« Quand il serait vrai que la commisération (pitié) ne serait qu'un
sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif
dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait
cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En
effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur
s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette
identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans
l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est
la réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est
elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie
qui l'isole; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme
souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers
de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui
l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa
fenêtre; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu
pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on
assassine. L'homme sauvage n' a point cet admirable talent; et faute de sagesse
et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de
l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace
s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes
des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de
s'entr'égorger.
Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant
dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation
mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours
de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient
lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix. »
Questions :
1)
Formulez l’idée essentielle de ce texte.
2)
Expliquez : « la commisération sera
d'autant plus énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec
l'animal souffrant ». Pourquoi cette proposition est-elle originale, à
cette époque (18e siècle) ?
3)
Distinguez l’amour propre et l’amour de soi dans ce
passage :
« L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous,
est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour-propre, qui
se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment,
en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux,
ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses
naissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles
naissent de l'amour-propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est
d'avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend
essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à
l'opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien
ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que ne
pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette
difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations, et c'est en
ceci surtout que les dangers de la société nous rendent les soins plus
indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses
nouveaux besoins. »
4)
Pourquoi l’amour de soi est-il à même de susciter
en nous la pitié que l’amour-propre ? Est-ce paradoxal ?
5)
La raison nous incline-t-elle vers la lâcheté selon
Rousseau ? Pourquoi ? Selon vous ?
6)
Dans l’expression « Droit naturel », quel
sens pourrions-nous au terme « naturel », selon Rousseau ? En
existe-t-il un autre et si oui, lequel ?
7)
Est-ce par empathie que nous éprouvons de la pitié
pour un être humain qui souffre ? (traitez philosophiquement cette
question indépendamment de la thèse de l’auteur)
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