mardi 28 novembre 2023

Terminale 2 / 3 / 6: Peut-on parler sa langue maternelle en son propre nom?


 Finalement le sujet pouvait être reformulé suivant l’énoncé suivant: « puis-je parler en mon nom propre dans ma langue maternelle? » Toute la difficulté du sujet s’exprime dans l’ambiguïté entre le propre auquel fait référence le nom propre qui est « moi » et la nature profondément impersonnelle, anonyme, générique, taxinomique (classificatoire)  de la langue. Comment assouvir ce désir de parler en son nom propre dans une langue qui ne fonctionne, en tant que langue:

  1. Que par des généralités, c’est-à-dire des étiquettes dont chacune est un « genre », une idée générale, ce que l’on appelle un « taxon »
  2. Que par des stéréotypes dont on perçoit bien qu’il y a toujours une part de «  déchet » , de non-dit par rapport à un vouloir dire qui reste inexprimé comme au seuil de l’expression linguistique, "innommable".
  3. Que par des répétitions d’un passé comme si parler une langue était comparable à chercher dans une déchetterie la forme usée susceptible de convenir à une volonté et intensité d’expression toujours nouvelle parce que présente. Parler une langue c’est éprouver comme une violence cette confiscation d’un présent par un passé, cette interdiction de s’ouvrir comme à une authentique aventure à ce qui se manifeste à nous (sentiment, pensée ou situation) comme miraculeux parce que c’est ça « maintenant ». Mais devant moi, l’auditeur.trice est là, dans l’attente d’une compréhension "passée" de ce que je dis "maintenant" et cette compréhension ne pourra s’effectuer que sur une ancienne plate-forme commune à nous deux. Je ne dis donc que ce qu’elle ou il « peut » entendre: « A bon entendeur ». Quelque chose parcourt la langue qui est un mouvement d’institutionnalisation au sens fort du terme de faire rentrer dans le rang, c’est-à-dire dans le commun. Se faire entendre en tant qu'énoncé, que message, c'est éprouver cette défection d'un pur présent rabattu sur les lieux communs d'un passé sur lequel on "s'éternise".


Deux exemples peuvent ici être invoqués pour apporter de la clarté à un sujet complexe. Peut-être avez vous été confronté.e à ce genre de dialogue avec une personne plus âgée de votre entourage:

- C’est fou, je n’avais jamais vécu une chose pareille…

- Bah quand tu auras mon âge, tu te rendras compte que ça n’a rien d’exceptionnel!

Il y a légitimement de quoi HURLER devant la violence sous-jacente d’un tel déni de nouveauté, et finalement devant une telle peur panique que quelque chose du présent se soit effectivement effectué. Au-delà de la posture avantageuse (et fausse) du vieux sage qui a tout vécu, c’est bel et bien à une terreur que nous avons affaire, mais devant quoi? 

            A l’idée qu’il y ait dans tout instant présent une naissance, une renaissance remettant à zéro les compteurs de l’existence,  à la pensée que certes tout ne soit qu’éternel retour mais éternel retour de ce qui ne sera plus jamais comme avant. Le dramaturge et essayiste Wajdi Mouawad a dit: « chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa propre jeunesse ». Il se pourrait que le fin « mot » de cette citation à laquelle nous serions bien inspirés de réfléchir soit dans la langue et dans le mouvement de cette institutionnalisation propre à la langue. Il FAUT alimenter la croyance présenticide que ce que nous vivons comme JAMAIS se passe en fait comme TOUJOURS. Tout n’est que redite, rengaine, déjà-vu, nom COMMUN. Comment parler en son nom propre une langue qui n’est constituée que de noms communs et par conséquent usés? Comment parler en son nom propre avec des mots-déchets trouvés dans les poubelles des lieux communs?




- Tu comprendras quand tu auras mon âge

- Non, parce que quand j’aurai ton âge, avoir 40, 50 ou 60 ans ne signifiera pas du tout la même chose que maintenant et que chaque adolescent.e invente une certaine façon d’avoir 16, 17 ou 18 ans. Et toi? Finalement du haut de ta sagesse d’Homme qui a déjà tout vécu, tu as inventé quoi de tes 60 années? 


De nombreuses personnes sont bien conscientes de la justesse de la fameuse phrase d’Héraclite: « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » sans forcément en tirer la plus immédiate et irrévocable conséquence: rien de cet instant que nous vivons ne peut s’effectuer autrement qu’en tant que jaillissement imprévisible d’une nouveauté. Si rien «  n’est » jamais mais que tout devient toujours, alors quelque chose en ce moment même nous convoque urgemment, nous intime l’ordre d’inventer une nouvelle façon de dire ce qui n’a jamais été dit, avec un usage de la langue qui n’a jamais été tenté par personne jusqu’à ce maintenant. 

