lundi 8 avril 2024

Terminales 2 / 3 / 6: travail facultatif


Sujet 1

L’homme les bénit, leur transmet l’Esprit saint, leur donne une mission, et s’en va. Or, il se trouve que le onzième compagnon, Thomas, n’est pas avec eux : à son retour, les dix lui racontent le miracle. Mais ce dernier refuse d’y croire : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»

Faut-il ne croire que ce que l'on voit pour ne pas être trompé.e?

Sujet 2 

 Choisissez un passage du chapitre 1 de "problèmes de philosophie" de Bertrand Russell (10 lignes minimum) et rédigez une explication (type 3e sujet du baccalauréat)

Pourtant, alors qu’ils se tiennent là, affligés et tremblants, un homme surgit dans la pièce, et leur dit : «Paix à vous !» L’homme porte blessure au côté et plaies dans les paumes. C’est Lui ! Leur Seigneur est revenu d’entre les morts ! L’homme les bénit, leur transmet l’Esprit saint, leur donne une mission, et s’en va. Or, il se trouve que le onzième compagnon, Thomas, n’est pas avec eux : à son retour, les dix lui racontent le miracle. Mais ce dernier refuse d’y croire : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»

«Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois»

Le lecteur aura sans doute reconnu le récit de l’apparition aux disciples et l’incrédulité de l’apôtre Thomas, relaté dans l’Évangile de Jean, chapitre 20, versets 19 à 25. De cet homme qui refuse de croire au miracle, lui qui a pourtant accompagné le Christ sa vie durant et assisté à ses miracles, nous vient l’expression désignant un scepticisme obstiné : «Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.» Or nous savons que Jésus, une semaine après cette première apparition, accède au désir de Thomas : «Puis [Jésus] dit à Thomas : ”Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais croyant.” Thomas lui répondit : ”Mon Seigneur et mon Dieu !” Jésus lui dit : ”Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.”»

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait de la résurrection de la fille de Jaïre, première rencontre avec Thomas (4:40).

L’art chrétien va s’emparer très tôt de cette image d’incrédulité, dans laquelle, très humainement, le croyant peut se reconnaître, à un moment ou un autre de son parcours spirituel. Cette expression, de nos jours, à l’heure du tout virtuel, de la désertification spirituelle, de la mise en avant de la sensorialité (pourtant souvent vidée de toute substance), semble de plus en plus utilisée : il nous faut voir, comprendre, toucher, décortiquer. Il nous faut des preuves. La confiance ne semble pas de mise, voire insuffisante, dans un monde où Internet, entre autres, donne accès à l’information immédiate, facile, non vérifiée, où il est difficile de discerner le vrai du faux, le virtuel du réel, de trier le bon grain de l’ivraie — image biblique là encore ! Mais comment l’image chrétienne donne-t-elle à voir l’incrédulité, le doute spirituel ?

Le miracle et la foi

Ainsi, la scène de l’incrédulité de saint Thomas révèle plusieurs problématiques intéressantes : le doute, qui guette le fidèle sur son chemin spirituel ; la résurrection de Jésus, miracle fondateur de la religion chrétienne ; le toucher, lié aux cinq sens, ici nécessaire, impérieux, qui indique le peu de foi de Thomas.

Au premier abord, il semble que cette scène, qui place Thomas au centre, s’adresse au spectateur : il est invité à entrer dans l’image, à expérimenter ce que ressent Thomas, qui doute en réalité de deux choses, liées à ses sens mais aussi à son entendement. L’ouïe, car il ne peut croire le récit de ses compagnons, et la vue, qui lui semble insuffisante pour attester du miracle. Se pose ici un autre problème : Thomas ne fait-il pas confiance à ses sens, ou bien à ses compagnons ? C’est plutôt une question de confiance en tant que telle. Il s’agit donc d’un grave basculement dans la foi.

D’autres personnages ont émaillé le chemin du Christ, et furent sauvés grâce à leur foi : la femme hémorroïsse, l’aveugle de Jéricho, le percepteur Zachée, le centurion, etc., alors même que Jésus n’attendait rien d’eux. Mais Thomas, compagnon et apôtre du Christ, ne devrait-il pas avoir déjà reçu le don de la foi, et ce notamment face aux nombreux miracles opérés par Jésus ?

Il convient de souligner que le texte de l’Évangile ne dit pas explicitement que Thomas a effectivement mis ses doigts dans la plaie. Le Christ le lui propose, mais on ne sait pas si Thomas ose faire ce geste. Il lui répond en effet immédiatement : «Mon Seigneur et mon Dieu !» Jésus lui dit : «Parce que tu me vois, tu crois.» Le texte de Jean n’évoque donc que la vue comme preuve tangible de la Résurrection, et non le toucher effectif de la plaie. Pourtant dans la plupart des images, Thomas a besoin de répondre à la proposition de Jésus et de toucher la plaie.

Le toucher, transgression ?

N’y a‑t-il pas, dans cet acte de toucher le corps sacré du Christ, un aspect transgressif ? En effet, les autres disciples n’ont pas osé un tel geste, mais ils se sont fiés à leur vue et surtout à leur foi. Aspect transgressif d’autant plus évident que, quelques jours plus tôt, Jésus refuse que Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) le touche (Noli me tangere), geste qui dans son cas, n’était pas un geste de doute mais bien d’amour : «Rabbouni !» [Jean 20, 16] l’appelle-t-elle dans un élan d’affection, elle qui pleurait sa mort [Jean 20, 11]. Rabbouni signifie en araméen Maître ou Seigneur et s’adresse traditionnellement à Dieu ou à un chef spirituel. Le terme employé par Marie est donc très fort.

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait en version originale de la première rencontre entre Jésus et Marie Madeleine (scène du vase de parfum) mettant en avant le toucher (2:45).

Comme le dit l’Évangile, si Jésus, à ce moment-là, repousse Marie, ce n’est pas par manque d’amour, c’est parce que sa mission n’est pas encore accomplie, car il n’est pas encore «monté vers le Père» [Jean 20, 17]. En revanche, il la charge de porter la bonne nouvelle de la Résurrection aux autres disciples. Elle devient sa messagère, et une relation de confiance s’établit ainsi de chaque côté.

Marie Madeleine, un élan d’amour

Le chercheur américain Glenn W. Most place, à juste titre, les deux figures de Marie de Magdala et de Thomas en miroir, en face à face, comme deux piliers, deux réactions face au mystère de la Résurrection. Marie campe le côté émotionnel de la croyance en la mort de Jésus, et Thomas le côté cognitif de ce même aspect. Marie agit avec le cœur, tandis que Thomas se place sur le terrain du raisonnement et des preuves. Nous ne pouvons douter de l’attachement de l’apôtre à Jésus, mais d’une certaine façon il ne suit pas les commandements du Christ qui place l’amour et la foi au premier plan de son enseignement. Jésus lui répond d’ailleurs : «Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru !». Le fidèle est donc de même interpellé : l’image lui rappelle d’agir avec amour et foi.

Mais Thomas a‑t-il réellement touché le Christ ? La vue dont parle le Christ ne fait peut-être pas référence à la vue effective mais aux sens dans leur ensemble, aux sens perceptifs. Barbara Baert explore dans un article les différents sens mis en œuvre dans le Noli me tangere et leur importance symbolique : elle explique que le premier des sens est l’odorat, reprenant en cela le mythe de Pygmalion et de sa création qui s’éveille à la vie, par l’amour, mais aussi par les odeurs et les parfums. Pour les Anciens comme Platon et Aristote, le premier des sens est la vue, suivi par l’ouïe, l’odorat, le goût, et enfin le toucher.

Jésus charnel et divin Christ 

Au sujet de la scène du Noli me tangere, Baert s’intéresse au pourquoi de l’interdiction du toucher. Selon saint Augustin, cet épisode correspond au moment où la foi en Jésus en tant qu’homme se change en foi en Christ en tant que Dieu. Ainsi, les deux concepts de touché/non-touché correspondent à la double nature du Christ. Le corps ressuscité et désormais divin du Christ est hors d’atteinte. Pourtant le droit de toucher est accordé à Thomas, mais refusé à Marie. Selon Ambroise de Milan, à ce moment-là, elle n’avait pas encore la capacité d’appréhender Jésus dans sa forme divine de Ressuscité. Ambroise souligne en outre le fait que ce soit une femme : comme Ève, à qui l’on avait interdit de toucher l’arbre de vie, on refuse à Marie la possibilité de toucher Jésus, nouvel arbre de vie. Pourtant Ève a brisé cette interdiction, et cela a entraîné la Chute : il semblerait donc que le fait de toucher puisse amener à une connaissance interdite, le mystère de Dieu lui-même.

