées que celle-ci avec l’avertissement du stasimon de Sophocle? Sans aucun doute car le propre du Deinos humain consiste dans une puissance technique illimitée. Le terme grec intéressant à interroger ici est celui d’Organon qui désigne à la fois l’organe et l’outil. De fait l’outil prolonge l’organe, c’est précisément cela l’exosomatisation, mais cela ne s’arrête pas là car cela signifie que l’homme est capable de transformer en « organon » les matières et les ressources naturelles. Ce qui s’opère ici est le premier moment de ce que l’on pourrait appeler « une logique de moyens » et l’avertissement du Chœur à l’Homme revêt alors un sens d’autant plus profond: « toi qui peux user de moyens à l’infini c’est-à-dire transformer en organon tout ce qui t’entoure, ne te perds pas dans l'infini des moyens! sans quoi tu t’enfermeras toi-même dans un effet de surenchère systématique des "organon" au détriment de toute finalité authentique. 

                    Mais que peut signifier précisément cette chute libre dans l'infini des moyens? L'oubli total de l'impératif pratique formulé par emmanuel Kant:

"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen"

        



 Dans cette scène, deux actrices reprennent la fin du film de Stéphane Brizé: "La loi du marché". Une vigile humilie une caissière prise en faute pour avoir fait passer des points de fidélité sur sa carte. Nous percevons parfaitement à quel point la logique d'entreprise se substitue totalement au principe d'humanité formulé par Kant. "En référer à la direction" signifie qu'à aucun moment une relation "à l'amiable" est ici susceptible de s'instaurer. C'est en tant que vigile que telle femme considère et dénonce telle autre femme pour une démarche qui va probablement lui faire perdre son emploi.  Aussi distincte que puissent apparaître ces deux situations, nous ne sommes pas très loin du remplacement de l'appellation d'être humain à celle de Stucken (morceau) telle qu'elle s'est banalisée dans l'organisation de la solution finale. Par quoi la vigile se sent-elle réellement "obligée"? Par le sentiment d'appartenance à un ensemble hiérarchique, exactement ce que Stanley Milgram appelle "l'état agentique". Dans cette considération, c'est bel et bien les implications d'une pensée pure de l'organisation   qui suit son cours, mais précisément Aristote nous avait pourtant déjà informé de la distinction fondamentale qui nous permet d'éviter cette dénaturation de l'homme au sein même du travail, par ce travail.


            Lorsqu'il différencie la poiesis de la praxis, il définit également un critère de démarcation fondamental des activités humaines:

  • La poiesis désigne les activités qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre finalité. Tous les gestes effectués par un travailleur dans une chaîne de montage sont de la poiesis parce qu’ils n’ont de sens qu’en les intégrant au produit final qui est extérieur Le travailleur ne peut pas savoir pour quoi il travaille parce que ce qu’il fait ne suffit pas à définir, à contenir le sens de ce pour quoi il le fait. La poiesis désigne donc l’action vidée de son sens, aveugle, dépourvue de « raison d’être » en tant qu’elle est purement instrumentale, c’est en la reliant mécaniquement à une autre action toute aussi aveugle que petit à petit on arrive à un produit fini. Aristote désignait par ce terme la plupart des activités qui étaient réalisées par les esclaves.
  • La praxis qualifie, au contraire, les actions qui sont à elles-mêmes leurs propres fins: comme l’action politique, les actes moraux. On ne peut pas se représenter une action qui corresponde davantage à la praxis que celle de la création esthétique. Ce que l’artiste fait est exactement la finalité pour laquelle il le fait. Le ready made de Duchamp est un objet rendu à sa propre finalité qui est « d’être là ». Quelque chose ici est à prendre en compte: à « la violence faite à l’être » qui caractérise le Deinos humain répond l’objet rendu à sa justesse, au pur et simple surgissement de sa présence « nue »: l’oeuvre d’art. Se pourrait-il que l’oeuvre théâtrale tragique en tant qu’oeuvre soit comme le remède (pharmakos) au tragique en tant que problème  humain (Deinos)? Se pourrait-il que ce soit en fait dans un seul et même mouvement que Sophocle expose à la fois le mal, le diagnostic et le traitement (la tragédie comme oeuvre pour contrer la tragédie comme drame réel historique)?

Cette référence à la distinction aristotélicienne entre poeisis et praxis donne au Deinos de Sophocle un souffle inattendu, une résonance aussi profonde qu’embarrassante dans la mesure où l’injonction forte du choeur à l’autolimitation humaine se précise et s’affine: ces limites que l’être humain doit se fixer à lui-même ne sont pas seulement légales, morales ou religieuses mais aussi téléologiques (telos: la finalité). Il n’est donc pas complètement insensé (malgré l’apparente différence de degrés de violence) de situer au même plan l’impossibilité de donner du sens au génocide et celle que vivent des millions de travailleurs humains de donner du sens à leur activité salariée parce que la notion même de travail est aujourd’hui totalement gangrenée par ce qu’Aristote appelait la poiesis et Marx la prolétarisation (prolétarisation qui aujourd’hui dans ce sens gagne les fonctions de cadres d’entreprise et ne sont plus réservées aux ouvriers - Même si la paye est différente, les cadres se retrouvent eux aussi en situation de ne plus savoir pour quoi ils travaillent ni à quoi ils travaillent).

D’autre part, ce que cette perspective ouvre d’extrêmement dérangeant comme ligne de cohérence et d’intelligibilité des phénomènes humains, c’est la possibilité que le management d’entreprises explore des pistes initiées sous le 3e Reich et c’est exactement le sujet du livre de Johann Chapoutot: « Libres d’obéïr, le management du nazisme à aujourd’hui »: 

« Les contradictions se cumulent ainsi aux paradoxes. Premier paradoxe apparent : un ancien SS, Reinhard Höhn imagine un modèle de management non autoritaire. Second paradoxe : l'injonction contradictoire de la liberté d'obéir. Cette accumulation de contradictions semble constitutive d'une perversion bien réelle, au sens le plus classique du terme : la méthode de Reinhard Höhn comme les méthodes de management par objectifs qui lui sont apparentées, repose sur un mensonge fondamental, et fait dévier l'employé, ou le subordonné, d'une liberté promise vers une aliénation certaine, pour le plus grand confort de cette « direction » qui ne porte plus elle seule la responsabilité de l'échec potentiel ou effectif.

La conséquence de ces contradictions et de cette perversion est tout sauf théorique : ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul des moyens est constitutif d'une aliénation au travail dont on connaît les symptômes psychosociaux : anxiété, épuisement, « burn out » ainsi que cette forme de démission intérieure que l'on appelle désormais le « bore out », cette « démission intérieure ».

Ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul des moyens: tout est dit dans ces expressions. On parle bien et tout le temps des moyens mis en oeuvre et des objectifs mais c’est pour dissimuler complètement l’absence de raison d’être, de finalité, de Sens. Pour comprendre à quel point l’homme est effectivement en question, il faut d’abord s’interroger sur le terme même de « ressources humaines », sur le fait qu’il puisse désigner un secteur d’entreprise, des techniques, des modalités d’approche, une profession: « directeur des ressources humaines ».

  

             
Deux conclusions s'imposent: 
- S'il nous est impossible de formuler une cause finale au génocide, c'est parce que les camps de la mort sont l'illustration de l'oubli total de l’impératif pratique Kantien, de la considération de tout être humain (et peut-être plus mais pas pour Kant) en tant que finalité en soi. 
- Cet oubli n'a aucunement été réparé par la destruction historique du 3e Reich. Il pointe quelque chose de plus grave qui a peut-être à voir avec la terreur du Deinos (à savoir ce que nous appellerons en 4e partie la victoire du diabolique sur le symbolique

3) Le sens de l’histoire et l’illusion rétrospective

Nous venons d’interroger cette question du sens d’un point individuel et de la prolonger dans une perspective très actuelle. Néanmoins la question de savoir jusqu’à quel point la raison peut expliquer et rendre compte de crimes contre l’humanité se pose aussi d’un point de vue plus « élargi », celui de la lecture historique que l’on peut faire du génocide notamment. Mais pour cela il faut remonter à plus loin. Thucydide déjà décrivait l’histoire comme la recherche des causes, et pas des raisons d’être ou des finalités. 

