dimanche 30 janvier 2022

Mort de René Robert: l'effet témoin

 


                  

                René Robert est un photographe célèbre, spécialisé dans le Flamenco. Il est mort mardi dernier parce qu'âgé de 84 ans, il a fait une chute en plein Paris, dans un quartier très animé et est resté plus de neuf heures dans le froid, sans qu'aucun passant ne lui porte assistance, ni même ne porte attention à lui. Ce sera finalement un SDF qui lui portera secours, trop tardivement. Salomé Saqué, journaliste de l'excellente chaîne d'information BLAST, a choisi de publier cette courte vidéo dans laquelle elle ne se contente pas de rapporter ces faits mais pose LA question: ne faisons-nous pas partie de ces passants qui, à la vue, en plein Paris d'un corps allongé sur le trottoir, ont continué leur chemin, sont retournés à leurs affaires sans s'attarder sur ce spectacle devenu si fréquent d'un homme mourant sans foyer, ni entourage?

        Pourquoi en parlons-nous d'ailleurs? Précisément parce que René Robert n'est pas SDF. Il était âgé, parisien, et probablement pas suffisamment bien habillé pour susciter l'interrogation de passants pressés. Une rue animée dans une grande ville est elle un milieu plus sécurisé que la jungle amazonienne ou le désert du Sahara?  Il est devenu urgent de s'équiper si nous voulons survivre: ne pas tomber, manifester clairement par des signes extérieurs de richesse que nous ne sommes dotés d'un domicile, d'un compte en banque, des moyens de bien vivre. Evidemment ces mesures de survie ne sont peut-être pas suffisantes car René Robert est finalement victime d'un phénomène bien connu des sociologues et appelé "l'effet-témoin". 

            Dans tout lieu de passage animé, se crée une sorte de consensus tacite sous le couvert duquel les passants décident "inconsciemment" (mais ce terme est complètement impropre en l'occurrence: il serait plus juste de parler d'une responsabilité soluble dans l'effet de groupe (puisque personne n'intervient pourquoi moi le ferais-je?)) de ce qui est notable, visible et de ce qui ne l'est pas. Ici un photographe, un homme ayant fait du visible son objet a été tué par un phénomène social d'invisibilité. Il est mort de s'être confondu avec un "décor", de s'être enlisé dans la banalité d'une scène quotidienne, étant entendu qu'être parisien, mais tout aussi bien lyonnais, marseillais ou lillois, c'est avoir intégré dans la routine de ses trajets urbains cette donnée incontournable: "je vais au travail en faisant mon chemin dans de la pure agonie humaine. L'air que je respire est aussi celui du dernier souffle des 8 SDF qui meurent chaque jour dans la rue ".  Je vois des publicités pour telle ou telle marque et aussi des hommes mourir, mais je mets implicitement en marche une sorte de mode de perception très sélectif grâce auquel certains éléments pourtant présents, efficients sont dissimulés, comme si la visibilité était le franchissement d'un seuil de la même façon que de nombreuses vérités pures et crues ne sont plus audibles pour une majorité de français aujourd'hui, puisque des responsables politiques entérinent cyniquement l'idée selon laquelle il y aurait des gens qui serait quelque chose et d'autres qui ne serait "Rien". 


                René Robert, socialement, faisait pourtant partie des gens qui étaient quelque chose, mais à la suite d'un petit accident, il est tombé dans ce néant là, dans cette zone de non visibilité et de détresse dont nous avons accepté qu'elle constitue finalement un élément courant de notre décor urbain au même titre que les bancs, les enseignes publicitaires, les indicateurs de direction.  Passer "une bonne journée" aujourd'hui pour nous suppose une aptitude à "mettre à part" selon la très bonne expression de la philosophe Simone Weil. Nous nous réservons le lot de ces petites joies qu'on a bien méritées (Y'a pas de mal à se faire du bien!) sur un matelas confortable d'infamies quotidiennes, d'aveuglements volontaires, de concessions à une normalité de plus en plus sélective, d'oeillades complices avec les bandes organisées de cette mafia de l'indifférence qui ne seront jamais sous les verrous (et heureusement pour nous par que nous y serions avec eux). Dés qu'on laisse l'émotion l'emporter sur nos capacités d'analyse, nous ne sommes plus à même d'apporter des réponses. Il n'est donc pas du tout question de jouer sur ce registre là ni de culpabiliser les bonnes gens, mais de pointer que l'effet témoin n'est que le masque repoussant d'une dynamique qui en revêt bien d'autres. 

                    Les expériences qui ont été faites sur l'effet témoin ont toujours révélé en effet que devant une situation inhumaine (harcèlement ou détresse) il suffisait qu'une personne se manifeste, crève la bulle de cette zone d'invisibilité pour que d'autres immédiatement se manifestent, ce qui prouve bien que cette majorité silencieuse  voyait ce qui se passait et qu'elle le savait mais elle faisait semblant de ne pas le savoir. La conclusion est à la fois extrêmement dure puisque personne n'a été cet élément déclencheur pour René Robert, mais aussi très stimulante, puisque il aurait simplement suffi qu'une personne réagisse plus tôt pour qu'il soit sauvé, lui et les 8 SDF qui meurent statistiquement dans la rue, chaque jour. Pour celles et ceux de mes élèves qui ont suivi les cours, le terme important est celui de Paul Ricoeur d'ipséïté. Il n'est rien qui fasse de nous "nous" si ce n'est de cultiver la puissance d'être quelqu'un dans la durée, étant entendu que, contrairement à ce que dit notre président, personne n'est jamais "rien". Exister dans la cité c'est percevoir qu'on est entouré de ces "germes d'ipséïté" là et cultiver en soi la volonté de s'en porter garant comme de susciter en l'autre la volonté de se porter garant pour nous. Ce n'est ni compliqué ni tout-à-fait hors de notre portée en fait, il s'agit simplement d'être "le premier de cordée" de cette chaîne de causalités là: être simplement le premier à voir ce qu'il voit tout en sachant que les autres aussi le voient. La bulle à crever est un effet de simulation, une "bulle de filtre". Vous savez bien que vous voyez aussi ce que je vois, que vous vivez aussi ce que je vis. La philosophie ne consiste pas seulement comme le dit très justement Baptiste Morizot à développer une curiosité à l'égard de ce qu'on croyait savoir" mais aussi, comme Hannah Arendt l'a prouvé, à pointer l'évidence de ce que tout le monde voit, à faire crever la bulle de ce qu'un certain esprit des convenances  déclare "invisible"ou "inaudible". 


lundi 24 janvier 2022

HLP Terminale - Histoire, Humanité, Violence


 Introduction (longue) -  Macbeth, Kafka et Hannah Arendt

a) "Demain, et demain, et demain...."

Macbeth est une pièce de Shakespeare publiée en 1623. Le roi Macbeth apprend le suicide de son épouse au terme d’une succession de crimes qu’ils ont fomentés et commis ensemble. Il déclame alors cette tirade dont la fin est restée fameuse et s’est inscrite dans la culture occidentale comme l’expression la plus radicale d’une possibilité, que l’histoire humaine n’ait aucun sens:


« Seyton : La reine, monseigneur ! Elle est morte.

