mercredi 24 février 2021

HLP Groupe 2 - Texte de Jean-Jacques Rousseau

   

   
        « Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
        Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette (1) assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir.
        Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
        De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.  Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »

             Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire (1782)
Note:
(1) assiette: ici assise, position confortable

Essai philosophique:

Faut-il se satisfaire d’être soi ?     

La facilité avec laquelle nous nous identifions avec certains personnages de films, de séries ou de fictions littéraires, voire de stars du grand écran n’accrédite pas seulement l’idée selon laquelle nous ne pourrions vivre qu’en nous cherchant des modèles, lesquels seraient par leur réussite ou par l’image du succès qu’ils suscitent une sorte de mode d’emploi de la vie telle qu’elle vaudrait seulement la peine d’être vécue. Elle prouve également que nous abordons l’existence avec cette certitude selon laquelle nous avons un personnage à incarner, comme une sorte de devoir absolu d’être « quelqu’un ». Dés lors le moi, comme Jacques Lacan le fait remarquer, consiste dans un bric-à-brac d'identifications imaginaires dans lequel nous furetons comme dans un grenier plein de vieilleries en espérant trouver l’autoportrait qui enfin corresponde au rôle que nous souhaitons jouer. La simple éventualité qu’il ne soit pas du tout question dans notre vie de trouver notre moi nous semble donc absurde, dépourvue du moindre sens. C’est comme si le minimum qu’un humain pouvait demander à la vie soit de lui donner les moyens d’être soi. Ce faisant, nous négligeons d’envisager deux considérations qui relativisent ce préjugé:
- Le premier c’est que cette tâche est existentiellement vouée à l’échec puisque c’est sur le support dynamique et mouvant d’une existence qui passe et me fait continuellement vieillir que je pars en quête d’un moi, c’est-à-dire d’un personnage dont l’unité est impossible puisque on ne peut en concevoir la définition. Vivre ce serait commencer un auto-portrait tout en sachant qu’on ne pourra jamais donner le coup de pinceau final. C’est là un projet qui étymologiquement ne peut être "satis" fait (satis factum: suffisamment fait). On en fera jamais" assez" pour être quelqu'un.
- Le deuxième c’est le fait qu’il n’est peut-être rien de plus éloigné du bonheur que de vouloir être quelqu’un dans la mesure où cette identité ne peut s’effectuer qu’à la condition d’être actée par la société et surtout par les autres. L’identité semble donc avoir comme corollaire une sorte de dépendance à l’égard du regard, du jugement d’autrui. Quiconque cherche l’autarcie aura plutôt tendance à se contenter d’être tout court.
            C’est bien là la thèse défendue par Jean-Jacques Rousseau dans ce texte puisque il nous décrit cette sensation de plénitude et de simplicité éprouvée dans la quiétude où loin d’attendre quoi que ce soit de l’existence, il semble se laisser porter, accepter qu’elle soit et qu’il soit lui: Jean-Jacques Rousseau simplement existant. Le secret du bonheur dés lors consisterait à ne plus s’efforcer d’exister en tant que tel ou tel mais à se satisfaire d’exister seulement.
         

  Il semble évidemment impossible de parvenir à cette sensation sans un travail de conscience, même si la question se pose de savoir si c’est bien de travail dont il est affaire ici.  Toute conscience quelque soit l’objet sur lequel elle se porte est un dédoublement tout simplement parce qu’elle consiste à s’apercevoir, à se rendre compte et que la persistance du pronom réfléchi manifeste clairement que toute prise de conscience est celle d’un sujet qui se représente lui-même et se présuppose dans cette représentation de soi. Etre conscient c’est être à la fois acteur et spectateur de sa vie.
        Or cette division, ce dédoublement ne peuvent se concevoir sans un décalage temporel qui rend assez bien compte de notre décompte habituel des minutes et des heures.  Nous considérons que les unités de temps s’excluent les unes des autres. Je ne peux être conscient que si je me rends compte que je vis en cet instant mais pour m’en rendre compte, encore faut-il que je me détache de moi-même, que je me « sache » vivant, ce qui implique qu’en moi celui qui vite celui qui se sait vivre se distinguent et il ne saurait se distinguer dans une autre dimension que celle-là même du temps puisque dans l’espace c’est un seul et même corps qui est « moi ». Que je vive cet instant, c’est donc ce dont je ne peux me rendre compte qu’en m’excluant de ce présent et c’est exactement cela qui finalement conjugue tous les instants que je vis au passé. Ce que je vis, dés que je me rends compte que la vie est vécue. Je peux bien sûr me projeter dans le futur. Toute conscience est ainsi mémoire et anticipation mais ne saurait en aucune manière être dans l’instant. Et c’est exactement ce que signifie pascal dans ses pensées: « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons point au présent ; et, nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
        Quelque chose de la conscience de vivre nous situe exactement au même carrefour que celui devant lequel l’Eternel plaça Adam et Eve dans la Genèse: préférez vous manger le fruit de devenir conscients mais vous perdrez la jouissance du paradis éternel ou bien jouir du présent  et des fruits de l’arbre de vie et demeurer dans l’inconscience?
        C’est exactement de cela qu’il est question dans le mythe fondateur de notre civilisation et le péché décrit bel et bien cette condition humaine dont Rousseau décrit ici le moyen de s’extraire. On ne peut manger du fruit de ces deux arbres: il faut choisir entre la vie instantanée (l’arbre de vie) et la conscience éclairante, lucide mais décalée (l'arbre de la connaissance du bien et du mal). Que notre civilisation se soit construite à partir du choix d’Adam et Eve ne doit pas pour autant nous décourager de la possibilité de contourner l’épée flamboyante des anges et de retrouver le goût du fruit de l’arbre de vie.
       

              Mais de quoi s‘agit-il non métaphoriquement? De suivre à l’envers le chemin parcouru par la conscience, de renoncer à savoir, à se rendre compte, à tout ce qui en nous sépare l’acteur et le spectateur, de faire taire le besoin de savoir qui l’on est pour se satisfaire du fait d’être. Cela ne peut s’opérer qu’à la condition de ne plus vivre entre le souvenir et l’attente. On n’espère rien de l’avenir parce qu’il n’y pas d’avenir. On ne regrette rien du passé parce qu’il n’y a plus de passé. Quiconque réfléchit un peu au bonheur s’aperçoit de deux choses:
- On se souvient des instants heureux comme d’instants pendant lesquels on ne se disait pas à soi-même que l’on était heureux. C’est rétrospectivement que le bonheur nous apparaît comme le terme juste pour qualifier ces moments de vie. Mais ce terme juste appliqué au moment n’a pas été vécu juste « à ce moment » et c’est là tout le drame humain dont Rousseau parvient à sortir.
- Jamais nous ne gâchons davantage notre bonheur que lorsque nous préparons à être heureux pour une échéance future. Le moment d’être heureux vient sans nous trouver heureux parce qu’il y manque désespérément cette nuance étymologique du hasard. On peut planifier du plaisir mais certainement pas du bonheur (étymologiquement ce qui arrive subrepticement de bon, fatalité bonne)
        « De quoi jouit-on dans pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence. » nous dit Rousseau. De quel soi-même nous parle-t-il? Non pas d’un soi de « juxtaposition » qui impliquerait un travail d’identification comparable à celui dont nous parle Jacques Lacan avec le stade du miroir. Il ne s’agit pas de se donner de soi-même à soi-même l’image de la réussite ou du bonheur reflété mais d’un « soi » intériorisé  qui n’est lui-même qu’à partir de la sensation d’être et de rien d’autre. Il n’est même plus question de savoir que l’on est mais seulement d’être. Finalement c’est comme si l’on pouvait ainsi retracer l’itinéraire de cette acquisition progressive du bonheur 

a) comme abandon du souci d’être quelqu’un 

b) jusqu’à celui de la conscience d’exister

 c) afin de parvenir au simple sentiment d’exister comme summum de l’autarcie

   



        Ce que Rousseau décrit ici n’est pas très différent du bonheur appréhendé comme sensation du corps paisible par Epicure dans la philosophie antique: « Car ce pour quoi nous faisons toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête de l’âme, puisque le vivant n’a pas à se diriger vers quelque chose comme si cela lui manquait, à la recherche de ce qui permettrait au bien de l’âme et à celui du corps d’atteindre leur plénitude ».
        Il faut donc se satisfaire d’être soi si par ce terme nous n’entendons rien d’autre que se satisfaire soi-même d’être, c’est-à-dire se situer à cette juste hauteur de l’existence au niveau de laquelle elle se donne à vivre telle qu’elle est, pour ce qu’elle est. Epicure insiste sur le calcul que chacune et chacun de nous doit faire des désirs. Il existe des désirs naturels et d’autres vains (comme l’immortalité) qu’il faut évidemment délaisser, parmi les désirs naturels certains sont naturels comme la satisfaction de bien manger, de l’attachement amoureux, de profiter de la vie en visant le plaisir  et d’autres sont naturels et nécessaires. C’est vers ceux-là que le sage doit se tourner s’il veut vivre une existence heureuse. « Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. »
       
  Se satisfaire d’être soi, c’est finalement exactement se satisfaire d’être un corps senti, un corps qui se sent exister et qui ne se soucie que de maintenir ce corps à hauteur d’existence. Il s’agit bien de se rendre sensible à la fadeur d’une vie simplement vécue comme on finit par se faire à la fadeur de mets réputé pour leur absence de goût. Plus nous nous efforçons de sophistiquer notre existence, de la surcharger, de surenchérir sur les plaisirs dont elle serait censée nous gratifier, plus nous nous éloignons absurdement de la raison même pour laquelle nous nous lançons dans cette quête. Il nous faut tenir le même raisonnement à l’égard du moi: plus nous adhérons à l’illusion d’un moi à incarner, à composer comme un personnage susceptible de gagner la faveur du regard des autres, plus nous nous engageons sur une route interminable qui ne nous apportera que de l’insatisfaction. On mesure évidemment à quel point la sagesse de vie épicurienne ainsi que le sentiment décrit ici par rousseau se situe aux antipodes du mode de vie d’aujourd’hui dont le leitmotiv consiste finalement à faire entièrement reposer l’économie sur la capacité de ce que l’on appelle le « marché de l’offre" , c’est-à-dire les stratèges du marketing à susciter en nous des besoins artificiels que finalement nous n’avons pas.  Se satisfaire d’être soi c’est ramener son moi au simple plaisir de se sentir exister au sein même d'une société dite de consommation dans laquelle une foule immense d'humains se jettent à corps perdus dans une course effrénée vers un abîme.
  


mardi 23 février 2021

EMC - Ne pas voir le visage d'autrui: quelles conséquences éthiques? Emmanuel Lévinas

 


« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
        Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
        Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»
  



Ne pas voir le visage d’Autrui: quelles conséquences éthiques?