Toutefois au fil des siècles l’idée selon laquelle il fallait bien que quelque chose de plus important, de plus sensé, de plus finalisé s’effectue au fil des actions des hommes a vu le jour principalement sous l’impulsion des théologiens. Bossuet (1627 - 1704) dans « Discours sur l’histoire universelle. » soutient en effet que l’histoire ressemble à une anamorphose, à savoir que comme ces toiles peintes à cette époque qui ne représentent apparemment rien mais s’ordonnent suivant un certain angle ou à partir d’un reflet bien disposé, l’histoire offre le spectacle d’un apprenti désordre mais en réalité, du point de vue de Dieu tout s’ordonne et accomplit un dessein supérieur. Il faut une clé de décryptation pour comprendre le sens de l’histoire favorable dans lequel dieu à partir des mauvaises actions des Hommes accomplit une finalité qui est bonne, finalité invisible à des yeux humains.  L’image de l’anamorphose est très porteuse mais peut-être à contre-emploi, c’est-à-dire contre Bossuet, car la question dés lors se pose de savoir si l’homme ne pourrait pas atteindre un tel degré dans la composition d’une toile informe que même les voies de Dieu s’y troubleraient, ou peut-être mieux: ne serait-ce pas au contraire de ce que dit Bossuet, dans la monstruosité même de la toile que la présence de Dieu se ferait sentir mais moins comme une lecture possible que comme la nécessité impérieuse de sortir de cette toile? Dieu c’est l’idée d’un Sens Autre à l’absurdité même de toute parcelle d’histoire réelle. 

 

Si, comme il a été dit, l’homme est prés à supporter l’innommable, l’absurde, le monstrueux à condition qu’il puisse croire que tout cela a un sens, alors Dieu peut s’assimiler à ce cri là et au fait qu’il doit demeurer sans réponse réelle. Que Dieu n’est pas là, c’est un peu ce que crie la toile célèbre d’Edward Munch mais cette absence décrit par là même le négatif d’une présence qui ne s’avère pas moins défectueuse que, par là même, urgemment nécessaire.

Ce raisonnement vaut finalement dans les mêmes termes pour les philosophies de Kant et de Hegel pour lesquelles il y a bien un Sens de l’histoire mais qu’il apparaît seulement aux hommes capables de discerner dans tout ce chaos d’actions violentes et contradictoires des hommes les finalités de la nature, pour Kant et celles de la raison pour Hegel.

Toutefois le philosophe Bergson a pointé l’efficience d’une tournure d’esprit ou d’un pli dans l’intellect humain au gré duquel tout prend sens du simple fait d’être passé, parce que nous confondons la chronologie et les causes avec des finalités. Si chacune et chacun de nous regarde son passé, il y trouvera nécessairement l’explication du fait qu’il soit là où il est maintenant: tout s’explique, mais cet effet rétrospectif d’éclairage du présent par le passé nous conduit presque insensiblement à poser l’existence d’un dessein, d’un ordre ou d’une vocation au nom de laquelle on se sentira habilité et finalement choisi désigné par le sort, voire le destin à être ceci plus que cela. 

Appliqué à des évènements, cela donnera le sentiment d’un sens s’accomplissant dans l’histoire, d’une intelligibilité inconsciente de sa propre dynamique rétrospective. Le sens que l’on voit dans l’historie n’est en réalité que celui de la causalité d’un passé qui explique que le présent soit présent, donc une tautologie.

 4) La dépense somptuaire et l'opposition Symbole / Diabole

                        L’homme est prêt à accepter toutes les souffrances si elles ont un Sens, ce qui signifie que le fait de subir la pire violence qui soit n’est rien comparé à celui qui consiste à la subir « gratuitement », totalement, sans pouvoir se dire que, quelque part, cela pourrait servir à quelque chose. Nous voulons bien souffrir ou mourir même dans des circonstances atroces à condition que ce soit « POUR » quelque chose. L’horreur, c’est  le non-sens, c’est d’envisager la possibilité que la vie se réduise à l’effectuation stricte et brute des « choses », des actions humaines dans leur littéralité, leur dispersion, leur contradiction. Le colonel Kurtz dans Apocalypse Now de Coppola, répète ces deux mots en mourant: « L’horreur, l’horreur ». Il avait décrit un peu avant comment lui, un brillant officier américain était tombé dans la folie totale et l’absurdité du mal pur en voyant une montagne de bras d’enfants vaccinés que l’armée populaire du Vietnam avait sectionné après leur passage dans un village. Il parle d’une balle mentale et cristalline l’ayant atteint en plein front. «  C’était clair » dit-il mais de quoi parle-t-il vraiment?
               


                    De cette révélation toute à la fois soudaine et atroce qu’il n’y a rien d’autre que ça: cette montagne de petits bras d’enfants vaccinés. Cette vision a été pour lui cet éclair, cette expérience d’un trop plein de réalité, cette décharge pure, crue  d’un évènement qu’aucune idée ne pouvait recouvrir, ce moment où la raison se dit: «  j’arrête, je ne peux pas recouvrir ça d’une quelconque raison, d’une justification, je ne peux pas l’intégrer à un schéma d’ensemble, à un projet, à une quelconque planification. »
                C’est bel et bien une fonction essentielle de la raison qui se voit ici arrêtée, fixée, tétanisée en plein vol, mais laquelle? Probablement la plus fondamentale de l’être Humain: « chercher et proposer du Sens », celle-là même qu’après tout, nous avons enclenché dés nos toutes premières interrogations: qu’il y ait de la vie, de la réalité, du monde, des forces physiques et des êtres dans ce monde, cela est étonnant. Il y a de quoi s’étonner. Qu’il y ait de la vie, l’Homme a choisi de s’en étonner plutôt que de le vivre sans se poser de questions. Cela a provoqué des histoires, des mythes, puis des mythes fondateurs de religions, puis des religions, puis de la tragédie théâtrale, puis de la science, de la technologie, de la rationalité, de la physique, des maths, etc.
                        
            Nous comprenons maintenant sur quel fond apparaît l’Horreur du colonel Kutz, pourquoi ce magnifique film qui semble nous raconter la mission d’un officier américain chargé d’en assassiner un autre est aussi troublant, comme s’il remettait en question l’un des fondements à partir desquels quelque chose de la mentalité de tout citoyen occidental reposait: la demande de Sens. Mais précisément le trouble quasiment hypnotique du style baroque qu’exprime  esthétiquement ce film est une réponse à cette horreur, tout comme la tragédie grecque fait plus que pointer le problème de l’être humain face à l’absurdité de l’existence. Ce n’est pas tant une réponse que l’expression épurée d’une évidence: le sens c’est ce qu’il nous revient, à nous Humains, de faire naître dans le chaos, et plus il y a de chaos, plus il y a d’incitations à créer du sens, c’est-à-dire de l’Art, des chants, des paroles ou des images soudainement remises à l’endroit, à la verticale, du tragique, de la célébration, du rituel, ce que Georges Bataille appelle « la dépense somptuaire. »

            Il convient de faire très attention à ce terme qui revêt un sens atténué, courant et un sens philosophique, voire sacré, religieux ,esthétique, fondamental. Quand on dit de quelqu’un qu’il s’engage dans des frais ou des dépenses somptuaires, on veut dire « qu’il jette l’argent par les fenêtres », mais Georges Bataille lui assigne un autre sens: celui de dépense gratuite. Le chasseur inuit qui passait plus de temps à sculpter le manche de son harpon qu’à en affûter la lame situe dés lors la chasse et l’acte de tuer un phoque dans un autre contexte que celui de se nourrir. Nous pourrions dire qu’il l’immortalise ou qu’il lui fait revêtir une dimension esthétique, rituelle, stylisée. Ce ne sont pas que des gestes guidés par la faim: « la chasse", c’est aussi une modalité esthétique d’inscription dans la réalité. 
                Une dépense somptuaire se caractérise par la libération gratuite, totale, sans économie d'aucune sorte d'une énergie qui ne s'oriente vers aucune finalité sociale, rationnelle. Elle peut même aller jusqu'à la destruction de biens. L'être humain y exprime le désir d'une gratuité totale. Le sacré, voire le sacrifice contrarie l'utilité pratique, les besoins vitaux, le bon sens.
        Nous percevons bien dés lors deux acceptions différentes du « Sens ». Chasser a du sens parce que cela peut s’inscrire dans un but, une finalité vitale, rationnelle: on chasse pour avoir de la viande de phoque. Mais il existe aussi un autre sens: celui de la dépense somptuaire, du sacré, de l’Art: on chasse parce que l’on signe ainsi une manière d’être au monde, on esthétise sa présence, on l’investit d’une forme de gratuité, de justesse, de pesanteur, de consistance « pure », de joie, de joie de vivre où quelque chose d’exister se dit précisément et paradoxalement mieux que de vivre.
        Par dépense somptuaire, il ne s’agit vraiment pas d’entendre seulement dépense d’argent mais plutôt d’énergie, de temps, tout ce par quoi l’être humain manifeste à l’égard d’une activité une sorte de déplacement de curseur par rapport à la seule organisation de moyens en vue d’une fin. Devant l’organisation des camps de la mort, on a l’impression de voir se dérouler une pure logique de moyens, une sorte d’exacerbation de la poiesis (Aristote) assez similaire finalement au principe même du taylorisme. C’est une chaîne de montage. Quelque chose d’une machine de rouages purement administratifs se met en place et fonctionne à vide.
         