Macbeth: elle aurait du mourir plus tard. Le moment serait toujours venu de dire ce mot là. Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Eteins toi! Eteins toi court flambeau! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus, c’est une histoire dite par un idiot pleine de fracas et de furie et qui ne signifie rien. »

 

 



  La profondeur de cette réplique est abyssale et elle vaut la peine d’être analysée dans les détails. Si la dimension qu’il éclaire par son discours est d’abord existentielle, elle prend une tournure beaucoup plus étendue, exactement comme un plan serré qui deviendrait, en se reculant, un plan large et c’est finalement de l’être humain et de sa présence dans le monde, de l’existence dont il s’agit, en fin de réplique, de définir la nature en la définissant comme  un récit absurde.

Le moment serait toujours venu de dire ce mot là. Macbeth compare la mort à un mot que l’on dit, évidemment le dernier. Vivre, c' est procrastiner l’heure de sa mort, c’est quasiment une donnée biologique (apoptose), mais nous croyons que dans cette remise à plus tard se construit quelque chose et c’est en cela que nous avons tort. Nous sommes convaincus que quelque chose se constitue, se construit au fil de notre existence et qu’ainsi la succession des jours n’est pas une pure et simple accumulation de blocs qui ne ferait que se choquer au hasard.  Que notre vie ne s’écoule pas simplement comme ce rapprochement continuel avec l’instant ultime de mourir, c’est bien ce dans quoi nous investissons tous nos efforts, ce pour quoi nous avons des enfants, des métiers, des amis, des choses à faire (alors même que nous savons bien qu’elles se déferont, qu’elles s’useront, que les liens se relâcheront, que les enfants partiront, que nos forces déclineront, etc.). Demain et demain et demain….Macbeth ici détruit déjà, dés le début cette croyance car toute vie est une pure accumulation de «  demains ».


Tout ce qui s’accomplit dans cette répétition est un glissement, un déclin, une perte vers la dernière syllabe du registre des temps.  Nous disons donc des mots qui glissent vers une syllabe écrite ou prononcée dans un « registre ».  Le temps de dire sa mort et de la vivre est donc toujours déjà écrit dans ce récit qui n’est pourtant pas celui d’un destin. Cependant nous vivons au gré d’une histoire dont nous savons bien qu’elle a un point final et dans cet enchaînement de demains, rien ne se dit d’autre que cette progression vers ce point vers le dernier mot. Ce n’est pas que nous ayons le dernier mot mais le dernier mot « est ».

C’est comme si la nécessité d’en finir avec son passé en faisant se succéder les demains nous projetaient dans une sorte de paranoïa, d’angoisse existentielle, continue et suffisamment perverse, entêtante pour que nous fassions le mal pur, ce que Macbeth et son épouse ont commis. Il est toujours temps de dire sa mort parce que, de toute façon, le registre des temps a une dernière syllabe. On a toujours le temps de mourir parce que rien d’autre ne se fait dans la vie que la mort, Autrement dit, si le temps est toujours venu de mourir c’est que l’on a pas vraiment le temps de vivre.

 
                  


                 Le futur est une promesse de mort et le passé nous expulse hors de lui éclairant donc une route poudreuse. Nous sommes ainsi existentiellement coincés entre la fuite et l’angoisse. Ce n’est pas dans l’imagination des conteurs que l’existence des héroïnes et des héros humains est hantée, mais dans notre position existentielle dans le temps qui en elle-même génère des fantômes. Effrayés par les démons des choses faites qui me jettent hors d’elles, je suis tout aussi terrifié par l’incertitude qui demeure et l’ombre de la mort qui plane sur les choses à faire parce que le dernier mot du registre est toujours compris dedans. La projection dans ce qu’il adviendra demain rejoint ainsi les échos de notre mémoire. Me souvenant de ce qui n’est déjà plus je suis forcé de suivre le fil d’une narration dont je ne sais rien si ce n’est qu’elle contient la certitude de ma mort à venir. En d’autres termes et pour son grand malheur l’être humain pense, autant dire qu’il tergiverse, fait des « prospectives », des plans, des commémorations, des rappels, des compte rendus et s’efforce inutilement par sa pensée de relier les fils que tissent absurdement son tiraillement.

C’est à ce moment qu’apparaît l’image du flambeau. Nous pouvons toujours nous réjouir de ce que nous avons accompli, ce qui fut fait hier ne nous guide que vers la mort. Le coeur même de cette injonction du passé à le dépasser n’est finalement que la mort. Il n’est donc finalement pas un instant présent que nous vivions dont ne puissions dire qu’il vient trop tôt pour que nous y mourrions et trop tard pour que nous nous satisfassions d’y vivre. Puisque nous ne considérons le passé que pour le dépasser (puisque il n’est plus) et le futur que pour le retenir (parce qu’il contient notre mort), nous sommes condamnés à ruminer de la non-action, et cela s’appelle penser: « se souvenir et craindre ».  L’image du flambeau rend compte de la capacité qu’à l’homme de se rendre compte de ce qui effectivement s’effectue dans ces deux mouvements contraires et de cela même qui explique que cela le ronge, le détruit, le rend fou (et méchant). L’homme est cet animal qui vit le fait d’être dans le temps comme une torture parce qu’à un certain degré il est lucide sur tout ce que sa position d’animal souvenant et anticipant  revêt de drame, de non sens, d’absurdité pure.

On pourrait dire ça plus simplement: tout être humain craint son avenir et fuit son passé. Le premier mouvement implique qu’il fasse à la fois acte d’anticipation et de retenue et le second qu’il se souvienne et se détache du passé.  L’image de la lumière peut se concevoir comme ce qui projette et se « rétro-jette ». Elle est un phénomène de halo qui consiste moins dans ce qu’elle est en soi que dans ce qu’elle rend possible: la visibilité. Et c’est bien dans cette image que se situe le message le plus dramatique de cette tirade. Il nous arrive de croire à l’histoire comme à une voie droite toujours claire, illuminée, praticable (le progrès)  quand la vérité est que nous errons à tâtons entre les jets de lumière déclinantes de ces deux foyers opposés. En d’autres termes, ce n’est pas l’espace éclairé et brillant d’une voie triomphale qui s’ouvre temporellement à l’homme, mais deux lueurs hésitantes qui ne font que projeter sur un théâtre improbable, une scène courte rédigée par un fou.


                Dans la totalité de la tirade, l’existence est décrite comme un récit dont finalement Macbeth essaie de décrire le type de narration, l’énergie motrice. Mourir est un mot qu’on ne peut pas ne pas dire, dont nous ne cessons de remettre à plus tard le fait de le dire, un peu comme  un sujet de conversation qu’on ne peut pas éviter mais que l’on essaie de détourner, tout en sachant que nos journées ne s’enchaînent que pour qu’enfin on le mette sur la table du temps de notre vie.  Il faut se représenter ainsi l’image suggérée par Macbeth: nos hiers nous expulsent du passé et jettent sur notre vie la lumière rétro-jetée de ce qui, ayant été, ne peut plus être à nouveau. Nos passés éclairent une route que l’on ne peut pas ne pas prendre, mais qui, en même temps se résument à une répétition, à un balbutiement dément, à un rictus un peu démoniaque et hébété de demains dont l’enchaînement ne contient que notre mort. 

Mais alors que faisons-nous?  Nous jouons, nous nous pavanons, nous faisons semblant, nous noyons le poisson de cette dernière syllabe, de ce dernier mot en jouant sur cette scène temporairement éclairée par nos hiers la comédie d’une vie qui « s’y croit », qui fait semblant de croire que l’histoire qu’il joue a un sens mais qui sait très bien qu’elle n’en a aucun. Macbeth et sa femme ont fait semblant de croire à la comédie du pouvoir. Lui va mourir et elle s’est déjà tuée. Il faut éteindre le flambeau  de cette mascarade, de cette simulation qu’est la vie. La mort de Lady Macbeth est point par point l’exact contraire de celle d’Antigone. Autant l’héroïne de tragédie grecque donne du sens à sa vie par sa mort, autant Lady Macbeth poursuit et confirme par sa mort l’absolu non-sens de vivre.

  


                Il convient de prendre un vrai recul sur cette scène: un auteur écrit une pièce à l’intérieur de laquelle il fait dire à son personnage que la vie est une pièce mais écrite par un aliéné mental. Quoi que nous fassions, nous ne sortons jamais de cette donnée incontournable selon laquelle nos actes s’inscrivent dans le temps comme des mots dans une histoire. Il y a un mouvement d’écriture qui se trouve être aussi, donc, un mouvement existentiel au gré duquel nous sommes exclus et éclairés par nos hiers vers une voie qui ne consiste qu’à procrastiner inlassablement sa mort jusqu’à cette dernière parole que nous « disons » mais en même temps, que nous ne pouvons pas ne pas dire. Comme c’est une « histoire », cette route éclairée est aussi une scène momentanée où nous jouons pour des spectateurs improbables qui peuvent tout aussi bien être encore nous-mêmes. La fin de la tirade passe de la dimension individuelle à une perspective collective au sein de laquelle c’est de la vie humaine dont il est question. Notre historie humaine n’est qu’une histoire au sens de « fiction racontée », mais elle est écrite par un débile mental. L’articulation des concepts philosophiques dans cette scène est essentielle, riche de sens (même pour pointer le non-sens). Nous remettons sans cesse à plus tard le moment de dire et de vivre notre mort tout en faisant l’expérience de l’irrévocabilité de cette dernière parole qui se trouve être aussi la dernière syllabe d’un registre. Que la métaphore du récit, du registre, de la parole, de la syllabé semble accréditer l’idée qu’aussi absurde que soit le mouvement de cette procrastination glissante, elle a le sens des mots, d’un certain « vouloir dire ». Peut-être écrivons la trame d’un récit dont le sens nous échappe mais en tant qu’il est écrit, il en a un. Mais c’est justement cette croyance qui se voit brisée, décapitée par la toute fin de la tirade. Nous nous agitons inutilement à vouloir donner par cette représentation (terme à prendre dans tous les sens du mot) du sens à ce qui finalement n’en a pas car ce qui se trouve aux « manettes », c’est l’absurde. S’il fallait trouver une référence parmi les philosophes, c’est à un penseur qui évidemment n’existe pas encore: Schopenhauer, qu’il faudrait  songer.

b) Les deux antagonistes

Qu’il y ait dans cette réplique un constat ou un avertissement puissant s’adressant par la voix de Shakespeare à l’humain nous est confirmé par l’effet de résonance de cette tirade avec une parabole décrite par Kafka dans son journal et relevée par la philosophe Hannah Arendt:

« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »

Ces deux mises en perspective de l’être humain dans le temps ont ce point commun de le désigner comme un être accaparé, broyé par ces deux mouvements que sont l’anticipation et le souvenir. L’homme a besoin du passé pour se diriger vers le lendemain mais l’appel du futur ne lui permet pas de tirer avantage du présent (procrastination).  Finalement le drame de l’homme réside dans le fait qu’il ne peut pas avoir le temps dans le temps mais il ne peut pas non plus trouver du temps en dehors du temps. Comment avoir le temps si on n’est pas dedans mais si on est dedans, comment se dégager une plage de temps dans laquelle nous pourrions trouver le bon moment pour vivre ou mourir? 

Hannah Arendt reprenant la parabole de Kafka interprète le rêve de « il » comme désignant la pensée. Nous rêvons de pouvoir nous mettre à part et arbitrer le conflit entre le passé et le futur, mais ce rêve définit la pensée même. Elle prend ses distances à l’égard de cette interprétation en pointant l’acte de la pensée dans la diagonale du parallélogramme des forces formé à partir du croisement des ces deux influences contraires. Penser pour elle, c’est justement ce qui s’effectue au coeur existentiel de cette contradiction temporelle qui finalement constitue le fond de toute vie humaine.

Peut-être mesurons-nous maintenant à quel point ces deux citations dont le sujet est commun (la situation de l’homme dans le temps) apportent des réponses tout à fait opposées à la question de l’issue, de la solution qui se dessine pour l’homme pris dans cette souricière temporelle. Autant pour Hannah Arendt, c’est précisément dans les conditions imposées par cet étau que l’homme peut penser et donc rationaliser son existence, autant pour Macbeth, cette convergence des rayons de lumière projetés par le futur et rétro-projetés par le passé ne font qu’éclairer provisoirement une scène dans laquelle se déroule une scène absurde écrite par un auteur dément. Par conséquent, si Hannah Arendt utilise la parabole de Kafka afin de souligner l’urgence de penser l’histoire et de penser dans les circonstances historiques qui sont les nôtres, Shakespeare, au contraire, évoque, par la voix de Macbeth, une possibilité tragique, au sens pur du terme, à savoir moins la thèse d’une histoire tragique de l’homme (laquelle honnêtement tient du simple constat) mais plutôt du Tragique de l’histoire humaine, de son absolu non-sens. 


Dans cette scène fugace, éphémère, la vie humaine « fait son show » mais il s’agit d’un numéro d’acteur pathétique jouant une scène démente écrite par un aliéné mental. 

Peut-être pourrait-on, en un sens, reprendre au pied de la lettre, cette référence à la folie, à la démence, et l’appliquer à la parabole de Kafka, car quoi de plus inepte, absurde que cette représentation d’un « il » coincé entre des adversaires dont l’un le pousse et l’autre le retient?  Comment ne pas y voir, comme Hannah Arendt, une description de l’être humain dans le temps, coincé entre un passé qui ne demande qu’à être oublié (vers le futur) et un futur qu’à retenir (le passé)? Mais il y a, dans l’extrait, de Kafka une étrange porte de sortie, une improbable issue à laquelle « il faudrait une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais. » De fait, nous rêvons la nuit, en dormant, et Hannah Arendt voit dans cette fable surréaliste du rêve d’un « il » coincé entre deux adversaires (notons d’ailleurs l’inadvertance de ce moment: l’inadvertance étymologiquement est le contraire de l’adversité) la naissance de ce que c’est que « penser ». Et si la capacité humaine de penser était ce rêve là? Rêve qui, donc, naîtrait en l’homme dans l’effet de tenaille du temps?

La mise en perspective de ces deux extraits revêt alors tout son sens, et nous permet de réaliser à quel point c’est exactement en lieu et place de ce que Macbeth décrit comme une pièce de théâtre absurde que Kafka, si l’on adhère à l’interprétation de Hannah Arendt situe la pensée. Que nous soyons dans le temps est pour Shakespeare cela même qui fait perdre tout sens à l’existence humaine alors qu’au contraire pour Hannah Arendt, c’est justement dans cet étau que l’homme pense, c’est donc parce que sa situation est absurde que penser paradoxalement prend  corps et conséquemment « sens ».  Penser, c’est le rêve humain de ne plus avoir qu’à arbitrer le combat du futur contre le passé. Dans la préface de son livre « la crise de la culture », Hannah Arendt justifie cette interprétation: comment expliquer autrement, en effet, la philosophie platonicienne pour laquelle penser décrit le fil de cette réminiscence au gré de laquelle le philosophe revit l’expérience atemporelle de l’intuition des Idées pures, celle qu’il avait éprouvée quand il n’était qu’une âme dans une dimension « hors temps », hors corruption, hors « mortalité »? 


Le rêve de l’homme est donc de pouvoir penser hors du temps. Nous pouvons ici penser à ce fragment « obscur » d’Héraclite : « le temps est un enfant qui joue au tric-trac. Ce royaume est celui d‘un enfant. » La pensée ce serait ça: se désengager de cette partie et l’arbitrer. Mais on ne peut pas éviter dés lors de pointer l’opposition totale entre Macbeth et Kafka puisque là où le premier voit la folie, le second situe la pensée (et Héraclite: le royaume d’un enfant), c’est-à-dire au contraire l’activité d’une faculté  a priori porteuse de sens. Ce halo de lumière ou ce jeu, ou cette arène dans laquelle se situe la lutte entre passé et futur dessine selon les interprétations soit le point de rupture et d’annihilation du sens, soit sa ligne de départ.

c) La diagonale du parallélogramme des forces

Nous devons accompagner Hannah Arendt et la suite de son travail d’interprétation de la parabole Kafkaïenne car son propos (et ce n’est pas un hasard si cette fable est citée dans la préface de son livre) est précisément de situer concrètement l’ouvrage de la pensée dans le temps. Elle apporte en effet deux modifications d’importance dans le schéma de Kafka en parlant cette fois ci en son nom. Selon elle, il convient d’abord de corriger le caractère rectiligne de cette adversité temporelle entre passé et futur.  Ce n’est pas sur une ligne horizontale que les deux forces s’affrontent mais par rapport à une déviation qui crée un angle d’incidence. Pourquoi? Parce que le temps linéaire et physique n’est pas le temps brisé et discontinu de l’histoire fait de moment de crise, de guerres et de paix, de périodes plus stables.  Le temps de l’histoire n’est pas celui où les évènements s’enchaînent régulièrement mais sont restitués différemment par les perceptions, témoignages  et les récits des hommes. Sur cette ligne brisée, fragmentée, les forces du passé et du futur se heurtent donc « de biais ». 

 


Lorsqu’un physicien doit calculer la direction suivie par un mobile heurté par deux forces contraires sous des angles différents, il prolonge le vecteur de l’impact pour dessiner ce que l’on appelle un parallélogramme des forces. C’est la diagonale de ce parallélogramme qui décrit la trajectoire du mobile.  Hannah Arendt utilise une parabole mais dans une toute visée que celle de la parabole puisque son souci est précisément non seulement d’assimiler la pensée à une trajectoire née de notre inscription dans le temps, mais de la désigner, de la calculer.  En d’autres termes, que la pensée soit ce qui s’effectue dans le heurt, dans le tragique de notre condition temporelle, ce n’est pas seulement ce qui se dessine mais c’est aussi ce qui se calcule, et c’est comme le déploiement d’une certaine modalité humaine d’existence du temps qui, dés lors, se modélise sous nos yeux.  Cela ne signifie pas que l’animal ne pense pas mais il ne vit peut-être pas le temps au gré d’un schéma aussi conflictuel que l’être humain.

Récapitulons: Macbeth et sa femme forment un couple machiavélique qui n’a reculé devant aucune infamie pour arriver au pouvoir. La violence est donc déjà dans les personnages. Apprenant le suicide de sa femme, Macbeth l’intègre à un mécanisme de désespoir qui est déjà opérationnel en lui (il suffit de remarquer le peu de réaction que cela suscite en lui)  et ce mécanisme a partie liée avec le temps, avec ce que c’est pour tout homme que de vivre dans le temps, soit glisser la pente de ces demains qui n’apportent rien que la dernière syllabe tout en étant guidé par les lueurs des flambeaux d’hier, lesquels éclairent notre mort à venir. Dans cet intervalle, la vie humaine joue une comédie absurde écrite par un auteur dément. 

 


                   Ce qui donne à  l’interprétation de Hannah Arendt de la parabole de Kafka plus de complexité et réclame plus d’attention, c’est d’abord que la violence est déjà comprise dans la parabole (le combat des adversaires) mais qu’elle est aussi l’origine même de ce clash d’où la pensée naît. Avec Hannah Arendt, on relie encore plus clairement les fils de l’histoire de la violence et de la pensée humaine notamment grâce à la figure du parallélogramme des forces.


d) « Qui ne signifie rien »

Nous sommes donc en présence de trois interprétations ou mises en perspective de l’homme dans le temps, de l’homme dans l’histoire (pour Macbeth et Hannah Arendt) et de ce qu’engendre cette inscription de l’être humain dans une temporalité historique: folie (Macbeth) rêve d’éternité (Kafka) ou pensée (Arendt).  La violence est une donnée incontournable de cette inscription. Pour Macbeth, parce qu’exister est absurde et que l’aliéné mental qui écrit l’histoire ne peut pas rédiger autre sens qu’un non sens. Pour Kafka, parce que l’adversité entre les deux opposants est donnée dés le départ. Pour Hannah Arendt, c’est plus intéressant, mais ce n’est pas vraiment exprimé dans son interprétation de la parabole de Kafka. La barbarie est, selon elle, de la non-pensée. Tant que l’homme peut maintenir cette capacité à penser dans le conflit qui oppose le souvenir et l’attente et qui naît de notre position d’écrasement entre le passé et le futur, quelque chose de l’humanité demeure. Le danger ne réside pas tant finalement dans les évènements que dans notre incapacité à engendrer de la pensée à leur endroit mais aussi à leur occasion. Ce qui doit primer dans notre compréhension de sa référence au parallélogramme des forces, c’est que l’homme ne pense que dans l’histoire, qu’ à partir de ce choc du souvenir et de l’attente où quelque chose de l’action se structure. Penser, c’est penser l’histoire et penser à partir d’elle, et c’est ainsi que nous pouvons expliquer ses travaux sur la banalité du mal. Il faut penser Auschwitz parce qu’autrement nous ne ferons qu’entériner, valider, voire encourager l’inhumanité de cette période historique.  Penser la démence de cette période est plus difficile parce que les faits semblent atteindre un niveau de violence, de factualité brute qui rend impossible leur recouvrement par une pensée. Mais il faut le faire parce que ne pas penser Auschwitz revient à laisser s’étendre et se diffuser comme une épidémie sous-jacente, indétectable ce virus de la non-pensée que fut Auschwitz.

 


                Là où Macbeth veut éteindre le flambeau parce qu’il n‘éclaire qu’une pièce pathétique et absurde, Arendt au contraire veut maintenir l’efficience de la pensée parce que justement l’existence humaine est autre chose qu’une farce, elle est l’émergence de la polis (cité)  et de l’Oïkos (maisonnée, famille) ou du politique dans le cosmos.  C’est bel et bien là: dans ce point d’inscription de l’être humain dans le temps historique que se joue l’essentiel, non seulement le sens (y-en a-t-il ou pas?) mais aussi une éthique humaine, une conduite, un cap, la possibilité de dessiner malgré tout une trajectoire humaine. Mais que ce soit pour se raconter des histoires, pour en jouer une ou pour devenir un être historique (ce qui n’a rien à voir), ce point d’ancrage semble lié à la notion de récit (puisque même l’étude historique est un récit, puisque elle est faite de mots.  L’homme vit dans le temps au sein de cet étau qui le comprime entre les « hiers » et les « demains". Cette pression libère une expression, une pièce absurde pour Shakespeare, de la pensée pour Arendt mais pensons-nous avec autre chose que des mots? Non. 

Dans cette image de la pièce courte et insensée, il se trouve que Macbeth enferme dans un seul et même sac toutes les tragédies et les guerres déjà faites mais aussi les horreurs et les génocides à venir. Quiconque vit dans le temps avec lucidité se rend compte que rien de tout cela ne va vraiment quelque part, si ce n’est la mort mais même les récits que nous nous racontons pour faire passer cette pilule là ne signifient rien.  Nous percevons bien l’effet de double lame de cette atroce tirade. 

 

Mais en même temps, dans ce constat terrible que nous ne sommes pas obligés de partager heureusement, il se pourrait bien que Macbeth nous indique la bonne direction vers laquelle il conviendrait de faire porter nos efforts (donner du sens): le langage. De fait la réplique de Macbeth est truffée de référence à la notion même de récit. Lady Macbeth a « dit » son dernier mot en se suicidant. Elle a ainsi précipité à tort la dernière « syllabe » du registre des temps. L’histoire est « dite » par un idiot et ne « signifie » rien. A aucun moment il n’est finalement fait allusion à une trame d’une autre linéarité ou d’un autre dynamisme que celui du récit, de la parole. L’homme est un être de langue qui évolue au gré de la cursivité d’une autre écriture, mais celle-ci s’avère n’avoir aucun sens. Macbeth reçoit avec froideur la nouvelle parce qu’il n’est plus habité que par le sentiment qu’il n’y a rien à faire contre ce récit dément si ce n’est de le suivre, de jouer le rôle qu’il nous donne, de jouer absurdement, aveuglément une pièce absurde. Ce n’est pas que tout soit écrit mais plutôt que tout est en train de s’écrire sous la plume démente d’un auteur qui n’est pas sain d’esprit.

L’affirmation par Hannah Arendt d’une direction de pensée (diagonale du parallélogramme des forces) qui se dessine dans l’impact même de ce choc que sont les deux antagonistes de Kafka (passé et futur) manifeste au contraire une puissance humaine de donner du sens à ce qui n’en a pas. L’intérêt que nous portons à l’homme suppose d’abord que nous quittions le plan du temps seulement physique pour nous placer dans la dimension du temps historique, du temps vécu, raconté par l’homme au travers du récit qu’il fait de son passé, puis que nous dessinions cette trajectoire de la pensée au coeur de ce marasme de la temporalité historique.

Aussi opposée que soit donc la perspective de Hannah Arendt à celle de Shakespeare (elle pose le sens là où lui ne décrit que non sens) elle n’en pointe pas moins qu’elle la dimension essentielle du langage puisque de fait il n’existe pas de pensée sans langage.

Comment se fait-il que même fou, Macbeth parle? Comment se fait-il que parlant il évoque la folie d’un humain qui joue une pièce? Comment se fait-il que cet écrivain-démiurge , dans sa folie, fasse une pièce? Le couple folie/langage est à tous les étages de la mise en abime de cette tirade. 

Il nous faut donc interroger non seulement cet ancrage de l’être humain dans un temps historique où ne se disent que violence et absurdité mais aussi précisément ce fondement linguistique, testimonial, auto-parodique par l’entremise duquel l’homme se raconte à lui-même l’histoire de sa propre folie, « ne signifiant rien ». Dans la prose historique du monde, la violence de l’être humain s’explique-t-elle par le fait qu’il n’est il qu’un signifiant vide un « flatus vocis »  (un infime souffle de voix) ?




Partie 1:  Langue, parole et témoignage


La comparaison entre le temps et le fil d’un discours ou la trame d’une narration est si manifeste dans la tirade de Macbeth qu’il nous faut l’interroger. Pourquoi Shakespeare n’envisage-t-il finalement à aucun moment de cette réplique la possibilité d’une réalité non dite, d’un évènement dont la texture événementielle échapperait au registre du temps? Que l’homme parle, c’est aussi ce qui le rend absolument incapable de vivre quoi que ce soit hors de ce découpage culturel par le biais duquel toutes nos sensations, perceptions, émotions, pensées sont structurées par notre langue maternelle. De Saussure à Giorgio Agamben en passant par Benveniste, tous les philosophes ayant fait de la langue l’un des objets de leur étude ont pointé la distinction entre la langue et la parole (chez Benveniste, c’est la distinction entre la sémiotique et la sémantique). 

Parler, c’est exprimer un énoncé de langue. Dans cette évidence déjà se trouve contenu et résumé tout le problème humain, tout le drame à l’intérieur duquel être existentiellement et historiquement humain consiste, car si parler est un acte, produire un énoncé de langue, c’est combiner les éléments d’un ensemble au gré d’une systématique fermée, c’est faire une opération. Toute langue est une totalité, ce qui signifie que rien en elle ne peut valoir isolément. Toute langue est une rationalité qui ne peut fonctionner qu’en circuit fermé. C’est ce que la double articulation décrite notamment par André Martinet permet de comprendre. Quelque soit l’énoncé que je comprends, c’est d’abord parce qu’il est composé de mots (monèmes: plus petites unités de sens), chacun d’eux revêtant une fonction dans la phrase qui lui vient de sa fonction dans la langue (sujets, verbe, complément, etc.) Mais je le comprends aussi parce que cette phrase est une séquence sonore composée de phonèmes (plus petites unités de son). Or chaque phonème n’est compréhensible qu’en tant qu’il se distingue d’autres phonèmes possibles dont le destinataire du message aurait également compris le sens s’ils avaient été prononcés. Comme tout dans la langue réside finalement dans l’aptitude du locuteur à combiner des unités sonores pour créer des unités de sens, tout sujet de langue a déjà potentiellement en lui la totalité des variations de sens possibles. Il les a « potentiellement ». On n’apprend pas un à un les mots, on combine indéfiniment les sons et cela ouvre toutes les variables de sens, mais à l’intérieur d’un système qui est celui de la langue. On peut tout dire, mais à condition de ne faire que le dire c’est-à-dire de ne l’émettre que dans une langue UNE, totalisante, systématique.

 


Dans ce « potentiellement » quelque chose s’ouvre d’assez abyssal pour quiconque est à même de se faire une idée du mode de penser occidental qui repose sur un couple défini par Aristote comme puissance et acte. Toute action est l’effectuation d’un potentiel. Pourquoi pensons nous ça? Parce que c’est comme ça que se constitue une langue occidentale, c’est-à-dire avec cette dualité entre la totalité des énoncés possible et l’effectuation d’un seul réel. Parler ou penser, c’est dire ou penser une chose sur le fond de toutes les autres combinaisons de choses dicibles ou pensables.  L’homme agit en parlant mais sitôt énoncée sa parole est comme indexée à ce système combinatoire au sein duquel tout ce qui est dicible a potentiellement toujours déjà été dit. Si nous n’étions que des êtres de langue, nous ne pourrions rien exprimer d’autre que ce qui est déjà écrit en filigrane de notre appartenance à telle communauté linguistique. Ma langue ne peut exprimer que ce qu’elle a toujours déjà été. On peut tout dire dans cette langue mais jamais autrement qu’au gré d’une combinatoire qui est inscrite dans cette langue. Et c’est exactement en ce sens que Giorgio Agamben commentant Aristote affirme: « la puissance ou le savoir est la faculté spécifiquement humaine de demeurer lié à une privation; et le langage, en tant qu’il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n’est rien d‘autre que cette relation. L’homme ne se borne pas à savoir, l’homme se borne pas à parler, il n’est ni homo sapiens ni homo loquens, mais homo sapiens loquendi: tel est l’entrelacs par quoi l’Occident s’est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir  des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage. Ce que l’on éprouve dans l’experimentum linguae (l’expérience du langage) , en ce sens, n’est pas une simple impossibilité de dire: il s’agit plutôt d’une impossibilité à parler à partir d’une langue.



            La puissance de savoir est liée à cette limitation intrinsèque de la langue de ne rien pouvoir rendre réel qu’à partir de ses possibilités propres, intérieures. Toute prise de parole est donc aussi très paradoxalement la tentative d’échappement à cette limitation à ce que la langue a de fermée, de clôturée sur soi. Parler est en même temps l’évènement d’un écrasement total de l’expression par le système totalitaire de la langue et la miraculeuse tentative assez réussie d’évasion de cet enfermement. Autrement dit, toute parole proférant un énoncé linguistique s’échappe en s’enfermant et s’enferme en s’échappant. Rien de ce que je peux dire n’est en mesure d’échapper à cette combinatoire totalisante et fermée d’une langue qui est déjà faite, mais que je fasse quelque chose en le disant, que j’agisse, que je fasse advenir quelque chose dans la réalité en parlant: cela aussi est indiscutable. Toute parole libérée est presque déjà en train d’être récupéré par l’esprit systématique de la langue mais en même temps, toute parole instituée est quand même, en tant qu’elle est effectuée, libérée et ce dans l’efficience même de sa banalisation la plus consternante et la plus récupérée. Lorsque Giorgio Agamben évoque l’Homo sapiens loquendi, il pointe exactement cet incroyable imbroglio, cet oxymore. Si l’homme n’était que savant, il serait purement inféodé à sa langue et n’aurait rien à dire puisque il se contenterait de cette omniscience à l’oeuvre en toute langue (parler une langue c’est déjà tout savoir). S’il n’ était que parlant, il ne ferait que dire sans avoir rien à dire puisque il ne disposerait pas de ce réservoir de toutes les significations possibles sur le fond desquels on peut dire ceci ou cela. L’homme serait  réduit soit à l’aphasie (savoir sans parler)  soit à la glossolalie (parler sans savoir). Toutefois en conjurant cette douloureuse et pauvre alternative, il n’est nullement sorti d’affaire et erre dans cet entrelacs qui est aussi un entre-deux. Il semble condamné par l’articulation du savoir et de la parole à ne jamais complètement savoir (ou penser) ce qu’il dit (glossolalie) ni complètement dire ce qu’il sait (aphasie) ou pense.  

En d’autres termes, l’être humain est le seul à articuler dans son langage la langue et la parole, le logos et la phoné, mais c’est aussi cela qui fait de lui un homme violent car ces deux composantes ne peuvent cohabiter pacifiquement. Pourquoi? Parce que deux intentions dynamisent chacune d’elles: le vouloir dire de la langue et le vouloir dire de la parole. Le premier veut tout systématiser, le second veut tout actualiser.  Le problème de l’homme par conséquent n’est pas du tout qu’il ne peut pas tout dire à cause de l’efficace généralisatrice, banalisatrice et systématisante de la langue mais plutôt qu’il ne peut tout simplement  pas dire à partir de la langue. Il n’y a pas d’indicible pur mais il y a dans la langue l’efficience même d’une totale impossibilité de "dire".  

 


Or jamais cette impossibilité de dire n’a été plus manifeste ni plus historique que dans les camps concentrationnaires du 3e Reich. Quelque chose de l’esprit mort, formel, vide et systématique d’une langue s’est emparée de l’homme à Auschwitz pour y rendre impossible toute parole, toute expression, tout témoignage.

Peut-être cette observation là est-elle trop évidente pour pouvoir être re-marquée dans ce que « nous », les générations postérieures à la Shoah savons des camps concentrationnaires. L’une des moins mauvaises explications de ce drame pourrait bien consister dans l’écrasement de la parole vivante par tout ce que la pure notion de langue dans ce qu’elle recèle de radicalement formel, systématique et clos sur sur soi (concentrationnaire) induit de mort.  Le cauchemar d’une gestion centralisée, rationalisée, systématisée, décrétée des populations: c’est cela que dit Auschwitz et les efforts (certes louables) de commémoration, d’incitation à l’indignation,  au devoir de mémoire (tout-à-fait nécessaire, il est vrai) ne font que créer une onde de réalisation très basse de la nature même de ce dysfonctionnement (lequel est l’occurrence est peut-être au contraire, une sorte de raréfaction de la notion même de fonctionnement, une réduction du fonctionnement à un état chimiquement pur de ce que « fonctionner » est: un camp de destruction systématique d’une population, c’est-à-dire le paroxysme même de la biopolitique  (insinuation et gestion du pouvoir dans la vie biologique des citoyens) comme le soutient Giorgio Agamben dans la préface de son oeuvre « Homo sacer ».

  

Cette perspective selon laquelle l’inhumanité consisterait dans l’écrasement de la parole par une sorte de fonctionnement dont on pourrait dire qu’il est autant à vide qu’à plein de la langue sera le fil directeur du cours non seulement parce qu’il rendrait parfaitement compte de la violence de l’histoire de l’homme mais aussi de l’importance que revêt la notion de récit dans son développement et dans sa culture. Elle permettrait également de reprendre les termes utilisés par Hannah Arendt car s’agit-il vraiment de « penser les camps » ou de mettre à jour dans la pensée des hommes les ressorts d’un totalitarisme de la langue qui s’est globalement généralisé durant le 3e Reich et déchaîné dans les camps en y accomplissant le cauchemar de toute « biopolitique ». Mais nous sommes-nous réveillés de ce cauchemar à la libération?  Nullement et le fantasme d’une gestion algorithmique des populations qui n’a jamais été plus avéré ni plus dangereux qu’aujourd’hui continue à manifester la force terrifiante de cette dynamique mortifère qui pourtant avait déjà révélé dans les camps les rouages nus de sa machinerie. 

 


Ce qu’il FAUT faire, et c’est là tout le sens que l’on peut assigner à un ethos des camps, à une conduite humaine éthique susceptible de valoir après les camps, c’est peut-être moins penser l’impensable, penser les camps que témoigner de ce qui semble résister au testimonial (porter témoignage), Faire parler la parole dans tout ce que ce déchainement systématique d’une langue pure a pu mettre en oeuvre pour la faire taire, faire parler le « Musulman », pour reprendre le terme qu’utilisaient les Kapos (gardiens de camps) et les autres prisonniers pour désigner  ceux d’entre eux qui avaient perdu toute capacité à parler, à penser, à refuser, à résister et ne consistaient plus qu’une donnée biologique pure.  Un « Musulman » et c’est évidemment un terme qui n’a rien à voir avec les fidèles de l’Islam, est un homme qui a renoncé à être un homme pour ne plus consister qu’en un mince flux de vie nue, organique et qui, au milieu des coups, des humiliations, des privations ne faisait plus que déambuler dans le camps à la recherche de nourriture. Le musulman correspond exactement à la description donnée par Barbara le Maître du « zombi », du mort-vivant: « prenez un corps et retirez lui tout ce qu’il a d’humain: vous aurez un « zombi » ». 

  

Il n’est pas du tout stupide de concevoir nos séries et nos films comme les fantasmes tout droit sortis d’un inconscient collectif et sous cet angle, la fascination pour les zombis et les walking dead ne dit pas autre chose que la captation par cet inconscient de ce qui semble avoir échappé à tant d’intellectuels renommés: la figure la plus aboutie du biopolitique, du « musulman » telle qu’elle a surgi historiquement dans les camps du 3e reich. Ce que la pensée instituée fait semblant de ne pas voir, à savoir l’invasion de la biopolitique, telle qu’ Auschwitz en fut le paroxysme, dans l’économie du travail, dans tous les processus manageriaux de réification (réifier: réduire à l’état de chose) de l’humain, de l’employé, dans toute transformation de l’Homme en ressources (Département des ressources humaines), c’est ce qui traverse et ce qui hante la représentation de l’existence humaine dans la plupart des séries post-apocalyptiques. Le « musulman », en ce sens là, c’est ce qui traverse une bonne part des productions télévisuelles et cinématographiques, comme si l’humanité s’envoyait à elle-même une sorte de portrait-robot de ce qu’il ne faut pas se résigner à être mais peut-être sans nous faire réaliser d’assez prés que c’est bel et bien ce que nous en sommes en train de devenir.


Terminale HLP - Bac blanc


 « Appliquez, cher Monsieur, vos pensées au monde que vous portez en vous-même, appelez ces pensées comme vous voudrez. Mais qu’il s’agisse du souvenir de votre propre enfance ou du besoin passionné de votre accomplissement, concentrez-vous sur tout ce qui se lève en vous, faites-le passer avant tout ce que vous observez au dehors. Ce qui survient en vous, au plus intime, mérite tout votre amour, il faut, d'une façon ou d'une autre, y travailler, et ne pas perdre trop de temps et de courage à éclaircir votre position par rapport aux autres. Qui, en fait, vous dit qu'après tout vous en ayez une ? – Je sais, votre métier est dur et vous heurte. J’avais prévu vos plaintes ; elles devaient venir. Maintenant qu’elles sont venues, je ne peux les calmer. Tout ce que je peux, c’est vous conseiller de vous demander à vous-même si tous les métiers ne sont pas ainsi, pleins d’exigences, pleins d'hostilité contre l'individu, comme imbibés de la haine de ceux qui se sont résignés, dans une rancœur muette, à la sécheresse du devoir ? 

                La condition dont vous devez actuellement vous accommoder n’est pas plus lourdement chargée de conventions, de préjugés et d’erreurs que n’importe quelle autre condition. S’il en est qui donnent l’apparence de mieux sauvegarder la liberté, aucune n’a les dimensions qu’il faut aux grandes choses dont est faite la vraie vie. Mais l’homme de solitude est lui-même une chose soumise aux lois profondes de la vie. Et quand l’un de ces hommes s’en va dans le jour qui se lève ou regarde au-dehors dans le soir qui est tout entier événement, pour peu qu'il sente ce qui advient là, alors toute condition se détache de lui comme d'un mort, alors même qu'il se tient dans la vie véritable. […]

Ce dont vous avez maintenant, cher Monsieur Kappus, à faire l'épreuve comme officier, vous l'auriez ressenti de façon comparable dans tous les métiers qui existent; oui, même si, en dehors de toute position sociale, vous aviez cherché à n'avoir qu'un contact léger et indépendant avec la société, cette sensation oppressante ne vous aurait pas été épargnée. — Il en est partout ainsi ; mais ce n'est pas une raison pour avoir peur ou s’attrister.

S’il n’est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d’être près des choses qui ne vous quitteront pas. Il y a encore les nuits et les vents qui traversent les arbres et tant de pays. Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein d’événements auxquels vous pouvez prendre part.  Les enfants sont toujours, comme vous l'avez été, tellement tristes et heureux — et si vous pensez à votre enfance, alors vous vivrez de nouveau parmi eux, parmi les enfants solitaires, et les adultes ne sont rien, et leur dignité n'a aucune valeur.

                                                                         Lettre du 23  décembre 1903 de  Rainer Maria Rilke





Question d’interprétation littéraire : Comment Rilke cherche-t-il à faire comprendre au jeune poète ce qui constitue, selon lui, une « vie véritable » ? 


Essai Philosophique : comment peut-on s’accomplir en tant qu’auteur d’une œuvre tout en se soumettant aux impératifs de la vie sociale ? 


vendredi 21 janvier 2022

La (très) mauvaise "littérature" de Bruno Lemaire (très!)

               

Bruno Lemaire qui regarde Emmanuel Macron

 A plusieurs reprises, certaines de mes élèves m'ont demandé des exemples de littérature dans lesquelles le vouloir-dire de la parole serait écrasé, étouffé par le vouloir dire de la langue. J'ai beaucoup cherché et j'ai fini par trouver. Il n'est pas rare que nos hommes politiques, Valéry Giscard D'Estaing, Alain Juppé, et donc Bruno Lemaire, Ministre actuel de l'économie et des Finances nourrissent des ambitions littéraires. Peut-être les nourrissent-ils trop, en fait, et donnent-ils ainsi naissance à des essais littéraires saturés de graisse hyperbolique et bouffis de protéines périphrastiques. Trouver la solitude nécessaire à la création d'une oeuvre quand on est homme politique n'est pas évident et finalement, de ce point de vue là, Bruno! franchement!  Il aurait mieux fallu jeûner. 

                    Dans son livre: "Mémoires provisoires" , (très bon titre à condition que ce soit vrai....), Bruno Lemaire nous assène cette longue description d'un regard d'Emmanuel Macron: "Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible sous le scintillement des reflets de percer la surface."

                Je distingue bien dans cette phrase le vouloir dire de la langue: les verbes sont bien conjugués, la métaphore est filée...Euh...... très, très filée, j'irai même jusqu'à dire que ça tient plus de la corde, du câble que du fil. C'est grammaticalement imparable. C'est beau comme un camion  neuf sur l'autoroute du soleil  qui fait  Pouêt! Pouêt!  


Bruno Lemaire met le pied sur sa table de travail. Il est cool Bruno!

                Seulement voilà, du point de vue du vouloir dire de la parole, c'est-à-dire de ce qui dans l'ACTE de prendre la plume peut ici faire "évènement", et bien..... J'ai un peu de mal. Emmanuel Macron a les yeux bleus et pour ma part je me suis un peu "noyé dans le lac" parce que je ne vois pas du tout à quelle couleur ça peut correspondre: " bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible sous le scintillement des reflets de percer la surface."    Imaginons une autre scène:

- Tiens hier je me suis acheté un pull.

- Ah de quelle couleur?

 - Bleu

- Tu veux dire bleu ciel, bleu turquoise?

- Non, plutôt "bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible sous le scintillement des reflets de percer la surface."

- Ah oui, je vois bien. Super!

 

Regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible sous le scintillement des reflets de percer la surface

Nous avons affaire à de la mauvaise littérature quand le vouloir-dire de la langue fait perdre tout effet de réel, de surprise, de nouveauté à l'éventuel vouloir-dire de la parole de l'auteur. Bon! Ici, en plus, il n'est pas avéré qu'il y en ait vraiment, parce qu'évidemment ce qui est sous-entendu c'est qu'Emmanuel Macron a des yeux qui sont magnifiquement bleus, et même qu'on n'arrive pas à en percer la surface....peut-être qu'on a autre chose à faire en fait que percer la surface des reflets métalliques machin truc! Mais passons! On aurait pu plagier les inconnus et leur superbe poème: "Emmanuel a les yeux bleus, Bleus les yeux Emmanuel a".  Ça nous aurait fait gagner du temps. 


            Quand une métaphore tombe-t-elle dans l'eau du lac bleu où les reflets machin chouette....? Quand est-elle mauvaise?  Quand elle ne va nulle part, quand elle ne crée aucun effet de cohérence avec le personnage ni aucun effet de style avec l'atmosphère du roman...Bref ici, quand Bruno Lemaire écrit. Soyons clair: relier la pigmentation des yeux d'une personne à un lac "accablé" de soleil, c'est tout à fait possible (même si "accablé"....Bon! Passons!) mais encore faut-il que cela recouvre quelque chose quant à l'action, au caractère du "héros", à la situation. Relier des traits de la physionomie d'un personnage à des éléments du paysage et du temps, c'est très, très courant dans la littérature, mais chez les vrais auteurs , ça va quelque part, cela revêt un "sens" dans l'oeuvre, alors que là, tout ce que cela dénote, c'est la volonté d'un ministre de théâtraliser son président, pratique dont Bruno est apparemment fervent puisque dans une conférence de presse très modeste il avait parlé d'Emmanuel Macron sous les traits de  Jupiter et  de lui comme Hermès (je ne sais pas si c'est une bonne idée d'Olympiser comme ça à tout va parce que tôt ou tard, on va quand même se demander qui c'est la Gorgone, Cerbère, Pan, Bacchus?)


              Il est nécessaire que quelque chose d'existentiel, voire de vital s'engage et se joue dans la littérature. Lire du Virginia Woolf c'est percevoir à quel point chaque phrase qu'elle a rédigée est une façon pour elle de procrastiner son suicide. Chaque virgule est empreinte de cette remise à plus tard jusqu'à ce que cela ne soit plus possible. Quand nous lisons donc la prose de cet homme politique,  nous pouvons légitimement en déduire que Monsieur Lemaire n'est pas prêt de mettre fin à ses jours. 

Regard bleu sur lequel glissaient ..machin truc...mais en plus crispé

                    Une dernière précision: je n'ignore pas que Bruno Lemaire a été reçu premier à l'agrégation de Lettres Modernes. En fait, c'est absolument essentiel pour comprendre la différence entre ce que Maurice Merleau Ponty appelle la parole instituée et la parole constituée (ou se constituant). Je suis sûr que "mémoires provisoires" est un "chef d'oeuvre"  mais plutôt de la parole instituée, c'est-à-dire de "non-littérature" absolue. On n'écrit pas si l'on ne ressent pas vivement la nécessité  éventuellement douloureuse de prendre la parole. Annie Ernaux, par exemple, est à la fois diplômée et auteure, mais elle a quelque chose à faire entendre: le conflit entre ses origines sociales déclassées et le milieu au sein duquel  elle s'est frayée un chemin par son talent. On n'écrit pas si l'on ne "balbutie" pas sa langue, comme dit Gilles Deleuze, c'est-à-dire si on ne la fait pas céder sous la pression bienheureuse des affects. C'est exactement cela: "brutaliser le vouloir dire de la langue par le vouloir dire de la parole." 

            Le parcours de Monsieur Lemaire, par contraste, est édifiant: né dans un milieu social très favorisé (mais vraiment!), doté quasiment dés sa naissance de tous les bons mots de passe nécessaires à la traversée sans encombres des check-points des institutions, il a été premier partout, adoubé par ses pairs à chacune des étapes décisives de son existence. Il peut sembler difficile de ne pas envier une vie si lisse, si productive en termes de diplômes et d'ascension (même si à bien y regarder, il n'est rien dans ce parcours qui dessine autre chose qu'un pléonasme social). Prenons au pied de la lettre sa métaphore olympique, Hermès, le messager ailé, n'a jamais vraiment touché terre. Mais, en même temps, il n'a peut-être jamais vécu, comme semble l'attester son intense activité sur les réseaux sociaux, sur sa passion pour les cochons d'Inde, sur les clichés de ses vacances en famille dont je dois honteusement reconnaître ici que je les situe au même niveau que les confessions de Nabila sur sa shopping-mania ou les placements produits de Marlène Schiappa. C'est le triomphe glorieux et consternant du stade de miroir, de l'extimité youtubeuse de celles et ceux qui dans la clandestinité prolifique de l'être à soi d'un corps senti n'ont rien à dire.  N'ayant que peu vécu il peut discourir sur tout sans avoir finalement à prendre la parole sur rien (d'ailleurs Bruno! Jackie est très mignonne...mais euh.....ce n'est pas une "personne" en fait....à moins d'adhérer à cette déclaration de Stéphanie de Monaco, je cite: "les animaux sont des êtres humains comme les autres." Méditations métaphysiques" Steph de Monac, p 26)


                Qu'on y réfléchisse un peu et nous nous rapprocherons d'un critère effectif de sélection entre les vrais auteurs et les autres puisque il semble aller de soi que la publication, en elle-même, ne peut pas en constituer un. En effet, que Monsieur Bruno Lemaire ait trouvé tout de suite un éditeur alors que Marcel Proust, non (le manuscrit de la Recherche  a été d'abord refusé par Gallimard), pose quand même un peu question. L'avidité de ces "adoubés de naissance" est d'une veulerie sans bornes, mais cela peut parfaitement se comprendre car il est une dimension (la seule authentique, en fait) de l'existence dont l'évitement et le ratage  portent la marque et signent la garantie même même de leur réussite. Est-ce que Monsieur Lemaire sait écrire (au sens du vouloir dire de la langue: accorder les participes, déployer les relatives et les conjonctives, veiller à la syntaxe et la conformité grammaticale de ses phrases)? Oui, et mieux que quiconque. Est-ce que Monsieur Lemaire a quelque chose à écrire (au sens du vouloir dire de la parole, d'une efficience existentielle à exprimer, d'un élan idiosyncrasique qui puisse tenir la gageure d'un style authentique)? Non.

Une femme (Annie Ernaux)  qui écrit (vraiment) sur la table sans mettre les pieds dessus.