        A cause de la pandémie, le port du masque est aujourd’hui devenu une habitude. Cela signifie que nous avons intégré dans toutes les occasions de notre vie sociale de ne pas voir la totalité du visage de l’autre personne, de ne pas pouvoir lui exprimer par les traits de notre visage un certain jeu de nuances susceptibles d’apporter ou même de faire varier nos paroles. De notre masque sortent nos paroles et c’est tout ce dont nous disposons pour adresser des messages lorsque nous sommes en présence des autres.
        Finalement le statut exceptionnel de cette situation sanitaire se manifeste entres autres choses dans la réalisation et l’application d’une nouvelle considération, d’un souci éthique un peu paradoxal: c’est parce que je prends soin d’autrui que je m’en éloigne, ou que je privilégie des modalités d’approche « à distance » ou que je porte un masque pour m’adresser à lui. Le propos ici n’est absolument pas de discuter ou de remettre en cause le port du masque, mais de réfléchir aux conséquences de cette donnée nouvelle dans la proxémie sociale notamment par rapport aux thèses du philosophe Emmanuel Lévinas (1906 - 1995) qui accorde à la phénoménologie du visage une importance cruciale.
           
En effet voir un visage n’est pas du tout une expérience anodine ou commune, selon lui. C’est plutôt une impossibilité et cette impossibilité fait sens. Nous percevons des choses, des corps et voilà que notre regard rencontre le visage d’autrui. Spontanément, nous réalisons que quelque chose change, qu’une possibilité que j’avais pour les choses vues, pour les éléments environnants m’est immédiatement « interdite » pour le visage, mais quoi exactement? Un visage n’est pas à proprement « visible », il s’en échappe. Je peux décomposer le visage d’autrui, regarder les yeux, puis les joues, le nez la bouche, etc. Je casserai un charme et peut-être plus encore que ça: un commandement. De fait le visage d’autrui est là, si j’ai un lien affectif à l’égard de la personne qui le « porte », je peux même le toucher: c’est de la peau, de la chair avec des lignes, des traits, des rides et de légers plissements ou tressaillements qui varie selon les expressions. Mais en fait, précisément ce n’est quasiment jamais à cela que je réduis le visage parce que je perds quelque chose de ce qu’il est en le réduisant à sa matière, à ses caractéristiques physiques. Ce visage est entièrement une adresse, une façon de s’adresser à moi. Il me concerne au premier chef, moi plus que les autres, et si je ne peux pas le réduire à sa matière, à l’ensemble de ses caractéristiques physiques, c’est parce qu’il est une adresse, une forme de responsabilisation, un avertissement, une mise en présence avec une transcendance avant d’être simplement une chair et en réalité, il n’est jamais perçu comme tel. Le visage n’est pas matérialisable, n’est pas réductible à une donnée physique quelconque. Je ne peux pas voir un visage comme je vois une chose parce que le visage s’impose directement et étrangement à moi comme toute autre chose qu’une chose. Le visage est «  inchosifiable ».
        Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’il consiste bel et bien dans l’expérience d’une réalité mais en même temps que cette réalité n’est pas un ensemble réductible à la somme de ses parties. Quand je dis qu’un visage, c’est l’addition des yeux, du front, du nez des joues, etc. je dis quelque chose de vrai matériellement mais de complètement faux socialement ou éthiquement ou encore authentiquement parce que l’expérience que nous en faisons n’est jamais celle d’un ensemble composé d’éléments, n’est pas celle d’une « chose ». Je vois une chaise et à aucun moment je n’éprouve l’impression que cette « chose » représenterait « plus » que l’idée que je m’en fais. C’est cette notion d’excédent, de dépassement qui est fondamentale dans la relation sociale avec Autrui, selon Lévinas.  D’où vient que je peux effectivement réduire la perception que j’ai de la chaise à la chaise? D’où vient que je n’éprouve en aucune façon le sentiment qu’il y a plus dans le représenté que dans la représentation? La réponse de Lévinas serait celle-ci: du fait que la chaise n’exprime rien, ne signifie rien. Une chose ce n’est pas tant un objet inerte qu’une « plasticité muette » qu’une présence murée dans sa matière, dans sa finitude, dans sa limitation.
         
Voir c’est réduire ce qui est vu à sa délimitation dans l’espace, à l’objet d’une vision au périmètre d’une surface limitée et visible. Si je vois, alors je suis le sujet d’une action qui s’effectue sur ce qui par là même devient un objet et n’oppose rien à cette chosification. C’est ce qui se passe pour une chaise parce qu’elle ne dispose d’aucune possibilité de dépasser sa propre chosification.
         Mais devant un visage, tout change. Ce n’est pas qu’il n’existe pas chez les hommes de tentatives pour réduire le corps de l’autre à un objet, notamment dans la sexualité. C’est exactement ce que l’on appelle le fétichisme. Cette perversion se polarise sur une partie du corps de l’autre et le dissocie de la personne visée. Mais il y a dans le corps d’autrui une partie qui ne se laisse pas fétichiser et nous en faisons finalement continuellement l’expérience puisque quand nous regardons l’autre personne, c’est vers son visage que notre regard spontanément se porte, parce que les autres parties du corps ne sont pas aussi signifiantes que le visage. Dans le visage, j’éprouve une résistance radicale et finalement invincible à la réduction chosifiante du regard. Je ne peux pas assujettir autrui comme je peux assujettir un objet, tout simplement parce qu’un objet est un objet parce qu’à la limite un corps est chosifiable ou du moins serait chosifiable si ce corps ne revêtait une sorte d’ « épiphanie », c’est-à-dire d’élévation dans le visage, lequel est une apogée du corps par quoi le corps n’est plus vraiment corporel. C’est exactement ce que veut dire Lévinas quand il affirme: « La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. » Chacun peut le comprendre: ce que je perçois quand je rencontre un visage dépasse mes capacités de perception. C’est exactement la même chose dit Emmanuel lévinas dans un autre texte que ce qui se passe dans les méditations de Descartes quand une pensée découvre que l’idée d’infini bien que présente dans son esprit n’est pourtant pas contenue par son esprit. Comment dans l’entendement limité d’une personne finie peut-il se trouver l’idée même de l’illimité? Cela ne se peut à moins de concevoir que cet illimité s’est lui-même imposé à cette pensée et c’est l’idée de Dieu selon de Descartes.
        Or dans le domaine de la perception, c’est la même chose avec le visage, à savoir que ma faculté de perception fait l’expérience de ce qui ne se laisse pas contenir par ma perception. L’idée de Dieu excède l’entendement qui le touche comme le visage dépasse la perception qui le rencontre.  Quand je pense l’infini, ce que je pense est plus que l’acte de le penser. Quand je croise un visage, ce que je perçois est plus que je ne peux percevoir. Ce n’est plus paradoxal dés lors que je réalise que je peux parfaitement faire l’expérience d’une réalité dont il m’est par ailleurs impossible d’embrasser la totalité en tant que totalité. Je ne peux circonscrire le visage de l’autre et c’est pour cela que le visage est précisément ce qui le fait être Autre. Ce visage est intotalisable. Il n’est pas une totalité, il est un infini.
        Mais comment se manifeste concrètement cette infinité? Par sa résistance à la décryptation. Le visage est la source d’une continuité infinie d’expressions et plus encore d’expressions qui échappe à la maîtrise de cette source même. Autrui peut bien sur me signifier intentionnellement des messages par son visage en me souriant, en fronçant les sourcils, etc. On rentrera alors dans le code culturel des tressaillements des visages par le biais duquel on signifie clairement quelque chose à quelqu’un mais on sait bien que cette communication n’épuise aucunement la réalité profonde, multiple, continue du visage de l’autre. L’expérience que l’on fait du visage endormi de l’autre voire de sa mort est assez claire en ce sens. Le visage du mort ne peut rien vouloir dire « intentionnellement » et pourtant « ça me parle » comme on dit sauf que…je ne sais pas du tout ce que cela me dit.  
         