Thomas, lui, est autorisé à toucher le Christ. Barbara Baert propose alors une explication : quand Thomas touche la blessure, sa croyance se fonde sur un contact qui le satisfait. Il s’agit du principe de la vérification par le sens tactile et de l’aspect testimonial. Marie de Magdala a déjà cru, alors pourquoi aurait-elle besoin de toucher ? Elle doit renoncer à un concept matériel trop restreint : le corps seulement charnel du Christ. De plus, le Noli me tangere va plus loin que l’histoire de Thomas, car il explicite aussi la signification de l’Incarnation. Y aurait-il ainsi une différence entre Thomas et Marie, en termes d’avancée spirituelle ? Cela est fort probable. Marie n’a pas besoin de preuves supplémentaires. Elle est déjà consciente de la Résurrection ; de plus, c’est à la mention de son nom qu’elle reconnaît Jésus. L’ouïe, on l’a vu, est placée avant le toucher dans la hiérarchie des Anciens.

Tribune peinte de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne représentant le Noli me tangere, onzième siècle. Photo Jean-Pierre Brouard, photothèque du CESCM

Hippolyte de Rome (iiie siècle) met en relation cet épisode avec le Cantique des Cantiques : Marie de Magdala est l’Ecclesia, l’annonciatrice de la Rédemption, ou la Nouvelle Ève. Elle cherche son Bien-aimé, comme l’Église cherche son fidèle. Marie franchit donc un pas plus grand que Thomas, son avancée spirituelle est plus grande et c’est elle qui est envoyée porter la bonne nouvelle aux disciples.

Les cinq sens, voie vers le divin ?

Mais revenons aux sens en eux-mêmes : la vue dont parle le Christ fait-elle référence aux sens dans leur ensemble ? Barbara Baert précise que «quand le toucher est prohibé, la vue est stimulée.» Ainsi, Marie ne voit pas tant le Christ avec ses yeux physiques mais avec les yeux de l’esprit. Elle opère une conversion du cœur, et peut donc l’appréhender avec les yeux de la foi. Cela met en évidence un paradigme : le corps intouchable mais pourtant visible. Thomas, en revanche, n’a apparemment pas dépassé le stade de sa vision corporelle, c’est pourquoi il a besoin de toucher, au sens physique, le Christ.

Toucher le Mystère

Bien que l’Évangile ne précise pas si l’apôtre touche ou non Jésus, c’est le parti que prennent les images, comme celle de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers : Thomas touche de la main gauche la plaie du Christ que ce dernier lui présente en soulevant le bras. Le fait de toucher revêt au Moyen Âge une importance particulière, notamment avec le développement de la devotio moderna, qui fait de plus en plus appel aux sens (xive-xve siècles). Si le spectateur ne peut toucher réellement le corps du Christ, il a néanmoins accès à une mise en œuvre des sens lors des liturgies. À l’église, lors de la communion, l’aspect sensoriel de l’Eucharistie entre en jeu : l’hostie aura effleuré ses lèvres, le vin aura coulé dans sa bouche. L’appréhension tangible du Ressuscité se réactualise à chaque communion.

Par les images, le fidèle est invité à contempler le miracle de la Résurrection : Jésus, corps glorieux et pourtant immatériel, puisqu’il entre sans problème dans une pièce verrouillée [Jean 20, 19], offre aux disciples et à tous le spectacle de sa victoire sur la mort. Pourtant, son sacrifice a laissé des traces. Ses plaies, données à voir, sont la voie vers la résurrection de l’Homme et la vie éternelle, la réparation du péché commis par Adam et Ève.

Le portail sud de la cathédrale de Poitiers est dédié à saint Thomas. Le premier registre représente ainsi la scène qui fait la renommée de l’apôtre : le moment de l’Incrédulité. Les Apôtres, répartis de part et d’autre du couple principal, Thomas et Jésus, ne sont pas au complet. Six sont regroupés en deux ensembles de trois personnages, encadrant le groupe central dans lequel nous pouvons reconnaître Thomas, touchant de sa main gauche le côté du Christ, qui se tient face à lui, le bras droit levé. La statue est malheureusement acéphale. Derrière Thomas et tout contre lui se tient un septième apôtre qui fait un geste d’étonnement, la main levée derrière l’épaule de l’Incrédule. Qui est-ce ? Serait-ce Jean, auteur de l’Évangile et «celui que Jésus aimait» ? Il est imberbe, ce qui correspond à ses représentations traditionnelles. Pourtant, il n’est pas le seul dans ce cas et ne tient pas de livre, contrairement aux six autres disciples. Toujours est-il que sa présence permet de mettre le groupe central en valeur et de mettre l’accent sur le geste de Thomas envers le Christ : tous deux de profil, leur posture permet de bien voir le mouvement de l’apôtre, légèrement penché vers Jésus, son bras se détachant sur le fond nu du tympan. Le Christ lui, se tient parfaitement droit, offrant toute l’ampleur de son torse à demi dénudé à la palpation fébrile de celui qui doute. Les Apôtres, de part et d’autre, trahissent différentes réactions face à ce qui se joue devant eux : étonnement, choc, peut-être même colère devant celui qui n’a pas cru leurs dires et qui a eu besoin de toucher, palper, fouiller, indiscrètement et impudiquement. Pourtant, la présence même de la scène au portail de la cathédrale, encadrée de sa cohorte de saints et d’anges sur les voussures, indique que le geste de Thomas n’est pas réprouvé ni vu comme transgressif. Au contraire, c’est un geste sacré qui lui permet l’accès à une connaissance supérieure et l’assimile au prêtre. Comme le dit Grégoire le Grand, «les doutes de Thomas ont fait plus pour nous que la foi des disciples qui ont déjà cru». Photo Eva Avril, photothèque du CESCM

Métaphore de la Porte

Il faut enfin souligner la notion d’espace clos, où le Christ fait irruption. Glenn W. Most insiste sur ce mystère de la porte fermée : «Mais il est presque certain que cette porte représentée [sur certaines images] a également un sens métaphorique : c’est aussi la porte qui mène aux cieux et à la vie éternelle ; cette porte restera fermée pour toujours à l’incroyant, mais ouverte à tous ceux qui croient, à la condition et au moyen de leur foi et de la médiation de Jésus. Théologiquement, ce sens métaphorique doit être pris comme au moins une partie (peut-être une partie essentielle) du message que ces représentations médiévales de Thomas souhaitaient transmettre aux communautés de leurs spectateurs.» Si Thomas n’opère pas cette conversion du cœur, la porte du Paradis lui sera fermée, tout comme «le chemin, la vérité et la vie» comme Jésus le lui dit [Jean, 14, 6]. Jésus a précisé : «Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé.» [Jean 10, 9.] Refuser de voir le Christ ressuscité, c’est refuser d’entrer par la porte : celle-ci demeurera fermée tant que Thomas sera incroyant. Cela s’adresse également au fidèle.

Stefano Zuffi précise le lien qui existe entre nous et Thomas : «Il n’est pas difficile de s’identifier à Thomas et d’éprouver comme lui le besoin très humain de preuves concrètes pour croire à des faits prodigieux. […] Le geste et les paroles de Thomas indiquent la différence entre la preuve sensible et l’expérience de la foi, saut mystique qui trouve son origine dans une péripétie banale.» L’histoire de Thomas est symptomatique de la nécessité, très humaine, d’appréhender le monde par nos sens, puisqu’ils sont les seuls moyens d’accès à ce qui nous entoure. Comment ne pas comprendre Thomas, qui a besoin de la réalité de ses sens pour comprendre un mystère qui le dépasse ? Pourtant, ce récit incite aussi à opérer une conversion du cœur, comme Marie de Magdala, à faire confiance aux êtres aimés.

Gabrielle Schmid, doctorante à l’université de Poitiers, travaille sur la thématique de la rencontre avec le divin dans les images du Haut Moyen Âge, sous la direction de Cécile Voyer, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

Mardi 4 juin 2019, au pôle documentaire du CESCM (Focus n° 6), elle présente de 12h à 13h le portail Saint-Thomas de la cathédrale de Poitiers.

