mardi 16 avril 2024

Terminale 2/3/6 : Explication de "problèmes de philosophie" de Bertrand Russell (4) - Suite et fin


Berkeley n’est pas du tout un penseur du solipsisme, c’est-à-dire pour qui il n’existerait qu’un « moi »: le mien et tout ce qui m’entourerait serait le fruit de mes songes. Il existe bel et bien du non moi, une altérité mais sa nature n’est pas du tout matérielle. Elle est « idéelle ». C’est Dieu.  Quand je perçois la table, il ne fait aucun doute que je suis en contact avec l’existence de Dieu, avec sa manifestation mais cette manifestation est idéelle ou spirituelle si l’on préfère. La table réelle existe dans l’esprit de Dieu et même si la perception de la table ne demeure pas, quand je ne suis plus dans la pièce, Dieu, lui, demeure. Il est finalement la condition nécessaire et suffisante de toute perception et c’est à ce titre qu’il est efficient dans toute perception de tout être percevant et de tout être perçu. Mais cette perception s’actualise aussi en fonction des agents et des patients. Il existe donc bien un être qui est indépendant de nous: Dieu, mais cette présence de Dieu se manifeste à nous par des signes que nous interprétons d’autant plus facilement qu’ils sont de la même nature que notre esprit. Ils sont faits dans ce que l’on pourrait de la texture idéelle, mentale, idéelle.

Dans la conception purement chrétienne, Dieu est un être « autre », supérieur à nous, humains, et différents par sa nature. Dans la théorie de Berkeley, Nous sommes un peu « pris » dans Dieu qui est finalement la structure même dans laquelle percevoir se fait que ce soit la perception de soi, celle des objets ou celles des autres, et cette texture est mentale ou spirituelle. La puissance de Dieu se décline autrement. Il n’y a pas une transcendance radicale de l’être divin comme dans les trois monothéismes mais pour autant, Berkeley n’est pas proche du spinozisme, c’est-à-dire de l’immanence. Dieu est l’esprit à partir duquel percevoir se voit et se définit comme empreint de cette texture idéelle par le biais de laquelle les « choses » ne manifestent comme extériorité que celle « idéelle » de dieu mais pas du tout celle matérielle de la réalité.  La table n’a donc aucune réalité matérielle et lorsque je la perçois, elle n’est qu’une idée, elle n’est pas différente de nos affects donc il n’est pas faux de dire que nous la faisons exister mais pas exclusivement il faut aussi que cette capacité à faire advenir une idée par des affects soit hors de nous «  posée », effectuée par Dieu. Ce n’est pas que Dieu garantisse l’existence vraie des choses extérieures comme chez Descartes, c’est plutôt que Dieu rende possible la puissance de constituer par nos affects des idées intérieures et par intérieures, il ne faut pas entendre exclusivement les nôtres. Ici encore la référence à une matrice bienveillante est justifiée. Dans le film des frères Wachovski, il existe toute une « infrastructure » à partir de laquelle des stimulations sont envoyées aux cerveaux des humains pour qu’ils éprouvent des impressions fallacieuses d’une certaine vie, laquelle se trouve en réalité entièrement orchestrée par l’intelligence artificielle. C’est à peu prés la même chose pour Berkeley à cette différence notable prés que la matrice divine ne nous trompe pas. Elle nous fait percevoir tout ce qu’il y a à percevoir et elle joue de la capacité de l’esprit humain à s’auto-suggérer des sensations.