Il y a en effet ce que le visage exprime et ce qu’exprime le visage en tant que tel, en tant que visage: ce n’est pas identique. Lorsque nous envoyons un message à autrui en lui souriant, nous savons bien que nous suivons le code des expressions compréhensibles, le plus souvent dictées par des circonstances, par des conventions culturelles, etc. Mais nous savons aussi ce qu’induit le fait d’apparaître en public, présenter son visage, offrir aux autres le spectacle de notre visage. Nous tenterons bien de nous donner une contenance et il convient ici de réfléchir énormément à ce terme: nous essayons de donner une contenance socialement codée à une réalité incontenable d’un point de vue éthique, et ça ne marchera pas: en témoigne ce constat d’échec inhérent au terme même de contenance, lequel ne désigne qu’une apparence qui sera déjouée, démasquée. La vérité est que cette contenance est un leurre dont personne n’est dupe. Apparaître c’est donner un voir son visage, ce qui suppose que l’on soit vulnérable parce que l’on donne à voir ce qui de nous est l’expression la plus singulière, la plus juste, la plus pure et la plus nue de nous, mais en même temps, nous savons bien que cette exposition dans ce qu’elle revêt précisément de vulnérabilité va provoquer chez la personne qui rencontrera mon visage un sentiment d’obligation. Tout visage crée dans celle ou celui qui le rencontre une sorte d’obligation de s’en porter garant et cela a rapport avec l’ipséïté telle qu’elle est théorisée par Paul Ricoeur. J’ose me présenter à autrui par ce qui de moi est le plus « moi » mais ce moi est aussi infini. C’est finalement comme si Lévinas nous disait que « l’âme »: ce principe immatériel si énigmatique dont nous ne savons pas où le situer dans le corps était finalement le visage dans ce qui de lui précisément n’est pas matérialisable. L’âme c’est ce l’inchosifiable du visage, ce qui impose à celui qui le voit de s’en porter garant, de ne pas porter atteinte à cet autre qu’enfin je reconnais comme tel parce que l’infini qu’il porte par son visage force, non pas l’admiration mais le respect. Tous les termes à connotation morale trouve dans la nature indécryptable du visage leur source, leur origine.
          
Cela signifie-t-il que les conventions sanitaires imposées par la pandémie actuelle nous imposent finalement de masquer notre « âme », d’atténuer la puissance même de ce qui en nous comme chez les autres crée et suscite le respect de sa personne? Il faut s’interroger sur ce qui du masque pourrait diminuer,  réduire le caractère indécryptable du visage de l’autre. Les masques qui portent un message, à cet égard sont les plus discutables, les plus dommageables car aucune expression du visage précisément ne peut se réduire à un énoncé.  Il y a ici toute une réflexion à mener sur le design du masque mais précisément parce qu’il n’y pas à rendre artificiellement énigmatique ce qui l’est spontanément et surtout éthiquement. Le masque cache la partie basse de notre visage mais pas la partie haute: les yeux, les sourcils, le front. Bien sûr, il est plus difficile de capter l’expression du visage d’une personne dont on ne voit que les yeux, sans voir la bouche, mais comme la thèse d’Emmanuel Lévinas consiste à pointer l’indécryptabilité de tout visage en soi, le masque ne constitue pas en soi une atteinte grave à cet excès de signifiance du visage d’autrui. Le visage n'étant pas une totalité puisqueil est porteur d'une infinité, il n'est pas dommageable éthiquement de ne pas en voir la totalité.
        D’autre part avec le masque, c’est comme si une approche étymologique se faisait soudainement plus sensible: personne vient du latin persona, per sonare, ce qui retenti à travers… désignant le masque que les acteurs portaient pour que leur voix puisse parvenir aux derniers rangs des spectateurs. Carl Gustav Jung reprend ce terme dans un sens très dérangeant pour le masque. La persona désigne la personnalité qu’un individu doit revêtir socialement, amenant ainsi la « personne » à s’identifier au personnage qu’il doit incarner au gré de sa fonction sociale et plus de sa personnalité authentique. Le danger serait donc que le masque nous incite à susbtituer à l'authneticité du visage d'Autrui sa persona, à l'occasion de cette assimilation forcée. Nous réduirions donc autrui à son rôle. Mais honnêtement est-ce vraiment un risque qui serait plus présent à cause du masque? Ce danger là n'est-il pas efficient depuis toujours comme la thèse de Jung semble bien le prouver?
       
  Peut-être le masque nous incite-t-il un peu plus à visagéïfier notre rapport aux autres, c’est-à-dire à manifester dans notre rapport physique, gestuel, actif aux autres que nous savons qu’ils sont des visages, même et surtout si nous ne le voyons pas. Le danger de chosifier un corps qui ne peut plus manifester aussi expressément qu’avant l’infini de son visage est néanmoins présent et nous impose une forme de vigilance, d’attention, mais c'est à nous qu'il revient d'optimiser cette attention. Le masque peut être abordé et pratiqué comme une attention supplémentaire à ce qui en efait se définit comme un supplément même: l'excédent du visage par rapport à sa compréhension.
        Il est enfin une considération essentielle qu’il convient ici de souligner: selon Emmanuel Lévinas, il y a dans le visage l’expression d’un infini, d’un commandement et d’un interdit de tuer qui ne vaut que pour l’homme que pour les rapports entre les hommes. Or Baptiste Morizot insiste à très juste raison sur le fait qu’il est des animaux, comme les félins et les loups notamment qui regarde les hommes qu’ils croisent dans les yeux:
     « Mais il me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »
        Quelque chose ici se fait jour à quoi Emmanuel Lévinas n’a pas su ou pas voulu se rendre sensible, c’est l’effectivité d’une rencontre de vivant à vivant, l’émergence d’une reconnaissance comme intériorité d’êtres qui ne partagent pas avec nous leur genre, leur condition d’espèce. Se pourrait-il que loin d’être la reconnaissance d’une transcendance, the eye-contact soit immanent à la nature même et fasse remonter d’une très profonde ascendance commune la subtilité sidérante d’un signe de connivence par le biais duquel toute forme de vie se singularise tout autant qu’elle se fédère?

  



Pourquoi faire tant d'histoires de l'homme ? (Histoire et Violence) - HLP

 


 c) Le Tragique de l’histoire humaine et la question de l’autolimitation
          Ce Stasimon est comme un avertissement adressé tragiquement à l’homme réel et cela, au coeur d’une histoire fictive et tragique décrivant la violation par une femme des lois de la cité, des ordres de son roi. Dans la Tragédie, quelque chose brutalement sort de la fiction pour toucher quasiment hors des limites de la scène le spectateur humain réel, acteur d’une tragédie dont il est aussi l’auteur et cela dans l’Histoire, avec un grand H. De la même façon que l’impossibilité de traduire correctement Deinos décrit par là même ce trajet d’une impossible traduction donnant ainsi à chaque époque la possibilité de se voir dans le miroir de ce Stasimon, cette tragédie revêt quelque chose d’injouable, quelque chose de si vrai et de si fulgurant qu’il faut que le choeur sorte du cadre fictif de la pièce pour envoyer à l’Homme, au-delà même des limites de la fiction, le paradoxe d’un avertissement d’Homme à Homme.
        En d’autres termes, c’est au sein même d’une tragédie injouable (au sens où s’y déploie une parole de vérité qui nous touche hors de la fiction, qui fait Histoire en sortant des histoires) que se trouve un mot dont le sens est assez obscur pour que sa traduction soit impossible et que s’élève ainsi du choeur une parole parfaitement insituable, inassignable à des personnages ou à des époques, une parole tragique dont l’homme se trouve être tout à la fois l’auteur et le destinataire, une parole où se dessine déjà toute l’Histoire à venir, dans tout ce qu’elle impliquera de terreur et d’absurdité mais cela par une forme et un style étrangement maîtrisés, lucides, conscients. Il n’est rien, ni personne qui puisse prédire ce que l’homme deviendra car il ne se laisse décrire par aucune figure, ni aucune forme ou limite. Il est le « sans forme » mais c’est précisément de cet indéterminable absolu, de cette espèce humaine, inconnue de l’équation de l’être, comme finalement la conçoit Heidegger que naît l’esprit même du racontable et du sens, c’est-à-dire que se nouent tous les contraires mais principalement celui du sens et du non sens. Pour que s’effectue, comme un devoir ou comme un style, l’oeuvre globalisante du récit et de la trame, du Sens et de la lisibilité, encore faut-il qu’un devenir chaotique menace sans cesse l’ordre et la continuité. 
        Résumons: dans une tragédie injouable se détache une tirade inassignable dans laquelle se trouve un terme intraduisible marquant l’homme à jamais du sceau de l’indéfinissable. Il nous faut réfléchir et analyser cette succession de négations pour désigner l’homme, pour le « distinguer » et comprendre pourquoi, en effet, il n’y a que l’homme qui puisse faire tant d’histoires, c’est-à-dire recouvrir par cette indétermination même tous les sens que l’on peut donner à cette expression, dans la langue française, soit « faire des complications », « créer des fictions », « faire du mélodrame », « inventer la discipline et le savoir historiques: l’Histoire ».
        

