vendredi 26 avril 2024

Terminales HLP (groupes 1 et 2) - L'humain et ses limites (2)


Petit résumé sur les points déjà abordés dans l'article précédent et leurs articulations:  


1) La question des expérimentations animales pose exactement le problème des limites de l’humanité. Utiliser certains animaux pour tester des substances ou des opérations susceptibles d’être profitables aux humains repose à la fois sur une proximité génétique et sur une division générique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est poreuse, fragile, ténue. 


2) Nous retrouvons exactement  le critère de distinction des quatre ontologies formulé par Philippe Descola. Pour les sociétés naturalistes comme la notre (occidentale), il y a continuité entre les humains et les animaux du point de vue du corps (physicalité) mais discontinuité du point de vue de l’âme (intériorité).

Finalement l’être humain se définit par les limites que la société naturaliste établit à ‘l’égard des non-humains d’un point de vue moral ou spiritualiste  et par l’absence de limite du point de vue physique.


3) Avec Louis Pasteur nous franchissons un cap dans la mesure où la lettre qu’il écrit à l’empereur  du Brésil pose l’efficience dans son esprit de scientifique d’une limite traçable entre les citoyens humains reconnus et des humains condamnés à mort sur lesquels des expérimentations dés lors seraient, selon lui, envisageables. On mesure à quel point ces limites deviennent ici celles que la loi tracent, comme si l’humanité n’était plus une donnée biologique observable et irrévocable mais un statut que l’on peut décréter ou pas. Si Pasteur se sent légitimé à écrire cette lettre, c’est finalement parce qu’il estime que certains humains sont du fait de leur situation pénale plus exposés que d’autres à ce que l’on pratique sur eux des expériences que l’on s’interdirait évidemment sur des citoyens « normaux ». 




4) Cette notion de limite peut-elle être appliquée à l’humanité? L’humanité est-elle une condition limitative, « séquençable » et si oui sur quel continuum? C’est LA question de notre cours, en fait: peut-on concevoir l’humanité comme un « morceau » un tronçon délimité sur la continuité d’une ligne, comme le fait la société naturaliste selon Philippe Descola. Il y a deux lignes: celle du physique et celle de l’intériorité. L’humanité pour la société occidentale c’est ce qui sur la ligne de la physicalité est en continuité avec les monde animal et végétal mais séparé, divisé sur la ligne du corps et du physique. L’autre question est celle de savoir si l’être humain peut dans son fonctionnement social et légal, juridique, pénal se donner le droit de décréter que des individus biologiquement humains ne le sont pas juridiquement, ce que finalement la peine de mort et la notion de crime contre l’humanité semblent ratifier, affirmer?


5) Grâce à Michel Foucault, nous avons situé dans le cadre de cette dernière question le problème  de la prison qui s’est révélée être finalement une sorte de zone apolitique au coeur même de la politique, une anomalie absurde et abjecte reposant sur une dynamique de la limite extérieure. Quiconque réfléchit à la prison réalise qu’elle n’a pas d’autre finalité que de rendre opérationnelle une fabrique de la délinquance, grâce à laquelle des contrevenants vont se retrouver piégés dans une sorte de "polis" inversé. En effet, autant la cité est finalement ce que l’on pourrait appeler une matrice de la bonne citoyenneté, autant la prison représente au sein même de la cité une « non-cité », une matrice à délinquance grâce à laquelle des caractères de criminels seront pré-identifiés, désignés comme les limites négatives de ce dont la cité figurera les limites positives. Il s’agit d’essentialiser des portraits-type de délinquants au fil d’une logique qui n’est pas sans rappeler celle du bouc émissaire, comme s’il n’était possible de constituer l’ensemble des bons citoyens que par le processus de stigmatisation, de repérage et d’exclusion du Non-citoyen, du comportement a-social, a-politique et donc finalement non-humain. 

Nous mesurons ici toute l’amplitude et la perversion d’une dynamique de limitation extérieur/intérieur de l’humanité, fondée sur cette usine de la délinquance qu’est la prison. Le point fondamental sur lequel s’est constituée une dynamique sociale aussi perverse, c’est l’oubli total de la phrase d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique. Comment sommes nous tombés suffisamment bas pour accréditer la notion d’une institution: la prison,  dont la visée est aussi clairement a-politique et cela au sein même de la polis?



6) Pour approfondir le propos, il nous faut revenir à la dimension anthropologique de limite notamment telle que Philippe Descola l’avait définie avec tant de justesse concernant les quatre ontologies. Ces quatre différents types de société se constituent en eux mêmes par le jeu de cette distribution de continuités et de discontinuités entre le corps et l’esprit. Ce que cela signifie c’est justement qu’il n’existe aucune base objective à cette distribution. C’est comme si chacune de ces ontologies se donnait à elle-même par cette sélection une épaisseur subjective. D’ailleurs cela se manifeste clairement lorsque nous, occidentaux, qui avons été élevés à partir d’un conditionnement naturaliste sommes fascinés par des thèses, des oeuvres ou des spiritualités d’inspiration clairement animiste. Ainsi par exemple, lorsque nous suivons et adhérons à des idées illustrées par les oeuvres de Hayao Myazaki, nous renions totalement les présupposés naturalistes, ce qui prouve que nous pouvons dépasser les frontières et explorer l’autre côté de cette détermination ethnologique de l’ontologie dans laquelle nous avons été éduqués. Les limites de ces quatre ontologies aussi indiscutables qu’elles soient sont poreuses. Elles nous imposent un formatage dont nous ne sommes pas nécessairement dupes, inconscients, esclaves.