                Peut-être convient-il de mener ces deux perspectives à leur paroxysme pour comprendre leur dynamique ainsi que la raison pour laquelle l’une est absurde et l’autre sensée, au sens très fort de ce terme. Ce qui distingue profondément tout acte exécuté dans la logique de la dépense somptuaire de la logique à vide des camps de la mort, c’est que dans le premier cas, l’acte est à lui-même sa propre fin, on donne à l’acte de chasser suffisamment de valeur, de stylisation, de consistance symbolique pour qu’il se suffise à lui-même. Dans les opérations et les travaux imposés au sein des camps de la mort, on s’efforce au contraire de les réduire à des automatismes, à des tâches  asignifiantes, a-symboliques, c’est-à-dire diabolique, du grec dia (à travers) et ballein  qui signifie jeter. Disperser, jeter à travers, morceler, diviser, rendre confus.
        Job, lâché par Dieu et livré à Satan, finit par saisir la valeur symbolique et esthétique de la plainte. Rendu à la dispersion littérale et brute de jours où ne succèdent plus que des malheurs et des déperditions, des fuites, des signes de chaos, il construit sa plainte, en travaille les accents, les tonalités. Il ne s’agit plus pour lui d’attendre les signes divins au gré desquels tout pourrait se reconstruire sous l’effet d’une providence surnaturelle et supérieure, il s’agit de créer du sens par l’œuvre, de retrouver la puissance et la justesse de la praxis. Cela signifie qu’aussi loin que l’Homme puisse aller dans l’exploration de la « diabole », de la dispersion des moyens  et du morcellement prétendument organisé des tâches et des activités, il est toujours à notre portée de ressaisir cette perte dans la consistance symbolique de la dépense somptuaire, par l’Art, exactement comme l’a accompli Zoran Music au charnier de Dachau.
  

        Conclusion
        
                 « Lâché » par Dieu, Job ne comprend plus ce qu’il fait là et il se plaint, mais à personne car Dieu est devenu sourd à ses plaintes, il est devenu tel qu’il est, à savoir inexistant mais, à cause de cela, la plainte de Job devient élégiaque, c’est-à-dire inspirée par de l’immanence « pure ». Qu’il n’y ait plus de Dieu à l’écoute nous met en situation de devoir créer ce sens à partir de nos actes et l’oeuvre d’art est le seul moyen qui soit à lui-même, en lui-même sa propre finalité. Dans la plainte de Job, l’Homme se plaint à un Dieu dont il envisage qu’il ne soit finalement pas « au bout du fil » et de ce fait, la plainte résonne dans la possibilité d’un silence terrible, aussi horrible que la terrible révélation du colonel Kurtz qui réalise qu’une montagne de bras de petits vietnamiens n’est vraiment qu’une montagne de petits bras.
         

                Ce qui est exacerbé ici, mais plus que cela encore: « mis à jour », c’est peut-être le ressort le plus fondamental de notre existence, de notre présence, de notre rapport au deinos, de notre raison d’être, de ce dans quoi, malgré quelque chose comme une condition humaine peut être « tentée », envisagée, réalisée. C’est lorsque les exigences de la foi et de la raison paradoxalement se réconcilient pour constituer une « motivation ». Une modalité de perception esthétique, c’est-à-dire TRAGIQUE de son existence apparaît comme le point de conciliation de ces actes pourtant d’horizon et de nature si distincts: croire et savoir.

        Peut-on trouver en soi la ressource d’opposer au gardien de camp nazi qui nous contraint à déplacer un tas de pierre du point A au point B que « Oui, la vie ne serait-elle que ça en fin de compte, que cette débauche d’énergie qui ne crée rien, qui n’aboutit à aucun résultat et ne change rien à l’état des choses telles qu’elles sont que ça « vaudrait encore le coup » parce que cette dépense d’énergie est précisément gratuite? » Peut-on se représenter Sisyphe heureux, comme le demande Albert Camus? Oui, à condition que l’on ait accompli cette révolution qui à tous égards revient finalement à une acception esthétique de la praxis.
           

                Que l’on puisse trouver matière à célébration dans toute activité: la chasse (le chasseur inuit), côtoyer des cadavres (Music), tisser une toile (Pénélope), se plaindre (Job), pousser une pierre (Sisyphe) manifeste une puissance littéralement démiurgique en l’homme: créer de toutes pièces des raisons d’exister « dans » le fait d’exister. L’art n’est pas une activité qu’il nous reviendrait de pratiquer sereinement pour donner du sens mais plutôt dans l’effet de panique qui accompagne la révélation brutale de l’absurde, un sentiment d’immanence pur et brut: « ce n’est que ça: la vie! » Et c’est terrifiant, mais cette terreur, on peut en épouser la puissance par la célébration et seulement « elle ». L’art décrit cette incroyable et miraculeuse ressource de l’homme qui, écrasé par l’évidence du chaos, ne se sent pas démuni pour autant, s’éprouve en capacité de récupérer la force cet écrasement même, de le détourner de sa tête comme un dompteur qui, le visage coincé dans la gueule du lion, trouverait encore le moyen de célébrer la puissance de la mâchoire du fauve. 


« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais
- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ?
- Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ?
- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur
Ainsi que l’étoile et la tempête ?-
- Parce que je célèbre. »
 
                                           Rilke (Dédicace pour Léonie Zacharias)


            Il faut que le Deinos de l'Homme crée le Chaos pour que le Deinos de l'Homme en fasse un Monde. Mais cela suppose qu'il soit "inspiré" et par ce terme il n'est pas du tout question d'entendre la voix de Muses susurrant à l'oreille des poètes ou des oracles des paroles divines, mais bien au contraire une sorte de foi aveugle qui ne serait adressée à aucune divinité transcendante. Dans l'écrasement de Sisyphe par la pierre qu'il a à faire rouler jusqu'au précipice et qu'il ira ensuite rechercher "à nouveau", il y a encore place pour l'effort de la célébration. Dans un monde absurde, ce qui n'est pas absurde, c'est de le vivre, mais cela implique une certaine modalité de perception mêlant subtilement une capacité de détachement vis à vis de la souffrance et un sens de l'observation exceptionnel. S'attacher à l'instant pour ce qu'il nous donne, sans jamais laisser la moindre parcelle de jugement corrompre la pureté de cette expérience brute, littérale et naïve de la vie, c'est ce que seul l'Art est à même de réaliser. C'est exactement ce qu'exprime le Tragique, aussi bien chez Sisyphe que chez œdipe:

  

                « On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l'est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever. C'est le prix qu'il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime. Pour celui-ci, on voit seulement tout l'effort d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et l'aider à gravir une pente cent fois recommencée; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d'une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté toute humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
                C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfoncer peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté connaît toute l'étendue de sa misérable condition: c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
                Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l'homme: c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-même. L'immense détresse est trop lourde à porter. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Ainsi, Oedipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors: "Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien." L'Œdipe de Sophocle, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne. »

                                                                    Albert Camus - Le mythe de Sisyphe




lundi 25 janvier 2021

Cours: Le langage (reprise des cours en présentiel)

( Nous reprenons les cours en présentiel pour toutes les terminales. Je rappelle le plan du cours et je situe ce que nous sommes précisément en train d'étudier, à savoir la méthode d'explication de texte du baccalauréat appliqué au texte de Benjamin Lee Whorf sur le principe de relativité linguistique. Le plan est le suivant:

1) Les spécificités du langage humain

a) Langue/ Langage/Parole

b) les différences entre la communication animale et le langage humain 

c) La double articulation

2) Perceptions de mondes et structures de langues

a) Systèmes et différences

b) le principe de relativité linguistique


                       Méthode de l'explication de texte: Benjamin Lee Whorf)