Bibliographie
Stefano Zuffi, Le Nouveau Testament, Repères iconographiques, coll. «Guide des Arts», Hazan, Paris, 2003, p. 354.
Glenn W. Most, Thomas l’incrédule, coll. «L’Autre scène», éditions du Félin, Paris, 2009.
Barbara Baert, «An odour. A taste. A touch. Impossible to describe: Noli me tangere and the Senses» in Wieste De Boer et Christine Göttler (dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Brill, Leiden/Boston, 2013, p. 111–151.

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Pourtant, alors qu’ils se tiennent là, affligés et tremblants, un homme surgit dans la pièce, et leur dit : «Paix à vous !» L’homme porte blessure au côté et plaies dans les paumes. C’est Lui ! Leur Seigneur est revenu d’entre les morts ! L’homme les bénit, leur transmet l’Esprit saint, leur donne une mission, et s’en va. Or, il se trouve que le onzième compagnon, Thomas, n’est pas avec eux : à son retour, les dix lui racontent le miracle. Mais ce dernier refuse d’y croire : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»

«Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois»

Le lecteur aura sans doute reconnu le récit de l’apparition aux disciples et l’incrédulité de l’apôtre Thomas, relaté dans l’Évangile de Jean, chapitre 20, versets 19 à 25. De cet homme qui refuse de croire au miracle, lui qui a pourtant accompagné le Christ sa vie durant et assisté à ses miracles, nous vient l’expression désignant un scepticisme obstiné : «Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.» Or nous savons que Jésus, une semaine après cette première apparition, accède au désir de Thomas : «Puis [Jésus] dit à Thomas : ”Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais croyant.” Thomas lui répondit : ”Mon Seigneur et mon Dieu !” Jésus lui dit : ”Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.”»

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait de la résurrection de la fille de Jaïre, première rencontre avec Thomas (4:40).

L’art chrétien va s’emparer très tôt de cette image d’incrédulité, dans laquelle, très humainement, le croyant peut se reconnaître, à un moment ou un autre de son parcours spirituel. Cette expression, de nos jours, à l’heure du tout virtuel, de la désertification spirituelle, de la mise en avant de la sensorialité (pourtant souvent vidée de toute substance), semble de plus en plus utilisée : il nous faut voir, comprendre, toucher, décortiquer. Il nous faut des preuves. La confiance ne semble pas de mise, voire insuffisante, dans un monde où Internet, entre autres, donne accès à l’information immédiate, facile, non vérifiée, où il est difficile de discerner le vrai du faux, le virtuel du réel, de trier le bon grain de l’ivraie — image biblique là encore ! Mais comment l’image chrétienne donne-t-elle à voir l’incrédulité, le doute spirituel ?

Le miracle et la foi

Ainsi, la scène de l’incrédulité de saint Thomas révèle plusieurs problématiques intéressantes : le doute, qui guette le fidèle sur son chemin spirituel ; la résurrection de Jésus, miracle fondateur de la religion chrétienne ; le toucher, lié aux cinq sens, ici nécessaire, impérieux, qui indique le peu de foi de Thomas.

Au premier abord, il semble que cette scène, qui place Thomas au centre, s’adresse au spectateur : il est invité à entrer dans l’image, à expérimenter ce que ressent Thomas, qui doute en réalité de deux choses, liées à ses sens mais aussi à son entendement. L’ouïe, car il ne peut croire le récit de ses compagnons, et la vue, qui lui semble insuffisante pour attester du miracle. Se pose ici un autre problème : Thomas ne fait-il pas confiance à ses sens, ou bien à ses compagnons ? C’est plutôt une question de confiance en tant que telle. Il s’agit donc d’un grave basculement dans la foi.

D’autres personnages ont émaillé le chemin du Christ, et furent sauvés grâce à leur foi : la femme hémorroïsse, l’aveugle de Jéricho, le percepteur Zachée, le centurion, etc., alors même que Jésus n’attendait rien d’eux. Mais Thomas, compagnon et apôtre du Christ, ne devrait-il pas avoir déjà reçu le don de la foi, et ce notamment face aux nombreux miracles opérés par Jésus ?

Il convient de souligner que le texte de l’Évangile ne dit pas explicitement que Thomas a effectivement mis ses doigts dans la plaie. Le Christ le lui propose, mais on ne sait pas si Thomas ose faire ce geste. Il lui répond en effet immédiatement : «Mon Seigneur et mon Dieu !» Jésus lui dit : «Parce que tu me vois, tu crois.» Le texte de Jean n’évoque donc que la vue comme preuve tangible de la Résurrection, et non le toucher effectif de la plaie. Pourtant dans la plupart des images, Thomas a besoin de répondre à la proposition de Jésus et de toucher la plaie.

Le toucher, transgression ?

N’y a‑t-il pas, dans cet acte de toucher le corps sacré du Christ, un aspect transgressif ? En effet, les autres disciples n’ont pas osé un tel geste, mais ils se sont fiés à leur vue et surtout à leur foi. Aspect transgressif d’autant plus évident que, quelques jours plus tôt, Jésus refuse que Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) le touche (Noli me tangere), geste qui dans son cas, n’était pas un geste de doute mais bien d’amour : «Rabbouni !» [Jean 20, 16] l’appelle-t-elle dans un élan d’affection, elle qui pleurait sa mort [Jean 20, 11]. Rabbouni signifie en araméen Maître ou Seigneur et s’adresse traditionnellement à Dieu ou à un chef spirituel. Le terme employé par Marie est donc très fort.

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait en version originale de la première rencontre entre Jésus et Marie Madeleine (scène du vase de parfum) mettant en avant le toucher (2:45).

Comme le dit l’Évangile, si Jésus, à ce moment-là, repousse Marie, ce n’est pas par manque d’amour, c’est parce que sa mission n’est pas encore accomplie, car il n’est pas encore «monté vers le Père» [Jean 20, 17]. En revanche, il la charge de porter la bonne nouvelle de la Résurrection aux autres disciples. Elle devient sa messagère, et une relation de confiance s’établit ainsi de chaque côté.

Marie Madeleine, un élan d’amour

Le chercheur américain Glenn W. Most place, à juste titre, les deux figures de Marie de Magdala et de Thomas en miroir, en face à face, comme deux piliers, deux réactions face au mystère de la Résurrection. Marie campe le côté émotionnel de la croyance en la mort de Jésus, et Thomas le côté cognitif de ce même aspect. Marie agit avec le cœur, tandis que Thomas se place sur le terrain du raisonnement et des preuves. Nous ne pouvons douter de l’attachement de l’apôtre à Jésus, mais d’une certaine façon il ne suit pas les commandements du Christ qui place l’amour et la foi au premier plan de son enseignement. Jésus lui répond d’ailleurs : «Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru !». Le fidèle est donc de même interpellé : l’image lui rappelle d’agir avec amour et foi.

Mais Thomas a‑t-il réellement touché le Christ ? La vue dont parle le Christ ne fait peut-être pas référence à la vue effective mais aux sens dans leur ensemble, aux sens perceptifs. Barbara Baert explore dans un article les différents sens mis en œuvre dans le Noli me tangere et leur importance symbolique : elle explique que le premier des sens est l’odorat, reprenant en cela le mythe de Pygmalion et de sa création qui s’éveille à la vie, par l’amour, mais aussi par les odeurs et les parfums. Pour les Anciens comme Platon et Aristote, le premier des sens est la vue, suivi par l’ouïe, l’odorat, le goût, et enfin le toucher.

Jésus charnel et divin Christ 

Au sujet de la scène du Noli me tangere, Baert s’intéresse au pourquoi de l’interdiction du toucher. Selon saint Augustin, cet épisode correspond au moment où la foi en Jésus en tant qu’homme se change en foi en Christ en tant que Dieu. Ainsi, les deux concepts de touché/non-touché correspondent à la double nature du Christ. Le corps ressuscité et désormais divin du Christ est hors d’atteinte. Pourtant le droit de toucher est accordé à Thomas, mais refusé à Marie. Selon Ambroise de Milan, à ce moment-là, elle n’avait pas encore la capacité d’appréhender Jésus dans sa forme divine de Ressuscité. Ambroise souligne en outre le fait que ce soit une femme : comme Ève, à qui l’on avait interdit de toucher l’arbre de vie, on refuse à Marie la possibilité de toucher Jésus, nouvel arbre de vie. Pourtant Ève a brisé cette interdiction, et cela a entraîné la Chute : il semblerait donc que le fait de toucher puisse amener à une connaissance interdite, le mystère de Dieu lui-même.

