Petit résumé sur les points déjà abordés dans l'article précédent et leurs articulations:
1) La question des expérimentations animales pose exactement le problème des limites de l’humanité. Utiliser certains animaux pour tester des substances ou des opérations susceptibles d’être profitables aux humains repose à la fois sur une proximité génétique et sur une division générique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est poreuse, fragile, ténue.
2) Nous retrouvons exactement le critère de distinction des quatre ontologies formulé par Philippe Descola. Pour les sociétés naturalistes comme la notre (occidentale), il y a continuité entre les humains et les animaux du point de vue du corps (physicalité) mais discontinuité du point de vue de l’âme (intériorité).
Finalement l’être humain se définit par les limites que la société naturaliste établit à ‘l’égard des non-humains d’un point de vue moral ou spiritualiste et par l’absence de limite du point de vue physique.
3) Avec Louis Pasteur nous franchissons un cap dans la mesure où la lettre qu’il écrit à l’empereur du Brésil pose l’efficience dans son esprit de scientifique d’une limite traçable entre les citoyens humains reconnus et des humains condamnés à mort sur lesquels des expérimentations dés lors seraient, selon lui, envisageables. On mesure à quel point ces limites deviennent ici celles que la loi tracent, comme si l’humanité n’était plus une donnée biologique observable et irrévocable mais un statut que l’on peut décréter ou pas. Si Pasteur se sent légitimé à écrire cette lettre, c’est finalement parce qu’il estime que certains humains sont du fait de leur situation pénale plus exposés que d’autres à ce que l’on pratique sur eux des expériences que l’on s’interdirait évidemment sur des citoyens « normaux ».
4) Cette notion de limite peut-elle être appliquée à l’humanité? L’humanité est-elle une condition limitative, « séquençable » et si oui sur quel continuum? C’est LA question de notre cours, en fait: peut-on concevoir l’humanité comme un « morceau » un tronçon délimité sur la continuité d’une ligne, comme le fait la société naturaliste selon Philippe Descola. Il y a deux lignes: celle du physique et celle de l’intériorité. L’humanité pour la société occidentale c’est ce qui sur la ligne de la physicalité est en continuité avec les monde animal et végétal mais séparé, divisé sur la ligne du corps et du physique. L’autre question est celle de savoir si l’être humain peut dans son fonctionnement social et légal, juridique, pénal se donner le droit de décréter que des individus biologiquement humains ne le sont pas juridiquement, ce que finalement la peine de mort et la notion de crime contre l’humanité semblent ratifier, affirmer?
5) Grâce à Michel Foucault, nous avons situé dans le cadre de cette dernière question le problème de la prison qui s’est révélée être finalement une sorte de zone apolitique au coeur même de la politique, une anomalie absurde et abjecte reposant sur une dynamique de la limite extérieure. Quiconque réfléchit à la prison réalise qu’elle n’a pas d’autre finalité que de rendre opérationnelle une fabrique de la délinquance, grâce à laquelle des contrevenants vont se retrouver piégés dans une sorte de "polis" inversé. En effet, autant la cité est finalement ce que l’on pourrait appeler une matrice de la bonne citoyenneté, autant la prison représente au sein même de la cité une « non-cité », une matrice à délinquance grâce à laquelle des caractères de criminels seront pré-identifiés, désignés comme les limites négatives de ce dont la cité figurera les limites positives. Il s’agit d’essentialiser des portraits-type de délinquants au fil d’une logique qui n’est pas sans rappeler celle du bouc émissaire, comme s’il n’était possible de constituer l’ensemble des bons citoyens que par le processus de stigmatisation, de repérage et d’exclusion du Non-citoyen, du comportement a-social, a-politique et donc finalement non-humain.
Nous mesurons ici toute l’amplitude et la perversion d’une dynamique de limitation extérieur/intérieur de l’humanité, fondée sur cette usine de la délinquance qu’est la prison. Le point fondamental sur lequel s’est constituée une dynamique sociale aussi perverse, c’est l’oubli total de la phrase d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique. Comment sommes nous tombés suffisamment bas pour accréditer la notion d’une institution: la prison, dont la visée est aussi clairement a-politique et cela au sein même de la polis?