 Expliquez le texte suivant:

         
   « Lorsque des linguistes devinrent capables d'analyser d'une façon critique et scientifique un grand nombre de langues dont les structures présentent des différences considérables, leur base de référence s'en trouva agrandie. Ils constatèrent une solution de continuité dans les phénomènes considérés jusque-là comme universels, et prirent conscience du même coup de tout un nouvel ordre de significations. On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l'instrument » permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d'une grammaire à l'autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s'y trouvent pas tels quels, s'offrant d'emblée à la perception de l'observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d'impressions que notre esprit doit d'abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous l'organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu d'une convention qui détermine notre vision du monde, – convention reconnue par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre langue. Il s'agit bien entendu d'une convention non formulée, de caractère implicite, mais ELLE CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous ne sommes à même de parler qu'à la condition expresse de souscrire à l'organisation et à la classification des données, telles qu'elles ont été élaborées par convention tacite.
          Ce fait est d'une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu'aucun individu n'est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu'il est contraint de tenir compte de certains modes d'interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu'ici aucun linguiste ne s'est trouvé dans une situation aussi privilégiée (…)   
         On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le "principe de relativité linguistique", en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d'observations différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant qu'observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. […] À partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique explicite, du fait d'une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales qui ont engendré la vision première et implicite. Ainsi l'univers de la science moderne découle d'une rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales. Évidemment, la science n’est pas le produit exclusif de la grammaire mais elle n’aurait jamais existé sans elle. »
             Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956,


La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

A) Les critères de sélection du 3e sujet
        Pourquoi choisir le 3e sujet plutôt que les deux premiers (sujets de dissertation)? Dans ma mesure du possible, il serait vraiment ruineux et dommageable que vous choisissiez seulement ce sujet par incapacité de faire les deux autres. Le choix du texte est d’élection, cela sous entend que vous consentez à faire de ce passage le creuset, le sujet de toutes vos réflexions pendant 4h et c’est long. Acceptez-vous de penser « dans » ce texte? Y percez-vous de quoi alimenter pendant tout ce temps et de façon vraiment appliquée concentrée, toute votre capacité à mener des analyses et à avoir des idées? C’est là la question que vous devez vous poser.
        Il existe aussi un critère décisif mais plutôt négatif de ce choix: si, au terme de 4 ou 5 lectures de ce texte lancées dés le début de l’épreuve, vous ne parvenez pas à avoir le sentiment qu’il défend UNE idée, et finalement UNE SEULE, alors il est préférable de ne pas entamer son explication. Tout texte de philosophie est riche, dense mais les termes mêmes de cette épreuve suppose que l’on vous donne un texte qui défend UNE thèse. Il faut donc avoir le sentiment d’une unité, même si cette unité n’est pas encore bien formulable pour vous. Le sentiment d’une UNITE suffit.
        Enfin, il importe que vous soyez sensible à la densité philosophique du texte. Si telle ou telle phrase vous semble lourde d’une quantité plus ou moins importante de développements implicites que vous vous sentez à même de faire basculer dans l’explicite, ou autrement dit, si vous réalisez que ce texte dit de façon rapide et allusive plusieurs idées ou arguments présupposés dont vous percevez l’importance sans qu’elle soit vraiment inscrite dans le texte, alors ce sujet est « prenable ». Il faut avoir le sentiment d’être en résonance avec ce texte. Cela veut dire que parfois, vous devez trouver que l’auteur dit rapidement ce qui en réalité a besoin de plus de développement pour être compris.
    


B) L’idée essentielle, le plan et l’introduction
        Il est temps maintenant de formuler cette impression d’unité qui vous a décidé à choir ce sujet. Vous pensez que l’auteur défend finalement une seule thèse mais laquelle précisément? De quelle idée pourrions-nous dire qu’elle imprègne TOUT le texte, qu’elle le hante? Que veut vraiment démontrer Whorf au final, ici?
        Une attention particulière est donc requise ici au sens évidemment mais aussi au registre lexical utilisé et à la fréquence de l’utilisation de certains termes. Benjamin Whorf utilise 5 fois le terme de science ou scientifique. D’autre part le registre lexical de la science imprégne ce passage de façon évidente (Critique, analyse, synthèse, rationnel, structure, absolue, impartialité, spécialisation, rationalisation, etc.). L’idée essentielle concerne dont le rapport entre l’étude de la langue et la science. Nous comprenons peut-être un peu plus le soubassement implicite de la thèse qui nous est ici proposée, à savoir que le propre de la science est de viser l’objectivité, c’est-à-dire qu’elle se définit comme un savoir suffisamment rationnel et sceptique, soucieux de soumettre chacune de ses hypothèses à des tests, qu’elle est, de tous les savoirs, celui qui manifeste avec le plus de rigueur et d’exactitude la capacité de fournir à l’homme des résultats fiables sur le monde. Or Benjamin Whorf soutient ici qu’aussi rigoureuse et efficace que puisse être la pratique scientifique, elle doit ou devrait prendre en compte d’abord ce principe de relativité linguistique selon lequel toute pensée et perception du monde est nécessairement d’abord celle d’UN monde, celui qui est structuré et comme présupposé par la grammaire de la langue du sujet  humain qui le perçoit et qui le pense. Le principe de relativité linguistique réduit donc à néant toute prétention scientifique à viser la connaissance universelle d’un monde qui serait conçu et posé comme étant LE monde. Chaque sujet, y compris le scientifique, est en contact avec le monde que sa langue maternelle a d’abord structuré, et il ne peut en être autrement, mais il peut viser une représentation scientifique du monde dés lors qu’il prend en compte ce principe de relativisation linguistique.
        Cette étape ainsi que celles qui suivent s’exécutent sur le brouillon. Nous disposons de l’idée essentielle qui consiste à affirmer que la science elle-même est prise dans le mouvement de cette relativité linguistique et ne parvient pas à pointer vers UN monde objectif. Il reste à déterminer comment l’auteur parvient à justifier cette affirmation dans ce passage en prêtant attention à l’enchaînement de parties dans le passage proposé. Evidemment le découpage en paragraphes est une indication éventuelle mais ce n’est pas un principe assuré. Il convient également de prêter attention aux connecteurs logiques. Dans le texte de Benjamin Whorf, les paragraphes définissent bel et bien trois parties distinctes:
1er §: l’infrastructure (la structure élémentaire ou l’organisation) grammaticale de notre langue maternelle détermine radicalement nos pensées et nos perceptions. Celles-ci ne sont donc des données pures, brutes, premières à partir desquels nos langues respectives constitueraient des énoncés, elles sont déjà ce qui se manifestent à des pensées et à des systèmes nerveux préconditionnés par les principes de classification et d’organisation de leur langue respective à percevoir tel ou tel phénomène.
2e §: par conséquent l’idée même d’impartialité dans l’observation d’une réalité s’effectuant dans « le » monde est fausse, nulle et non avenue. Rien de ce qui se passe dans « le » monde ne peut être perçu autrement qu’au travers du filtre d’une langue, laquelle percevra ce qu’elle pourra percevoir en fonction de son infrastructure grammaticale. Si un linguiste possédait toutes les bases linguistiques de toutes les langues, peut-être pourrait-il prétendre à cette objectivité là, mais l’existence de ce linguiste est pour l’instant improbable.
3e §: il faut donc convenir de l’activation d’un principe de relativité linguistique dont l’efficience est double: elle rend purement impossible l’idée même d’unité d’un univers observable, mais elle ouvre en même temps une voie qui est celle d’une rationalisation redoublée, ou si l’on préfère d’un travail d’objectivation des données à partir des perceptions différentes provoquées par les langues. La conséquence évidente de ce principe de relativisation consiste à reconnaître que la Science découle de la grammaire des langues occidentales. Il convient donc d’inverser la définition que nous assignons à la linguistique: elle n’est pas l’activité qui fait de la langue un objet de science mais celle qui fait de la science un objet de langue, même si la science n’est pas le produit exclusif de la langue.

        Il faudra suivre cette progression dans l’explication puisque celle-ci se doit de ne pas s’écarter du texte même si elle peut utiliser d’autres références que celles de l’auteur. Il sera possible de faire droit à des pensées défendant des thèses opposées mais toujours sur les idées qui sont développées ici. C’est un point non négociable de toute explication: ne jamais s’écarter de ce qui est affirmé, argumenté dans le texte à expliquer.
   