            Pour cela, il importe de faire référence à la théologie négative du Pseudo-Denys. C’est un moine syrien du 5e siècle après Jésus Christ qui inventa cette conception de la théologie suivant laquelle Dieu ne pourrait être qualifié, approché, intuitionné que par des négations, et principalement des négations humaines. Autrement dit, pour saisir l’être de Dieu, il suffit de se représenter le contraire de toutes les qualités de l’être humain: l’homme est fini alors que Dieu est infini, l’homme est corporel et limité dans l’espace e alors que Dieu est illimité? L’homme est imparfait alors que Dieu est parfait. La théologie négative peut donc se concevoir comme la tentative de contradiction radicale de tout ce qui est ici soutenu par le stasimon de Sophocle. On a même l’impression que tout ce qui, dans ce passage d’Antigone, revêt une dimension quasiment scandaleuse, impie, voire athée est contrarié, contesté par le Pseudo-Denys dont la théorie est « pratique », voire caricaturale: pour que l’homme puisse se faire une idée de Dieu, il lui suffit de porter son attention sur lui-même et de concevoir un être étant tout ce que lui n’est pas.
        C’est un discours théologique (mais relevant davantage du theos que du logos), reposant entièrement sur un fondement religieux. Or cette théologie ne fait pas « Histoire », c’est-à-dire que c’est en vain que nous chercherions quoi que ce soit de cette histoire qui puisse nous permettre de comprendre notre Histoire (avec un grand H). Par contre, le stasimon de Sophocle, intriqué dans une histoire mythologique, fait histoire, rend possible et saisissant ce surgissement de notre Histoire dans une histoire. Pourquoi?
        Si nous reprenons les trois définitions de l’être humain qui selon le Pseudo-Denys sont les exacts négatifs de l’être même de Dieu, nous réalisons que Sophocle dit point par point le contraire de la théologie négative ou plutôt attribue à l’homme ce qui était censé qualifier Dieu. L’homme est infini, en tant qu’espèce (maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance). Il est illimité (il n’en est pas de plus terrible). La perfection ne lui est aucunement interdite: « Il montera très haut au-dessus de sa cité ». La théologie négative, tout comme la théologie tout court ne semblent pas avoir d’autre finalité, en réalité, que de réduire au silence l’esprit même de la tragédie, étant entendu que celui-ci repose exclusivement en fait sur cette absence de limitation assignable à l’être humain, sur cette ligne perpétuellement en équilibre précaire entre la mesure et la démesure, le bien et le mal, le sens et le chaos.
        Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme, dés lors? Parce que la tragédie théâtrale,  le souffle de la mythologie et la rigueur de l’Histoire, aussi différents que soient ces types de discours,  ne puisent l’énergie de leur style et de leurs sujets qu’au fil de cette ambiguïté là, de ce suspens, de cette indétermination structurelle de l’être humain, alors que la théologie au contraire ne se structure qu’en l’étouffant, qu’en la réduisant à l’affirmation d’une ligne de partage infranchissable.
        Si donc notre Histoire est tragique, au sens faible du terme, c’est parce que la Tragédie est Historique, au sens fort, à savoir que la Tragédie grecque, comme Nietzsche l’avait bien souligné, dit la pure vérité de ce que l’homme devient dans le monde: inarrêtable, faisant incessamment sens et non-sens. Nous retrouvons exactement cette intuition du tragique dans l’histoire et de l’Histoire dans le tragique dans ce commentaire du Stasimon d’Antigone par le philosophe et psychanalyste grec Cornélius Castoriadis:
        « L’autolimitation est indispensable justement parce que l’homme est terrible (deinos), et que rien d’extérieur ne peut limiter véritablement cette faculté d’être terrible, pas même la justice des dieux garantie par les serments. Celle-ci est un des principes qui régissent la vie des hommes mais elle ne saurait suffire en aucune manière. Si elle suffisait, il n’y aurait ni Antigone ni tragédie. Comme il n’y a pas et ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question : dans le monde platonicien et dans le monde chrétien (…)
        L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus terrible, parce que rien de ce qu’il fait (…) ne peut être attribué à un don « naturel ». Le « qu’est-ce que c’est? » de l’homme qui s’exprime et se développe à travers ses différents attributs, est l’oeuvre de l’homme lui-même. En termes philosophiques l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme crée son essence et son essance est auto-création. L'homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique. »
                                                        Cornélius Castoriadis (1922 - 1997)

        
Ce texte de Cornelius Castoriadis a pour le moins deux bénéfices: il nous rappelle que l’homme est l’être dépourvu de nature et, de ce fait dangereux, indéfinissable mais il nous permet de comprendre également pourquoi ce texte libère un tel éclair de vérité. Ce qu’il affirme, c’est exactement tout ce que le platonisme et le judéo-christianisme n’ont eu de cesse de dissimuler. Peut-être même pourrions nous rajouter « les lumières ». C’est un peu comme une bouteille à la mer jetée il y a 25 siècles sur laquelle nous serions tombés par hasard et qui s’adresserait directement à nous, au 21e siècle après JC.

        Comme le dit Castoriadis « il ne peut y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question. Dans le monde de Platon , il existe un monde supra-terrestre dans lequel toutes les Idées divines « sont ». Autrement dit, les êtres humains ne sont touchés par le manque de justice, de beauté, de vérité de ce monde terrestre que parce qu’ils ont l’intuition (laquelle est en fait un souvenir) de cette justice même, de cette beauté même, de cette vérité. Par conséquent, nous humains faits de chair et d’os sommes le négatif d’un positif qui a imprimé sa marque sur nous. De fait nous ne posons de questions qu’à partir (et qu’à cause) du souvenir de la réponse.
        De même, l’idée d’un Dieu transcendant, fondement du judéo-christianisme, étouffe dans l’oeuf la possibilité même de concevoir un Homme infini, terrible, susceptible de basculer à chaque instant du pire au meilleur sans qu’à aucun moment l’imposition même d’une limite extérieure puisse lui faire barrage.
        L’auteur évoque la justice des Dieux garantis par des serments . Celle-ci vaut à titre de limite intérieure, c’est-à-dire qu’elle n’est crue qu’à l’intérieur des limites fixées par la citoyenneté. C’est un peu comme si les hommes faisaient semblant d’y croire pour que quelque chose comme une cité puisse perdurer mais pas au-delà, autrement dit « pas vraiment ». C’est bien ce qui de fait éclate en pleine lumière dans la tragédie même: Antigone viole cette simulation de croyance aux Dieux au nom d’un ancrage, d’une force plus vive, plus verticale. Il est des actions dont on se fait un devoir en vertu d’un commandement plus puissant que celui-là seul de faire cité, et c’est à ce commandement qu’Antigone donne le nom de « justice des dieux ».
        Mais personne n’est dupe: ce n’est aucunement un « serment », c’est la voix du  Deinos. Antigone n’a pas la moindre nuance de respect des lois citoyennes ni des serments faits aux rois ou aux autorités politiques, légales ou religieuses. Nous n’imaginons pas son père lui faire cette leçon là. Si elle se sent devoir enterrer son frère, c’est parce que c’est son frère et qu’elle l’aime. C’est tout. Rien ne fait loi pour l’Homme, et c’est bien là le coeur de cette histoire. Antigone illustre l’avertissement du Choeur en n’en tenant aucun compte. Dans une cité dévastée par la guerre civile, administrée par son oncle et prétendument soumise aux décrets des Dieux, elle creuse son propre sillon aux mépris des règles. La puissance traumatique de la tragédie vient de ce que les Hommes y sont seuls.
 

            D’où vient finalement l’onde de choc de cette prise de parole du choeur dans la tragédie de Sophocle? C’est comme si le voile de la fiction théâtrale craquait sous l’effet d’une puissance dont elle ne pouvait plus dissimuler la réalité brute, factuelle. Littéralement, jamais la formule: « la réalité dépasse la fiction » n’aura été mieux à sa place, un peu comme si les auteurs de Tragédie jetaient l’éponge et disaient: on peut faire tout ce qu’on peut, jamais nous ne serons à la hauteur, en termes d’imagination, de rebondissements, de complications (finalement il n’y pas d’histoires sans complication) de l’aventure humaine. Il n’est donc pas besoin de raconter des histoires pour écrire une tragédie. Bien au contraire, l’esprit tragique revêt une dimension existentielle brute:  

            C’est bien la thèse de Nietzsche que Castoriadis reprend ici, à savoir que la tragédie, notamment au travers de ces deux auteurs que sont Eschyle et Sophocle, décrit l’expérience que l’homme fait de sa solitude. Nous y sommes très loin de tous ces genres littéraires ou théâtraux dans lesquels il est seulement question de faire la leçon aux hommes en leur racontant des histoires dans lesquels les gentils sont récompensés et les méchants punis. La tragédie, comme l’illustre parfaitement l’histoire d’Oedipe. Il y a bien au bout du compte dans cette tragédie une sorte d’émancipation du héros qui finit par créer de lui-même sa propre histoire, qui accepte son sort après la révélation tragique et qui met sa propre fille Antigone sur les rails de l’émancipation absolue, dernière: celle qui consiste à trouver en soi et seulement en soi les racines mêmes de son Ethos. Ce qui est tragique, c’est que l’humain est seul et qu’il lui faut trouver en lui-même les ressources éthiques déterminant sa conduite pour chaque prise de décision. Il n’existe pas de normes supérieures ou de dieux transcendants dont l’élévation pourraient nous guider. Il nous faut nous inventer à chaque instant et trouver en nous les valeurs à même de nous auto limiter, de nous gratifier d’une ipséïté authentique. Quelque chose du tragique correspond donc parfaitement au Deinos de Sophocle.
        Que voulons-nous dire en effet quand nous disons d’un évènement qu’il est « tragique »? Qu’il est désastreux d’abord, qu’il est porteur de malheur, de drame, de souffrance, mais aussi et surtout « intense », crucial, qui tombe dans une espèce d’aplomb funeste, dans une fulgurance révélatrice et incroyablement puissante émotionnellement. La tragédie c’est du pur malheur mais « vrai ». C’est l’éclair de vérité qui touche la créature humaine mais lui donne par la même à percevoir une lumière crue, sans voile, tragique parce que désespérante mais aussi révélatrice.
        On peut s’émouvoir des aventures d’Achille, d’Ulysse ou de Pénélope mais avec Oedipe et Antigone, nous sommes touchés par le malheur pur d’une créature dont le drame est moins de faire l’objet d’une histoire au sens de fiction que de l’Histoire au sens généalogique et immanent du terme. Le sens de cette histoire ne vient pas de ce que les créatures d’en bas sont déterminées par les dieux d’en haut mais de ce qu’ils réalisent qu’il leur faut créer de leurs propres mains le sens de leur existence. Ce qui finalement fait le lien entre le deinos et l’esprit tragique c’est le concept de « pharmakon ».          