6) Pour approfondir le propos, il nous faut revenir à la dimension anthropologique de limite notamment telle que Philippe Descola l’avait définie avec tant de justesse concernant les quatre ontologies. Ces quatre différents types de société se constituent en eux mêmes par le jeu de cette distribution de continuités et de discontinuités entre le corps et l’esprit. Ce que cela signifie c’est justement qu’il n’existe aucune base objective à cette distribution. C’est comme si chacune de ces ontologies se donnait à elle-même par cette sélection une épaisseur subjective. D’ailleurs cela se manifeste clairement lorsque nous, occidentaux, qui avons été élevés à partir d’un conditionnement naturaliste sommes fascinés par des thèses, des oeuvres ou des spiritualités d’inspiration clairement animiste. Ainsi par exemple, lorsque nous suivons et adhérons à des idées illustrées par les oeuvres de Hayao Myazaki, nous renions totalement les présupposés naturalistes, ce qui prouve que nous pouvons dépasser les frontières et explorer l’autre côté de cette détermination ethnologique de l’ontologie dans laquelle nous avons été éduqués. Les limites de ces quatre ontologies aussi indiscutables qu’elles soient sont poreuses. Elles nous imposent un formatage dont nous ne sommes pas nécessairement dupes, inconscients, esclaves.
Parvenu.e.s à ce 6e point, nous pouvons insister sur le fait qu’il est maintenant parfaitement clair que « oui », l’humanité semble bel et bien être une question de limites, avec tout ce que cela implique de perversité, notamment au regard des expérimentations animales, mais aussi du traitement de la délinquance et de l’existence de la prison (institution a-politique dans la polis humaine, ce qui est une contradiction dans les termes). Non seulement l’humanité est une question de limites que les humains instaurent à l’égard des animaux, des condamnés à mort, voire finalement des délinquants apprenant leur partition de délinquants dans ces fabriques à délinquants que sont les prisons, mais aussi par le bais desquelles ils se répartissent en sociétés animistes, naturalistes, analogistes, totémiques (Descola). Ce que nous constatons, ce sont les conséquences des erreurs notamment de la société naturaliste (écologie) mais aussi des institutions répressives (prison) et tout cela vient sans aucun doute du fait que ces limites aussi bien biologiques, éthologiques, ethnologiques, légales, juridiques, pénales sont celles que les humains se donnent à eux-mêmes. En fait nous voyons ici à l’oeuvre l’efficience de la même dynamique stigmatisante que celle que nous avions démasquée dans la langue lors du cours précédent sur les violence. Ce qu’il nous faut explorer maintenant c’est la possibilité de porter un regard moins dogmatique et surtout moins partial moins subjectif, moins partie prenante sur la pertinence de cette notion de limites appliqués à l’humain.
2) Zôon « a-politikon » et ensemble ouvert (suite)
Nous avons déjà commencé à développer cette deuxième partie et nous reprenons le cours à cet moment. Cette expression de zôon a-politikon qui est l’exact contraire de l’affirmation d’Aristote peut s’entendre en deux sens:
- Elle dénonce dans le prolongement des thèses de Michel Foucault cette effroyable machine à créer des « délinquants types » à partir desquels l’ensemble de la bonne société des bons citoyens peut se définir et se constituer au fin d’une dynamique aussi exclusive qu’inclusive et qui n’est l’un que parce qu’elle n’est pas l’autre. C’est exactement cela qui pose problème: cette logique des ensembles fermés. Or comment la combattre sans explorer le paradoxe des ensembles ouverts? Peut-on se représenter un ensemble qui ne se constitue qu’au gré d’une dynamique de l’inclusion? Est-ce si difficile que cela? N’est-ce pas finalement assumer l’héritage d’Aristote, celui de l’homme comme animal naturellement politique?
- Ceci nous amène au second sens: le zôon a-politikon c’est finalement si l’on suit les thèses combinées de Heidegger et de Jacob Von Uexküll l’animal tout court. La vraie différence entre l’humain et les animaux ne vient pas en effet de ce que la société naturaliste a arbitrairement institué (continuité de corps, et discontinuité d’âme) mais plutôt de la distinction entre le biotope et la polis. Les animaux ont des milieux et les humains n‘en ont pas, de telle sorte qu’il leur revient de se construite une polis, ce que l’on pourrait appeler par un néologisme: un politope.