        Il est maintenant possible de rédiger l’introduction. Celle-ci se compose de trois parties: Thème / Thèse / Problématique:
le thème désigne le sujet global sur le fond duquel se détache la thèse (qui désigne l’idée essentielle du texte). Ici c’est l’influence, l’impact de la langue maternelle sur nos possibilités de connaissance
La thèse est l’idée essentielle. Il sera possible d’en faire précéder la formulation par l’expression: ici, Benjamin Whorf soutient que….Cela nous fait ainsi bien comprendre l’importance du thème: il décrivait une sorte de halo, de plan large dont l’idée essentielle est comme la focalisation, une manière de dire (sans le dire comme ça évidemment): concentrons avec attention à ce que défend ce texte, à savoir que…La thèse de ce texte, comme il a déjà été dit, c’est qu’il existe un principe de relativisation linguistique qui rend caduque la prétention de la science à observer « le » monde. Par contre, la science peut et doit œuvrer à partir des perceptions différentes de mondes causées par la pluralité des langues. L’universalité du discours scientifique ne peut donc se concevoir comme un principe de base mais plutôt comme une idée régulatrice, ce vers quoi la science doit tendre et non ce dont elle doit partir.
La problématique désigne le « conflit », la contradiction dans laquelle la thèse du texte intervient et tranche d’un côté ou de l’autre. Ici le problème sur lequel la thèse de Whorf prend position est une sorte de dispute entre la science et la linguistique: de quel domaine de compétence peut-on dire qu’il englobe l’autre? Il ne fait aucun doute que la linguistique est une science, qu’elle est comme un sous ensemble d’un vaste édifice que l’on appelle la science mais Benjamin Whorf fait remarquer qu’il est un biais par lequel ici l’objet visé, à savoir la langue, dépasse le type de savoir qui prétend l’englober, comme si la langue décrivait une réalité trop déterminante pour se laisser ainsi circonscrire par un type de discours, et cela est d’autant moins absurde que la science est bel et bien un type de discours donc de la langue. Finalement la science est-elle autre chose qu’un métalangage, c’est-à-dire qu’en effort de la langue porté sur la langue elle-même?

Introduction:   Quiconque prête attention à ses pensées s’aperçoit qu’elles se tissent dans la forme même de notre langue maternelle. Comme l’écrit Platon la pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même et ce « dialogue » est fait de mots: ceux que nous avons appris en naissant dans telle ou telle communauté linguistique. Mais quelle est exactement l’impact de cette influence de notre langue sur ce que nous pensons ou percevons? Ici l’auteur américain Benjamin Lee Whorf affirme qu’il existe un principe de relativité linguistique que la science doit prendre en compte sous peine d’en être la victime et de ne pas réaliser qu’en fait elle se donne pour objet l’étude des phénomènes d’un monde possible parmi tant d’autres: celui que la langue maternelle du chercheur découpe, celui dont le savant ne fait l’expérience qu’au travers du filtre de cette langue.  Le problème ici est celui de la lutte d’influences que se livrent une discipline cultivant plus et mieux que toute autre son rapport au réel par le biais d’expériences faisant jaillir des « faits », des résultats: la science, et une autre travaillant la langue et l’influence déterminante, pour ne pas dire décisive qu’elle exerce sur nos modes de pensée et de perception. Le principe de relativité linguistique est-il suffisamment fondé et irrévocable pour s’appliquer à la science et la redéfinir comme méta-langage, c’est-à-dire finalement comme cette entreprise de rationalisation qu’un discours effectue sur des modalités de pensée et de perception elles-mêmes structurées par les grammaires de leur langue respective? L’étymologie commune de langage et de logique, à savoir « logos » doit être ici mobilisée et interrogée avec beaucoup d’attention. Ce terme signifie en grec à la fois le langage et la raison. Or, si il va de soi en effet qu’il ne saurait exister de langue, ni de langue sans manifestation de la raison, sans effort de rationalisation, il est tout aussi vrai qu’il serait inconcevable de définir la raison sans langage.
C) Développement
        Expliquer un texte ne consiste ni à le commenter, ni même à le comprendre. Il convient ici d’être extrêmement précis sur ce qu’est une « explication » en distinguant clairement cet exercice:
Commenter un texte suppose que l’on formule les idées qui nous sont venues « à l’occasion » de sa lecture, un peu comme si le texte était le prétexte à penser « par soi-même » et par ailleurs. On commente, on précisé ce à quoi le texte nous fait penser. Ce n’est pas du tout la même chose qu’expliquer qui implique une attention exclusivement portée au texte. Il ne s’agit plus dans une explication de dire à quoi le texte fait penser mais ce qu’il pense, ce que l’auteur pense en l’écrivant. Cela ne signifie pas que toute référence extérieure est interdite dans une explication mais qu’elle doit nécessairement, aider à saisir le sens de ce texte ci ici et maintenant.
Comprendre un texte ne signifie pas la même chose que l’expliquer. Il y a quelque de plus modeste dans ce dernier terme. Expliquer est un acte. Comprendre désigne plutôt la capacité à se situer dans un certain état achevé, posé. De très nombreuses explications de texte sont ratées parce que leur auteur « comprend » ou pense qu’il a compris et de ce fait résume, synthétise le texte en affirmant qu’ « en gros », « le texte dit ça ». Autant la supposée compréhension est un acte synthétique autant l’explication est un exercice d’analyse. C’est un effort méthodique que l’on produit sur un texte, pas une volonté affichée de ramener à du connu. Quelque chose de l’explication fait signe d’une progression nécessaire: son étymologie: ex-plicare signifie « démêler les plis ». Il faut prendre cette expression au pied de la lettre. Représentons nous le texte comme un papier froissé au sens de dense, compacté. Il va nous falloir l’aplanir, le repasser avec un fer pour saisir et aplanir ses difficultés. L’explication est laborieuse, progressive. La compréhension est plus affaire de réalisation presque soudaine. Cette distinction est fondamentale.
Enfin expliquer un texte implique que l’on ne s’en éloigne jamais et que l’on ne se contente pas de le répéter en remplaçant simplement des mots. Ce n’est pas de la paraphrase.
                

            Il faut bien saisir l’idée essentielle du texte que l’on pourrait formuler par le biais de cette inversion: ce n’est pas la langue qui est objet de science comme pourrait le laisser à penser le terme de linguistique mais c’est plutôt la science qui est objet de langue, c’est-à-dire que le principe de relativité linguistique nous oblige à remettre en cause l’idée d’une réception pure et objective des données de l’observation et de l’expérience. Une fois que l’on a parfaitement assimilé que c’est pour démontrer cette thèse que ce texte a été écrit, nous percevons plus facilement ses « ressorts », sa machinerie argumentative (tout texte philosophie est une machine argumentative que nous devons démonter, pas au sens de détruire, mais à celui de détailler)
            On détecte ainsi plus facilement que Whorf décrit d’abord ce qui s’imposa à l’esprit des premiers linguistes, à savoir que la langue n’était pas seulement l’outil de la pensée mais déterminait sa forme. Faire de la langue un objet de pensée aboutit à la réalisation de cette conclusion: en fait, c’est la pensée qui est un objet de langue. Se donnant comme finalité d’étudier la langue, le chercheur s’aperçoit comme par un effet « boomerang » que ce sur quoi porte son travail est finalement déjà implicitement à l’oeuvre dans sa façon de travailler. Comment être objectif sur l’objet d’une étude dont on s’aperçoit qu’il n’est pas du tout devant nous, mais derrière nous, déjà « efficient » dans notre façon « d’oeuvrer »? Notre langue imprègne nos façons de penser, de percevoir, d’être. C’est ce qui nous est dit dans le premier paragraphe.
            Dans le deuxième paragraphe, bien plus petit, il est clair que Whorf désigne clairement son objectif en le citant: « la science moderne » et en invoquant l’argument essentiel de sa thèse, à savoir que l’idée même d’une impartialité de l’observation de la nature devient  proprement impossible.
            Dés lors, une conclusion s’impose: il importe de reconsidérer ce que la science est, ou pense être en affirmant qu’elle consiste moins dans un travail de rationalisation et d’explication de la réalité que dans un double effet de rationalisation, de classification. Toute langue en effet impose aux données pures de la perception le filtre d’une organisation. Elle crée un certain ordre dans ce flux kaléidoscopique d’impressions. La science désigne alors un effort de seconde main par rapport à ce tout premier ordonnancement qui est celui-là même de toute langue.
        Nous pouvons donc structurer notre développement selon le plan suivant:
1 (§1) - Nous ne pouvons ni percevoir ni penser le monde qu’au travers d’un crible, d’un filtre structuré par notre langue maternelle de telle sorte que toute appréhension, toute prise de contact d’une réalité ou d’une idée est en réalité une interprétation par notre langue d’un « substrat » dont il serait parfaitement illusoire de croire que nous l’intuitionnons objectivement.
 2 (§2) - Puisqu’il ne peut exister d’objectivité, la notion même de démarche scientifique et ce qu’elle présuppose d’universel doit se redéfinir, en fonction de la pluralité des langues. Pour prétendre à une validité universelle, ou du moins la viser, il faudrait se représenter un ou une linguiste qui maîtriserait quasiment toutes les langues pratiquées sur la planète.
3 ( §3) - Le  « principe de relativisation linguistique » conçu par Sapir et Whorf a donc cette conséquence immédiate de concevoir la science autrement: elle rationalise moins le monde lui-même que le monde tel qu’il est découpé et interprété par chaque langue, laquelle se trouve déjà entre en elle-même une rationalisation des données perçues.