 

Ce terme a trois sens: bouc émissaire, remède, poison. Par « pharmakon », il faut comprendre d’abord la victime de rites purificateurs tels qu’ils furent pratiqués dans la Grèce archaïque sur des hommes d’abord puis sur des animaux, des boucs notamment.  Le pharmakon c’est la personne ou l’animal que l’on va charger symboliquement de tous les malheurs subis par la cité et que l’on va lapider ou éloigner de la ville pour la guérir. C’est donc une sorte de traitement thérapeutique d’où sa filiation étymologique avec la pharmacie et ce terme va évoluer pour désigner les drogues susceptibles d’empoisonner ou de guérir les humains. Le pharmakon devient alors des substituts créés par l’homme et susceptibles d’avoir des conséquences bonnes ou mauvaises selon l’usage que l’utilisateur en fait.
        L’un des Pharmaka les plus connus est l’écriture telle qu’elle est présentée dans le Phèdre de Platon comme cadeau de Teuth à Thammous, le pharaon. Pour la mémoire et le savoir, j’ai trouvé le remède (pharmakon): l’écriture dit le Dieu. Mais le Pharaon lui répond: « c’est du dehors, en recourant à des signes étrangers et non du dedans, par leurs ressources propres qu’ils se ressouviendront. » En d’autres termes, ce que tu me présentes comme remède peut se révéler être un poison. Il nous faut bien réaliser à quel point l’écriture finalement s’intègre dans la liste de toutes les découvertes citées par Sophocle qui font de l’homme un fils du deinos (« maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal comme du bien »). Quelque chose commence ici avec le pharmakon de l’écriture, quelque chose avec quoi nous sommes, nous, sujets du 21e siècle particulièrement en prise, à savoir l’extrême justesse de l’avertissement du roi Thammous car nous sommes pris dans la traçabilité de l’écriture du Net au point de subir les dommages humains d’une découverte dont les effets ne peuvent pas non plus être posés comme unilatéralement « mauvais ». Rien n’est bon ou mauvais en soi, tout peut être l’objet d’une bonne ou mauvaise utilisation, tout devient affaire de «  pharmacologie » et c’est ça qui fait de l’homme un Deinos, c’est-à-dire un être dont le destin est d’autant plus tragique qu’il le trace non plus au fin d’un décret décidé par les Dieux, pas davantage qu’au gré d’une nature qui serait fondamentalement la sienne mais au fil d’une histoire dont le récit s’écrit au fur et à mesure qu’il le crée. Nos nous trouvons continuellement dans cet équilibre précaire qu'est la ligne de crête du Deinos, susceptible de sombrer du côté du mal ou de celui du bien.
        L’homme est une créature pharmacologique, c’est-à-dire créatrice de pharmaka, de remèdes susceptibles d’être aussi des poisons. C’est une autre façon d’affirmer qu’il est une créature exosomatique, dotée de la puissance de prolonger son corps par des prothèses qui lui donnent un pouvoir infini mais qui dés lors le font sortir de la limite de ses capacités naturelles. Déterminé par rien, soumis à l’autorité de personne, l’homme est autonome, ce qui de fait pose la question de son auto-limitation.
        Ce que relie Cornélius Castoriadis dans le premier paragraphe du texte, c’est précisément cette autonomie et cette exosomatisation. Il y a quelque chose de profondément endogène chez l’être humain et cela vient de son Deinos, c’est-à-dire de cette absence de limite physique. Par conséquent les règles censées réguler les comportements humains sont toujours provisoires, contingents, précaires, susceptibles d’être rejetées, comme elles le sont par Antigone lorsqu’elle refuse de se soumettre à Créon. Une chaîne de causalités se met ainsi en place  petit à petit: l’homme crée des pharmaka, ce qui le fait sortir des limites de la nature et lui donne une autonomie, laquelle ne peut accoucher que de principes fragiles, facilement contestables, d’où ce caractère farouchement indomptable, dangereux parce qu’improgrammable lequel donne à la tragédie ce climat tout à la fois pur, brut, révélateur et terrible.
        L’esprit tragique, c’est donc exactement ce que le platonisme et le christianisme vont  essayer, avec succès, de dissimuler, de faire disparaître comme une vérité trop puissante et trop dérangeante pour être révélée. La tragédie c’est de la réalité pure, c’est la conséquence directe d’une créature pharmacologique, au sens de créatrice de pharmaka. Ce qui est commun au monde platonicien et au monde chrétien, c’est qu’ils entretiennent l’un et l’autre l’illusion d’une autorité ultime: le monde des Idées pour Platon, la paradis pour le christianisme. C’est un peu comme si la postérité des ces deux théories philosophique et religieuse conspiraient pour donner à l’Homme de quoi se raconter des histoires afin de se dissimuler à lui-même qu’il est « tragiquement » seul et qu’il n’ a rien à espérer si cet’’st de lui-même.
        Si nous reprenons toutes les acceptions du terme histoire, nous réalisons que grâce à Cornélius Castoriadis nous pouvons parfaitement définir la particularité humaine en le situant par rapport à ces quatre sens:
- Fiction
- Genèse (historique au sens de généalogique et non naturel)
- Sujet à complications (faire des histoires)
- Récit du passé (la discipline historique)
         

            L’homme fait des histoires en tant que complications parce qu’il se constitue au fil d’une auto-genèse (histoire), plutôt que naturellement. Il est sujet d’histoire parce que rien de ce qui le caractérise n’est simplement naturel. Il est hors nature et par ce biais « historique ». De ce point de vue il s’exclue de la fiction en ceci que son développement est encore plus aventureux, imprévisible, tragique, que des histoires fictives à caractère mythologique. Faire l’histoire de l’homme, c’est-à-dire garder la trace et construire le récit de son évolution violente, terrible, « deïnique ».
        L’histoire de l’homme au sens de discipline historique, c’est un récit que l’on ne peut pas commencer comme une fiction. Ce n’est pas « il était une fois l’homme… » ne serait-ce que parce que ce récit n’est pas fini, n’est pas vraiment achevable. De plus l’Homme, ce n’est pas ce qu’il était « Une fois », c’est ce qui ne cesse d’être différent à chaque fois, ce dont le tracé n’est écrit nulle part, ce dont on ne peut prédire la fin ni même la suite.  C’est une créature dont on ne peut raconter l’histoire qu’en lui laissant le soin de l’écrire au fur et à mesure de ses actions comme le personnage d’un récit qui miraculeusement deviendrait l’auteur de sa propre histoire, sortirait du roman pour passer du statut de personnage à celui d’auteur. Ce n’est même plus de l’autobiographie mais de l‘« autobio-praxie ». L’homme est acteur d’une histoire dont il est aussi  l’auteur. Ni naturel ni surnaturel, il est historique. Ce n’est donc pas seulement le fait que son histoire soit pleine de violences qui fait de lui un être tragique et terrible, c’est surtout que son histoire est fondamentalement violence en elle-même. Elle l’est structurellement parce qu’elle rompt avec l’ordre de la nature ou celui des Dieux. La teneur historique de l’homme, c’est-à-dire le fait qu’en lui tout soit produit d’histoire, est violation des lois naturelles en vertu desquelles ce qui est « est ».
   

Bref si notre histoire est violence c’est parce que notre être consiste fondamentalement dans une violation, dans l’hybris, la démesure, et c’est ce dont nous nous rendons bien compte quand nous posons à propos de l’homme les trois questions qui constituait le plan du texte de Sophocle:

-   Que peut l’Homme? Tout
- Quel est son devoir? L’autolimitation, ce qui revient finalement à répondre également tout: limité par rien, il est une créature d’interdits, de tabous, de lois, de commandements, de rite et de rituels (c’est finalement ce que dit parfaitement la notion de « pharmakon »: artifice, charme, remède et poison mais aussi bouc émissaire, victime expiatoire d’un pouvoir qui le définit
- Qu’est-il fondamentalement? Historique.
          

            Nous comprenons ainsi parfaitement ce que signifie cette référence au Deinos: le lien entre l’histoire et la Tragédie, ce point de rencontre entre le réel et la fiction, c’est-à-dire cette apparition étrange dans l’histoire « inventée », imprégnée de mythologie d’Antigone d’un Stasimon qui finalement énonce une vérité indépassable, tente une définition paradoxale en ceci qu’elle décrit l’homme comme un processus qui ne connaît pas la moindre limitation naturelle. L’homme est contenu dans ce chant entièrement. Il ne peut pas y échapper et c’est comme un destin humain qui s’effectue, s’annonce et se termine dans ce chant sauf que….s’il est contenu dans ce chant c’est paradoxalement parce que ce chant le définit comme « l’incontenable même » comme la créature qui pose problème en ne se conformant pas au dessein naturel de la création et c’est cela qui fait histoire dans les deux sens du terme: c’est cela qui fait tragédie et c’est cela qui fait la discipline historique, ou en d’autres termes qui définit l’histoire comme le mode d’être généalogique de l’homme.  Que l’homme soit sujet d’histoire peut ainsi s’entendre en plusieurs sens:

1) Il se raconte des histoires (mythologie)
2) Il est cette anomalie d’une créature qui choisit son mode d’évolution, qui le garde en mémoire par l’écriture (rétention tertiaire)
3) Cette évolution varie en fonction des vitesses, des aléas de son histoire et des pharmaka. Cela signifie que tout en l’être humain est objet d’histoire: de sa vie, ses façons de penser, de vivre, d’être jusqu’à sa mort ou à sa détermination sexuelle (c’est historiquement que nous déterminons comme homme ou femme et pas naturellement). Il est la créature dont on peut dire que la généalogie historique s’est substituée à toute évolution naturelle.
4) L’homme est également sujet d’histoire parce qu’il est impliqué dans la tentative de donner du sens à sa vie. Il est prêt à supporter les pires souffrances pourvu qu’on les intègre dans une visée, dans une réalisation, dans une narration. C’est en ce sens qu’il ne vit que pour faire histoire, que pour faire sens.
         