Tout peut donc s’expliquer par cette comparaison avec le film: quand un homme à l’intérieur de la matrice éprouve l’impression qu’il a devant lui une table, la table n’est pas réelle, mais il est réel que la matrice existe et même qu’elle ait envoyé une stimulation. Il existe donc bel et bien quelque chose qui existe hors de notre perception: Dieu. Et en même temps, la table que je me représente n’est que ce que je me la représente. La véritable question est celle de l’intériorité ou de l'extériorité.  Ce 13e  § est l’un des plus difficiles à saisir mais la référence à Matrix est ici très éclairante, à condition d’insister beaucoup sur le fait que Dieu est une matrice bienveillante pour Berkeley (attention il va sans dire que Berkeley n'a jamais utilisé cette image à une "matrice")

§14 - Bertrand Russell insiste beaucoup sur cette idée selon laquelle il faut distinguer deux choses:

  • L’existence extérieure d’une instance qui intervient dans l’acte de la perception
  • La nature idéelle de ce qui est perçu et dans laquelle l’agent percevant intervient

Que je perçoive la table comme je la perçois a rapport avec mon moi percevant et cette table perçue est une idée, mais ce n’est pas pour autant que n’intervient pas une extériorité assez puissante pour rendre possible le fait que cette perception soit. Chacune et chacun de nous intervient dans le fait que nous percevions la table comme nous la percevons mais le fait que nous la percevions est « imputable » à l’existence de quelque chose, ou de Dieu pour Berkeley. Russell évoque « la totalité de l’esprit collectif de l’univers ». Le contenu de la perception dépend exclusivement des agents percevant mais l’acte par lequel « il y a »  perception est forcément effectué par une causalité ou une efficience extérieure. Bertrand Russell évoque ici des philosophes que l’on pourrait caractériser par le terme d’idéalistes. Il n’est pas hors de propos ici d’évoquer le plus célèbre d’entre eux, à savoir Platon pour lequel nous ne faisons ici bas que l’expérience concrète d’idées dont nous avons expérimenté l’intuition dans un lieu et dans un temps « supraterrestre », « surnaturel » au sein duquel nous n’étions qu’une âme pure sans corps.

C’est dans le Phèdre, entre autres, que Socrate développe cette conception de la connaissance comme reconnaissance.  Comment expliquer, en effet, que nous ayons une certaine idée des Idées? Comment rendre compte de cette capacité des humains à orienter leurs actions en référence à des « valeurs » dont il est absolument impossible qu’ils aient éprouvé un jour dans un lieu la présence physique? Il faut bien que notre âme soit marquée par une expérience surnaturelle de ces idées de justice, de beauté, de vertu, d’unité.  



Évidemment seul un mythe peut assumer cette typologie de discours dans laquelle chacune et chacun se révèle détenteur d’une âme qui fut au tout début de son cycle pure et ailée. Chaque âme en effet est comme un attelage tripartite composé d’un cheval récalcitrant que l’on pourrait considérer comme les appétits, d’un cheval obéissant qui est le courage et d’un conducteur qui est la raison. Une âme habile parvient à maîtriser le cheval réfractaire et ainsi à s’approcher au plus prés des Idées pures, de telle sorte que son souvenir sera vif quand pourvue d’un corps cette âme vivra son existence terrestre. 

Par contre les âmes dont le cocher n’est pas maître de son attelage n’auront qu’un souvenir diffus et une vie dissolue, éloignée des valeurs idéales. La philosophie consiste principalement à se remémorer cette expérience ce qui n’est pas trop difficile en soi puisque les philosophes sont précisément celles et ceux dont les âmes sont bien conduites (par un bon cocher). Connaître, c’est toujours reconnaître et reconnaître c’est ranimer en soi le souvenir idéel de l’intuition pure des idées.

Tout le travail du philosophe consiste donc à faire fonctionner une dialectique ascendante par le biais de laquelle de ce beau visage que nous croisons dans la rue, tel jour à telle heure, nous allons réfléchir à ce qui fait la beauté d’un visage, puis la beauté de tous les visages, puis celle de tous les corps, puis celle des idées, puis celle de l’idée même jusqu’à parvenir à l’idée même de l’UN. Il s’agit de faire fonctionner en soi une logique d’ascension au gré de paliers d’universalisation successifs. Penser, c’est progresser vers la nature pensive de nos idées, vers cette texture idéelle, laquelle est de nature divine.

