D’UN PRÉTENDU DROIT DE
MENTIR PAR HUMANITÉ
- EMMANUEL KANT-
« Dans le recueil la France, année
1797, sixième partie n° 1 : des réactions politiques, par Benjamin
Constant, on lit ce qui suit:
« Le principe moral que dire la vérité est
un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute
société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’a
tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre
qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent
n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime.
» Le philosophe français réfute ce principe de
la manière suivante. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un
devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un
devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y
a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir
qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité
qui nuit à autrui. »
Le πρῶτον
ψεῦδος (1) gît ici dans cette proposition : dire
la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité.
Remarquons d’abord que l’expression : avoir droit à la vérité, n’a pas de
sens. Il faut dire plutôt que l’homme a droit à sa propre véracité (veracitas),
c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement
droit à une vérité, signifierait qu’il dépend de notre volonté, comme en
général en matière de mien et de tien, de faire qu’une proposition donnée soit
vraie ou fausse, ce qui produirait une singulière logique.
Or la première question est de savoir si
l’homme, dans les cas où il ne peut éviter de répondre par un oui ou par un
non, a le droit de n’être pas
véridique ; la seconde, s’il n’est pas obligé de ne pas l’être dans
une certaine déclaration que lui arrache une injuste contrainte, afin d’éviter
un crime qui menace sa personne ou celle d’un autre.
La véracité dans les déclarations que l’on ne
peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave
inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et
quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers
celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en
général dans la plus importante partie du devoir par une semblable
altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les
jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte,
autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune
créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des
contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite
à l’humanité en général.
Il suffit donc de définir le mensonge une
déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas
besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes,
que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium
in præjudicium alterius) (2). Car, en rendant
inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un
autre homme, du moins à l’humanité en général.
Le mensonge généreux, dont il est ici question,
peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir
punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité que par
l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois
extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait
alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les
conséquences qui pourront en résulter ; mais êtes-vous resté dans la
stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que
puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après
que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son
ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux
mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si
vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement
sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime
sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En
effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le
meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des
voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment,
quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal
civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des
conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un
devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un
contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs,
on la rend chancelante et inutile.
C’est donc un ordre sacré de la raison, un
ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait
restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans
toutes nos déclarations.
Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit
où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des
idées inexécutables et qui par là se rendent odieux, est aussi juste que sage. —
« Toutes les fois (dit-il plus bas, p. 123) qu’un principe démontré vrai
parait inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui
contient le moyen de l’application. » Il cite comme le premier anneau
formant la chaîne sociale ce principe d’égalité, savoir :
« que nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru.
Dans une société très resserrée ce principe peut être appliqué d’une manière
immédiate, et n’a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire.
Mais dans une combinaison différente, dans une société très nombreuse, il faut
ajouter un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous citons
ici. Le principe intermédiaire, c’est que les individus peuvent concourir à la
formation des lois, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants.
Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans
employer l’intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce
bouleversement, qui attesterait l’ignorance ou l’ineptie du législateur, ne
prouverait rien contre le principe. » — Il conclut, de cette façon :
« Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que
soient ses dangers apparents. » [Et cependant l’excellent homme avait
lui-même abandonné le principe absolu de la véracité, à cause du danger qu’il
entraine pour la société, parce qu’il ne pouvait découvrir de principe
intermédiaire qui servit à éviter ce danger, et il n’y en a effectivement aucun
à intercaler ici.]