Parvenu.e.s à ce 6e point, nous pouvons insister sur le fait qu’il est maintenant parfaitement clair que « oui », l’humanité semble bel et bien être une question de limites, avec tout ce que cela implique de perversité, notamment au regard des expérimentations animales, mais aussi du traitement de la délinquance et de l’existence de la prison (institution a-politique dans la polis humaine, ce qui est une contradiction dans les termes). Non seulement l’humanité est une question de limites que les humains instaurent à l’égard des animaux, des condamnés à mort, voire finalement des délinquants apprenant leur partition de délinquants dans ces fabriques à délinquants que sont les prisons, mais aussi par le bais desquelles ils se répartissent en sociétés animistes, naturalistes, analogistes, totémiques (Descola). Ce que nous constatons, ce sont les conséquences des erreurs notamment de la société naturaliste (écologie) mais aussi des institutions répressives (prison) et tout cela vient sans aucun doute du fait que ces limites aussi bien biologiques, éthologiques, ethnologiques, légales, juridiques, pénales sont celles que les humains se donnent à eux-mêmes. En fait nous voyons ici à l’oeuvre l’efficience de la même dynamique stigmatisante que celle que nous avions démasquée dans la langue lors du cours précédent sur les violence. Ce qu’il nous faut explorer maintenant c’est la possibilité de porter un regard moins dogmatique et surtout moins partial moins subjectif, moins partie prenante sur la pertinence de cette notion de limites appliqués à l’humain.



2) Zôon « a-politikon » et ensemble ouvert (suite)

             Nous avons déjà commencé à développer cette deuxième partie et nous reprenons le cours à cet moment. Cette expression de zôon a-politikon qui est l’exact contraire de l’affirmation d’Aristote peut s’entendre en deux sens:

  1. Elle dénonce dans le prolongement des thèses de Michel Foucault cette effroyable machine à créer des « délinquants types » à partir desquels l’ensemble de la bonne société des bons citoyens peut se définir et se constituer au fin d’une dynamique aussi exclusive qu’inclusive et qui n’est l’un que parce qu’elle n’est pas l’autre. C’est exactement cela qui pose problème: cette logique des ensembles fermés. Or comment la combattre sans explorer le paradoxe des ensembles ouverts?  Peut-on se représenter un ensemble qui ne se constitue qu’au gré d’une dynamique de l’inclusion? Est-ce si difficile que cela? N’est-ce pas finalement assumer l’héritage d’Aristote, celui de l’homme comme animal naturellement politique?
  2. Ceci nous amène au second sens: le zôon a-politikon c’est finalement si l’on suit les thèses combinées de Heidegger et de Jacob Von Uexküll l’animal tout court. La vraie différence entre l’humain et les animaux ne vient pas en effet de ce que la société naturaliste a arbitrairement institué (continuité de corps, et discontinuité d’âme) mais plutôt de la distinction entre le biotope et la polis. Les animaux ont des milieux et les humains n‘en ont pas, de telle sorte qu’il leur revient de se construite une polis, ce que l’on pourrait appeler par un néologisme: un politope

Se pourrait-il que l’être humain loin se se définir comme cette créature qui impose des limites se satisfasse de les explorer, d’être finalement l’espèce la plus border-line de la planète? Nous pouvons ici penser à l’une des citations les plus porteuses de sens à partir de la fameuse affirmation d’Aristote du zôon politikon. Il s’agit de celle de Jacques Rancière: « la politique n’est pas faite de rapports de forces, mais de rapports de mondes. »

Cette phrase est incompréhensible si nous ne l’éclairons pas de tout ce qui a été dit notamment par Jacob Von Uexküll et plus récemment par Philippe Descola dans son livre sur la composition des mondes. Les animaux ne naissent pas dans la nature mais dans un milieu qui les constitue tout autant que eux le constituent. Von Uexküll a mis à jour ce processus par le biais duquel il existe dans la nature des désinhibiteurs (le terme est inventé par Heidegger), c’est-à-dire des affects, des stimulations à partir desquels chaque animal crée le « territoire » à l’intérieur duquel il fait ce qu’il « est ». C’est exactement la notion de biotope telle que la pandémie récente en a clairement prouvé la pertinence (mettre en contact des espèces qui sont ainsi chassées de leur biotope crée des dysfonctionnements, des souches virales destructrices). C’est comme si la texture la plus profonde et la plus structurelle de la vie se défaisait. Il existe dans la nature une harmonie, un ouvrage dont les êtres humains ne tiennent pas compte, auquel ils se rendent aveugles, probablement parce que l’économie mondialisée est fondée malheureusement sur des présupposés naturalistes qui sont bio-incompatibles.

Observer la nature en se détachant complètement de l’idéologie naturaliste permet de ne plus se laisser aveugler par la prétendue limite entre les non humains et les humains du point de vue de l’intériorité. C’est justement le contraire qui est évident: chaque animal est porteur de cette intériorité grâce à laquelle il se constitue le milieu à l’intérieur duquel il peut accomplir et déployer sa puissance, être ce qu’il est: tique, araignée ou abeille. De fait, nous voyons bien comment ces différents biotopes s’articulent entre eux de telle sorte qu’ils se nourrissent les uns des autres au sein d’un ouvrage immanent, grandiose et incroyablement efficient. C’est comme si la nature ne cessait de se faire naturante à chacun de ces « croisements  de biotopes » dont il est clair que chacun concourt à un « ensemble », ensemble que l’on peut VRAIMENT qualifier d’ouvert, parce qu’il n’exclue rien. C’est cela que nous réalisons grâce à Von Uexküll: le sens miraculeusement opérationnel de la notion d‘ensemble OUVERT. 



Mais pourquoi l’être humain est-il privé de biotope? Parce qu’il est zôon politique en un sens qui va bien au-delà de celui dont Aristote  avait déjà développé la géniale intuition: ce que l’humain VOIT, en tant qu’il est lui, être fondamentalement désoeuvré (Heidegger), débarrassé de la nécessité accaparante de créer son biotope, ce sont justement les brèches par les biais desquels fonctionne la nature en tant qu’ensemble OUVERT. Le propre de l’être humain pas seulement de se constituer lui-même en tant qu’animal non génétique au sein de la cité mais de se rendre sensible (ce qu’il est dés le départ) à ces pointillés entre les biotopes animaux dans la porosité desquels se constituent les ouvertures de l’ensemble ouvert de la nature naturante. L’homme est donc bel et bien la créature des limites mais pas en ce sens qu’il aurait à les instituer mais parce qu’il lui revient d’en avoir l’intelligence, la sensibilité, d’être le spectateur de la façon naturelle dont toujours déjà ne cessent de se créer et de s’harmoniser des mondes. L’être humain est la créature dans laquelle se définit l’acception la plus noble de toutes les activités, à savoir la politique, mais il n’est plus ici question de la politique de la cité humaine. C’est de la cité des vivants dont l’être humain se trouve être à la fois l’instigateur et le témoin privilégié.



mercredi 24 avril 2024

Terminales 2 / 3 / 6: La raison a-t-elle toujours raison ? (2 et fin)

 


La perspective de Freud est extrêmement déstabilisante dans la mesure où elle éclaire la notion de raison sous un angle répressif. De fait, nous pouvons souligner le caractère particulièrement restrictif de l’utilisation du terme dans les expressions de sens commun: il faut raison « garder », ne jamais dépasser les limites de la raison. Se pourrait-il qu’elle ne consiste après tout que dans une instance de contrôle des populations?