§15 - Bertrand Russell (enfin!) se met en avant en tant qu’empiriste sceptique en affirmant clairement son opposition à l’idéalisme et donc à cette thèse de Platon. Cette référence au philosophe grec que l’auteur ne mentionne même pas n’est pourtant rien moins qu’écrasante dans la philosophie. Ce qui est vraiment intéressant dans le cas spécifique de Berkeley c’est qu’il est un empiriste idéaliste alors que la plupart de idéalistes sont innéistes, comme Platon ou Descartes, ou Leibniz. Parti de la sensation, Berkeley « arrive » à l’idée tandis que Platon "part" de l’âme pour poser l’existence d’une dimension supraterrestre et d’une nature divine des Idées. Parmi les philosophes de «  l’autre camp », John Russell s’intéresse à Leibniz.


« La matière, ou ce qui apparaît comme telle, est en réalité constituée d’esprits plus ou moins rudimentaires. »

Il faut expliquer ici assez longuement le concept essentiel de la philosophie de Leibniz. Deux ans avant de mourir en 1715, Le philosophe allemand Leibniz écrit « la monadologie » dans lequel  il explique précisément ce que sont ces esprits rudimentaires qui finalement composent ce que nous appelons la matière. Ce sont des monades. On ne peut s’empêcher en lisant les écrits de Leibniz à penser à des atomes, mais non pas matériels, des atomes spirituels. Les monades n’ont donc pas d’étendue, ni de figures et elles sont indivisibles, simples. Ce sont les parties les plus simples et indivisibles de l’univers.

D’une monade on peut dire qu’elle est un être mais sans matérialité ni divisibilité. Il n’y aurait pas de sens à affirmer que la monade est l’unité la plus petite de l’univers puisque qu’elle n’a pas d’étendue. La monade est toute en intériorité, elle est un dedans et elle est régie par ce que Leibniz a appelé le principe des indiscernables, ce qui signifie qu’il n’existe pas deux monades identiques. Chacune est unique. Une monade finalement c’est une âme de l’univers. Chaque monade est exactement ce qu’il faut qu’elle soit, c’est ce que Leibniz explique par le principe de raison suffisante, et qui finalement a mis Voltaire dans une si mauvaise disposition concernant le meilleur des mondes possibles. Cet univers est composé de monades dont chacune est exactement ce qu’il faut qu’elle soit. Mais Voltaire n’avait vraiment rien compris à Leibniz. Avait-il vraiment essayé d’ailleurs? Non.

Pour bien comprendre ce principe de raison suffisante qui a provoqué tant de polémiques. Il faut d’abord savoir que selon Leibniz, il existe deux types de vérités:

  • Les vérités de raisonnement qui sont nécessaires
  • Les vérités de fait qui sont contingentes (qui auraient pu être autrement)

2+2=4 est une vérité nécessaire. Que César ait franchi le rubicond est une vérité de fait (qui aurait pu être autrement).

Si on comprend bien que le principe de raison suffisante soit efficient pour les vérités de raisonnement, c’est moins évident pour les vérités de fait, mais c’est bien le cas selon Leibniz et comme pour ces vérités là, celles dont nous faisons l’expérience dans le monde, l’analyse de toutes les séries événementielles serait impossible, il faut accepter de penser que la dernière raison des choses n’est pas dans la série des choses et des faits mais hors d’elle, ce qui impose absolument de poser l’existence d’une substance nécessaire: Dieu. Le principe de raison suffisante se ramène en fait à l’existence de Dieu, c’est-à-dire à l’existence d’une substance nécessaire qui est Dieu. 



On peut dire de cette substance qu’elle est finalement l’idée même de nécessité, telle qu’on en fait l’expérience dans un raisonnement. Il faut bien que si x est en relation avec y et y en relation avec z, alors x soit en relation avec z. Il le FAUT bien: cette nécessité est Dieu. Rien n’est plus nécessaire que l’existence de Dieu. On rencontre Dieu dans le déploiement de tout raisonnement. Toutefois si cette existence est a priori nécessaire pour les vérités de raison elle l’est a posteriori pour les vérités de fait. Cela signifie que le principe de raison suffisante s’exprime aussi dans le fait que l’univers soit cet univers là, dans lequel nous vivons. Les relations entre les monades sont nécessairement les meilleures possibles. L’idée fondamentale de Leibniz est que chaque monade dans le monde a des rapports qui expriment toues les autres et qu’elle est un miroir vivant perpétuel de l’univers. Dans une monade se retrouvent finalement l’expression des rapports avec toutes les autres monades. Si je pouvais isoler une monade (mais justement je ne le peux pas) je retrouverais en elle l’expression des rapports avec toutes les autres parce que c’est l’entre-expression de toutes les monades entre elles qui fait que l'univers tient par le principe de raison suffisante.

Par conséquent l’univers selon Leibniz est entièrement déterminé parce que dans cette monade se trouverait non seulement l’entre-expression spirituelle des rapports entre toutes les monades dans l’espace mais aussi dans le temps. C’est là le fond de toute cette affaire: les corps produisent des chocs sur d’autres corps et ainsi de suite comme dans une file de dominos. Par conséquent quiconque pourrait lire dans cet entrechoquement de corps l’entre-expression des monades verrait en une fois la totalité de ce qui s’est produit et de ce qui se produira. Il n’est pas possible qu’il en soit autrement. C’est toute la puissance du principe de raison nécessaire. « Il y a un monde de créatures, d’âmes parfaites dans la moindre portion de matière. » La perfection de l’univers s’exprime dans la moindre de ses parties. Quiconque saurait décrypter telle ou telle parcelle de l’univers y serait en contact avec cette perfection du tout. Un monde parfait s’effectue nécessairement sous nos yeux mais nous ne disposons pas de la perspective au fil de laquelle cette perfection se réalise et de fait elle se réalise aussi nécessairement que cet univers « est » effectivement là maintenant.




§16 - Nous en arrivons ici au point auquel Bertrand Russell veut en venir depuis le §13, à savoir qu’en fait, même ces philosophes idéalistes reconnaissent d’une certaine façon la réalité de la matière, même s’ils passent par l’idée selon laquelle cette « réalité » est d’abord spirituelle ou « idéelle ». Dans l’entre-expression de toutes ces monades se trouve comme imbriquée l’existence de cette table ici et maintenant. Il faut bien que cette table soit, cela fait partie  de l’état impliqué par l’ordre préétabli dont chaque monade est  et contient l’expression. Donc en fait, Leibniz ne reconnaît pas directement l’existence matérielle de la table mais il affirme l’existence idéelle de toutes les monades à l’intérieur de laquelle se trouve comme intriquée la nécessité que cette table soit et que nous l‘éprouvions « matériellement ».  Qu’il y ait une conception de la réalité à la faveur de laquelle cette table « est », c’est-à-dire fait partie intégrante du monde maintenant, cela est une conclusion à laquelle Leibniz et Berkeley, deux auteurs idéalistes mais très différents puisque Leibniz est un innéiste alors que Berkeley est un empiriste, arrivent. Cela ne signifie pas qu’il en aille de même pour Bertrand Russell, et cela d’autant plus qu’il n’y a pas de consensus sur sa nature, et nous ne savons toujours pas ce qu’elle est (la matière). 

Pour être plus clair, ni Berkeley ni Leibniz ne remettent en cause l’existence d’une puissance extérieure ou d’une nécessité extérieure sous l’impulsion de laquelle nous percevons la table comme si elle était extérieure. Qu’elle le soit effectivement n’est pas certain mais que cette puissance extérieure (qui dans les deux cas est Dieu) soit, cela est hors de doute. C’est donc bien sous l’effet de l’existence de cette substance extérieure qu’est Dieu que nous percevons la table, laquelle se trouve donc être de quelque façon dépendante de l’existence extérieure de Dieu. La vraie question n’est donc pas celle de l’existence extérieure de la table ou de l’instance par l'impulsion de laquelle nous percevons la table, mais de la nature de la table. Puis-je savoir qu’elle est? Oui, c’est une certitude.  Puis-je savoir ce qu’elle est? Pour l’instant, non. Il y a une extériorité qui est cause du fait que nous percevons la table même si dans cette perception, il existe quantité de témoignages qui viennent de nous et pas de cette extériorité. Voilà l’expression la plus rigoureuse de ce « panorama » que Russell a développé sous nos yeux depuis le début de ce premier chapitre.



§17 - En fait que la réalité de la table soit matérielle ou spirituelle, elle n’en est pas moins effective. Il faut examiner les raisons de nous rallier à cette thèse dit Bertrand Russell, ce qui sous-entend que ces raisons existent. Peut-être est-il ici encore possible de revenir à Descartes, ce qui est assez étonnant, au vu de l’opposition radicale de doctrines des deux philosophes. Mais après tout, après le raisonnement du « je pense donc je suis » dans les Méditations métaphysiques, le philosophe français insiste bien sur le fait qu’il ne sait pas ce qu’il est excepté « une chose qui pense », de la même façon qu’ici, Russell affirme qu’il ne sait pas ce que la table est mais qu’il a de fortes raison de croire qu’elle est. Finalement des qu’il est question de se pencher sur la question de l’existence d’une chose ou de soi (est-ce?), nous pouvons trouver une réponse, mais dés lorsque la question porte sur l’essence et sur la question « qu’est-ce que…? », le scepticisme demeure d’actualité. En fait il le reste d’autant plus que Bertrand Russell n’est toujours pas convaincu que la table soit, alors qu’il nous semblait bien que sa référence à deux philosophes aussi idéalistes que Berkeley et Leibniz avaient pour but de poser cette existence indubitablement. Il nous faut donc nous méfier du parallèle avec Descartes. Le fait que l’on ne puisse pas savoir ce que la table est rend impossible la certitude quant au fait qu’elle soit effectivement. Les trois paragraphes radicaliseront le scepticisme doctrinal de Bertrand Russell, et nous nous rendrons compte que ses emprunts à d’autres philosophes comme Berkeley et Leibniz n’ont pour but que de spécifier qu’il ne se retrouve vraiment ni dans l’un ni dans l’autre.



§18 - La dernière partie qui commence ici est comme une conclusion et nous pourrions dire qu’elle est un plaidoyer en faveur du scepticisme, étant entendu qu’il va de soi que ce scepticisme est propre à la philosophie, en elle-même.  Si nous reprenons le titre même de l’œuvre, nous pourrions dire que c’est l’essentiel de la philosophie de voir, d’interpréter la réalité et de la reformuler mais en tant que problème. 

On peut bien sûr se contenter du fait que la table soit là, s’y accouder ou bien y boire un café, bref on peut vivre sa vie sans se poser de questions. On peut même affirmer que l’on se moque complètement de savoir si Dieu, la matrice ou un malin génie ne serait pas en train de monter toute une machinerie constituée de stimulations, de cryptage d’affects et de sensations ayant pour finalité de nous faire croire que nous sommes en train de vivre une situation totalement virtuelle et fallacieuse. Mais le vrai problème ici, c’est qu’en se contentant de suivre ainsi ces apparences, nous laissons inoccupée, oisive et désertée une activité dont il se pourrait bien que paradoxalement elle soit la plus « nôtre ». Ce n’est pas pour passer le temps ou pour se rendre intéressant à ses propres yeux que l’être humain se pose des questions et principalement sur ce qui le touche au plus prés c’est-à-dire sur ce qui le touche avec le plus d’impact et d’évidence. Il va « de soi » que la table est là. Pourquoi? Parce que je la touche, je la vois, je sens sa présence. Mais nous venons précisément de voir que ce sont précisément ces qualités secondes là qui en réalité nous incitent le plus à douter.

Nous avons pu voir avec Descartes que finalement cette impression au regard de laquelle la table est là m’inviterait plutôt à déduire d’abord mon existence comme « chose qui pense ». Il n’est pas du tout certain que la table soit là mais il est sûr que moi qui pense (peut-être à tort) que la table est là, je suis. Je suis une chose qui pense que la table est là, qu’elle y soit effectivement ou pas, et rien ni personne ne saurait démentir que je suis au moins « ça ». Je suis donc davantage certain de mon existence que de celle de la table, dans un premier temps, pour Descartes (Russell ne mentionne pas cet auteur, mais cela ne nous interdit pas de le situer par rapport au sujet de cette œuvre qui est ici la perception et la vérité)




Pour Berkeley, les impressions à partir desquelles je conclus que la table est là sont plus là que la table elle-même qui ne jouit pas de la certitude d’une existence propre, séparée. Par contre, ces sensations font bien signe de l’existence d’une « orchestration » manifestant l’existence de Dieu. On pourrait ainsi distinguer Descartes et Berkeley (sur à peu prés tout puisque ils ne sont d’accord sur rien) en insistant sur le fait que la certitude qui s’impose de ces impressions de table sont que «  je suis » pour Descartes et que « Dieu est » pour Berkeley.

Pour Leibniz, elles sont la preuve qu’il existe des âmes intellectuelles du monde appelées monades qui s’entre-expriment et concourent ainsi à ce que la table prennent place dans le meilleur des mondes possibles. Il faut que la table soit là. Il y a nécessité à ce qu’elle le soit et cette nécessité ou principe de raison suffisante est finalement une autre façon de poser l’existence de Dieu, comme efficience de cette nécessité au regard de laquelle cet instant là, « maintenant » ne saurait s’effectuer autrement qu’en tant que moment nécessaire au Tout. Rien n’est isolé. Cette impression que j’ai que la table est là se divisent en une multitude de petites perceptions qui manifestent la présence efficiente de ces monades:

« Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leur suite qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers »



Pour Leibniz, il y a donc un principe de raison suffisante à partir duquel il n’est absolument rien de ces petites perceptions de table, de cette aperception de moi-même, de ces sensations grâce auxquelles nous avons le sentiment d’être ancré dans un milieu, dans un monde qui finalement n’attestent de l’existence d’un tout, ne serait-ce que parce que ces sensations sont liées entre elles et que ce lien manifestent bel et bien l’existence de cette totalité dans laquelle nous sommes pliés, immergés.  Cette liaison entre les impressions de la table, mon existence, et celle de ce tout qu’est le monde ne peut se concevoir sans une harmonie préétablie (ce que l’on pourrait appeler une nécessaire orchestration) qui passent par l’entre-expression de ces âmes du monde que sont les monades, lesquelles sont orchestrées par Dieu, qui n’est rien de moins ni de plus qu’une intelligence nécessaire à l’ensemble. Mais cette nécessité s’effectue tout autant par le fait que l’on pourrait voir avec les yeux de Dieu, le passé, le futur dans une seule des monades que nous parviendrions à décrypter, que par le fait que cet instant présent soit, et qu’il soit tel qu’il est maintenant.

Dans ce passage en revue de ces trois auteurs, qui ne sont pas forcément les plus simples ni les plus évidents, nous mesurons tout ce qu’il s’en suit d’être juste là devant une table. Mais pourquoi ceux là: Berkeley et Leibniz (puisque c’est de notre propre chef que nous nous sommes permis d’intercaler Descartes) ?

Ici nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses, mais il en est une qui retient notre attention: ces deux auteurs sont vraiment dans des camps opposés lors de la querelle entre l’empirisme et l’innéisme. Berkeley est vraiment l’un de ceux qui est allé le plus loin dans l’empirisme et Leibniz est  une sorte de « champion" de l’innéisme.  Or, aussi radicalement opposés qu’ils soient (ô combien!) Ils peuvent tous les deux être considérés comme des penseurs « idéalistes » en un sens bien particulier. Idéaliste, ici, ne veut pas dire du tout qu’ils portent des idéaux ou bien qu’ils défendent des idées au mépris des contingences et des faits de la réalité. Dans le sens commun un idéaliste est une personne qui n’a pas les pieds sur terre et qui n’évolue que dans les abstractions. Dans le sens précis qui nous intéresse ici, Berkeley et Leibniz sont idéalistes en ce sens qu’ils appuient finalement l’existence de la table sur des modalités de présence qui ne sont pas matérielles: celle de Dieu pour Berkeley et celles des monades pour Leibniz, lesquelles sont des âmes du monde. Russell n’est en accord ni avec l’un ni avec l’autre mais ce qui l’intéresse ici c’est probablement que ces deux philosophes expliquent la manifestation de ce qui nous semblent le plus « accaparant », le plus contraignant, le moins douteux, ce qui s’impose à nous avec l’efficience d’une pesée dont nous n’avions pas l’impression de pouvoir la remettre en cause, à savoir l’existence d’un objet comme causée par ce qui n’a d’existence que spirituelle, idéelle. 