Se pourrait-il que l’être humain loin se se définir comme cette créature qui impose des limites se satisfasse de les explorer, d’être finalement l’espèce la plus border-line de la planète? Nous pouvons ici penser à l’une des citations les plus porteuses de sens à partir de la fameuse affirmation d’Aristote du zôon politikon. Il s’agit de celle de Jacques Rancière: « la politique n’est pas faite de rapports de forces, mais de rapports de mondes. »
Cette phrase est incompréhensible si nous ne l’éclairons pas de tout ce qui a été dit notamment par Jacob Von Uexküll et plus récemment par Philippe Descola dans son livre sur la composition des mondes. Les animaux ne naissent pas dans la nature mais dans un milieu qui les constitue tout autant que eux le constituent. Von Uexküll a mis à jour ce processus par le biais duquel il existe dans la nature des désinhibiteurs (le terme est inventé par Heidegger), c’est-à-dire des affects, des stimulations à partir desquels chaque animal crée le « territoire » à l’intérieur duquel il fait ce qu’il « est ». C’est exactement la notion de biotope telle que la pandémie récente en a clairement prouvé la pertinence (mettre en contact des espèces qui sont ainsi chassées de leur biotope crée des dysfonctionnements, des souches virales destructrices). C’est comme si la texture la plus profonde et la plus structurelle de la vie se défaisait. Il existe dans la nature une harmonie, un ouvrage dont les êtres humains ne tiennent pas compte, auquel ils se rendent aveugles, probablement parce que l’économie mondialisée est fondée malheureusement sur des présupposés naturalistes qui sont bio-incompatibles.
Observer la nature en se détachant complètement de l’idéologie naturaliste permet de ne plus se laisser aveugler par la prétendue limite entre les non humains et les humains du point de vue de l’intériorité. C’est justement le contraire qui est évident: chaque animal est porteur de cette intériorité grâce à laquelle il se constitue le milieu à l’intérieur duquel il peut accomplir et déployer sa puissance, être ce qu’il est: tique, araignée ou abeille. De fait, nous voyons bien comment ces différents biotopes s’articulent entre eux de telle sorte qu’ils se nourrissent les uns des autres au sein d’un ouvrage immanent, grandiose et incroyablement efficient. C’est comme si la nature ne cessait de se faire naturante à chacun de ces « croisements de biotopes » dont il est clair que chacun concourt à un « ensemble », ensemble que l’on peut VRAIMENT qualifier d’ouvert, parce qu’il n’exclue rien. C’est cela que nous réalisons grâce à Von Uexküll: le sens miraculeusement opérationnel de la notion d‘ensemble OUVERT.
Mais pourquoi l’être humain est-il privé de biotope? Parce qu’il est zôon politique en un sens qui va bien au-delà de celui dont Aristote avait déjà développé la géniale intuition: ce que l’humain VOIT, en tant qu’il est lui, être fondamentalement désoeuvré (Heidegger), débarrassé de la nécessité accaparante de créer son biotope, ce sont justement les brèches par les biais desquels fonctionne la nature en tant qu’ensemble OUVERT. Le propre de l’être humain pas seulement de se constituer lui-même en tant qu’animal non génétique au sein de la cité mais de se rendre sensible (ce qu’il est dés le départ) à ces pointillés entre les biotopes animaux dans la porosité desquels se constituent les ouvertures de l’ensemble ouvert de la nature naturante. L’homme est donc bel et bien la créature des limites mais pas en ce sens qu’il aurait à les instituer mais parce qu’il lui revient d’en avoir l’intelligence, la sensibilité, d’être le spectateur de la façon naturelle dont toujours déjà ne cessent de se créer et de s’harmoniser des mondes. L’être humain est la créature dans laquelle se définit l’acception la plus noble de toutes les activités, à savoir la politique, mais il n’est plus ici question de la politique de la cité humaine. C’est de la cité des vivants dont l’être humain se trouve être à la fois l’instigateur et le témoin privilégié.