Thomas, lui, est autorisé à toucher le Christ. Barbara Baert propose alors une explication : quand Thomas touche la blessure, sa croyance se fonde sur un contact qui le satisfait. Il s’agit du principe de la vérification par le sens tactile et de l’aspect testimonial. Marie de Magdala a déjà cru, alors pourquoi aurait-elle besoin de toucher ? Elle doit renoncer à un concept matériel trop restreint : le corps seulement charnel du Christ. De plus, le Noli me tangere va plus loin que l’histoire de Thomas, car il explicite aussi la signification de l’Incarnation. Y aurait-il ainsi une différence entre Thomas et Marie, en termes d’avancée spirituelle ? Cela est fort probable. Marie n’a pas besoin de preuves supplémentaires. Elle est déjà consciente de la Résurrection ; de plus, c’est à la mention de son nom qu’elle reconnaît Jésus. L’ouïe, on l’a vu, est placée avant le toucher dans la hiérarchie des Anciens.

Tribune peinte de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne représentant le Noli me tangere, onzième siècle. Photo Jean-Pierre Brouard, photothèque du CESCM

Hippolyte de Rome (iiie siècle) met en relation cet épisode avec le Cantique des Cantiques : Marie de Magdala est l’Ecclesia, l’annonciatrice de la Rédemption, ou la Nouvelle Ève. Elle cherche son Bien-aimé, comme l’Église cherche son fidèle. Marie franchit donc un pas plus grand que Thomas, son avancée spirituelle est plus grande et c’est elle qui est envoyée porter la bonne nouvelle aux disciples.

Les cinq sens, voie vers le divin ?

Mais revenons aux sens en eux-mêmes : la vue dont parle le Christ fait-elle référence aux sens dans leur ensemble ? Barbara Baert précise que «quand le toucher est prohibé, la vue est stimulée.» Ainsi, Marie ne voit pas tant le Christ avec ses yeux physiques mais avec les yeux de l’esprit. Elle opère une conversion du cœur, et peut donc l’appréhender avec les yeux de la foi. Cela met en évidence un paradigme : le corps intouchable mais pourtant visible. Thomas, en revanche, n’a apparemment pas dépassé le stade de sa vision corporelle, c’est pourquoi il a besoin de toucher, au sens physique, le Christ.

Toucher le Mystère

Bien que l’Évangile ne précise pas si l’apôtre touche ou non Jésus, c’est le parti que prennent les images, comme celle de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers : Thomas touche de la main gauche la plaie du Christ que ce dernier lui présente en soulevant le bras. Le fait de toucher revêt au Moyen Âge une importance particulière, notamment avec le développement de la devotio moderna, qui fait de plus en plus appel aux sens (xive-xve siècles). Si le spectateur ne peut toucher réellement le corps du Christ, il a néanmoins accès à une mise en œuvre des sens lors des liturgies. À l’église, lors de la communion, l’aspect sensoriel de l’Eucharistie entre en jeu : l’hostie aura effleuré ses lèvres, le vin aura coulé dans sa bouche. L’appréhension tangible du Ressuscité se réactualise à chaque communion.

Par les images, le fidèle est invité à contempler le miracle de la Résurrection : Jésus, corps glorieux et pourtant immatériel, puisqu’il entre sans problème dans une pièce verrouillée [Jean 20, 19], offre aux disciples et à tous le spectacle de sa victoire sur la mort. Pourtant, son sacrifice a laissé des traces. Ses plaies, données à voir, sont la voie vers la résurrection de l’Homme et la vie éternelle, la réparation du péché commis par Adam et Ève.

Le portail sud de la cathédrale de Poitiers est dédié à saint Thomas. Le premier registre représente ainsi la scène qui fait la renommée de l’apôtre : le moment de l’Incrédulité. Les Apôtres, répartis de part et d’autre du couple principal, Thomas et Jésus, ne sont pas au complet. Six sont regroupés en deux ensembles de trois personnages, encadrant le groupe central dans lequel nous pouvons reconnaître Thomas, touchant de sa main gauche le côté du Christ, qui se tient face à lui, le bras droit levé. La statue est malheureusement acéphale. Derrière Thomas et tout contre lui se tient un septième apôtre qui fait un geste d’étonnement, la main levée derrière l’épaule de l’Incrédule. Qui est-ce ? Serait-ce Jean, auteur de l’Évangile et «celui que Jésus aimait» ? Il est imberbe, ce qui correspond à ses représentations traditionnelles. Pourtant, il n’est pas le seul dans ce cas et ne tient pas de livre, contrairement aux six autres disciples. Toujours est-il que sa présence permet de mettre le groupe central en valeur et de mettre l’accent sur le geste de Thomas envers le Christ : tous deux de profil, leur posture permet de bien voir le mouvement de l’apôtre, légèrement penché vers Jésus, son bras se détachant sur le fond nu du tympan. Le Christ lui, se tient parfaitement droit, offrant toute l’ampleur de son torse à demi dénudé à la palpation fébrile de celui qui doute. Les Apôtres, de part et d’autre, trahissent différentes réactions face à ce qui se joue devant eux : étonnement, choc, peut-être même colère devant celui qui n’a pas cru leurs dires et qui a eu besoin de toucher, palper, fouiller, indiscrètement et impudiquement. Pourtant, la présence même de la scène au portail de la cathédrale, encadrée de sa cohorte de saints et d’anges sur les voussures, indique que le geste de Thomas n’est pas réprouvé ni vu comme transgressif. Au contraire, c’est un geste sacré qui lui permet l’accès à une connaissance supérieure et l’assimile au prêtre. Comme le dit Grégoire le Grand, «les doutes de Thomas ont fait plus pour nous que la foi des disciples qui ont déjà cru». Photo Eva Avril, photothèque du CESCM

Métaphore de la Porte

Il faut enfin souligner la notion d’espace clos, où le Christ fait irruption. Glenn W. Most insiste sur ce mystère de la porte fermée : «Mais il est presque certain que cette porte représentée [sur certaines images] a également un sens métaphorique : c’est aussi la porte qui mène aux cieux et à la vie éternelle ; cette porte restera fermée pour toujours à l’incroyant, mais ouverte à tous ceux qui croient, à la condition et au moyen de leur foi et de la médiation de Jésus. Théologiquement, ce sens métaphorique doit être pris comme au moins une partie (peut-être une partie essentielle) du message que ces représentations médiévales de Thomas souhaitaient transmettre aux communautés de leurs spectateurs.» Si Thomas n’opère pas cette conversion du cœur, la porte du Paradis lui sera fermée, tout comme «le chemin, la vérité et la vie» comme Jésus le lui dit [Jean, 14, 6]. Jésus a précisé : «Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé.» [Jean 10, 9.] Refuser de voir le Christ ressuscité, c’est refuser d’entrer par la porte : celle-ci demeurera fermée tant que Thomas sera incroyant. Cela s’adresse également au fidèle.

Stefano Zuffi précise le lien qui existe entre nous et Thomas : «Il n’est pas difficile de s’identifier à Thomas et d’éprouver comme lui le besoin très humain de preuves concrètes pour croire à des faits prodigieux. […] Le geste et les paroles de Thomas indiquent la différence entre la preuve sensible et l’expérience de la foi, saut mystique qui trouve son origine dans une péripétie banale.» L’histoire de Thomas est symptomatique de la nécessité, très humaine, d’appréhender le monde par nos sens, puisqu’ils sont les seuls moyens d’accès à ce qui nous entoure. Comment ne pas comprendre Thomas, qui a besoin de la réalité de ses sens pour comprendre un mystère qui le dépasse ? Pourtant, ce récit incite aussi à opérer une conversion du cœur, comme Marie de Magdala, à faire confiance aux êtres aimés.

Gabrielle Schmid, doctorante à l’université de Poitiers, travaille sur la thématique de la rencontre avec le divin dans les images du Haut Moyen Âge, sous la direction de Cécile Voyer, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

Mardi 4 juin 2019, au pôle documentaire du CESCM (Focus n° 6), elle présente de 12h à 13h le portail Saint-Thomas de la cathédrale de Poitiers.