La raison nous apparaît d’abord comme une faculté dont la fonction est la connaissance, le savoir, la science. Mais la perspective généalogiste de Freud (la façon dont se constitue un moi dans son rapport à la société et à la loi) pointe le rôle joué par la raison dans son rapprochement avec le sur-moi contre le ça. Dés lors la « raison » s’impose moins à nous comme cette instance clairvoyante qui modère à bon escient nos emportements que comme le masque du sur-moi, c’est-à-dire le résultat de notre dressage par la civilisation et le produit du refoulement du ça. Ce n’est pas que la raison soit condamnable (bien au contraire) mais elle est moins un impératif, ou une valeur que le simple produit du processus par le biais duquel nous devenons des êtres culturels. De ce point de vue la nécessité à partir de laquelle la raison a toujours raison n’est ni plus ni moins que l’affirmation impliquée par la thèse d’Aristote selon laquelle l’être humain est un animal naturellement politique. Ce n’est pas qu’il faille que la raison ait toujours raison, c’est plutôt que de toute façon l’être humain ne peut exister tel qu’il est, à savoir politiquement socialement, collectivement que si, en lui, la raison prend le pas sur la pulsion (le ça). La raison n’est dés lors rien de plus que l’effet collatéral de l’existence collective de l’être humain.


 3) La raison contre la foi

Mais alors la raison nous semble davantage tenir d’une sorte de fait accompli de la nature politique de l’être humain plutôt que d’une légitimité conquise, prouvée, admise après réflexion. Ce n’est pas d’être elle-même qu’elle justifie son hégémonie, c’est de la culture et de ceci qu’elle semble avoir partir liée avec la notion de « limite ». De fait Emanuel Kant qui fait partie des auteurs que l’on peut sans discussion classer dans le camp des défenseurs de la raison fait d’elle la « faculté limite » de la connaissance. Dans son livre « critique de la raison pure », il formule quatre questions qui constituent selon lui les limites de la connaissance humaine, tout simplement parce qu’il est tout aussi raisonnable de répondre par l’affirmative que par la négative. Ces quatre questions sont:

  1. La finitude du monde
  2. L’existence d’une particule indivisible
  3. L’existence de la liberté
  4. L’existence de Dieu

Ce n’est pas qu’il ne soit pas sensé de traiter ces questions, c’est plutôt qu’il n’est pas raisonnable de prétendre que l’on peut répondre à l’une d’entre elles avec la certitude d’avoir raison. Ici la raison fait preuve d’une forme de lucidité dans sa capacité à reconnaître qu’aucune raison ne peut être alléguer en faveur du oui ou du non et avoir raison. Si nous voulons reprendre exactement les termes du sujet, nous pourrions dire que la raison investit chacune de ces quatre questions d’une valeur, d’une aptitude à faire limitation à sa capacité d’avoir raison. Nous pouvons notamment penser à la dernière mais en y réfléchissant l’argument vaut pareillement pour les trois premières. Que Dieu existe ou pas n’est pas une affaire de raisonnement. C’est déjà ce que Pascal bien avant Kant avait formulé différemment. Il n’est pas du tout déraisonnable de croire à l’existence de Dieu, et ce n’est pas raisonnable non plus, c’est simplement hors des limites de la connaissance humaine. « Que puis-je savoir? » Demande Kant  et la réponse est sans discussion: « pas cela: pas si le monde est infini, si toute particule de matière est divisible, si la liberté humaine existe ou si Dieu existe. Sur la question de la liberté qui est probablement celle qui intéresse le plus la philosophie, Nous savons par ailleurs que pour Kant, il est aussi nécessaire de croire à la liberté d’un point de vue moral qu’impossible d’affirmer cette liberté du point de vue « scientifique » ou « anthropologique ». Pour que l’existence humaine ait un sens, il faut admettre la liberté de l’humain, tout en sachant que cette liberté  de l’être humain dans la nature n’est pas nécessairement fondée.



Finalement cela revient à poser qu’il existe bel et bien un processus d’auto-justification de la raison mais en même temps que l’existence de l’être humain est entièrement prise dans ce processus.  Que l’existence de l’homme ait du sens dans la nature n’est pas du tout prouvé, mais en fait ce n’est pas « prouvable », c’est précisément à cela que l’existence de l’homme doit oeuvrer: créer le sens de sa vie en même temps que la vivre. Cette perspective va beaucoup plus loin que les précédentes et nous pouvons la concevoir aussi bien individuellement qu’à l’échelle de l’espèce. Il n’existe pas de meilleure raison à l’existence de l’être humain que cette existence même. Il serait vain de chercher une instance supérieure à l’homme auprès de laquelle nous pourrions investir notre développement d’un sens supérieur, d’une dignité métaphysique surnaturelle ou surhumaine. Nous pourrions ici utiliser un autre sens du terme de raison qui est celui de « rendre raison de », de justifier. L’être humain a raison de rendre raison de son existence sauf que précisément ce n’est plus à la raison de le faire. La raison est ici confrontée à la limite de ce qu’elle peut faire, aux frontières intérieures de sa puissance, frontières dont l’extériorité atteste de l’existence d’un territoire « autre » qui, selon Pascal serait celui de la foi. Nous pourrions dire ici que c’est le « toujours » qui est mis en question et qu’il l’est suffisamment pour que la réponse soit plutôt « non ». 

La philosophie de Kant s’avère ici particulièrement décisive car autant du point de vue moral, il est évident que pour lui, la raison a toujours raison, autant d’un point de vue métaphysique, ce n’est pas le cas. 