M. Benjamin Constant, ou, pour parler comme
lui, « le philosophe français, » a confondu l’acte par lequel
quelqu’un nuit (nocet) à un autre, en disant la vérité dont il ne peut
éviter l’aveu, avec celui par lequel il commet une injustice à son égard
(lædit). Ce n’est que par l’effet du hasard (casus) que la
véracité de la déclaration a pu être nuisible à celui qui s’était réfugié dans
la maison ; ce n’est pas l’effet d’un acte volontaire (dans le sens
juridique). En effet, nous attribuer le droit d’exiger d’un autre qu’il mente à
notre profit, ce serait une prétention contraire à toute légalité. Ce n’est pas
seulement le droit de tout homme, c’est aussi son devoir le plus strict de dire
la vérité dans les déclarations qu’il ne peut éviter, quand même elles
devraient nuire à lui ou à d’autres. À proprement parler, il n’est donc pas
lui-même l’auteur du dommage éprouvé par celui qui souffre par suite de
sa conduite, mais c’est le hasard qui en est la cause. Il n’est pas du
tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu’il est une fois forcé
de parler) est un devoir absolu. — Le « philosophe allemand » ne
prendra donc pas pour principe cette proposition (p. 124) : « Dire la
vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité, »
d’abord parce que c’est là une mauvaise formule, la vérité n’étant pas une
propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l’un et en refuser à
l’autre, et ensuite surtout parce que le devoir de la véracité (le seul dont il
soit ici question) n’admet pas cette distinction entre certaines personnes
envers qui l’on aurait à le remplir, et d’autres à l’égard desquelles on
pourrait s’en affranchir, mais que c’est un devoir absolu qui s’applique
dans tous les cas.
Pour aller d’une métaphysique du droit
(qui fait abstraction de toute condition expérimentale) à un principe de la politique,
qui en applique les idées aux cas de l’expérience, et pour résoudre, au moyen
de ce principe, un problème politique, tout en restant fidèle au principe
général du droit, il faut que le philosophe offre ces trois choses : 1° un
axiome, c’est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui
résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l’accord de la liberté
de chacun avec celle de tous suivant une loi générale); 2° un postulat
de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant
le principe de l’égalité, sans laquelle il n’y aurait aucune liberté pour
chacun ; 3° un problème consistant à déterminer le moyen de
conserver l’harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes
de la liberté et de l’égalité (c’est-à-dire le moyen d’un système
représentatif). Ce moyen est un principe de la politique, dont le
dispositif et le règlement supposent des décrets, qui, tirés de la connaissance
expérimentale des hommes, n’ont pour but que le mécanisme de l’administration
du droit et les moyens de l’organiser convenablement. — Il ne faut pas que le droit se règle sur la
politique, mais bien la politique sur le droit.
Un principe reconnu vrai, dit l’auteur
(j’ajoute : connu à priori, par conséquent apodictique), ne doit
jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » Or il
faut entendre ici, non pas le danger de nuire (accidentellement), mais
en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je
faisais du devoir de la véracité, qui est tout à fait absolu et constitue la
suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à
telle ou telle considération particulière ; et, quoique par un certain
mensonge je ne fasse dans le fait d’injustice à personne, je viole en
général le principe du droit relativement à toute déclaration inévitable
(je commets formellement, sinon matériellement, une injustice), ce qui est bien
pis que de commettre une injustice à l’égard de quelqu’un, car ce dernier acte
ne suppose pas toujours dans le sujet un principe à cet égard.
Celui qui accepte la demande qu’un autre lui
adresse, de répondre si, dans la déclaration qu’il va avoir à faire, il a ou
non l’intention d’être véridique, celui, dis-je, qui accepte cette demande sans
se montrer offensé du soupçon qu’on exprime devant lui sur sa véracité, mais
qui réclame la permission de réfléchir d’abord sur la possibilité d’une
exception, celui-là est déjà un menteur (in potentia) ; car il
montre par là qu’il ne regarde pas la véracité comme un devoir en soi, mais
qu’il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même
n’est susceptible d’aucune exception, puisque autrement elle se contredirait
elle-même.
Tous les principes juridiquement pratiques doivent
renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes
intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur
application aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique),
mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient
l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes. »
Emmanuel
Kant (texte écrit en 1797)
(1)
le vice premier
(2)
« Le mensonge est un discours faux qui
porte préjudice à autrui »
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