                    Ce dernier trait est fondamental dans la mesure où cet impératif qui fait partie intégrante de la motivation de l’être humain à exister se conjugue avec l’absurdité d’évènements historiques humains comme les génocides, l’épuisement des ressources naturelles au nom d’un impératif démesuré de croissance, des modes de vie incluant des économies fondées sur des désirs artificiels et non nécessaires.
                Il nous faut aller jusqu’au bout de la logique dialectique de cette donnée fondamentale de l’être humain: s’il agit de façon absurde, démente et démesurée c’est pour avoir de quoi faire sens, c’est parce que la tâche de donner du sens ne peut se concevoir qu’à partir d’une réalité chaotique. Il se manifeste ici un « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) crucial pour réaliser le plus que nous le pouvons, l’histoire dans laquelle nous sommes embarqués.  Que l’homme soit cette créature auto-limitative implique qu’il s’engage dans un jeu de limite et de dépassement sans fin, puisque la limitation ne pouvant s’effectuer que par l’homme, rien ne saurait s’opposer à la tentation offerte qu’il la franchisse, ne serait-ce que pour la raviver.
                L’être humain a donc à la fois besoin de s’interdire à lui-même certains actes en les créditant d’une fausse transcendance soit en les assignant à des lois divines, soit en les faisant appliquer comme des lois civiles, mais puisque en réalité rien ne saurait assumer cette autorité de l’extérieur, l’homme se retrouve dans cette situation paradoxale de violer sans cesse cela même qu’il ne cesse d’instituer et conséquemment d’agir absurdement afin que cent fois sur le métier du chaos des affaires humaines il puisse remettre l’ouvrage de faire sens à partir de l’incohérence.
          

                L’occident n’aurait donc été qu’une parenthèse de platonisme et de religion transcendante dans un bloc de pure immanence tragique
. C’est bien là l’une des thèses les plus profondes de Nietzsche et ici de Castoriadis: « il ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question: dans le monde platonicien et dans le monde chrétien. » Notre histoire est tragique parce que la tragédie est la vérité de l’histoire, c’est-à-dire que cette condition tragique d’être à soi-même à la fois ce qui se limite et ne cesse de violer ce qui se limite pour que cela ait à se limiter encore et à s’outrepasser de telle sorte que mesure et démesure, sens et non sens, chaos et Raison « tricotent » ainsi le fil d’une histoire toute à la fois magnifique et désespérée est indiscutablement la notre. On ne voit donc pas comment l’histoire pourrait décrire autre chose que de la violence à partir du moment où l’homme en temps que fils du Deinos est à la fois auto limitation et violation de cette auto limitation. Que l’homme ne cesse de s’auto-limiter ne peut avoir pour corollaire que l’évidence de son autodestruction.

        Si nous voulons qu’il cesse de s’auto-détruire, il importe donc qu’il cesse de s’auto-limiter, mais cela ne signifie pas du tout qu’il donne libre cours à toutes ses pulsions. Cela suppose qu’il transforme le rapport qu’il a institué avec les pharmaka. L’avertissement de Thammous à Teuth est toujours et plus dramatiquement encore d’actualité. Les innovations et les rétentions tertiaires ne doivent pas s’imposer à nous comme l’occasion de ne plus faire l’effort de nous souvenir, de penser, d’agir, d’être, ou encore de devenir. La solution à ce problème est assez claire: il importe que la finalité de la technologie soit détachée de celle de la production, du gain spéculatif et des impératifs d’une croissance économique effrénée. Cela suppose, en termes grecs que la techné soit détachée de la poiesis pour devenir de la praxis et ainsi se confondre avec le summum de la praxis, à savoir l’esthétique. Nous retrouvons ici une hypothèse déjà formulée: il faut envisager la possibilité que l’ode à l’homme de Sophocle dans Antigone formule un problème DANS la forme même de sa solution, à savoir que l’esprit tragique en tant qu’il est cela même qui s’effectue au sein d’une œuvre  d’Art décrit comme un mode d’existence dont la caractéristique est la célébration et l’immanence.
                 

                Que notre histoire soit une succession de tragédies, c’est ce à quoi nous ne pourrons remédier qu’en écrivant des tragédies au cours même de notre histoire. Nous nous sommes pris au jeu de la tragédie jusqu’à l’intégrer violemment dans notre histoire, il importe désormais d’inverser le mouvement et de remonter jusqu’aux origines de telle sorte que notre histoire se réduise à la pure célébration de la Tragédie comme style d’écriture. Que l’être humain célèbre le fait d’exister par la tragédie plutôt que d’exister tragiquement au fil de l’histoire, c’est bien là l’enjeu crucial des années à venir, c’est l’intelligence indépassable de la quasi-causalité Deleuzienne qu’il va s’agir pour nous de mettre en oeuvres au sens propre comme au sens figuré. La quasi-causalité désigne la capacité de devenir quasiment la cause des évènements tragiques qui nous frappent en évitant l’écrasement par le jeu d’une bifurcation artistique (le jazz manouche créé par l’accident de Django Reinhardt, le blues par la captivité des esclaves, la plainte élégiaque par le malheur de Job, l’errance d’Oedipe et Antigone par l’implacabilité du destin). La quasi causalité c’est une façon joyeuse et inespérée de concevoir et d'appliquer au fil de son existence l'Ethique esthétique d'un stoïcisme moderne.

  


Essai philosophique HLP - Texte de Philippe Lançon

 


Texte de Philippe Lançon extrait du livre: "Le lambeau"

"Je cherche simplement à circonscrire la nature de l'événement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche, mais je n'y arrive pas. Les mots permettent d'aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d'un seul coup, malgré soi, ils n'explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions.

A terre, j'ai de nouveau ouvert mon premier œil sur quelques mètres carrés et sur ce monde sans limites. Les décombres n'étaient faits ni de poussière, ni de cendres, ni de verre, ni de plâtre. Ils étaient faits de silence et de sang. Je ne sentais pas le sang, dans lequel je baignais pourtant, je n'avais pas même encore vu le mien, mais j'entendais le silence, je n'entendais même que ça. Il m'enveloppait et prenait mon corps pour le faire léviter au-dessus de moi-même et des autres, léviter à l'aveuglette et sans fin pendant quelques secondes, quelques minutes, une éternité, léger, léger, tandis que l'homme d'avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol, me disait : « Mais que s'est-il passé ? Est-il possible qu'il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant, je suis là ? Ou bien non ? » Ou quelque chose comme ça. Le demi-mort a ajouté : « Il n'est peut-être pas parti, celui qui disait « Allah Akbar ». Ne bougeons pas. » Tout se réduisait encore à l'apparition d'une paire de jambes noires et à l'attente de son retour.

Pour le reste, les mots que le demi-mort prononçait étaient un peu semblables, je crois, à ceux qu'on dit pendant un rêve : à la fois clairs pour le dormeur et incompréhensibles pour celui qui, réveillé à ses côtés, les écoute. Je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j'avais été, mais je ne le savais pas. Je l'écoutais parler et je pensais : mais qu'est-ce qu'il dit ?

J'étais couché sur le ventre, la tête tournée vers la gauche, c'est donc l’œil gauche que j'ai ouvert en premier. J'ai vu une main gauche ensanglantée sortant de la manche de mon caban, et il m'a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne, une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant la blessure entre deux articulations dites métacarpo-phalangiennes, celle de l'index et du majeur. Ce sont des mots que j'ai appris ensuite, parce qu'il m'a fallu apprendre à nommer les parties du corps blessées, les soins qu'on leur apportait et les phénomènes secondaires qui s'y développaient. Les nommer, c'étaient les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux, ou un peu moins mal, avec ce qu'ils désignaient. L'hôpital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis.

La voix de celui que j'étais encore m'a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant , nous ne sentons rien. » Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s'adressant à moi par-dessous en disant nous.

Essai philosophique
La conscience de soi suppose-t-elle le dialogue ?