4) La raison contre l’intuition


Toutefois pour le philosophe allemand cette impossibilité pour la raison de se prononcer au-delà des limites qu’il a dessiné avec ces quatre antinomies marque également les limites de la faculté de l’homme à connaître. Il est donc clair pour lui qu’il n’existe pas pour l’être humain d’autre faculté de connaissance que celle de la raison. Il est de la puissance de raison de savoir délimiter le territoire à l’intérieur duquel elle a toujours raison et celui à l’intérieur duquel elle n’est pas opérationnelle. Quelque chose d’auto-proclamé et donc de suspect s’énonce pourtant dans l’efficience de cette auto-limitation, de ce traçage de frontières, c’est précisément ce pouvoir de définir, de délimiter comme s’il était du domaine de la raison de connaître les questions à l’intérieur desquelles elle peut « connaître ». Mais alors serions-nous tenté d’objecter: qu’est-ce que connaître si c’est toujours sur le fond d’une limite du connaissable que connaître « se peut »? Qu’y a-t-il à connaître si l’on connaît déjà que c’est du connaissable et n’est-ce pas déjà du connu alors? Donc que fait la connaissance à part connaître ce qu’il est son pouvoir de connaître? Si elle s’est déjà prononcée sur ce qu’elle peut connaître, c’est donc qu’elle le connaît, et dés lors nous ne percevons plus très bien ce qu’il lui reste à connaître.

C’est un peu comme si quelque chose de son humilité (définir les frontières à l’intérieur desquelles elle peut s’exercer) ruinait en réalité tous ses fondements, son être même, comme si la raison perdait finalement sa raison d’être. En fait la raison ne peut s’effectuer en tant que raison qu’en s’exerçant sur du non sens, qu’en luttant pied à pied contre l’absurde et le chaos. C’est le propre du Dasein que de donner absurdement du sens à ce qui n’en a aucun. Exister pour l’homme n'a aucun sens hors de l’effort qu’il libère pour d’un seul et même mouvement exister et donner du sens au fait d’exister. 

C’est là toute la puissance de la philosophie d’Albert camus que de ne se situer qu’à cette articulation délicate là. Nous ne nous levons pas parce que la vie a un sens mais parce qu’elle n’en a aucun et que si nous ne nous levons pas et ne nous lançons pas dans une activité  à laquelle nous prêtons du sens, alors, de fait, vivre n’aura aucun sens. Pénélope fait le jour ce qu’elle défera la nuit, de telle sorte qu’aucun toile ne se tisse vraiment dans son ouvrage, mais dans cette activité folle qui ne vise qu’à ne pas en finir avec ce qu’elle fait, quelque chose du sens de son existence s’affirme à savoir le lien qu’elle a tissé avec Ulysse et sa croyance dans son retour. 

Peut-être entendre la voix de la raison aurait-elle signifié ici se marier avec l’un des prétendants. C’est contre toute logique que Pénélope active un processus absurde: faire et défaire pour ne faire que faire, se concentrer sur une praxis délirante qui n’aspire qu’à se proroger jusqu’à l’infini de la répétition, jusqu’à l’éternité d’un retour improbable. Et pourtant c’est le sens même de l’épopée qui se retrouve ainsi suspendu à son fil, comme si dans l’abîme ouvert d’une action qui ne fait que se viser elle-même dans l’infini du cycle, quelque chose d’une « solution » absurdement voyait le jour. Entre l’attente d’un époux qui ne vient pas et l’impatience des prétendants qui l’assiègent, Pénélope choisit l’éternité d’un présent qui ne débouche sur rien sur aucun horizon. Elle agit pour agir sans se donner le temps de la réflexion et « sans raison garder », possibilité qui, de toute façon lui est finalement interdite. Elle se perd dans un « devenir tisseuse » sans horizon ni finalité. 




C’est à partir de cette capacité à s’éterniser dans l’épaisseur cyclique d’un pur présent  que nous pouvons libérer une piste nouvelle concernant le sujet précisément parce que la raison, au-delà de toutes significations diverses qu’elle peut revêtir, se définit toujours par un décalage ou par une médiation. On est raisonnable quand on peut insinuer de la distance, voir de loin ou de haut l’existence et les situations problématiques dans lesquelles de fait elle nous plonge. Avec Kant, nous avons vu à quel point entre le sujet et la situation inextricable à laquelle il était confronté (dire ou pas la vérité) il plaçait l’intégralité du devoir être humain à accomplir sans faire droit à la pure intuition, improvisation d’où pourrait surgir la seule chose à faire, le seul sujet à être. La notion d‘intuition exprime le sens du kairos de la personne qui croit à la sagesse des évènements, à leur capacité à nous placer de fait dans les situation qu’il faut au moment où il le faut afin que nous prenions la décision qui s’y impose, sachant qu’il n’y en a qu’une.

De fait, nous pouvons rappeler ici que la raison définit seulement le deuxième genre de connaissance chez Spinoza et que le troisième est précisément celui qui caractérise l’intuition. Dans le cours qu’il consacre à Vincennes  Deleuze reprend ces trois genres de connaissance en les reliant aux trois modalités d’individuation du sujet.  



Le premier genre de connaissance est celui des chocs sensibles. Nous sommes physiquement frappé par un autre corps et nous le sommes en tant que corps. Les parties d’un corps autre frappent les parties de notre corps, c’est tout ce qui fait ressembler nos journées à une longue succession de lutte et d’affections. Nous essayons de gérer tant bien que mal ces micro-chocs sans lesquels une existence physique ne peut suivre son cours. Pour reprendre l’image de la nage que Gilles Deleuze  ne cesse d’utiliser, c’est le contact difficile que le corps d’un nageur débutant noue avec l’eau de la mer. Mais il peut s’éveiller au deuxième genre de connaissance qui est précisément celui de la raison, de la « ratio » (rapport) . Le nageur, même mauvais va saisir les rapports qui lient entre eux les parties de la vague et qui en font une vague, laquelle s’exerce sur des parties de son corps dont il va saisir aussi l’unité de telle sorte qu’il accompagnera son mouvement. Mais cela n’est encore rien par rapport au 3e genre de connaissance par le biais duquel le nageur saisira quelque chose de la vague qui est encore supérieure à la connaissance du rapport qui unifie son être, à savoir son essence.

Mais de quoi s‘agit-il ici? De ceci que la vague est animée par une intensité. Or cette intensité ne peut avoir ‘autre origine que celle du vouloir être de la vague qui ne fait qu’un avec celui de la mer lequel à son tour se confond avec le vouloir être de la nature dont le nageur aussi fait partie. Ce qui gagne alors en amplitude au travers de cette perception de ‘l’intensité de la vague, c’est tout simplement le vouloir être ou le vouloir vivre de la nature, c’est-à-dire d’une totalité dans laquelle nous sommes immergés de telle sorte qu’il y a quelque chose de la vague que nécessairement le nageur est aussi. L’intuition désigne le mode de connaissance par le biais duquel il est donné au nageur l’intuition de ce que c’est pour la vague d’être une vague. Il peut voir ce que c’est qu’être une vague de l’intérieur de ce qu’elle est. Il n’est plus question de faire réflexion sur les rapports qui unifient les points de la vague pour lui opposer les rapports qui unifient les points de son corps dans la vague mais finalement de ne plus faire qu’un avec ce que c’est qu’être une vague, ce que c’est qu’entre un corps, ce que c’est qu’être, en fait. Dés lors la raison n’a pas toujours raison parce qu’elle est dépassée par le mode de connaissance qui se trouve correspondre avec un mode d’être qui est l’intuition.



Conclusion


Nous avons tenté de relever d’emblée le piège d’une question posant finalement le problème de sa capacité à valoir en tant que critère à partir duquel il nous reviendrait de lui répondre. Comment la raison pourrait-elle ne pas avoir raison si c’est à elle que rêvent le droit de définir ce que c’est qu’avoir raison? La question peut ainsi s’interpréter comme une tentative de pouvoir totalitaire mais en même temps elle nous donne la liberté de pointer cette tentative hégémonique. Peut-on vraiment détecter dans la raison la visée despotique d’une instance de pur contrôle des populations sans pour autant se noyer dans l’absurdité d’un romantisme révolutionnaire vide et immature?  

Si le détour par les thèses de Freud nous a permis de mesurer l’importance de la culture dans le refoulement de la spontanéité des pulsions par quoi la raison peut s’apparenter au sur-moi, il s’en faut de beaucoup que l’analyste autrichien en déduise le refoulement de la raison ne serait-ce que parce que le sur-moi est le principal agent de ce refoulement à partir duquel le moi conquiert son territoire sur le ça. C’est davantage dans la confrontation entre la philosophie de la connaissance telle qu’elle est développée par Kant dans la critique de la raison pure et l’intuitionnisme de Spinoza développé dans l’Ethique que la possibilité d’une réponse négative nous est apparue.  La question qui se pose est finalement celle de savoir jusqu’où l’être humain peut aller dans la capacité de ne faire plus qu’un avec l’existence qu’il vit, avec l’existant qu’il est. La raison, en tant qu’instance de médiation, ne peut ici que poser des limites et rejeter radicalement cette unité alors que c’est le propre de la philosophie de Spinoza de la poser non seulement comme pleinement efficiente mais aussi comme fondamentalement joyeuse.




mardi 23 avril 2024

Terminales 2 /3 /6: La raison a-t-elle toujours raison? (1)

 (Le traitement de ce sujet développe de façon détaillée la notion de "raison", présente dans le programme des concepts de terminale)

« En toute chose, il faut savoir raison garder »: tel est le conseil que l’on trouve sous la plume de la poétesse Marie de France (1160 - 1210) dans l’un de ses lais. Le verbe « garder » exprime parfaitement l’idée des limites à l’intérieur desquelles on contient son calme, son action de telle sorte que l’on ne dépasse pas les bornes. Toujours raison garder signifie donc que l’on parvient à exercer à l’égard d’une décision ou d’un geste, ou d’un passage à l’acte un droit de regard, un moment de réflexion. On a toujours raison de ne pas réagir instinctivement, de façon impulsive et immédiate.  Pourtant il nous est peut-être apparu à telle ou telle occasion de notre vie qu’on a raté quelque chose ou qu’on a trop réfléchi, que l’on n’a pas été l’homme de la situation faute d’avoir trop réfléchi, d’avoir pesé les pour et les contre. On peut alors dissocier deux plans:  celui de la raison et celui de la vie, en pointant que l’on peut parfois passer à côté de ce qu’il fallait faire du point de vue de la vie pour s’être trop posé de questions du point de vue de la raison. On a beau avoir fait usage de cette faculté de raison que tout le monde a tendance à encenser, à encourager, on a parfois l’impression qu’il existe une autre forme de sagesse, beaucoup plus opaque et difficile à décrypter, comme s’il pouvait être nécessaire de temps à autre d’envoyer paître sa raison et d’agir de façon irrationnelle, voire déraisonnable, ce qui n’est pas la même chose. Toute la question est donc de savoir s’il existe une dimension au regard de laquelle la raison pourrait avoir tort. 


La répétition du terme de raison dans la formulation nous indique très clairement que ce sujet est difficile en ceci qu’il porte sur un critère et qu’il pose la question du critère de ce critère. De quelqu’un qui ne se trompe pas on dit qu’il a raison. Une bonne élève en mathématique fait fonctionner sa raison, c’est-à-dire qu’elle fait travailler sa faculté humaine de réfléchir, et tant qu’il s’agit de résoudre des équations, elle ne peut pas avoir tort de faire travailler sa raison, tout simplement parce que c’est grâce à elle qu’elle ne fait pas d’erreur. Toute la question est de savoir si dans son existence les problèmes se poseront à elle  toujours de cette façon. Deux garçons  qui habitent dans des villes distantes tombent amoureux d’elle et lui demandant de vivre avec elle de telle sorte qu’il lui faut choisir. La raison peut-elle être le seul critère à prendre compte pour se déterminer? Ce n’est pas forcément parce qu’on sait réfléchir qu’on sait vivre et ce sujet nous met en face de cet écart entre connaissance et action en nous imposant de nous interroger sur la possibilité d’une pensée qui serait assez avisée pour sortir de son domaine de prédilection et valoir aussi sur le plan de l’existence brute, donnée, efficiente ici et maintenant. 


Peut-on avoir tort d’avoir toujours raison?  Il faut se répéter plusieurs fois cette question pour lui trouver du sens, parce qu’à première vue, cela semble absurde. En même temps, nous avons tou.te.s en tête telle ou telle personne de notre entourage qui mène sa vie d’une façon extrêmement rationnelle et organisée, qui ne laisse aucune place au hasard ni à l’improvisation et dont nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que sa vie ne doit pas être gaie tous les jours. C’est bien pire que ça, elle n’est gaie aucun jour, puisque tout y est planifié, prévu, réfléchi, rationnel. Elle a toujours raison parce qu’elle a toujours préalablement réfléchi à tout et que finalement rien n’arrive jamais vraiment à cette personne qui n’ait été préalablement voulu, quantifié, mesuré, attendu. Elle n’a jamais tort d’avoir fait ça ou ça parce que tout dans sa vie est réfléchi est que tout ce qui lui arrive est voulu, anticipé, prévu. Son existence est réglée comme du papier à musique sur lequel déjà la mélodie est toujours déjà écrite. On en vient presque à se dire que « c’est mortel, la raison! », au sens de mortifère, monotone, ennuyeux. 

Finalement on se dit à ce moment du raisonnement qu’une vie trop organisée par l’usage de sa raison est terrifiante d’ennui mais qu’à l’inverse une vie totalement offerte aux aléas des circonstances qui se laisserait entièrement menée par le hasard serait tout aussi impossible parce que dangereuse, imprévoyante et donc dure, difficile à tenir. Comment développer des projets si l’on n’a pas oeuvré pour avoir de quoi vivre un certain temps? Entre ces deux extrêmes il faudrait trouvé une juste mesure, mais justement cette expression reprend précisément ce que l’on veut dire quand on évoque la faculté de faire preuve de on sens de raison au sens d’être raisonnable, comme si la raison désignait aussi cette faculté de trouver le juste milieu, la bonne mesure. Faire preuve de raison cela veut dire aussi faire preuve de modération, suffisamment pour ne pas être excessivement modéré.e. Ici nous avons l’impression que la raison a toujours raison à condition de bien savoir ce que c’est: la raison, d’en avoir la bonne définition, autrement dit de formuler une définition raisonnable de la raison. Mais alors la raison ne serait-elle pas avec ses allures bonasses une instance totalitaire, capable de tout récupérer, y compris les charges que l’on peut légitimement (raisonnablement?) nourrir contre elle. Ne serait-il pas raisonnable de détruire absolument toute référence à la raison, jusqu’à lui dénier le moindre sens, de telle sorte que l’idée même de justesse, de droiture, de conduite à tenir, ou d’attitude à respecter serait un leurre qu’il nous reviendrait de contester dans une forme de révolution incessante et perpétuellement destructrice de toute norme, de tout « avoir à faire  ou à être?





Mais que désigne la raison?

  • En premier lieu une faculté de réflexion, de raisonnement qui a cette particularité de poser des rapports, des proportions, des médiations. Ce que la faculté de raison opère c’est fondamentalement cela: des médiations. Elle n’est pas spontanée.
  • En second lieu, est elle universelle, c’est-à-dire qu’elle ne manifeste aucune caractéristiques qui serait propre à une singularité, à une subjectivité. User de raison, c’est mettre en oeuvre une capacité de raisonnement que tout être humain possède indépendamment de son vécu personnel.
  • En troisième lieu, elle est active, c’est-à-dire volontaire, consciente et  libre. Elle ne recèle aucune obscurité, aucune épaisseur, aucun inconscient. La raison, comme il a été dit, c’est la faculté d’un genre, d’une espèce, par le biais de laquelle l’être humain effectue des opérations proprement humaines et libres.  On réalise par cette troisième qualité qu’elle a quelque chose à voir avec la morale.  Il ne semble qu’il puisse exister un idéal de vie humain sans référence à la raison, non seulement parce qu’elle est une faculté de l’humain (en tout affirmée comme telle) mais aussi parce qu’elle exprime l’idée selon laquelle il existe un idéal de conduite raisonnable. La raison n’est pas seulement ce dont il faut faire usage mais l’idée même selon laquelle il y a des types de vie « droits » et d’autres qui ne le sont pas. De la raison on peut dire qu’elle n’est pas seulement une norme mais aussi l’idée même de la norme. Ce point là est fondamental pour ce qui nous préoccupe ici.

Finalement la raison est un peu comme un rasoir à deux lames ou une boîte à double fond: on peut la décrire comme une faculté de raisonnement (le rationnel) dont il serait « bon » de faire usage ou pas mais ce qualificatif de  « bon » se révèle alors porteur d’un critère plus étendu qui finalement peut se définir comme celui du raisonnable, de telle sorte que  ce n’est pas parce que nous sommes sortis du rationnel que nous en avons fini avec la raison parce qu’il existe aussi le critère du raisonnable.  On peut en faire trop du pointe vue de la rationalité mais pas du point de vue du raisonnable. En fait il existe donc une quatre!ème définition que l’on pourrait rapprocher de la modération, de la mesure, de notre aptitude à ne jamais en faire « trop ». Cette quatrième définition est assez floue même si elle semble reposer sur une sorte de curseur qui se garderait continuellement des extrêmes. Mais même dans cette perspective, une question se pose: celle de savoir si finalement la raison ne serait pas en fait une sorte de « signifiant vide ». La raison nous indique « ce qu’il faut faire », la conduite « conforme » juste, droite. Quand nous parlons de droiture, il reste toujours à définir cette droiture. Mais ici il existe une notion qui nous semble parfaitement opposée à la raison, c’est l’intuition. Dans la philosophie de Spinoza, nous pouvons complètement rapprocher la raison du second genre de connaissance. Or c n’est pas le dernier. C’est probablement ici que nous touchons du doigt l’essentiel de cette notion, notamment dans l’opposition entre la philosophie de Kant Raison) et celle de Spinoza (Intuition).