Bibliographie
Stefano Zuffi, Le Nouveau Testament, Repères iconographiques, coll. «Guide des Arts», Hazan, Paris, 2003, p. 354.
Glenn W. Most, Thomas l’incrédule, coll. «L’Autre scène», éditions du Félin, Paris, 2009.
Barbara Baert, «An odour. A taste. A touch. Impossible to describe: Noli me tangere and the Senses» in Wieste De Boer et Christine Göttler (dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Brill, Leiden/Boston, 2013, p. 111–151.

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Pourtant, alors qu’ils se tiennent là, affligés et tremblants, un homme surgit dans la pièce, et leur dit : «Paix à vous !» L’homme porte blessure au côté et plaies dans les paumes. C’est Lui ! Leur Seigneur est revenu d’entre les morts ! L’homme les bénit, leur transmet l’Esprit saint, leur donne une mission, et s’en va. Or, il se trouve que le onzième compagnon, Thomas, n’est pas avec eux : à son retour, les dix lui racontent le miracle. Mais ce dernier refuse d’y croire : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»

«Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois»

Le lecteur aura sans doute reconnu le récit de l’apparition aux disciples et l’incrédulité de l’apôtre Thomas, relaté dans l’Évangile de Jean, chapitre 20, versets 19 à 25. De cet homme qui refuse de croire au miracle, lui qui a pourtant accompagné le Christ sa vie durant et assisté à ses miracles, nous vient l’expression désignant un scepticisme obstiné : «Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.» Or nous savons que Jésus, une semaine après cette première apparition, accède au désir de Thomas : «Puis [Jésus] dit à Thomas : ”Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais croyant.” Thomas lui répondit : ”Mon Seigneur et mon Dieu !” Jésus lui dit : ”Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.”»

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait de la résurrection de la fille de Jaïre, première rencontre avec Thomas (4:40).

L’art chrétien va s’emparer très tôt de cette image d’incrédulité, dans laquelle, très humainement, le croyant peut se reconnaître, à un moment ou un autre de son parcours spirituel. Cette expression, de nos jours, à l’heure du tout virtuel, de la désertification spirituelle, de la mise en avant de la sensorialité (pourtant souvent vidée de toute substance), semble de plus en plus utilisée : il nous faut voir, comprendre, toucher, décortiquer. Il nous faut des preuves. La confiance ne semble pas de mise, voire insuffisante, dans un monde où Internet, entre autres, donne accès à l’information immédiate, facile, non vérifiée, où il est difficile de discerner le vrai du faux, le virtuel du réel, de trier le bon grain de l’ivraie — image biblique là encore ! Mais comment l’image chrétienne donne-t-elle à voir l’incrédulité, le doute spirituel ?

Le miracle et la foi

Ainsi, la scène de l’incrédulité de saint Thomas révèle plusieurs problématiques intéressantes : le doute, qui guette le fidèle sur son chemin spirituel ; la résurrection de Jésus, miracle fondateur de la religion chrétienne ; le toucher, lié aux cinq sens, ici nécessaire, impérieux, qui indique le peu de foi de Thomas.

Au premier abord, il semble que cette scène, qui place Thomas au centre, s’adresse au spectateur : il est invité à entrer dans l’image, à expérimenter ce que ressent Thomas, qui doute en réalité de deux choses, liées à ses sens mais aussi à son entendement. L’ouïe, car il ne peut croire le récit de ses compagnons, et la vue, qui lui semble insuffisante pour attester du miracle. Se pose ici un autre problème : Thomas ne fait-il pas confiance à ses sens, ou bien à ses compagnons ? C’est plutôt une question de confiance en tant que telle. Il s’agit donc d’un grave basculement dans la foi.

D’autres personnages ont émaillé le chemin du Christ, et furent sauvés grâce à leur foi : la femme hémorroïsse, l’aveugle de Jéricho, le percepteur Zachée, le centurion, etc., alors même que Jésus n’attendait rien d’eux. Mais Thomas, compagnon et apôtre du Christ, ne devrait-il pas avoir déjà reçu le don de la foi, et ce notamment face aux nombreux miracles opérés par Jésus ?

Il convient de souligner que le texte de l’Évangile ne dit pas explicitement que Thomas a effectivement mis ses doigts dans la plaie. Le Christ le lui propose, mais on ne sait pas si Thomas ose faire ce geste. Il lui répond en effet immédiatement : «Mon Seigneur et mon Dieu !» Jésus lui dit : «Parce que tu me vois, tu crois.» Le texte de Jean n’évoque donc que la vue comme preuve tangible de la Résurrection, et non le toucher effectif de la plaie. Pourtant dans la plupart des images, Thomas a besoin de répondre à la proposition de Jésus et de toucher la plaie.

Le toucher, transgression ?

N’y a‑t-il pas, dans cet acte de toucher le corps sacré du Christ, un aspect transgressif ? En effet, les autres disciples n’ont pas osé un tel geste, mais ils se sont fiés à leur vue et surtout à leur foi. Aspect transgressif d’autant plus évident que, quelques jours plus tôt, Jésus refuse que Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) le touche (Noli me tangere), geste qui dans son cas, n’était pas un geste de doute mais bien d’amour : «Rabbouni !» [Jean 20, 16] l’appelle-t-elle dans un élan d’affection, elle qui pleurait sa mort [Jean 20, 11]. Rabbouni signifie en araméen Maître ou Seigneur et s’adresse traditionnellement à Dieu ou à un chef spirituel. Le terme employé par Marie est donc très fort.

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait en version originale de la première rencontre entre Jésus et Marie Madeleine (scène du vase de parfum) mettant en avant le toucher (2:45).

Comme le dit l’Évangile, si Jésus, à ce moment-là, repousse Marie, ce n’est pas par manque d’amour, c’est parce que sa mission n’est pas encore accomplie, car il n’est pas encore «monté vers le Père» [Jean 20, 17]. En revanche, il la charge de porter la bonne nouvelle de la Résurrection aux autres disciples. Elle devient sa messagère, et une relation de confiance s’établit ainsi de chaque côté.

Marie Madeleine, un élan d’amour

Le chercheur américain Glenn W. Most place, à juste titre, les deux figures de Marie de Magdala et de Thomas en miroir, en face à face, comme deux piliers, deux réactions face au mystère de la Résurrection. Marie campe le côté émotionnel de la croyance en la mort de Jésus, et Thomas le côté cognitif de ce même aspect. Marie agit avec le cœur, tandis que Thomas se place sur le terrain du raisonnement et des preuves. Nous ne pouvons douter de l’attachement de l’apôtre à Jésus, mais d’une certaine façon il ne suit pas les commandements du Christ qui place l’amour et la foi au premier plan de son enseignement. Jésus lui répond d’ailleurs : «Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru !». Le fidèle est donc de même interpellé : l’image lui rappelle d’agir avec amour et foi.

Mais Thomas a‑t-il réellement touché le Christ ? La vue dont parle le Christ ne fait peut-être pas référence à la vue effective mais aux sens dans leur ensemble, aux sens perceptifs. Barbara Baert explore dans un article les différents sens mis en œuvre dans le Noli me tangere et leur importance symbolique : elle explique que le premier des sens est l’odorat, reprenant en cela le mythe de Pygmalion et de sa création qui s’éveille à la vie, par l’amour, mais aussi par les odeurs et les parfums. Pour les Anciens comme Platon et Aristote, le premier des sens est la vue, suivi par l’ouïe, l’odorat, le goût, et enfin le toucher.

Jésus charnel et divin Christ 

Au sujet de la scène du Noli me tangere, Baert s’intéresse au pourquoi de l’interdiction du toucher. Selon saint Augustin, cet épisode correspond au moment où la foi en Jésus en tant qu’homme se change en foi en Christ en tant que Dieu. Ainsi, les deux concepts de touché/non-touché correspondent à la double nature du Christ. Le corps ressuscité et désormais divin du Christ est hors d’atteinte. Pourtant le droit de toucher est accordé à Thomas, mais refusé à Marie. Selon Ambroise de Milan, à ce moment-là, elle n’avait pas encore la capacité d’appréhender Jésus dans sa forme divine de Ressuscité. Ambroise souligne en outre le fait que ce soit une femme : comme Ève, à qui l’on avait interdit de toucher l’arbre de vie, on refuse à Marie la possibilité de toucher Jésus, nouvel arbre de vie. Pourtant Ève a brisé cette interdiction, et cela a entraîné la Chute : il semblerait donc que le fait de toucher puisse amener à une connaissance interdite, le mystère de Dieu lui-même.