    Lorsque nous nous réveillons après une anesthésie justifiée par une opération chirurgicale, le sédatif utilisé est suffisamment puissant pour nous avoir plongé dans un sommeil très lourd, et nous reprenons conscience dans une salle de réveil inconnue de nous parmi d’autres patients faisant à peu prés la même expérience, mais inconnus de nous également. Nous faisons alors l’expérience qui consiste à reprendre pied peu à peu, à retisser le fil d’évènements que nous avons bel et bien vécus, mais en en étant absent. A moins d’avoir été victime d’une fusillade, c’est peut-être la seule épreuve qui puisse autant que faire se peut être  comparée avec ce que décrit Philippe lançon dans ce passage, à cette différence prés qu’il décrit les minutes qui succèdent immédiatement au mitraillage de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Or ce qui se manifeste au premier chef dans cette situation, c’est la douleur à l’endroit qui a été opéré, une douleur différente non pas seulement parce que notre corps a été tailladé, ouvert et cousu à cet endroit, mais parce qu’habituellement tout ce que nous vivons nous est communiqué au travers du filtre des mots, donc atténué par ce filtre. La conscience que nous avons des expériences que nous traversons est toujours non seulement traduite mais aussi décalée par un discours intérieur de soi à soi entre l’acteur et le spectateur qui se raconte à lui-même ce qu’il est en train de vivre mais toujours avec un temps de retard. Le temps que je passe à me dire à moi-même ce que je vis est un temps qui fait tomber le présent en passé proche. Ce que je vis, du simple fait que je me dise à moi même que je le vis est déjà vécu. La conscience est une machine à transformer les instants présents en moments vécus, donc passés, parce que ces moments sont « dits ». Or Philippe Lançon décrit exactement la reprise progressive de cette conversation perpétuelle de soi avec soi, de ce fil continu au gré duquel nous nous racontons à nous mêmes l’histoire de la personne que nous sommes, parce que, de fait, la violence du traumatisme causé par le fait d’avoir été mitraillé a rompu ce murmure, ce dialogue qui semble bien définir à quelque degré ce que c’est d’être soi, d’avoir un moi. Ne serait pas la continuité de ce dialogue intérieur qui serait de moi l’expression la plus juste de ce que c’est qu’être moi?
    De fait, ce passage nous donne probablement la meilleure définition de ce en quoi consiste un traumatisme, à savoir une décharge évènementielle trop forte pour être recouverte par des mots, comme si, pour une fois, le réel était trop intense, trop brut et trop soudain pour que ce fond de dialogue perpétuel de soi avec soi puisse être encore efficient. Habituellement il y a toujours en moi un conteur qui épie, commente et souvent précède l’acteur. Tenir un journal intime n’est finalement jamais que la retranscription écrite que certaines ou certains d’entre nous actualise d’un fond de discours continu que toute personne dotée de langage tient. Nous ne cessons de nous entretenir avec nous-mêmes, de nous parler, de recouvrir avec des mots des expériences qui par là-même ne sont jamais vécues pour elles-mêmes dans leur émergence brute. Et c’est très exactement ce fil qui a été rompu par la fusillade, par la blessure.
     

Il faut se représenter un présent si intensément, brutalement présent qu’il excède la capacité de la machine consciente à en faire déjà du passé. L’attentat, en un sens, c’est d’abord du présent pur, du présent qui n’est présent en ce sens qu’il ne peut être vécu de façon différée, tout en l’étant et c’est bien là tout le paradoxe. Le corps de Philippe Lançon a bien vécu ce présent pur du mitraillage comme le prouvent ses blessures mais sa conscience s’est dérobée parce qu’elle ne pouvait pas activer son mécanisme habituel: conjuguer du présent au « passé antérieur », c’est-à-dire aborder du présent comme du futur passé. C’est bel et bien ce que nous faisons tout le temps habituellement. L’auteur se cache dans un pli de l’espace temps à partir duquel l’expérience vécue par l’acteur est perçue de façon très particulière: tout présent est du futur passé. C’est comme un filet de mots toujours déjà tissé par l’auteur et lancé sur le réel attendant d’y cueillir les instants, mais il se peut que tel évènement du présent déchire ce filet de telle sorte que l’acteur vive le présent « avant » que la machine à en faire déjà du passé puisse s’activer. C’est du présent pur, c’est de l’expérience authentique, dans la soudaineté de sa violence. Soudain les mots sont à la traîne et étrangement compte tenu de l’expérience décrite, ici quelque chose de nous a envie de dire: « enfin ». Pourquoi?
    Parce que, du coup, cette expérience est « vraie ». Cette décharge émotionnelle pure, cette perte de conscience dans la fulgurance de laquelle quelque chose s’est produit est « vraie » parce qu’en nous l’auteur a été devancé par la violence de ce qu’a subie l’acteur. Le corps a subi ce que la conscience n’a pas eu le temps de se dire à elle-même. L’heure de se raconter à soi-même l’histoire de sa vie a été devancée par la vie elle-même. L’actualité du verbe a devancé la prise en charge grammaticale du sujet, c’est-à-dire qu’en d’autres termes, la logique de la grammaire occidentale sur ce point là, à cet instant là, est démentie, bafouée, prise en défaut, prise en flagrant délit de mensonge ce qui, en réalité, est toujours le cas , mais ici enfin cela apparaît complètement. Mais qu’est-ce qui apparaît si brutalement, si justement. En quoi cette expérience vécue par Philippe lançon est-elle exacte? Quelle est la part de vérité scandaleuse qu’elle porte?
        « Un » corps fait l’expérience de la blessure et seulement après coup, se réveille « moi blessé », reprend le fil d’une conversation de soi d’avec soi, et réalise que cet entretien est comme une protection tissée dans le fil des mots par le biais de laquelle le choc des évènements purs ne nous parvient que de très loin comme assourdi par la couche épaisse de tous ces vocables, de tous ces noms communs qui rendent banales des épreuves violentes et indicibles. « Les mots se contentent de suivre ce qui a eu lieu » écrit Philippe Lançon. Pour une fois ils sont à la traîne, ils ne déterminent pas la forme de ce qui ne pourrait arriver qu’au travers di filtre de leur catégorisation du réel. Mais voilà que du réel rentre par effraction dans la vie de Philippe Lançon et que du même coup, il réalise que c’est toujours exactement cette effraction là: du réel. 
             C’est comme un choc suffisamment fort pour qu’enfin l’auteur pris de court ne sache pas quoi dire, quoi raconter parce que l’effraction fait entrer du pur réel dans la vie de l’homme qui là, à cet instant, a vécu. Cette existence que nous ne vivons habituellement qu’en différé s’est manifesté à vif, purement, totalement dans le scandale de son instantanéité. De nombreux gourous du développement personnel ne cesse de nous conseiller de vivre l’instant présent sans se rendre compte qu’en nous conseillant cette approche, ils nous y prédisposent, ils nous incitent à l’anticiper, donc à le rater. Comment anticiper du non-anticipable, puisque c’est du présent? Si je m’attends à vivre du présent, je l’attends et ce n’est plus du présent puisque je m’y prépare comme à un futur. Quand vivons nous du présent? Tout le temps pourrait-on dire, sauf que notre conscience ne consiste que dans le décalage, dans l’attente de ce qui une fois advenu sera déjà du passé, comme le dit le philosophe Alain:
        « La conscience n'est pas immédiate. Je pense, et puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde. Moi et ma sensation. Moi et mon sentiment. Moi et mon idée. C'est bien le pouvoir de douter qui est la vie du moi. Par ce mouvement, tous les instants tombent au passé. Si l'on se retrouvait tout entier, c'est alors qu'on ne se reconnaîtrait pas (…) Ainsi le moi est un refus d'être moi, qui en même temps conserve les moments dépassés. Se souvenir, c'est sauver ses souvenirs, c'est se témoigner qu'on les a dépassés. C'est les juger. »
        Grâce à ma conscience , je sais ce qui « arrive », sauf que, le sachant, je ne le vis plus comme « arrivant » mais comme « arrivé » donc passé. C’est la raison pour laquelle le moi est un refus d’être moi. Me sachant « moi blessé », je ne suis plus exactement ce moi pris dans le mouvement pur, instantané de l’être. Je reprends pied progressivement dans le commentaire en différé du fait de « l’avoir été », exactement ce qui nous est décrit  ici par Philippe Lançon, à savoir le tâtonnement des mots pour réinvestir le champs du moi, pour reprendre ses repères dans une scène qui a été déserté dans la fulgurance de la fusillade, dans le déchirement des chairs, dans l’écoulement brutal du sang.
        Philippe Lançon a vécu une expérience de vérité: celle d’être un corps offert à tout ce qu’un instant revêt de jaillissement imprévisible, de soudaineté radicalement improgrammable. Rien n’est écrit nulle part avant d’avoir été. Chaque instant suppose une part de non prédictibilité absolue, et finalement c’est ça la vie, c’est quand on fait l’expérience de cette absolue non programmabilité de l’instant que l’on peut dire que l’on a vraiment fait l’expérience de quelque chose…sauf que….précisément cette expérience on ne pouvait pas y être tout-à-fait, en tout cas pas consciemment. C’est juste en tant que corps que nous l’avons faite, sans savoir au moment même où nous la faisons que nous la faisions. Vivre en étant conscient c’est donc remettre à plus tard le moment pur de vivre,  Le moi est un refus d’être moi maintenant. Me retrouvant blessé, je sais sans aucun doute possible que j’ai été mitraillé mais être mitraillé, je n’en ai pas fait l’expérience au présent: je ne pouvais pas me le dire et l’être en même temps. Cette simultanéité nous est interdite (et l’on pourrait presque dire: « depuis qu’Adam et Eve ont mangé le fruit défendu »).
        Mais ce que nous fait partager Philippe Lançon, c’est précisément l’effort de cette conscience traumatisée par cette effraction du présent dans une vie, effraction ne pouvant surgir que dans un moment d’absence. Ce que ce passage a donc de proprement révélateur au plus haut point, c’est de nous faire mieux comprendre ce dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater, soit de vivre au présent. C’est ce dont nous nous rendons compte lorsque finalement nous réalisons que si Philippe Lançon pourrait dire: « je suis passé très près de mourir », il pourrait tout aussi bien affirmer et peut-être avec plus de justesse encore: « je suis passé tout prés de vivre », en ce sens qu’il a vécu une épreuve tellement violente, tellement traumatique que sa conscience a frôlé la simultanéité entre l’attention à l’évènement et l’évènement lui-même, qu’elle a failli (dans tous les sens de ce verbe: immense et échec) être au présent.
         