Si nous résumons, la raison se définit par quatre caractéristiques:

  1. Réflexive (pas spontanée)
  2. Universelle (pas subjective)
  3. Volontaire (pas inconsciente)
  4. Normative (pas intuitive)

La question de savoir si la raison a toujours raison est logiquement absurde puisque la raison est la raison et qu’elle a raison d’être ce qu’elle est. Elle ne peut se poser que d’un point de vue éthique. Est-ce que j’ai raison de faire travailler ma raison en mathématiques, en science? C’est une question totalement stupide, parce qu’il n’y ait en aucune manière question d’autre chose. Par contre la question de savoir si j’ai raison de me fier à la raison dans le cours de mon existence est beaucoup plus sensée. Elle fait sens, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas du tout acquis que l’existence, c’est-à-dire le fait que l’existence soit soit sensé. Cela peut être absurde comme finalement  Schopenhauer, Heidegger, Camus, entre autres auteurs l’affirment. Ainsi par exemple nous sommes physiologiquement fait.e.s pour avoir des enfants. Pour autant, en avoir n’est pas forcément rationnel ni raisonnable. Quelque chose chose se détache ici, c’est l’importance de la notion de norme. Qu’il y ait dans la raison une norme de comportement cohérente voire fiable peut sans aucun doute se défendre, mais le sujet nous appelle à aller un peu plus loin jusqu’à nous poser la question de la fiabilité d’une norme de comportement. 




  1. la raison contre la sensibilité (Kant)

Nous faisons preuve de raison quand nous n’agissons pas spontanément, instinctivement ou sentimentalement. De la raison nous pouvons insister sur le fait qu’elle est en concordance avec la définition de la vérité comme adéquation (le premier sens que nous avons vu). La vérité est alors toujours le produit d’un jugement et plus ce jugement sera le fruit d’une réflexion, d’un examen, d’une étude donc d’un décalage temporel, d’une médiation avec le fait, plus mon jugement se rapprochera du vrai. Dés lors qu’un sentiment ou qu’une sensibilité interviennent, la raison est menacée et dés lors, nous ne sommes plus les maîtres d’oeuvre d’une vérité universelle. 

C’est sans conteste avec Emmanuel Kant que nous allons le plus loin dans le développement d’une conception du vrai, de la morale et de l’humanité dont l’unique finalité est de concevoir une attitude fondée exclusivement sur la raison, contre la sensibilité. Il ne peut exister de liberté humaine qu’à partir du moment où l’on peut définir et constituer une attitude remettant systématiquement toute influence sensible out sentimentale. Pourquoi? Parce que les sentiments et les sensations nous « affectent ». Si nous nous laissons influencer par des affects nous-ne sommes plus les auteurs de nos actions et nous ne vivons plus dans un monde « humain ». 

Seul l’être humain a cette capacité à créer des lois auxquelles il adhère en tant qu’être de raison alors même que ces lois contredisent ces sens, ces affects, ces pulsions. Tout humain en tant qu’être raisonnable est le constructeur d’un monde « agi », voulu, transparent, cristallin au sein duquel aucune pulsion ne contrevient à l’universalité des lois. 

Qu’est-ce qui caractérise la sensibilité? La passivité du sujet. Nous ne sommes absolument pas agissant dans le ressenti. Nous subissons les sensations et les affects de telle sorte que si notre « action » ne s’effectue qu’à la suite de ‘l’onde de choc d’un affect ou d’une sensation, nous n’y effectuons pas notre liberté. 

Or une action que nous n’effectuons pas librement ne peut être morale selon Kant. Pourquoi? Parce qu’elle n’est pas le fruit d’une bonne intention. Il faut relier la passivité des affects avec l’intérêt. Dés lors que nous sommes intéressé.e.s à ce qu’une chose se produise, nous en sommes dépendants, nous lui sommes lié.e.s par les sens, par la sensation de bien-être ou de pouvoir qu’elle peut nous apporter. Par conséquent la sensibilité et les sentiments sont des motivations « pathologiques » de pathein qui veut dire souffrir, subir. 

Une action est morale quand elle est libre et elle ne peut l’être que si nous l’accomplissons gratuitement, de façon totalement désintéressée. Or seule notre raison peut être à la hauteur d’un tel désintéressement. Le propos de Kant est de poser les conditions auxquelles une intention doit répondre pour être absolument « pure », c’est-à-dire désintéressée, débarrassée de toutes motivations pathologiques, or une motivation pathologique est une motivation sensible (sensation ou sentiment).

Kant applique cette conception très rigoureuse de la morale à des cas très précis. Puis-je mentir, par exemple? Peut-on avoir raison de mentir? Existerait-il un cas de figure au sein duquel ma raison et non ma sensibilité me conseillerait de mentir? Absolument pas parce que le mensonge est toujours intéressé et par conséquent nous n’y sommes jamais libres. Nous mentons parce que il est de notre intérêt de le faire, parce que nous nous soumettons à un affect, à un avantage personnel, subjectif. J’ai un ami poursuivi par des personnes qui veulent sa mort et je le cache chez moi. Si ces futurs assassins me demandant s’il est chez moi, je vais mentir évidemment parce que c’est mon ami et que je préfère un mensonge à la mort de mon ami. Je fais passer mon intérêt particulier avant celui de l’humanité, parce que j’aurai quand même menti à la face du monde.

Or Kant insiste sur le fait que je ne dois pas mentir, pas même dans ce cas de figure, SURTOUT pas dans ce cas là. Pourquoi? Parce qu’une action morale est une action voulue par une pure bonne volonté et parce que cette intention pure implique que l’on ne s’y détermine que de façon active, volontaire. Or je ne peux pas vouloir que le mensonge soit pratiqué dans un monde humain. Je ne peux pas le vouloir activement. Je peux m’y résoudre dans cette situation là, mais alors je subis la situation et je n’agis pas librement. Mon intention n’est pas pure. Pour qu’elle le soit il faut je puisse vouloir qu’une action soit pure volonté. Il faut que je veuille que la volonté soit et pas la soumission, ou la pitié, ou l’amitié. On ne construit pas une société humaine avec des bons sentiments. Il n’y a pas de « bons sentiments ». Il n’y a que la volonté bonne parce qu’universelle et désintéressée. Par conséquent je dis la vérité, parce qu’une société humaine peut se constituer là, sur la pierre fondatrice de cette bonne volonté. La raison a raison de ne jamais mentir, quel que soit le contexte. 