Dans ce paragraphe toutefois, tout ce que Bertrand Russell retire comme conclusion posée, c’est la distinction entre l’apparence et la réalité de l’objet. Nous ne percevons pas la table telle qu’elle est, à supposé qu’elle soit.  Nous sommes certains de cela: il y a cette dissociation entre les témoignages de nos sens et la réalité dont ils font « signe ». De ce fait, se pose la question du statut de ces signes. 



§ 19 -  C’est probablement l’un des critères les plus fondés de notre curiosité philosophique et scientifique que Bertrand Russell commence ici à développer. A partir de quelle disposition peut-on réellement considérer qu’une personne est dotée d’une aptitude, voire d’un goût pour l’étude philosophique et scientifique, car ici, les deux vont de pair dans la mesure où c’est le scepticisme qui finalement se trouve être le courant de pensée le plus sollicité. Il est en effet troublant de constater que c’est en suivant le fil d’un raisonnement extrêmement rigoureux que nous nous retrouvons, notamment avec Leibniz et Berkeley à envisager des possibilités, des métaphysiques, des thèses surprenantes mobilisant un registre lexical très spirituel: « âme », « Dieu », « Harmonie préétablie », etc. Soit nous choisissons de suivre le fil de cette rigueur avec ce qu’elle implique de surprise, d’abstraction, de profondeur (voire de mysticisme, pourtant Russell n’est vraiment pas un philosophe mystique),  soit nous restons là, au ras de la table, nous satisfaisant qu’elle soit là. Évidemment, nous savons bien que la plupart des êtes humains se rallient à la deuxième posture (sans quoi l’humanité serait philosophe et ce n’est pas le cas). 

Peut-être n’est-il pas complètement hors de propos ici de rappeler que la biographie de Bertrand Russell atteste assez clairement de la nature de ces engagements politiques, lesquels ne sont vraiment pas élitistes. Bien qu’issu de la très haute noblesse britannique, Bertrand Russell n’a cessé de manifester physiquement et publiquement son intérêt pour la démocratie, le socialisme, le communisme, autant d’idéologies plaçant le peuple au cœur du processus de gouvernement. Ceci prouve qu’il ‘est vraiment pas dans son intention de pointer le manque de curiosité philosophique de l’écrasante majorité de la population.

Le scepticisme ne nous est pas seulement imposé par la rigueur la plus affûtée, mais aussi par une sorte d’émerveillement. Rester convaincu de l’existence de la table telle qu’elle nous apparaît, ce n’est pas seulement « faux », c’est « ennuyeux ». Le propos de Bertrand Russell est donc précisément de stimuler l’esprit de tout un chacun, de manifester tout ce qu’il y a à gagner à faire preuve de rigueur intellectuelle et perceptive. Il n’est pas possible que cette table soit telle que je la perçois et alors se lèvent différentes conceptions étonnantes, surprenantes, merveilleuses, presque poétiques comme celle de Leibniz au fil desquelles nous voyons émerger des âmes qui s’entre-expriment et composent l’harmonie de l’univers. Loin du portrait du philosophe rationaliste sec et extrêmement rigoureux (qu’il est quand même aussi) le sceptique est aussi un esprit curieux doté d’une faculté d’étonnement inépuisable. Leibniz est vraiment l’exemple le plus révélateur de cette union entre un esprit extrêmement rationnel et mathématiquement puissant (il est l’inventeur du calcul infinitésimal) et une invention  scénaristique hallucinante. Il n’est pas possible d’exercer son esprit le plus sceptique d’un point de vue scientifique sans que cette aptitude ne soit comme relayée par une puissance d’innovation remarquable dans la conception des thèses et des hypothèses métaphysiques les plus audacieuses. 