Ce qu’il convient de relier ici pour bien comprendre la nature exceptionnelle de ce témoignage dont il faut noter qu’il s’adresse tout autant à nous lecteurs, qu’à Philippe Lançon lui-même, c’est l’imprévisible absolu et l’inévitable radical qui caractérise l’évènement, et c’st de tout évènement dont il est question ici, sauf qu’évidemment cela nous apparaît plus clairement lorsque cet évènement est celui de la violence brute, moins terroriste que terrorisante et c’est toute la finesse de Philippe Lançon que de quitter totalement le terrain idéologique, parce que de fait cette dimension là qui occupe malheureusement la quasi totalité de l’univers médiatique aujourd’hui est complètement « à côté de la plaque, de la seule vraie plaque: le présent ».
        Ce « fait divers » (une appellation qui pose déjà à elle seule tout le problème parce qu’aucun fait ne saurait être « divers » en tant qu’il est précisément celui-là et pas un autre, rien ne se produit que de l’exceptionnalité: "la vie est tissée de points remarquables, pas de points communs » - Gilles Deleuze) est particulièrement intéressant à cet égard: tous les journalistes de Charlie Hebdo se savaient menacés mais il y a une différence entre savoir que l’on peut être mitraillés et l’être effectivement, et c’est justement cette différence qui constitue comme indéfinissable, improgrammable, inanticipable la vie, le réel, l’évènement. Il y a ça dans chaque instant que nous vivons mais nous n’en avons pas conscience pourquoi? Parce que notre conscience se définit précisément de dissimuler ça: c’est son travail de « conscience », et c’est un travail pour lequel elle a besoin de « ses instruments à transformer du remarquable en lieux communs » que sont les mots.
        Tout ce que nous vivons, du simple fait que nous le vivions, est absolument exceptionnel, inattendu, indéfinissable, innommable, ineffable, mais c’est probablement notre spécificité humaine que d’aborder ces instants de vie pure en les contrariant, par de la dénégation, en nous les appropriant mais de façon dénaturés, en leur retirant tout ce qui fait leur justesse, leur aplomb, leur singularité, ce que Gilles Deleuze appelle en reprenant la terminologie de Duns Scot (1266-1308) « l’eccéïté » du latin ecce qui veut dire « voici! ». Rien de ce qui arrive n’est donc, en tant qu’il arrive, prévisible tel qu’il arrive, parce que ce qui existe sort du domaine du possible et ce n’est pas la même chose de dire qu’un attentat est possible et de vivre le fait qu’il se produit « maintenant ». C’est la même chose: « un attentat » mais s’il s’effectue, cela veut dire qu’il est passé du statut de simple possible à celui de réel et « cela « cette frontière absolue entre ce qui était seulement possible et ce qui est réel c’est exactement cela que définit l’eccéïté.
        Mais il importe de relier cette imprévisibilité absolue du réel que dit l’eccéïté à l’inévitabilité de l’évènement, c’est-à-dire au fait qu’il n’y a pas vraiment de sens à dire que les choses auraient pu se passer différemment. Prenons l’exemple suivant d’un homme amoureux transi d’une femme à laquelle il n’avoue jamais ses sentiments et qui une fois séparé de cette personne se souvient de son passé et ne cesse de se dire que cela n’aurait tenu à rien de franchir ce pas. Mais le fait qu’il n’ait jamais dépassé ce seuil n’est-il pas assez significatif, en fait? N’est-ce pas précisément parce qu’il doutait, à très juste raison, de lui ou d’elle qu’il n’a jamais avoué son amour et qu’en fait dans ce qui s’est passé, « tout était dit ».
             C’est exactement comme cela que nous inventons des caractéristiques, des portraits-types (je suis comme ceci ou comme cela)  pour cacher qu’en réalité nous ne sommes rien que ça: des mouvements de consentement ou de dénégation des évènements eux-mêmes. De fait il n’y a pas eu de déclaration et « c’est tout »: est-ce parce je suis trop timide, trop emprunté, trop ceci, trop cela? Non, je ne suis « rien » ou du moins pas grand chose, je suis des mouvements de consentement ou de dénégation des seules choses qui « sont » vraiment à savoir des évènements. Qu’est-ce que c’est un moi? Ça précisément: l’écume bavarde des faits, ce qui se constitue passagèrement  et accidentellement dans la frange « commentable » des événements en se donnant une importance surdimensionnée, parfaitement surfaite, ce mouvement rétrospectif de commentaire divers sur des actes qui s’effectuent en fait toujours à l’infinitif.
          

La croyance au moi, c’est exactement cette part de nous qui se dérobe à la juste intransigeance des faits, à leur capacité d’auto-légitimation par l’expérience. Et c’est bel et bien ce qui nous est décrit ici, dés les premiers mots de Philippe Lançon: « je cherche seulement à circonscrire la nature de l’évènement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche mais je n’y arrive pas ». Nous devrions lire ces phrases en ayant bien à l’esprit que ce n’est rien moins que l’expérience constante que nous faisons de chaque instant qui s’y trouve décrite. C’est comme si le caractère exceptionnel de l’évènement vécu par Lançon nous mettait en phase avec ce que la notion même d’évènement en soi restait d’exceptionnel y compris en nous levant chaque matin et en allant au travail. La nature de tous les évènements est de modifier la « notre » en l’impactant de telle sorte que nous n’avons pas d’autre nature que celle d’être la pâte à modeler des faits, leur caisse de résonance, leur support, ce dans quoi les évènements se produisent. Être un moi c’est constituer cette mousse à mémoire de formes utilisée pour certains matelas ou certains matériaux dans laquelle les faits impriment leurs contours. L’évènement est « un troupeau anarchique de sensations et de visions. » et notre conscience armée de tout son vocabulaire va après coup en différé reprendre pied, sauver ce qui peut l’être se reconstituer un moi présentable avec toute la puissance de requalification des faits, de témoignages des détails dont elle sera capable, mais tout cet attirail n’aura pour effet que de cacher sa cruelle absence au moment de l’évènement lui-même. Le moi ou plutôt notre capacité à dire « Je » se manifeste en divisant ce qui pourtant à été vécu par le corps «  totalement », « simultanément ».
        « Est-il possible qu’il ne me soit rien arrivé? Je suis vivant, je suis là? Ou bien non? » « C’est le pouvoir de douter qui est la vie du moi » nous dit Alain et nous retrouvons exactement cette évidence dans l’éveil de la conscience de Philippe Lançon. Comment se poser une telle question après une telle décharge esthétique dans l’instant de laquelle « Tout est arrivé », un évènement pur, total, effectif, un évènement « nu » pourrait-on dire, c’est-à-dire tellement violent que pour une fois il s’impose à la conscience tel qu’il est et non telle qu’elle voudrait qu’il soit ou tel qu’elle le déforme déjà pour faire croire que c’est toujours à un sujet humain qu’il arrive des choses.
        Ce n’est pas du tout à un début de schizophrénie ou de bipolarité que nous avons ici affaire mais au travail de déformation continuel par le biais duquel toute conscience fait de ce qui arrive dans une dimension brute, sauvage, imprévisible et « tragique » les épisodes survenant dans l’existence légendaire d’un héros. Les évènements n’ont pas d’histoire en réalité mais en tant qu’ils sont appréhendés par des consciences humaines ils sont « récupérés », ce dont atteste parfaitement tout le travail de Philippe Lançon qui en tant qu’homme mais aussi en tant qu’homme de lettres retranscrit de la façon la plus honnête possible cette reprise en main par une conscience linguistique d’un fait « pur ».
        Il y a une dimension anonyme dans tout évènement mais nous ne pouvons que rarement être à la hauteur de cet anonyme de ce pur infinitif des faits tels qu’ils se produisent. Ce que nous montre Philippe lançon, c’est comment un corps ayant vécu cette soudaineté anonyme et brutal d’un évènement va progressivement reprendre pied dans cette réalité qui, l’espace d’un moment, s’est révélée telle qu’elle est par le dialogue d’abord puis par le « je » insensiblement. Toute conscience suppose donc le dialogue pour autant qu’aucune conscience ne peut vivre réellement le réel même. C’est exactement ce que le poète Joe Bousquet veut dire lorsqu’il écrit: « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » Il y a quelque chose d’inactuel, d’inévitable, d’imprévisible dans tout évènement dés lors qu’il est vécu pour lui-même et non pour ce que nous voulons être à travers lui. Cette part d’évènementialité qui finalement constitue la nature même du monde tel qu’il se fait en cet instant présent pour chacune et chacun de nous, c’est bien cette eccéïté que notre conscience ne peut vivre qu’au travers de l’inauthenticité du moi. Evoquer le moi, y croire, c’est donc choisir de n'entendre parler de soi par soi que par ouï-dire.

 1) Généralement nos mots sont toujours prêts à baptiser nos expériences vécues. Pourquoi sont-ils à la traîne ici?
2) En quel sens peut-on parler de l'eccéïté de cet attentat. Les mots ne sont-ils pas toujours en retard par rapport à l'eccéïté des instants? Peut-on parler d'expérience de vérité? Si oui, justifiez.
3) Peut-on appliquer des principes de philosophie stoïcienne à cette expérience selon vous?
4) Pourquoi est-ce en se parlant que Philippe Lançon reprend pied dans la réalité? Explquez: "Je ne pouvais déjà plus comprendre celui que j'avais été mais je ne le savais pas."
5) Expliquer: "Nommer les parties blessées du corps, c'était les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux ou un peu moins mal avec ce qu'elles désignaient. L'hopital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis."