lundi 15 décembre 2025

Hannah Arendt: des armes pour penser et lutter contre un nouveau totalitarisme

 « There are no dangerous thoughts; thinking itself is dangerous. »  


Avant de passer un extrait du film de Margarethe Von Trotta qui s’appelle Hannah Arendt et qui a trait à ce moment très difficile de sa vie durant lequel à la suite de ses articles sur la banalité du mal et aussi de son livre « Eichmann à Jerusalem » (1962) , elle va avoir à affronter une campagne de diffamation et de persécution qui va d’ailleurs la séparer pour toujours de plusieurs amis très proches dont le philosophe Hans Jonas, il faut expliquer un peu le contexte historique et surtout cette fameuse phrase: "Il n’existe pas de pensée dangereuse, pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse… mais ne pas réfléchir est encore plus dangereux.” 

Cette formulation exacte provient de l’interview “Hannah Arendt pense avec Roger Errera”, diffusée sur la télévision française en octobre 1977 (ou 1978 selon les sources), peu avant sa mort. Arendt y déclare : “Il n’existe pas de pensée dangereuse, pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse… mais ne pas réfléchir est encore plus dangereux.” 

Or on ne comprend rien à la profondeur de champ de cette phrase si on ne connaît pas un tout petit peu l’œuvre de Hannah Arendt et spécifiquement un livre qui s’intitule « la crise de la culture » et qu’il serait d’autant plus opportun de lire aujourd’hui que l’analyse que Hannah Arendt de ce que c’est que penser dans l’histoire, voire que L4on ne peut réellement penser que DANS l’histoire ce qui suppose que ‘l'histoire ne soit pas déformée. Ce que nous vivons aujourd’hui est un éclatement de la science historique sous les coups de butoir d’une sphère médiatique d’opinion qui n’a plus aucun lien avec le journalisme d’investigation et qui sert les intérêt de ses employeurs à des fins électoralistes évidentes. Si nous ne pouvons penser que dans l’histoire, nous sommes peut-être en train de vivre l’impossibilité de penser avec toutes les conséquences que cela suppose par rapport au totalitarisme.

Mais de quoi parlons-nous? Le philosophe Husserl décrivait deux sortes de « rétentions », de mémoires:

  • La rétention primaire est la perception immédiate du “tout juste passé” dans le flux présent, comme la note précédente d’une mélodie qui fonde l’expérience temporelle unifiée. 
  • La rétention secondaire est le souvenir volontaire, une imagination qui réactive des rétentions primaires antérieures pour reconstituer le passé. 

Le philosophe français Bernard Stiegler ajoute une rétention tertiaire:

  • Rétention tertiaire: les supports techniques extérieurs (écrits, enregistrements, médias numériques) qui conditionnent nos mémoires individuelles et collectives

Ce que nous vivons aujourd’hui c’est le fait que  la rétention tertiaire – via algorithmes, réseaux sociaux et journalisme d’opinion – déforme les événements en sélectionnant et amplifiant des contenus biaisés, empêchant une représentation claire du réel.  Ces filtres numériques, comme les bulles informationnelles, surimposent des narratifs polarisés aux rétentions primaires et secondaires, rendant opaque le flux des actualités mondiales.  Le résultat est tragique et navrant :  ce journalisme inculte et idéologiquement situé  déforme les évènements actuels en temps réel de telle sorte qu’il est impossible de se tenir informé.e.s, de vivre l’histoire, de penser en elle.  Un journaliste C-News ne nous dit pas ce qui se passe à Gaza. Il nous  dit ce qu’il faut penser de ce qui se passe à Gaza, de telle sorte que penser gaza devient littéralement impossible si l’on ne dispose pas d’éléments historiques qui nous permettent de le faire, éléments que ces journalistes n’évoquent pas tout simplement parce qu’ils ne les connaissent pas. 

Il n’y a pas longtemps la députée Sarah Legrain a évoqué le slogan de l’extrême droite avant les élections législatives de 1936: « plutôt Hitler que Blum » devant un journaliste qui a répondu:

  • Mais c’est un slogan de campagne (sous entendu actuel!) 


Il ne connaissait pas le contexte historique: Ces élections du 26 avril et 3 mai 1936 opposaient le Front populaire (SFIO, PCF, radicaux) à la droite et l’extrême droite (PPF de Doriot, Croix-de-Feu). Blum incarnait la menace « judeo-bolchévique » fantasmée par les ligues fascisantes. Le slogan exploitait les peurs post-1932 : après l’ascension d’Hitler en Allemagne (élection présidentielle d’avril 1932, législatives de juillet/novembre 1932), la France craignait une radicalisation.  Malgré cela, le Front populaire l’emporta, formant le gouvernement Blum jusqu’en 1937. Pour Bernard Stiegler cet exemple illustrerait parfaitement ce qu’il appelle la  protention capturée par la peur, où la technologie amplifie les haines séculaires Aujourd’hui, bulles numériques et fake news réactivent ces dynamiques, obscurcissant le réel par excès « prothétique ».  Le raisonnement est ici implacable: si nous ne pouvons penser vraiment que maintenant, dans un monde où il se déroule certains évènements dont le narratif est concentré dans les mains de journalistes d’opinion incultes qui n’aspirent qu’à imposer un bulletin de désinformation au service d’une idéologie politique et économique totalitaire et ultra-libérale, alors se tenir informé.e par ces réseaux là revient littéralement à renoncer à penser. Il est possible d’être informé.e.s aujourd’hui mais plus du tout par les médias mainstream.  Il s’agit là du premier indice qui nous révèle qu’un totalitarisme est déjà à l’œuvre à chaque fois que l’on se fie à des médias d’information continue comme C-News ou BFM TV. Ce qui caractérise ces chaînes, c’est l’absence totale de profondeur de champ historique, laquelle rend impossible la capacité à penser l’époque présente, c’est-à-dire de penser tout court( on veut tellement être dans le direct que l'on rejette toute contextualisation historique d'un fait présent

Mais qu’est ce que penser? La définition qu’Hannah Arendt nous propose vient  d’une parabole étrange de Kafka qui sort de l’un de ses rêves:

« « Il » a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »

A partir de cette parabole, Arendt a une intuition géniale qui part de Kafka mais pour en faire toute autre chose. « Il », c ‘est l’être humain et ces deux forces qui s’exercent sur lui l’une de derrière  et l’autre de devant sont le passé et le futur. Le passé le pousse en lui disant: « jamais plus! » (Le passé le pousse hors du passé. Le futur lui dit « pas encore! ». Le futur le retient de venir à lui de telle sorte qu’il se voit étranglé dans le présent, mais un présent « forcé ». Quitter cette zone dans laquelle il est pressé, écrasé (un peu comme la figure du cri de Munch) c’est ce que Kafka définit comme « son rêve (un rêve dans le rêve de Kafka donc!) 

Mais Hannah Arendt y voit la brèche même de ce que ‘son appelle « penser » et plus encore penser au présent (mais où voudrions  et pourrions-nous nous penser ailleurs que « là », maintenant?).

Cela lui inspire un schéma assez sidérant de justesse et de clarté. L’être humain ne se trouve pas exactement dans le temps physique. En tant qu’être humain, animal politique, il vit dans les évènements humains. C’est ce qui explique cette inclinaison « x », déviation du temps historique par rapport au temps physique. Sur cet axe formé par cette déviation, l’être humain est pris entre les forces conjuguées du passé et du futur. Arendt utilise ici une pure loi de la physique. Lorsqu’un objet est impacté en même temps par deux forces qui le frappent de biais, pour savoir quelle direction il va prendre à supposer que ces forces soient égales est de tracer à partir de ces deux angles d’incidence un parallélogramme et de dessiner la diagonale de ce parallélogramme. 




Nous disposons alors d’une flèche qui indique la direction prise par « il ». Ce que Arendt transforme radicalement de Kafka c’est que le saut de « il » n’est pas du tout un rêve dans une nuit « plus obscure qu’aucune autre » mais la direction réelle scientifiquement déterminée  de ce que c’est que penser dans l’étau du temps, en étant pris dans les « pinces » du temps. Si nous reprenons les étapes de ce raisonnement absolument implacable: 

  1. on ne peut penser que maintenant
  2. Ce maintenant est pris dans l’histoire politique de notre temps
  3. Nous y sommes pris entre les forces conjuguées d’un passé qui nous pousse et d’un futur qui nous retient. C’est ça le présent
  4. Du coup, penser revient à se glisser dans la brèche dessinée par cette pression même. Ne jamais renoncer à penser ce que nous vivons, les événements qui se déroulent au présent, c’est ça l’être humain, tout simplement parce que c’est une démarche qui naît dans cette pression là, dans l’éclair de ce jour là (qui n’est en l’occurrence pas du tout une nuit)

Maintenant nous pouvons vraiment comprendre la citation de Hannah Arendt: "Il n’existe pas de pensée dangereuse, pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse… mais ne pas réfléchir est encore plus dangereux.” 

Ne pas penser revient à ne pas tracer ce parallélogramme des forces, ou encore à ne pas sortir de cette double pression en étau, à ne pas même la voir. On pourrait même dessiner un troisième axe qui serait en deçà du temps physique, axe que l’on pourrait appeler temps biologique dans lequel l’être humain renonce à tout ce qui le rend humain et reste simplement vivant, anomal vivant « zoôn ». Il est dans la zoé d’Aristote, c’est-à-dire qu’il se nie en tant que zoôn politikon. Nous parlons icic de ce que l’on pourrait appeler le  “zôon oikeios” (ζῷον οἰκεῖος), l’homme de la maisonnée, attaché à l’oïkos est la victime du “totalitarisme individualiste 

Dans la perspective aristotélicienne, le “zôon n politikon” est l’être humain par nature destiné à vivre dans la cité, une vie politique et collective. Si cet aspect est nié ou réduit, comme par un totalitarisme individualiste, alors l’homme en tant qu’être social est appauvri, marginalisé. Le “zoön oikeios”, centré sur l’attachement à la plus petite unité, la maison et la sphère privée, peut devenir une victime sinon isolée sinon réduite à un monde clos et sans dimension politique collective. C’est cela que nous vivons aujourd’hui: des individus narcissiques repliés sur des réseaux sociaux qui ne font que les conforter dans leur délire complotiste, dans une conception « bullefiltrée » des évènements qui se déroulent dans son présent, et conséquemment dont il ne perçoit absolument pas la justesse objective. 

Hannah Arendt insiste sur la valeur inaliénable de la sphère publique et politique, où se révèle la pluralité humaine et la capacité d’agir ensemble contre le totalitarisme. Un “zoön oikeios” enfermé dans son monde privé ou individuel, face à une montée du totalitarisme, correspond bien à cette critique. L’individualisme devient alors un totalitarisme silencieux qui isole, limite l’agir conjoint et la liberté politique de telle sorte qu’il n’est pas nécessaire aujourd’hui pour un dirigeant tenté par ce totalitarisme de viser une prise de pouvoir politique puisque de fait, le citoyen a lâché le politique au profit d’un hyper-consumérisme qui lui permet de se tourner exclusivement vers son foyer à partir duquel il lui est loisible de tout interpréter à la lumière exclusive de ses intérêts privés, sans la moindre dimension communautaire, et encore moins humaine. La privatisation de l’audiovisuel public, en France, aujourd’hui visée par un projet de loi de Rachida Dati, ministre de la culture, représenterait un pas supplémentaire vers la dissolution de l’espace public qui est largement mis en oeuvre par tous les gouvernements qui se sont succédés depuis plusieurs décennies. 

Mais que s’est-il passé? La campagne d’hostilité organisée contre Hannah Arendt et dont elle se défend dans cet extrait de film (film qu’il faut regarder comme un documentaire) est à cet égard très éclairante. Ce qu’il s’est passé, c’est tout simplement que l’on n’a pas voulu penser le nazisme et qu’il s’est propagé une sorte de vent de bêtise, d’appel à la non pensée devant la monstruosité du 3e Reich qui a favorisé le plus naturellement du monde la diffusion de plusieurs mécanismes de gouvernementalité des populations proprement nazies et cela sous le couvert de cette idée que l’horreur est « impensable ».



L’historien Johann Chapoutot décrit exactement le fond de cette monstruosité en analysant la contrainte des fonctionnaires nazis de créer rapidement des techniques de régulation et de domination capable de gérer des peuples et des territoires conquis dans un temps assez courts (Libres d’obéir - Johann Chapoutot). Le leitmotiv de l’administration nazie était donc une liberté totale de moyens pourvu que l’on arrive à ses fins. Cela s’appelle le management et il révèle précisément comment le théoricien du management nazi Reinhardt Hoehn a été finalement protégé jusqu’à sa mort récente et a formé de très nombreux patrons allemands, notamment après la réunification.  

Ne pas avoir vu cela repose paradoxalement sur une indignation morale extrêmement dommageable et c’est un euphémisme. Non seulement Hannah Arendt a vu dans Eichmann comme une sorte de prototype avancé du zôon oikeios, mais elle a objectivement mis à jour certains ressorts de la déportation comme la collaboration entre les  chefs de ghettos juifs et les organisateurs nazis de la solution finale. Cette démarche a été perçue très violemment y compris par ses amis (il faut rappeler que Hannah Arendt est juive). C’est comme s’il fallait voiler la vérité historique de la solution finale sous le cache d’une indignation imposée. « On ne peut pas comprendre ». On crée de l’impensé, sans se rendre compte que l’on prolonge de fait l’inhumanité que l’on croit ainsi stigmatiser, ostraciser. 

Eichmann n’est pas un sadique exceptionnel, mais un fonctionnaire médiocre, incapable de pensée réflexive et donc incapable de « sentir qu’il fait le mal ».  Le mal est alors « banal » parce qu’il peut être commis par des individus ordinaires qui se contentent d’appliquer des règles et de « faire leur travail », sans se mettre à la place de ceux qu’ils détruisent.  Le film Hannah Arendt montre la controverse suscitée lorsqu’elle souligne aussi la coopération de certains Conseils juifs (Judenräte) avec l’appareil nazi : elle n’accuse pas « les Juifs » en bloc, mais met en lumière que des élites communautaires ont assumé des fonctions administratives dans la machine d’extermination.  

La collaboration entre certains chefs juifs des ghettos (les Judenräte) et les autorités nazies dénoncée par Hannah Arendt est fondée historiquement et largement documentée. Arendt analyse que ces responsables, dans des situations extrêmes, ont dû coopérer avec les nazis dans l’organisation des déportations, y compris en établissant des listes, en collectant des fonds pour les frais de déportation, en fournissant des policiers juifs, voire en participant à la capture des Juifs. Elle souligne leur rôle ambivalent, parfois contraint, parfois impliqué, ce qui a suscité une grande controverse car cela conduit à examiner la responsabilité partielle des victimes dans leur propre sort. Ces accusations sont étayées par des témoignages, procès et recherches historiques, notamment par Raul Hilberg et d’autres historiens spécialistes de la Shoah.

Les preuves historiques reposent sur des archives nazies, procès (comme celui de Nuremberg), et témoignages de survivants, qui montrent que les Judenräte étaient les intermédiaires forcés dans la mise en œuvre des politiques nazies, parfois contraints d’agir sous menace. Par exemple, le président du Conseil juif de Varsovie, Czerniakow, a tenté d’atténuer la souffrance tout en étant obligé de collaborer, allant jusqu’à se suicider pour protester contre ces conditions. La controverse réside dans l’interprétation morale de cette collaboration, alors que les chefs juifs faisaient souvent face à des choix impossibles sous la menace permanente des nazis.

Cette thèse d’Arendt s’appuie sur des documents originaux et a été approfondie ou contestée par divers historiens mais reste une base incontournable pour comprendre la complexité de la collaboration sous contrainte et la tragédie juive dans les ghettos


Dans la scène où elle répond à ses collègues américains qui l’accusent d’antisémitisme, elle défend une exigence : on ne comprend rien à la Shoah si l’on refuse d’examiner lucidement la responsabilité de tous les rouages, y compris ceux qui ont obéi à l’intérieur des communautés opprimées.  Elle soutient qu’entre résistance héroïque et collaboration servile, il devait y avoir une « troisième voie » de refus intérieur et de non-coopération, que seule une pensée vigilante permet d’apercevoir. Cette 3e voie a probablement à voir avec ce que c’est penser au présent, avec le saut du « il » de Kafka.  Arendt n’a jamais voulu incriminer ces judenräte, elle a simplement rappelé que sans cette collaboration qui fut indiscutablement forcée mais aussi concertée, la solution finale n’aurait pas été aussi efficace. Au-delà de tout ce que cette terrible controverse charrie de secrets, d’actes clandestins de courage aide lâcheté, il faut bien avoir en tête que le jugement précipité et l’aveuglement sont les deux obstacles à la pensée que Hannah Arendt veut précisément dénoncer. On peut ici penser à l’oeuvre de Viktor Klemperer qui durant ces années terribles a écrit une étude sur la langue du 3e Reich. Penser le nazisme en temps réel, dans la clandestinité d’une écriture attentive et puissante: c’est aussi cela la 3e voie.

Résumons: Hannah Arendt nous propose une définition extrêmement motivante et précise de ce que penser est et de ce que cela suppose dans notre rapport à l’histoire.

Cette définition qu’elle décrira dans « la crise de la culture » était déjà effective dans ces analyses de la banalité du mal à partir du personnage de Eichmann anticipation du zôon oikeios. Cela signifie que non seulement la barbarie nazie s’explique par le fait que de nombreux citoyens allemands ordinaires ont choisi de ne pas penser leur époque et l’avancée du totalitarisme nazie (lire le livre de Christopher Browning « des hommes ordinaires »  et lire ensuite « des électeurs ordinaires » de Félicien Faury), mais qu’en chargeant les articles d’Hanna Arendt, une intelligentsia de cette époque (les années 60) a rendu possible la non pensée des mécanismes à l’oeuvre dans le 3e reich. C’est comme si l’on ne voulait pas penser ce que c’est que de ne pas penser et le résultat de cette décision humaine. Penser , c’est justement ce qu’il faut faire et surtout là contrairement à ce que défend Raphaël Enthoven. Il faut penser le nazisme, il faut penser le terrorisme de Daech, pour éviter ce qui justement s’est passé juste après, le massacre de la population palestinienne (68000 tué.e.s dont 18000 enfants). Une telle proposition  situe parfaitement Raphaël Enthoven par rapport à Hannah Arendt et par rapport à la philosophie en général. Il s’en exclue radicalement par de telles propositions. 




L’analyse de Hannah Arendt, au contraire est déjà une généalogie pensée de la barbarie par l’obéissance : le tyran ne peut rien sans le réseau de petits chefs, d’hommes de main, de gratifiés qui, par intérêt, habitude ou veulerie, renoncent à juger ce qu’ils font et préfèrent se couler dans la chaîne de commandement.  La barbarie politique repose ainsi sur une passivité consentie, sur le fait qu’on trouve plus confortable d’obéir que de penser. 

Avec Arendt, cette dialectique de l’obéissance prend une forme moderne : la figure d’Eichmann représente le bureaucrate qui se réfugie derrière la légalité et les ordres reçus (« je n’ai jamais agi en dehors de la loi du Reich »), en renonçant complètement à juger le contenu moral de ces lois.  L’obéissance devient alors une « vertu » administrative : ponctualité, efficacité, loyauté, mais vidées de tout rapport à la conscience, ce qui permet à un homme « effroyablement normal » de participer sans état d’âme à un génocide. 

La « banalité du mal » n’excuse pas Eichmann, elle le rend plus effrayant : son crime tient précisément à cette absence de pensée et d’imagination, à cette incapacité à se représenter réellement le sort des autres, qui transforme la destruction des Juifs d’Europe en simple « question de transport » ou de « quotas ».  C’est parce qu’il est si facilement remplaçable par n’importe quel autre fonctionnaire obéissant que son cas devient paradigmatique : dès que l’obéissance se coupe du jugement, la barbarie devient structurellement possible. Il est aujourd'hui possible de réveiller le zôon politikon, même s'il s'est laissé écraser par le zôon oikeios. La pensée réflexive définit l'animal humain (les animaux ont bien une pensée mais elle semble reposer sur d'autres modalités que réflexives). La question réside donc simplement dans l'interrogation quant à la possibilité pour ce style d'être humain de perdurer sur terre.








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