On peut louer le génie littéraire de Voltaire dans Candide tout en soulignant la faiblesse philosophique de l’ouvrage, dont la conclusion semble nous inciter à cultiver son jardin en se gardant de tout esprit de curiosité philosophique à l’égard de l’existence d’un monde là. Ce n'est pas parce que ce monde est marqué par la violence qu’il faut nous en détourner. La nécessité de l’expliquer se fait jour, surtout dans sa barbarie, tout en s’imposant de ne jamais se laisser aveugler par la tentation du dogmatisme. Les passerelles et les porosités entre ces trois domaines que sont la philosophie, la science et la science fiction, sont non seulement nombreuses mais extrêmement éclairantes. 

Aux deux auteurs déjà largement développés, Bertrand Russell ajoute la perspective scientifique et « les particules électriques agitées ».  En un sens, c’est une observation absolument indiscutable qui va exactement dans le sens de ce qu’il entend démontrer. La preuve que nous ne voyons pas la table telle qu’est « est », c’est que nous percevons comme fixe ce qui en réalité, à l’échelle quantique est en mouvement. Évidemment, il resterait à justifier que l’échelle quantique serait plus « réelle » que celle des objets perçu à l’œil nu, ce qui n’est pas vraiment envisageable mais précisément cela va totalement dans le sens du scepticisme, puisque finalement rien ne saurait être dit « réel ». Chaque perception manifeste une certaine échelle en référence à laquelle elle est susceptible d’être prise en compte. Mais chaque échelle détermine alors un cadre d’interprétation qui n’est pas plus ou moins faux qu’un autre. Il existe bel et bien une « extériorité, un « dehors »  mais à partir de cette « présence » une multitude de cadres d’interprétation peuvent ainsi se stratifier sans qu’à aucun moment quelque chose d’autre se constitue vraiment au fil de ce feuilletage du réel, que le progrès des instruments technologiques grâce auxquels nous ne cessons d’en créer de nouveaux. Sur la base de ce réel extérieur et inatteignable les sciences et les techniques constituent de nouvelles possibilités technologiques de décryptage du réel au travers desquels s’impulsent un « mouvement ». Mais ce dernier traduit davantage nos « avancées » que la promesse d’une vérité « révélée ».

§ 20 - C’est sur un paragraphe court qui conclue très clairement notre étude suivie que Bertrand Russell referme ce premier chapitre. C’est l’apport de la philosophie sceptique à la pensée humaine en général que l’auteur veut souligner ici. Que puis-je savoir? Pas que la table existe, en tout cas. Bien qu’ayant évoqué les deux philosophies développant les thèses les plus déstabilisantes, Bertrand Russell va encore plus loin qu’elles dans la destruction des idées reçues en posant non seulement que la table n’est pas comme nous la percevons, mais aussi qu’elle n'existe peut-être pas. Aucun esprit humain n’est assez mûr pour la philosophie tant qu’il sera tenté par la séduction de se rallier au dogmatisme par esprit de paresse ou de conformisme. Ce n’est pas seulement  l’esprit de rigueur rationnel, la curiosité intellectuelle ou l’appétit de comprendre qui nous incite à ne pas nous rallier aux évidences de nos sens, mais aussi un certain goût pour le merveilleux ainsi que la réalisation du potentiel vertigineux de possibilités qui s’intercale ici maintenant dans la moindre de nos perceptions les plus immédiates. Les conséquences de la relativité générale d’Einstein, les paradoxes de la physique quantique ou encore l’hypothèse des univers multiples telle que Hugh Everett l’a formulé dans son article: « the many worlds interprétation of quantum mechanics » publié en 1957, lui donnent entièrement raison sur ce point.



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