Thomas, lui, est autorisé à toucher le Christ. Barbara Baert propose alors une explication : quand Thomas touche la blessure, sa croyance se fonde sur un contact qui le satisfait. Il s’agit du principe de la vérification par le sens tactile et de l’aspect testimonial. Marie de Magdala a déjà cru, alors pourquoi aurait-elle besoin de toucher ? Elle doit renoncer à un concept matériel trop restreint : le corps seulement charnel du Christ. De plus, le Noli me tangere va plus loin que l’histoire de Thomas, car il explicite aussi la signification de l’Incarnation. Y aurait-il ainsi une différence entre Thomas et Marie, en termes d’avancée spirituelle ? Cela est fort probable. Marie n’a pas besoin de preuves supplémentaires. Elle est déjà consciente de la Résurrection ; de plus, c’est à la mention de son nom qu’elle reconnaît Jésus. L’ouïe, on l’a vu, est placée avant le toucher dans la hiérarchie des Anciens.

Tribune peinte de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne représentant le Noli me tangere, onzième siècle. Photo Jean-Pierre Brouard, photothèque du CESCM

Hippolyte de Rome (iiie siècle) met en relation cet épisode avec le Cantique des Cantiques : Marie de Magdala est l’Ecclesia, l’annonciatrice de la Rédemption, ou la Nouvelle Ève. Elle cherche son Bien-aimé, comme l’Église cherche son fidèle. Marie franchit donc un pas plus grand que Thomas, son avancée spirituelle est plus grande et c’est elle qui est envoyée porter la bonne nouvelle aux disciples.

Les cinq sens, voie vers le divin ?

Mais revenons aux sens en eux-mêmes : la vue dont parle le Christ fait-elle référence aux sens dans leur ensemble ? Barbara Baert précise que «quand le toucher est prohibé, la vue est stimulée.» Ainsi, Marie ne voit pas tant le Christ avec ses yeux physiques mais avec les yeux de l’esprit. Elle opère une conversion du cœur, et peut donc l’appréhender avec les yeux de la foi. Cela met en évidence un paradigme : le corps intouchable mais pourtant visible. Thomas, en revanche, n’a apparemment pas dépassé le stade de sa vision corporelle, c’est pourquoi il a besoin de toucher, au sens physique, le Christ.

Toucher le Mystère

Bien que l’Évangile ne précise pas si l’apôtre touche ou non Jésus, c’est le parti que prennent les images, comme celle de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers : Thomas touche de la main gauche la plaie du Christ que ce dernier lui présente en soulevant le bras. Le fait de toucher revêt au Moyen Âge une importance particulière, notamment avec le développement de la devotio moderna, qui fait de plus en plus appel aux sens (xive-xve siècles). Si le spectateur ne peut toucher réellement le corps du Christ, il a néanmoins accès à une mise en œuvre des sens lors des liturgies. À l’église, lors de la communion, l’aspect sensoriel de l’Eucharistie entre en jeu : l’hostie aura effleuré ses lèvres, le vin aura coulé dans sa bouche. L’appréhension tangible du Ressuscité se réactualise à chaque communion.

Par les images, le fidèle est invité à contempler le miracle de la Résurrection : Jésus, corps glorieux et pourtant immatériel, puisqu’il entre sans problème dans une pièce verrouillée [Jean 20, 19], offre aux disciples et à tous le spectacle de sa victoire sur la mort. Pourtant, son sacrifice a laissé des traces. Ses plaies, données à voir, sont la voie vers la résurrection de l’Homme et la vie éternelle, la réparation du péché commis par Adam et Ève.

Le portail sud de la cathédrale de Poitiers est dédié à saint Thomas. Le premier registre représente ainsi la scène qui fait la renommée de l’apôtre : le moment de l’Incrédulité. Les Apôtres, répartis de part et d’autre du couple principal, Thomas et Jésus, ne sont pas au complet. Six sont regroupés en deux ensembles de trois personnages, encadrant le groupe central dans lequel nous pouvons reconnaître Thomas, touchant de sa main gauche le côté du Christ, qui se tient face à lui, le bras droit levé. La statue est malheureusement acéphale. Derrière Thomas et tout contre lui se tient un septième apôtre qui fait un geste d’étonnement, la main levée derrière l’épaule de l’Incrédule. Qui est-ce ? Serait-ce Jean, auteur de l’Évangile et «celui que Jésus aimait» ? Il est imberbe, ce qui correspond à ses représentations traditionnelles. Pourtant, il n’est pas le seul dans ce cas et ne tient pas de livre, contrairement aux six autres disciples. Toujours est-il que sa présence permet de mettre le groupe central en valeur et de mettre l’accent sur le geste de Thomas envers le Christ : tous deux de profil, leur posture permet de bien voir le mouvement de l’apôtre, légèrement penché vers Jésus, son bras se détachant sur le fond nu du tympan. Le Christ lui, se tient parfaitement droit, offrant toute l’ampleur de son torse à demi dénudé à la palpation fébrile de celui qui doute. Les Apôtres, de part et d’autre, trahissent différentes réactions face à ce qui se joue devant eux : étonnement, choc, peut-être même colère devant celui qui n’a pas cru leurs dires et qui a eu besoin de toucher, palper, fouiller, indiscrètement et impudiquement. Pourtant, la présence même de la scène au portail de la cathédrale, encadrée de sa cohorte de saints et d’anges sur les voussures, indique que le geste de Thomas n’est pas réprouvé ni vu comme transgressif. Au contraire, c’est un geste sacré qui lui permet l’accès à une connaissance supérieure et l’assimile au prêtre. Comme le dit Grégoire le Grand, «les doutes de Thomas ont fait plus pour nous que la foi des disciples qui ont déjà cru». Photo Eva Avril, photothèque du CESCM

Métaphore de la Porte

Il faut enfin souligner la notion d’espace clos, où le Christ fait irruption. Glenn W. Most insiste sur ce mystère de la porte fermée : «Mais il est presque certain que cette porte représentée [sur certaines images] a également un sens métaphorique : c’est aussi la porte qui mène aux cieux et à la vie éternelle ; cette porte restera fermée pour toujours à l’incroyant, mais ouverte à tous ceux qui croient, à la condition et au moyen de leur foi et de la médiation de Jésus. Théologiquement, ce sens métaphorique doit être pris comme au moins une partie (peut-être une partie essentielle) du message que ces représentations médiévales de Thomas souhaitaient transmettre aux communautés de leurs spectateurs.» Si Thomas n’opère pas cette conversion du cœur, la porte du Paradis lui sera fermée, tout comme «le chemin, la vérité et la vie» comme Jésus le lui dit [Jean, 14, 6]. Jésus a précisé : «Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé.» [Jean 10, 9.] Refuser de voir le Christ ressuscité, c’est refuser d’entrer par la porte : celle-ci demeurera fermée tant que Thomas sera incroyant. Cela s’adresse également au fidèle.

Stefano Zuffi précise le lien qui existe entre nous et Thomas : «Il n’est pas difficile de s’identifier à Thomas et d’éprouver comme lui le besoin très humain de preuves concrètes pour croire à des faits prodigieux. […] Le geste et les paroles de Thomas indiquent la différence entre la preuve sensible et l’expérience de la foi, saut mystique qui trouve son origine dans une péripétie banale.» L’histoire de Thomas est symptomatique de la nécessité, très humaine, d’appréhender le monde par nos sens, puisqu’ils sont les seuls moyens d’accès à ce qui nous entoure. Comment ne pas comprendre Thomas, qui a besoin de la réalité de ses sens pour comprendre un mystère qui le dépasse ? Pourtant, ce récit incite aussi à opérer une conversion du cœur, comme Marie de Magdala, à faire confiance aux êtres aimés.

Gabrielle Schmid, doctorante à l’université de Poitiers, travaille sur la thématique de la rencontre avec le divin dans les images du Haut Moyen Âge, sous la direction de Cécile Voyer, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

Mardi 4 juin 2019, au pôle documentaire du CESCM (Focus n° 6), elle présente de 12h à 13h le portail Saint-Thomas de la cathédrale de Poitiers.

Bibliographie
Stefano Zuffi, Le Nouveau Testament, Repères iconographiques, coll. «Guide des Arts», Hazan, Paris, 2003, p. 354.
Glenn W. Most, Thomas l’incrédule, coll. «L’Autre scène», éditions du Félin, Paris, 2009.
Barbara Baert, «An odour. A taste. A touch. Impossible to describe: Noli me tangere and the Senses» in Wieste De Boer et Christine Göttler (dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Brill, Leiden/Boston, 2013, p. 111–151.