Nous proposons le développement suivant:


1 - Le crible de l’interprétation linguistique (évidemment sur une copie de bac: pas de titre)

        Benjamin Lee Whorf est un linguiste qui a étudié de nombreux dialectes dont celui des indiens Hopis, voisins des Navajos qui vivait au nord de l’Arizona, dans une région assez aride. Il est donc également ethnologue et ses travaux ont été réalisé dans un souci scientifique. Il semble difficile de concevoir les langues comme objet de science sans partir de cette première observation que l’on pourrait qualifier d’héritage du mythe de la tour de Babel. Il existe une très grande diversité de langues dans le monde. Cela mérite d’être formulé voire approfondi car dés le départ, Whorf essaie de nous faire comprendre que la linguistique diffère d’un certain nombre de sciences dont l’objet aussi vaste que soit sa nature reste à tout le moins unique, ciblé. La physique étudie la nature, la biologie la vie, la chimie la matière et ses transformations, les mathématiques le raisonnement, etc. On peut toujours dire que la linguistique étudie  la langue, mais on sait bien que c’est faux, c’est-à-dire qu’un tel objet n’existe pas justement. Si, du coup on veut dire que la linguistique étudie le langage, on se trompe car c’est la sémiologie qui est la science portant sur les signes du langage. Un linguiste ne peut pas ne pas être aussi un ethnologue ou (un historien dans le cas des langues mortes). Comme il sera dit plus tard, aucun linguiste ne peut affirmer qu’i a pour objet « la » langue. Il faut nécessairement qu’il précise son domaine de compétences géographiques ou ethnologiques: langues indo-européennes, ou langues orientales, etc. La linguistique ne porte pas sur un objet « UN ».
        C’est à ce moment que l’auteur utilise le terme de « solution de continuité ». Par solution, il faudrait entendre en fait « dissolution », autrement dit « rupture ». Selon cet ancien usage, les chirurgiens parlaient de «  solution de continuité » pour désigner les fractures ou les plaies. Les linguistes travaillant sur plusieurs langues firent ainsi l’expérience de « ruptures » dans la façon dont un phénomène supposé identique était en réalité appréhendé de façon différentes selon les langues. Une bonne question mériterait d’être posée sur ce point: « comment le sait-il? » Si tel phénomène est rendu dans tel langue par un mot et par une dizaine dans telle autre langue, comment savoir si nous avons affaire à « Un » phénomène ou à dix ? Si je dis qu’il y a là « la neige » alors qu’un inuit me dira que je désigne par un seul terme 10 choses différentes, qui a raison? Qu’est-ce qu’ « un » phénomène? C’est précisément à cette conclusion que veut en venir Whorf:
"La manière dont nous découpons et orga­nisons le champ et le flux des événements est due surtout au fait que notre optique est conditionnée par notre optique maternelle, et non au fait que la nature elle-même est « compartimentée » exactement de la même manière pour tout le monde. Les langues ne diffèrent pas seulement par la construction de leurs phrases, mais aussi dans leur façon de découper la nature afin d'obtenir les éléments qui prendront place dans ces phrases. »
          


La nature n’est pas « compartimentée »: cela veut dire que tout est dans tout comme le dit Diderot: « tout est lié dans la nature ». Ce principe de distinction se manifeste par exemple dans le sens de la vue par l’opération de hiérarchisation des plans ou de « focalisation ». L’appareil photo ne fait en réalité que matérialiser une opération mentale. Il ne nous vient jamais en tête de « voir » gratuitement. C’est là un acte qui se définit et se conçoit seulement par l’objet qu’il vise. Quand quelqu’un dit simplement : « je vois », soit il veut dire qu’il «  comprend », soit il signifie qu’il est extralucide et alors il voit dans « l’avenir ». Voir au sens physique du terme, c’est voir quelque chose, cela suppose donc nécessairement que l’on détache une vision claire et une vision floue. On fait des contours nets autour de ce que l’on considéré comme un: la vallée, le cheval, le visage, etc. Le second plan est donc constitué de ce dont on considère la réalité comme moindre de second plan au sens littéral du terme. Nous ne voyons donc que ce dont on présuppose la distinction avec le fond dont il se détache. Ce que je vois, c’est ce que j’identifie, ce que je conçois, ce dont je postule l’efficience UNE, la synthèse. Sans présupposition de la notion de chaise à partir du mot chaise, je serai incapable de la distinguer dans tous ces angles et toutes ses perspectives multiples. On ne voit jamais « La » chaise une fois pour toutes selon tous ses angles mais on en présuppose le concept de telle sorte qu’elle nous apparaît nécessairement d’abord d’un point de vue mental, comme une idée avant que nous lui donnions un contenu sensible:
« Par ces termes plus ou moins distincts nous assignons un isolement semi-fictif à des fragments d'expérience. Des termes comme « ciel, colline, marais » nous incitent à considérer un aspect insaisissable de l'infinie diversité de la nature comme une CHOSE distincte, presque comme une table ou une chaise. »
         

Par « semi-fictif », Whorf essaie ici de clarifier une ambiguïté philosophique considérable car nulle part n’existe réellement de ciel de colline ou de marais. C’est exactement comme un patron que les couturières plaquent sur une pièce de tissu pour en dégager les contours souhaités. Nous plaçons sur cette nature indifférenciée, le « patron » prédécoupé du concept: montagne, vallée, chien, etc, pour en percevoir la réalité, laquelle finalement se trouve être davantage sur le patron que sur la pièce. Il est à la fois vrai et faux de dire qu’une montagne est distincte d’une vallée, par exemple. C’est vrai parce que la vallée est, si l’on peut dire, le « creux » de deux montagnes (il y a un critère de distinction) et c’est faux parce que la vallée est, en un sens, la continuité de la montagne. Nous pouvons faire valoir d’autres critères de distinction que ceux que notre langue a choisis pour distinguer des mots, c’est-à-dire des choses. Nous le réalisons parfaitement en matière de sentiments par exemple. Lorsque nous liions des grands romanciers ou des poètes, nous réalisons à quel point ils disposent finalement, grâce à leur utilisation littéraire de la langue, d’un instrument de détection plus précis, moins commun, moins caricatural que le notre.
        Que dit Baudelaire, en fait? Ce que la plupart d’entre nous aurait exprimé en disant: « je suis triste ». Il n’est pas question de considérer que Baudelaire brode autour d’un motif, qu’il n’a rien de mieux à faire que de mettre des mots bout à bout pour « faire joli », car si c’est cela que l’on pense, autant donner raison à la novlangue de Big Brother et aux tweets de Donald Trump. Baudelaire  ne décrit pas seulement autrement un sentiment que nous aurions réduit au terme de « tristesse »,Il faut convenir qu’ il a réellement perçu « autre chose », qu’il a fait valoir des distinctions plus fines, un processus de focalisation sur la réalité du ressenti beaucoup plus important et abouti que la plupart d’entre nous et ce qui nous touche alors dans sa poésie, c’est d’y éprouver le déploiement d’une intensité d’observation qui contrairement à la notre ne renonce pas et cible au fil de ses images et de ses qualificatifs, la vérité de la tristesse, laquelle du coup devient « le spleen » (je cite ici le poème dans son intégralité mais sa seule référence suffira évidemment dans une épreuve type bac).
  