  1. La raison contre la passion (Aristote et Freud)

Au fondement même de la position Kantienne se situe l’impératif catégorique: « Agis de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi universelle. ». En d’autres termes une action est morale lorsque elle est voulue par une bonne volonté qui ne veut que vouloir sans être enlisée dans des sentiments ou sensations. Or une telle volonté ne peut s’effectuer que si l’on s’y engage en tant qu’Humain, et pas en tant que sujet sensible, en tant que sujet transcendantal et pas en tant que moi empirique. Par conséquent il existe une boussole morale grâce à laquelle nous pouvons en toute circonstance savoir la chose à faire: est-ce que je peux vouloir que la maxime qui motive mon action devienne une loi pour tous les Humains? Est-ce que je peux vouloir que le mensonge devienne une loi gouvernant tous les échanges entre les hommes dans tous les états? Evidemment non, donc j’ai raison de ne pas mentir tout simplement parce que c’est en tant qu’être de raison que je ne mens pas alors qu’en tant que sujet sensible, j’aurais menti. 

C’est exactement comme si entre nous et le monde là maintenant s’intercalait continuellement les exigences d’un nouvelle société humaine à établir. Entre moi et l’acte à accomplir se glisse le devoir être à respecter, à construire. Chacun.e est constructeur.trice du monde humain fondé exclusivement sur la raison.  Je suis le législateur de toute société humaine à tout moment en tout lieu. Telle est la condition pour que mes actions soient morales, c’est-à-dire fondées sur la raison. 

Ce que Kant décrit ici, ce n’est pas un  monde dont les habitants seraient des êtres de raison dépourvus de toute sensibilité, de tout sentiment, de toute passion, mais des êtres capables de toujours faire triompher leur raison sur leur passion. Seraient-ils heureux? Non évidemment mais ils seraient « dignes » du bonheur. 

Mais peut-on avoir raison d’agir de telle sorte que le bonheur ne soit en aucune façon la motivation de notre action? Le bonheur n’est pas le plaisir: il décrit ce que les philosophes de l’antiquité appelaient le souverain bien. Selon Aristote, il n’est pas possible de vouloir autre chose que l’accomplissement de sa nature laquelle pour les humains est spécifiquement politique, et impliqué nécessairement le bonheur. La vertu et le bonheur sont liés. On ne peut pas agir bien sans jouir du bonheur ni être heureux sans agir bien. Par conséquent on n’aurait pas raison de ne pas vouloir être heureux puisque la motivation de la vertu et celle du bonheur sont identiques. Avec Aristote nous ne sommes pas du tout confrontés à l’idéal moral d’une société humaine à faire mais à la nécessité politique d’une cité naturellement faite pour et par nous parce que nous sommes naturellement politiques. La nécessité d’une existence collective et non seulement privée (Oïkos) se fait sentir à tout citoyen de la même façon que l’envie de conquérir sa majorité, sa liberté. Tout citoyen libre n’a rien d‘autre à suivre que son désir de s’émanciper de l’étroitesse du foyer familial, lequel ne peut convenir à la condition d’homme libre. La raison de Kant n’a donc rien à voir avec le logos d’Aristote tout simplement parce que le logos a déjà besoin de la Polis pour se constituer en tant que Logos alors que pour Kant la raison est ce qui maintient à toute occasion l’idéal d’une cité humaine « pure » régie par des lois universelles. Entre Aristote et Kant se dessine une frontière infranchissable, celle qui sépare l’être du devoir être.

Mais qu’est-ce exactement que cette raison pour Aristote? Rien d’autre que cela même qui va se constituer dans le creuset politique de la cité, dans le collectif des délibérations et des actions des citoyens. Il n’est néanmoins pas possible d’affirmer que la passion soit bonne pour Aristote mais elle peut être purifiée, ennobli par la catharsis de l’art et principalement du théâtre, qui est une activité politique par excellence. Il n’est pas du tout question de frustrer ses passions comme pour Kant mais de les purifier en regardant des tragédies, en éprouvant dans un spectacle la violence pure des passions. Nous pourrions dire qu’au théâtre, nous avons raison d’être passionné.e.s. A vrai dire, on distingue mal quelle autre raison nous pourrions éprouver pour y aller que celle-ci, libérer nos passions dans un spectacle qui joue le rôle de réflecteur. 

Il ne faut jamais oublier que la raison est une instance de médiation qui instaure toujours de la distance entre l’être humain et le monde, le présent. Se fier à la raison, c’est se donner le temps de la réflexion, du décalage. Dans une perspective kantienne, nous mesurons bien à quel point un être humain moral renonce en lui totalement à son moi empirique, il accède à sa dimension humaine par ce renoncement, ce qui va totalement à l’encontre, évidemment, des thèses de Sigmund Freud. 

La visée de l’analyste Viennois est généalogiste: il n’est pas du tout question de savoir ce que le moi doit faire mais d’où vient que le moi « est » et il ne réside que dans cette ligne de fracture très ténue entre le ça et le sur-moi, qui ici semblerait se rapprocher le plus de la raison Kantienne. Il ne saurait être question pour chaque être humain de constamment donner son aval au sur-moi au détriment du ça. On n’ose à peine imaginer quels complexes naîtraient d’une telle oppression. Le président Schreber nous en donne une assez bonne illustration. Le moi est une instance très fragile qui se construit dans l’inconscient et dont il est impossible de formuler l’attitude raisonnable. Le génie de Freud est précisément de situer ses analyses dans un rapport à la norme qui n’est pas normatif. Qu’il y ait des normes culturelles auxquelles le ça va nécessairement se confronter est indiscutable et c’est dans cette confrontation que le moi va, tant bien que mal, se construire, comme il peut. Il est absolument impossible de distinguer dans cette construction un avoir raison. En un sens, on ne peut qu’avoir tort, puisque la vie en société va imposer le refoulement, la frustration.  Si par passion, nous entendons ce processus au cours duquel nous sommes l’objet d’un conditionnement, d’un marquage au fer rouge de la loi, nous voyons mal comment la raison pourrait naître d’une autre origine que celle-ci.