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Pourtant, alors qu’ils se tiennent là, affligés et tremblants, un homme surgit dans la pièce, et leur dit : «Paix à vous !» L’homme porte blessure au côté et plaies dans les paumes. C’est Lui ! Leur Seigneur est revenu d’entre les morts ! L’homme les bénit, leur transmet l’Esprit saint, leur donne une mission, et s’en va. Or, il se trouve que le onzième compagnon, Thomas, n’est pas avec eux : à son retour, les dix lui racontent le miracle. Mais ce dernier refuse d’y croire : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»

«Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois»

Le lecteur aura sans doute reconnu le récit de l’apparition aux disciples et l’incrédulité de l’apôtre Thomas, relaté dans l’Évangile de Jean, chapitre 20, versets 19 à 25. De cet homme qui refuse de croire au miracle, lui qui a pourtant accompagné le Christ sa vie durant et assisté à ses miracles, nous vient l’expression désignant un scepticisme obstiné : «Je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.» Or nous savons que Jésus, une semaine après cette première apparition, accède au désir de Thomas : «Puis [Jésus] dit à Thomas : ”Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais croyant.” Thomas lui répondit : ”Mon Seigneur et mon Dieu !” Jésus lui dit : ”Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.”»

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait de la résurrection de la fille de Jaïre, première rencontre avec Thomas (4:40).

L’art chrétien va s’emparer très tôt de cette image d’incrédulité, dans laquelle, très humainement, le croyant peut se reconnaître, à un moment ou un autre de son parcours spirituel. Cette expression, de nos jours, à l’heure du tout virtuel, de la désertification spirituelle, de la mise en avant de la sensorialité (pourtant souvent vidée de toute substance), semble de plus en plus utilisée : il nous faut voir, comprendre, toucher, décortiquer. Il nous faut des preuves. La confiance ne semble pas de mise, voire insuffisante, dans un monde où Internet, entre autres, donne accès à l’information immédiate, facile, non vérifiée, où il est difficile de discerner le vrai du faux, le virtuel du réel, de trier le bon grain de l’ivraie — image biblique là encore ! Mais comment l’image chrétienne donne-t-elle à voir l’incrédulité, le doute spirituel ?

Le miracle et la foi

Ainsi, la scène de l’incrédulité de saint Thomas révèle plusieurs problématiques intéressantes : le doute, qui guette le fidèle sur son chemin spirituel ; la résurrection de Jésus, miracle fondateur de la religion chrétienne ; le toucher, lié aux cinq sens, ici nécessaire, impérieux, qui indique le peu de foi de Thomas.

Au premier abord, il semble que cette scène, qui place Thomas au centre, s’adresse au spectateur : il est invité à entrer dans l’image, à expérimenter ce que ressent Thomas, qui doute en réalité de deux choses, liées à ses sens mais aussi à son entendement. L’ouïe, car il ne peut croire le récit de ses compagnons, et la vue, qui lui semble insuffisante pour attester du miracle. Se pose ici un autre problème : Thomas ne fait-il pas confiance à ses sens, ou bien à ses compagnons ? C’est plutôt une question de confiance en tant que telle. Il s’agit donc d’un grave basculement dans la foi.

D’autres personnages ont émaillé le chemin du Christ, et furent sauvés grâce à leur foi : la femme hémorroïsse, l’aveugle de Jéricho, le percepteur Zachée, le centurion, etc., alors même que Jésus n’attendait rien d’eux. Mais Thomas, compagnon et apôtre du Christ, ne devrait-il pas avoir déjà reçu le don de la foi, et ce notamment face aux nombreux miracles opérés par Jésus ?

Il convient de souligner que le texte de l’Évangile ne dit pas explicitement que Thomas a effectivement mis ses doigts dans la plaie. Le Christ le lui propose, mais on ne sait pas si Thomas ose faire ce geste. Il lui répond en effet immédiatement : «Mon Seigneur et mon Dieu !» Jésus lui dit : «Parce que tu me vois, tu crois.» Le texte de Jean n’évoque donc que la vue comme preuve tangible de la Résurrection, et non le toucher effectif de la plaie. Pourtant dans la plupart des images, Thomas a besoin de répondre à la proposition de Jésus et de toucher la plaie.

Le toucher, transgression ?

N’y a‑t-il pas, dans cet acte de toucher le corps sacré du Christ, un aspect transgressif ? En effet, les autres disciples n’ont pas osé un tel geste, mais ils se sont fiés à leur vue et surtout à leur foi. Aspect transgressif d’autant plus évident que, quelques jours plus tôt, Jésus refuse que Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) le touche (Noli me tangere), geste qui dans son cas, n’était pas un geste de doute mais bien d’amour : «Rabbouni !» [Jean 20, 16] l’appelle-t-elle dans un élan d’affection, elle qui pleurait sa mort [Jean 20, 11]. Rabbouni signifie en araméen Maître ou Seigneur et s’adresse traditionnellement à Dieu ou à un chef spirituel. Le terme employé par Marie est donc très fort.

Jésus de Nazareth, de Franco Zeffirelli (1977) : extrait en version originale de la première rencontre entre Jésus et Marie Madeleine (scène du vase de parfum) mettant en avant le toucher (2:45).

Comme le dit l’Évangile, si Jésus, à ce moment-là, repousse Marie, ce n’est pas par manque d’amour, c’est parce que sa mission n’est pas encore accomplie, car il n’est pas encore «monté vers le Père» [Jean 20, 17]. En revanche, il la charge de porter la bonne nouvelle de la Résurrection aux autres disciples. Elle devient sa messagère, et une relation de confiance s’établit ainsi de chaque côté.

Marie Madeleine, un élan d’amour

Le chercheur américain Glenn W. Most place, à juste titre, les deux figures de Marie de Magdala et de Thomas en miroir, en face à face, comme deux piliers, deux réactions face au mystère de la Résurrection. Marie campe le côté émotionnel de la croyance en la mort de Jésus, et Thomas le côté cognitif de ce même aspect. Marie agit avec le cœur, tandis que Thomas se place sur le terrain du raisonnement et des preuves. Nous ne pouvons douter de l’attachement de l’apôtre à Jésus, mais d’une certaine façon il ne suit pas les commandements du Christ qui place l’amour et la foi au premier plan de son enseignement. Jésus lui répond d’ailleurs : «Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru !». Le fidèle est donc de même interpellé : l’image lui rappelle d’agir avec amour et foi.

Mais Thomas a‑t-il réellement touché le Christ ? La vue dont parle le Christ ne fait peut-être pas référence à la vue effective mais aux sens dans leur ensemble, aux sens perceptifs. Barbara Baert explore dans un article les différents sens mis en œuvre dans le Noli me tangere et leur importance symbolique : elle explique que le premier des sens est l’odorat, reprenant en cela le mythe de Pygmalion et de sa création qui s’éveille à la vie, par l’amour, mais aussi par les odeurs et les parfums. Pour les Anciens comme Platon et Aristote, le premier des sens est la vue, suivi par l’ouïe, l’odorat, le goût, et enfin le toucher.

Jésus charnel et divin Christ 

Au sujet de la scène du Noli me tangere, Baert s’intéresse au pourquoi de l’interdiction du toucher. Selon saint Augustin, cet épisode correspond au moment où la foi en Jésus en tant qu’homme se change en foi en Christ en tant que Dieu. Ainsi, les deux concepts de touché/non-touché correspondent à la double nature du Christ. Le corps ressuscité et désormais divin du Christ est hors d’atteinte. Pourtant le droit de toucher est accordé à Thomas, mais refusé à Marie. Selon Ambroise de Milan, à ce moment-là, elle n’avait pas encore la capacité d’appréhender Jésus dans sa forme divine de Ressuscité. Ambroise souligne en outre le fait que ce soit une femme : comme Ève, à qui l’on avait interdit de toucher l’arbre de vie, on refuse à Marie la possibilité de toucher Jésus, nouvel arbre de vie. Pourtant Ève a brisé cette interdiction, et cela a entraîné la Chute : il semblerait donc que le fait de toucher puisse amener à une connaissance interdite, le mystère de Dieu lui-même.