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

        Mais alors, si l’usage de la langue manifeste au sein d’une même langue de telles différences de fond, a fortiori que penser des différences de langues elle-mêmes? Whorf décrit finalement ce travail de découpage linguistique du réel, assimilable au geste de découpe de la couturière à partir d’un patron. Pas davantage qu’il n’est possible dans l’image évoquée de pointer une réalité unique et objective de « la toile » puisque elle est toujours perçue au travers de l’oeuvre de « pré-découpe » du patron, il n’est envisageable de parler d’une réalité pure et « donnée » du réel observé par le scientifique. Il existe bel et bien une sorte de « fond » confus, chaotique, continu, exhaustif que nous pourrions appeler « le réel » mais dés que nous prenons la moindre initiative de le qualifier, de le pointer, c’est nécessairement un mouvement préalablement influencé par la structure grammaticale de notre langue, donc culturellement déterminé, imprégné des normes, des mentalités et des catégories de pensée de notre langue maternelle qui s’effectue. Dés lors toute affirmation selon laquelle un être humain parlant soutient qu’il voit ou pense « la réalité telle qu’elle est » est nécessairement fausse.
        Nous devons réaliser « l’amplitude du tremblement de terre » dont Whorf est ici en train d’entériner, à mots couverts, à pas prudents, la violence, le bouleversement: la linguistique est une science dont l’objet fait littéralement imploser la science, puisque il consiste dans la langue laquelle est une structure dont la complexité et l’efficience démontent radicalement le présupposé universaliste de toute entreprise scientifique.
        De ce point de vue, la référence de Benjamin Whorf au Kaléidoscope est particulièrement habile. Ce « jouet » est un instrument réfléchissant à l’infini et en couleurs la lumière de telle sorte que le moindre changement de position suffit à transformer complètement l’ordonnancement des couleurs perçues dans le « viseur ». Il est finalement la métaphore la plus utilisée, et de loin par les écrivains soucieux de souligner à quel point une même réalité peut donner lieu à des différences totales de perception selon l’angle de vue, ou au gré de circonstances hasardeuses. Sous la plume de Proust, par exemple, dans « A l’ombre des jeunes filles en fleur », le Kaléidoscope illustre le caractère dangereusement contingent des mouvements d’opinion au sein de la société française lors de l’affaire Dreyfus. Ce fait divers suffit à faire basculer le tout Paris à tel point que le salon le plus en vogue à cette époque était celui d’un prince autrichien anti-sémite et ultra-catholique, et Marcel Proust de noter: « Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fut survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. »
         

Le Kaléidoscope est donc un instrument d’autant plus judicieux à évoquer ici à titre de comparaison et d’image que la lumière est probablement la force dont les différences d’intensités perceptives sont les plus déterminantes. Ce que nous voyons, en effet, dépend entièrement des longueurs d’ondes lumineuses auxquelles nous sommes sensibles (entre 400 et 800 nm). En d’autres termes, il n’existe pas d’instrument qui soit finalement plus à même d’intégrer dans son processus optique, dans son fonctionnement même, la nature fondamentalement interprétative de ce qu’il « observe », ou de ce qu’il donne à voir. En un sens, tout instrument d’optique à visée scientifique est un kaléidoscope comme l’a prouvé l’évolution des théories sur la composition des anneaux de Saturne. De Galilée jusqu’à nos jours, les thèses sur leur nature n’ont pas cessé de changer: On a parlé de cailloux s’entrechoquant, de gaz, jusqu’à considérer aujourd’hui qu’ils sont finalement faits de glace. Plus nos instruments se perfectionnent, plus la vision change, jusqu’à finalement interroger la nature brute, donnée ou Une de la réalité observée. Ce que Benjamin Whorf propose à l’égard de cette relativité continuelle des objets scientifiques, c’est de les aborder sous l’angle de la langue.
          

Qu’il existe UN monde, c’est ce dont nous ne faisons l’expérience qu’au travers de notre vision du monde, laquelle est linguistiquement déterminée: telle est l’extrême ambiguïté de toute perception humaine d’ « un » monde et l’article indéfini ici utilisé traduit parfaitement ce double sens possible: s’agit-il d’ « un » parmi tant d’autres possibles, ou d’ « Un » au sens d’unique? C’est bien ce qu’exprime l’obligation dans laquelle nous nous trouvons de répéter ce terme: « nous vivons dans un monde « Un » », c’est là du moins ce que nous croyons, mais n’est-ce pas plonger finalement dans le même préjugé ethnocentrique que celui par lequel par exemple les grecs qualifiaient de barbares, c’est-à-dire de non humains toutes celles et ceux qui n’étaient pas grecs?
        N’est-ce pas aussi dés lors le même danger qui plane sur toute science nourrissant la prétention de décrire la réalité d’un phénomène tel qu’il est, étant entendu qu’il ne peut être que « UN »?  Ce présupposé de l’unité de l’univers observable dit-il autre chose finalement que l’effet de cohérence  à soi d’UNE science, c’est-à-dire d’UNE langue? Tout scientifique qui publierait alors ses résultats sur le fond de la certitude qu’ils s’appliquent à l’unité objective d’un phénomène  réel ne manifesterait plus dés lors que la cohérence rationnelle, systématique et surtout clôturée sur elle-même, intrinsèque  de « sa » langue maternelle.
         

Si nous n’avons pas à l’esprit cette conclusion qui anime le texte de part en part, nous ne comprendrons pas pourquoi Benjamin Whorf insiste autant sur l’OBLIGATION ABSOLUE de la convention qui relie chaque membre d’une nation à sa communauté linguistique. Comment en effet pourrait-elle se formuler puisque elle définit exactement le cadre à partir duquel nous formulons? Cette obligation est d’autant plus puissante (Roland Barthes dirait: « fasciste ») qu’elle est première, ancestrale, principielle, comme un postulat si fondamentalement originel qu’il n’est absolument rien que l’on puisse dire de lui sans que ce soit nécessairement à partir de lui qu’on le dit. En termes mathématiques, nous pourrions ici parler de « postulat » dont l’effet de vérité est axiomatique. Si, en effet, il me semble « vrai » que le monde tel que ma langue le découpe est UN monde voire LE monde, c’est parce que j’ai été éduqué, « baigné » dans le postulat, le parti pris d’un certain découpage conceptuel et que dés lors, comme il faut bien qu’en effet, il y ait un découpage conceptuel (sans quoi c’est littéralement le chaos…et donc pas un monde) ce postulat revêt une valeur axiomatique, c’est une vérité que l’on ne peut pas prouver mais à partir de laquelle on peut produire un raisonnement vrai, enchaîner des propositions scientifiques de telle sorte que les conclusions du raisonnement soient inattaquables. L’obligation absolue de souscrire au pacte tacite de sa langue maternelle ne fait qu’une avec la certitude qu’il existe bel et bien « une » vérité accessible ou du moins approchable par une démarche scientifique rigoureuse: celle de notre culture…maternelle, donc.
 

Mais pourquoi Benjamin Whorf insiste-t-il autant sur le fait que cette convention est tacite que notre adhésion à ses codes, à ses opérations et à ses catégories est implicite?

2 - Le fantasme de l’universalité

Ce n’est pas que notre souscription à cette convention de la langue maternelle nous ait été extorqué, mais le sens même du terme de « maternel » ici est assez éclairant. Nous ne sommes pas davantage libres de choisir notre langue que d’élire notre mère, mais cet effet de contrainte, celui que l’on rend assez habituellement par la formule ultra connue: « on ne choisit pas sa famille » revêt évidemment un sens beaucoup plus universel dés lors que nous l’appliquons à la langue maternelle puisque celle-ci, insensiblement nous impose son crible de la sensibilité. Ce n’est même pas un « sujet » sur lequel nous serions à même de réfléchir ou de discuter puisque nécessairement il nous faudrait le faire avec cette pensée déjà formatée par cette langue là. Cette obligation est absolue parce qu’elle est première, principielle, à un point qu’aucune détermination ne peut vraiment égaler. Que nous vivions, que nous soyons « là », c’est ce dont il nous est absolument impossible de prendre conscience sans ce préalable, sans ce « toujours déjà là » qu’est l’inconscient de la langue. Cette contrainte est donc d’abord une absolue « primauté ». La remarque de Descartes dans les « méditations métaphysiques » en est une illustration parfaite. Qu’un philosophe aussi impliqué que lui dans une démarche sceptique de doute méthodique ait laissé échapper cette considération: « Car il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. » prouve en fait l’emprise inconsciente de la langue. Que chacune et chacun de nous soit une substance pensante, c’est finalement ce que la langue française nous fait croire en accordant grammaticalement autant d’importance au sujet dans la phrase, puisque c’est lui qui détermine le verbe et qui agit sur le complément. Nos métaphysiques ne seraient-elles pas en fin de compte des effets de langue?

