« J'ai toujours décrit le visage du
prochain comme porteur d'un ordre, imposant au moi à l'égard d'autrui
une responsabilité gratuite — et incessible[1],
comme si le moi était élu et unique — et où autrui était absolument autre,
c'est-à-dire encore incomparable et, ainsi, unique. Mais les hommes qui
m'entourent font nombre. D'où la question : qui est mon prochain ? Question
inévitable de la justice. Nécessité de comparer les incomparables, de connaître
les hommes ; d'où leur apparaître comme formes plastiques de figures
visibles et, en quelque façon, « dé-visagés » : comme un groupement auquel
l'unicité du visage s'arrache comme à un contexte, source de mon obligation envers les autres hommes ; source à
laquelle la recherche même de la justice remonte en fin de compte et dont
l'oubli risque de transformer en calcul purement politique — et jusqu'aux abus
totalitaires — l'œuvre sublime et difficile de la justice. [...]
[..] La responsabilité pour l'autre homme ou,
si vous voulez, l'épiphanie[2]
du visage humain constitue comme une percée de la croûte de « l'être
persévérant dans son être » et soucieux de lui-même. Responsabilité pour
autrui, le pour-l'autre « dés-intéressé » de la sainteté. Je ne dis pas
que les hommes sont des saints ou vont vers la sainteté. Je dis seulement que
la vocation de la sainteté est reconnue par tout être humain comme valeur et
que cette reconnaissance définit l'humain. L'humain a percé l'être
imperturbable. Même si aucune organisation sociale ni aucune institution ne
peut au nom des nécessités purement ontologiques, assurer, ni même produire la
sainteté. Or, il y eut des saints. [...] l'origine du sensé dans le visage
d'autrui appelle cependant — devant la pluralité de fait des humains — la
justice et le savoir ; l'exercice de la justice demande des tribunaux et des
institutions politiques et même — paradoxalement — une certaine violence que
toute justice implique. La violence est originellement justifiée comme la
défense de l'autre, du prochain (fût-il mon parent ou mon peuple !),
mais est violence pour quelqu'un.
[...] Le philosophe et le savant qui raisonnent
et jugent, et l'homme d'État ne seront pas exclus du spirituel. Mais son sens
est originellement dans l'humain, dans le fait initial que l'homme est concerné
par l'autre homme. Il est à la base de la banalité selon laquelle peu de choses
intéressent autant l'homme que l'autre homme.
[...] J'ai fait une tentative de rejoindre la justice à partir de ce
qu'on peut appeler la charité et qui m'apparaît comme une obligation illimitée
à l'égard d'autrui, et en ce sens accession à son unicité de personne,
et en ce sens amour : amour désintéressé, sans concupiscence[3].
Je vous ai déjà dit comment cette obligation initiale, devant la multiplicité
des humains, se fait justice. Mais il est très important à mes yeux que la
justice découle, soit issue, de la prééminence d'autrui. Il faut que les
institutions que la justice exige, soient contrôlées par la charité dont la
justice est issue. La justice inséparable des institutions, et ainsi de la politique
risque de faire méconnaître le visage de l'autre homme. »
Emmanuel Lévinas – Altérité et transcendance (1995)
[1] Incessible : qu’on ne peut pas céder à
quelqu’un d’autre
[2] épiphanie : élévation, ouverture vers le
divin
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