Thomas, lui, est autorisé à toucher le Christ. Barbara Baert propose alors une explication : quand Thomas touche la blessure, sa croyance se fonde sur un contact qui le satisfait. Il s’agit du principe de la vérification par le sens tactile et de l’aspect testimonial. Marie de Magdala a déjà cru, alors pourquoi aurait-elle besoin de toucher ? Elle doit renoncer à un concept matériel trop restreint : le corps seulement charnel du Christ. De plus, le Noli me tangere va plus loin que l’histoire de Thomas, car il explicite aussi la signification de l’Incarnation. Y aurait-il ainsi une différence entre Thomas et Marie, en termes d’avancée spirituelle ? Cela est fort probable. Marie n’a pas besoin de preuves supplémentaires. Elle est déjà consciente de la Résurrection ; de plus, c’est à la mention de son nom qu’elle reconnaît Jésus. L’ouïe, on l’a vu, est placée avant le toucher dans la hiérarchie des Anciens.

Tribune peinte de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne représentant le Noli me tangere, onzième siècle. Photo Jean-Pierre Brouard, photothèque du CESCM

Hippolyte de Rome (iiie siècle) met en relation cet épisode avec le Cantique des Cantiques : Marie de Magdala est l’Ecclesia, l’annonciatrice de la Rédemption, ou la Nouvelle Ève. Elle cherche son Bien-aimé, comme l’Église cherche son fidèle. Marie franchit donc un pas plus grand que Thomas, son avancée spirituelle est plus grande et c’est elle qui est envoyée porter la bonne nouvelle aux disciples.

Les cinq sens, voie vers le divin ?

Mais revenons aux sens en eux-mêmes : la vue dont parle le Christ fait-elle référence aux sens dans leur ensemble ? Barbara Baert précise que «quand le toucher est prohibé, la vue est stimulée.» Ainsi, Marie ne voit pas tant le Christ avec ses yeux physiques mais avec les yeux de l’esprit. Elle opère une conversion du cœur, et peut donc l’appréhender avec les yeux de la foi. Cela met en évidence un paradigme : le corps intouchable mais pourtant visible. Thomas, en revanche, n’a apparemment pas dépassé le stade de sa vision corporelle, c’est pourquoi il a besoin de toucher, au sens physique, le Christ.

Toucher le Mystère

Bien que l’Évangile ne précise pas si l’apôtre touche ou non Jésus, c’est le parti que prennent les images, comme celle de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers : Thomas touche de la main gauche la plaie du Christ que ce dernier lui présente en soulevant le bras. Le fait de toucher revêt au Moyen Âge une importance particulière, notamment avec le développement de la devotio moderna, qui fait de plus en plus appel aux sens (xive-xve siècles). Si le spectateur ne peut toucher réellement le corps du Christ, il a néanmoins accès à une mise en œuvre des sens lors des liturgies. À l’église, lors de la communion, l’aspect sensoriel de l’Eucharistie entre en jeu : l’hostie aura effleuré ses lèvres, le vin aura coulé dans sa bouche. L’appréhension tangible du Ressuscité se réactualise à chaque communion.

Par les images, le fidèle est invité à contempler le miracle de la Résurrection : Jésus, corps glorieux et pourtant immatériel, puisqu’il entre sans problème dans une pièce verrouillée [Jean 20, 19], offre aux disciples et à tous le spectacle de sa victoire sur la mort. Pourtant, son sacrifice a laissé des traces. Ses plaies, données à voir, sont la voie vers la résurrection de l’Homme et la vie éternelle, la réparation du péché commis par Adam et Ève.

Le portail sud de la cathédrale de Poitiers est dédié à saint Thomas. Le premier registre représente ainsi la scène qui fait la renommée de l’apôtre : le moment de l’Incrédulité. Les Apôtres, répartis de part et d’autre du couple principal, Thomas et Jésus, ne sont pas au complet. Six sont regroupés en deux ensembles de trois personnages, encadrant le groupe central dans lequel nous pouvons reconnaître Thomas, touchant de sa main gauche le côté du Christ, qui se tient face à lui, le bras droit levé. La statue est malheureusement acéphale. Derrière Thomas et tout contre lui se tient un septième apôtre qui fait un geste d’étonnement, la main levée derrière l’épaule de l’Incrédule. Qui est-ce ? Serait-ce Jean, auteur de l’Évangile et «celui que Jésus aimait» ? Il est imberbe, ce qui correspond à ses représentations traditionnelles. Pourtant, il n’est pas le seul dans ce cas et ne tient pas de livre, contrairement aux six autres disciples. Toujours est-il que sa présence permet de mettre le groupe central en valeur et de mettre l’accent sur le geste de Thomas envers le Christ : tous deux de profil, leur posture permet de bien voir le mouvement de l’apôtre, légèrement penché vers Jésus, son bras se détachant sur le fond nu du tympan. Le Christ lui, se tient parfaitement droit, offrant toute l’ampleur de son torse à demi dénudé à la palpation fébrile de celui qui doute. Les Apôtres, de part et d’autre, trahissent différentes réactions face à ce qui se joue devant eux : étonnement, choc, peut-être même colère devant celui qui n’a pas cru leurs dires et qui a eu besoin de toucher, palper, fouiller, indiscrètement et impudiquement. Pourtant, la présence même de la scène au portail de la cathédrale, encadrée de sa cohorte de saints et d’anges sur les voussures, indique que le geste de Thomas n’est pas réprouvé ni vu comme transgressif. Au contraire, c’est un geste sacré qui lui permet l’accès à une connaissance supérieure et l’assimile au prêtre. Comme le dit Grégoire le Grand, «les doutes de Thomas ont fait plus pour nous que la foi des disciples qui ont déjà cru». Photo Eva Avril, photothèque du CESCM

Métaphore de la Porte

Il faut enfin souligner la notion d’espace clos, où le Christ fait irruption. Glenn W. Most insiste sur ce mystère de la porte fermée : «Mais il est presque certain que cette porte représentée [sur certaines images] a également un sens métaphorique : c’est aussi la porte qui mène aux cieux et à la vie éternelle ; cette porte restera fermée pour toujours à l’incroyant, mais ouverte à tous ceux qui croient, à la condition et au moyen de leur foi et de la médiation de Jésus. Théologiquement, ce sens métaphorique doit être pris comme au moins une partie (peut-être une partie essentielle) du message que ces représentations médiévales de Thomas souhaitaient transmettre aux communautés de leurs spectateurs.» Si Thomas n’opère pas cette conversion du cœur, la porte du Paradis lui sera fermée, tout comme «le chemin, la vérité et la vie» comme Jésus le lui dit [Jean, 14, 6]. Jésus a précisé : «Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé.» [Jean 10, 9.] Refuser de voir le Christ ressuscité, c’est refuser d’entrer par la porte : celle-ci demeurera fermée tant que Thomas sera incroyant. Cela s’adresse également au fidèle.

Stefano Zuffi précise le lien qui existe entre nous et Thomas : «Il n’est pas difficile de s’identifier à Thomas et d’éprouver comme lui le besoin très humain de preuves concrètes pour croire à des faits prodigieux. […] Le geste et les paroles de Thomas indiquent la différence entre la preuve sensible et l’expérience de la foi, saut mystique qui trouve son origine dans une péripétie banale.» L’histoire de Thomas est symptomatique de la nécessité, très humaine, d’appréhender le monde par nos sens, puisqu’ils sont les seuls moyens d’accès à ce qui nous entoure. Comment ne pas comprendre Thomas, qui a besoin de la réalité de ses sens pour comprendre un mystère qui le dépasse ? Pourtant, ce récit incite aussi à opérer une conversion du cœur, comme Marie de Magdala, à faire confiance aux êtres aimés.

Gabrielle Schmid, doctorante à l’université de Poitiers, travaille sur la thématique de la rencontre avec le divin dans les images du Haut Moyen Âge, sous la direction de Cécile Voyer, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

Mardi 4 juin 2019, au pôle documentaire du CESCM (Focus n° 6), elle présente de 12h à 13h le portail Saint-Thomas de la cathédrale de Poitiers.

Bibliographie
Stefano Zuffi, Le Nouveau Testament, Repères iconographiques, coll. «Guide des Arts», Hazan, Paris, 2003, p. 354.
Glenn W. Most, Thomas l’incrédule, coll. «L’Autre scène», éditions du Félin, Paris, 2009.
Barbara Baert, «An odour. A taste. A touch. Impossible to describe: Noli me tangere and the Senses» in Wieste De Boer et Christine Göttler (dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Brill, Leiden/Boston, 2013, p. 111–151.

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