 


Mais cet implicite de la structure de nos grammaires maternelles sur notre rapport au monde, aux autres et à soi-même a vocation de signifier encore autre chose dans le fil de l’argumentation de Benjamin Whorf, à savoir que la science, dés lors, va se retrouver dans cette étrange posture, qui n’est pas celle que l’on a tendance à lui assigner, de rendre explicite cet implicite. Elle n’est plus l’avant-garde de cette curiosité, de cette attention rigoureuse et questionnante du réel, elle est de « seconde main ». Le souci de formuler les lois susceptibles de nous fournir les explications et les causes des phénomènes est d’abord ce qui revient à la langue et en second lieu à la science, laquelle finalement se trouve être une rationalisation explicite et plus poussée d’une rationalisation première, originelle du réel qui est celle de la langue. C’est ce dont il sera question dans le troisième et dernier moment de ce texte. Mais Whorf pose ici le premier jalon de cette « offensive »: celui de « l’impartialité ».

Ce terme est à considérer avec attention car il ne désigne pas exactement la même qualité que l’objectivité ou la neutralité. Tout scientifique se doit d’être impartial, c’est-à-dire de se démarquer de tout « a priori », de tout parti-pris à l’égard des conclusions qu’il est amené à déduire de ses raisonnements ou de ses expérimentations. Il n’affirme pas ce qu’il pense, mais ce qu’ « il ne peut pas ne pas penser » au vu de ce qu’il déduit de ses calculs, de ses raisonnements, de ses expériences. Toute la question est donc de savoir s’il lui est possible de parvenir à un exercice de la pensée, du raisonnement suffisamment « pur » pour qu’il soit absolument certain  qu’aucun « a priori », qu’aucune catégorie préalable ou présupposé de sa langue maternelle ne se soit glissé dans son protocole de déduction et en ait influencé la forme. Même quand un scientifique conçoit une théorie « nouvelle », née d’une découverte ou d’une évidence qui s’est manifestée à partir d’une expérience faite un million de fois, est-il possible de considérer avec une absolue certitude que ce n’est pas à partir d’un certain apriori de sa langue qu’il l’a élaborée, ou constatée?

Du point de vue de l’auteur, la réponse est clairement « non ». La fameuse question de la dualité onde/corpuscule posée notamment à l’égard de la nature véritable de la lumière est particulièrement intéressante sous cet angle, car il faudrait, à l’aide de la thèse de Sapir et Whorf, s’interroger sur le rôle de la langue dans cette ambiguïté (et le mot est faible). Pourrait-on envisager la possibilité que dans cette série d’expériences jusqu’à la plus récente: l’expérience dite à choix retardé de John Wheeler (elle a été réalisée en 2008), une caractéristique de nos langues indo-européennes soit mise en échec par le réel même, à savoir le principe de non-contradiction, c’est-à-dire la possibilité qu’une chose puisse être en même temps elle-même: un corpuscule et une autre: une onde (mais une onde est-elle une chose) ?

 
 
            Porter d’emblée notre attention sur ce type d’expérience pourrait s’avérer infructueux tant la physique quantique recèle de contradictions, de paradoxes et de difficultés quant aux normes, aux paradigmes de ces modes de pensée hérités d’un sens « commun ». Si Schrödinger a inventé l’expérience de pensée du chat, c’est justement pour montrer à quel point il lu semblait nécessaire de ne pas mélanger les lois des objets macrocosmiques (physique classique) avec celle de l’univers quantique (objets microcosmiques).  De plus il n’est pas besoin d’aller aussi loin (même si c’est très intéressant) pour poser correctement cette question de l’impartialité des observations scientifiques.
       
Selon Emmanuel Kant, c’est à partir de Galilée que précisément l’esprit de la science a changé, parce que c’est à partir de lui que les physiciens comprirent l’importance de l’expérimentation en science et plus encore la nécessité d’un état d’esprit expérimental plaçant toujours l’idée, la thèse, la conclusion à tester  AVANT l’épreuve des faits eux-mêmes:
        « Ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit d’elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle  car, autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation, qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose ".
          

                Ce que soutient donc Emmanuel Kant, c’est qu’il n’est plus du tout question de croire que le scientifique apprend vraiment passivement quelque chose de la nature. Il ne doit pas être en posture d’écoute, ni d’observation « neutre ». Selon lui, tous les progrès accomplis notamment par Galilée peuvent être mis au crédit d’une nouvelle façon d’aborder la nature qui consiste à le faire toujours à partir d’une thèse à expérimenter. Le scientifique n’attend rien il questionne et contraint la nature comme un enquêteur avec un témoin dont il suspecte la culpabilité à répondre à sa question. Même des savants aussi observateurs que Newton n’abordent pas la nature sans une certaine intuition de l’angle selon lequel il faut l’interroger, en l’occurrence la théorie de la gravitation universelle (partout dans le système solaire, c’est une loi que les gros corps attirent à eux les plus petits).
        Le parallèle avec la langue selon Benjamin Whorf est ici particulièrement éclairant car de la même façon que le linguiste affirme que nous n’abordons jamais la réalité sans la cribler d’un jeu de distinctions, de définitions, de découpe et de mise en rapport orchestrés et prédéterminés par la langue maternelle, Kant soutient qu’il faut que le scientifique aborde non pas naïvement, passivement mais activement, c’est-à-dire scientifiquement la nature (avec une  thèse scientifique à faire confirmer par les faits). Ainsi par exemple, il faut que l’idée du vaccin soit d’abord dans l’idée de Pasteur avant d’être dans la pure observation des défenses immunitaires de l’organisme. Rien ne se révèle de précis dans la nature si ce n’est à l’esprit qui en a anticipé la révélation, laquelle précisément est moins révélée qu’incitée, attendue, prévue.
         

Mais alors qu’est-ce que Benjamin Whorf rajoute à ce que Kant a appelée « la révolution copernicienne de la science moderne (pourquoi Copernic? Parce que la Science moderne inverse le rapport entre la nature et la connaissance, comme l’astronome avait inversé le rapport entre la terre et le soleil: ce n’est pas à la connaissance de se régler sur la nature mais à la nature de s’adapter à la connaissance: nous ne pouvons découvrir dans la nature que ce que notre connaissance s’attend à y trouver)? La langue, évidemment, c’est-à-dire que Whorf rajoute à cette « profession de foi » en faveur de l’anticipation expérimentale le principe de relativisation linguistique. Non seulement la science ne découvrira que ce qu’elle s’attend à découvrir mais le processus même de cette anticipation sera fonction de la langue dans laquelle sera formulée la question, et cette langue sera en toute dernière analyse « mathématique », comme Galilée déjà l’avait affirmé: "La philosophie (par philosophie, il faut ici entendre la science physique) est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur."
           

Au principe de relativisation linguistique de Benjamin Whorf s’oppose en fait le principe de transcription mathématique universelle de Galilée. Ce qui pose problème n’est donc pas du tout la question de l’impartialité, de la neutralité, de l’interprétation scientifique de la nature par l’homme car finalement Kant s’accorde parfaitement avec la nécessité d’un primat de l’idée sur l’expérience, mais plutôt sur la relativité de ces interprétations. Emmanuel Kant a déplacé le curseur de l’opposition entre la science et la linguistique, telle qu’elle est ici développée par Whorf. Cette opposition culmine avec la désignation de la science qui serait à même de décrire le plus objectivement possible la nature une fois que l’on a intégré que celle ci est un « livre », une lecture, une langue: pour Whorf, c’est « le linguiste absolu » celui (ou celle) qui jouit d’une compréhension de toutes les langues, pour Galilée, il va de soi que c’est le mathématicien, car de fait les mathématiques sont un langage universel (a fortiori parce que, selon lui, il a été conçu par Dieu). Finalement la question se déplace: le vrai problème consiste à trancher la question de savoir si les mathématiques sont une langue universelle dont nous posséderions toutes et tous les fondamentaux ou bien si, comme finalement le sous-entend Whorf, elles ne consisteraient pas plutôt dans une rationalisation « de seconde main » et en aucune façon universelle (mais limitée aux langues indo-européennes occidentales).