C’est exactement à cette tâche surhumaine que se voit confronté l’offensé de « pour un oui pour un non » de Nathalie Sarraute: « personne ne peut comprendre, personne n’essaie du reste. » Cette infime nuance de condescendance qu’il a reçu de plein fouet, c’est ce que les mots usuels ne peuvent dire dans ce qu’elle a de brutal, de pur, de brut, c’est-à-dire finalement de « présent »  (et l'offenseur a alors beau jeu de se récriminer, du haut de la toute puissance dont la langue le crédite: je n'ai jamais "dit ça", puisque de toute façon la langue ne laisse ni ne porte pas la moindre trace d'un présent en tant que présent) . Toute langue ramène à du bien connu passé la prise de parole un peu démente du présent. Pourquoi: «  un peu démente »? Parce qu’en tant qu’acte, la parole se lance, tête la première, dans un combat que la langue a pour mission, pour fonction d’éviter, de noyer: « dire ce qui se passe, et s’y tenir ». Toute langue est une forme très dure de négationnisme du présent.

Or, il est absolument impossible que nous trouvions dans les mots tels qu’ils sont, c’est-à-dire déjà-là cette justesse, cet aplomb, cette capacité à advenir à la verticale de cet instant: « maintenant », de telle sorte que nous n’avons que deux solutions: 

1) Miser sur ce qui tout en empruntant le sens usés des anciens mots va faire émerger, en tant que pure parole, autre chose que de la langue:

- Beau temps hein?

- Oui mais le fond de l’air est frais




Rien de nouveau sous le soleil de la langue mais précisément, sous cette apparence de non-dit (au sens où rien n’est vraiment appris par l’un et par l’autre), la vie de l’un s’est mêlée à la vie de l’autre et c’est cela " parler pour ne rien dire ", parler pour parler parce qu’en fait c’est le seul moyen de situer nos existences à la bonne hauteur de ce qu’elles sont et ce qu’elle sont c’est "coïncidentes" dans l’émergence d’un pur présent. Au fond, c’est cela qu’elles se disent: parler c’est ancrer l’évènement de son existence dans l’être en maintenant à distance le non-être différentiel du système fermé de toute langue.


2)  Casser la langue: « Je te clef d'or je t'extraordinaire tu me paroxysme. Tu me paroxysme et me paradoxe je te clavecin tu me silencieusement tu me miroir je te montre, etc. »   (Ghérasim Luca).  Au-delà de tout ce que l’on peut relever comme barbarismes barbarisant la langue et donc ouvrant les vannes d’une pure sonorité de la parole (proche du cri…mais sans y tomber puisque ce sont des mots), ce qu’il faut entendre dans ces poèmes (sonores plus que sensés), c’est du passéisme cassé, réfuté, dépecé, dynamité par de la parole pure parce que présente et surtout imprévisible, improgrammable. C’est de la parole vive à l’écoute de laquelle on perçoit forcément confusément l’ineffable cri d’un pur présent, ou pour le dire « autrement »: la violence informulable de cette remise à zéro des compteurs de nos existences en quoi consiste la venue au monde d’un présent brut et donc innommable. Tout instant présent est  innommable et la poésie, c’est l’effort héroïque de le nommer quand même.


L’autre exemple que l’on peut utiliser pour mettre à jour ce dommageable mouvement d’institutionnalisation qui parcourt la langue, c’est la tentative de restitution par les rescapés des camps de la mort du 3e Reich de leur expérience. Ils sont nombreux à avoir tenté d’exprimer le fait qu,e dans cette tentative, ils ont fait l’expérience de cette confiscation par la langue de toute possibilité de dire du présent. Aucun mot dans la déchetterie de la langue ne convenait pour traduire l’intensité de cette expérience limite. Et c’est ce même trouble de l’attente des proches espérant  pouvoir partager avec lui la narration d’un fait qu’ils décrivent la gorge nouée en pointant la déconvenue de cette attente laquelle est à la fois profondément bienveillante, légitime et, en même temps, parfaitement inconvenante (écouter ici, c'est accepter de ne pas pouvoir comprendre, c'est écouter pour ne pas comprendre, pour ne pas banaliser dans la communauté d'un partage d'expériences communes le témoignage pur de faits littéralement innommables). L’expérience des camps est sans conteste une épreuve du réel en ce sens qu’il y a excès du réel vécu par rapport à l’entreprise de globalisation des mots. Là l’esprit de caricature inhérent à toute langue est brutalement démasqué comme inconvenant, faux, pris en défaut.

Il n’existe qu’une seule pratique humaine qui puisse être à la hauteur de ce défi et c’est l’art, précisément parce qu’il n’est JAMAIS question de comprendre une œuvre d’art ni d’en  saisir le message. Le propre d’une œuvre d’art est de nous imposer le choc d’une présence , de s’enraciner suffisamment dans l’être pour que nous ne puissions pas nous y dérober,   ni tenter de l’aseptiser par l’usage des mots. D’une œuvre on peut dire qu’elle est seulement « là » et qu’elle fait naître de ce fait une résonance entre ce qu’elle est et ce que nous sommes vraiment à savoir des Dasein, des êtres « là ».




dimanche 26 novembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6 - Philippe Descola: une perspective anthropologique sur la politique aujourd’hui

  

Sujet de cet article: L’anthropologie, c’est l’étude qui a pour objet les groupes humains, non seulement la façon dont se constituent ces groupes mais l’analyse comparative de toutes les croyances, traditions, rites, habitus, langues, savoirs à partir desquelles se manifestent des différences grâce auxquelles il est possible de donner au phénomène humain de nouvelles dimensions, de le saisir de la façon la moins influencée qu’il est possible par « son » origine culturelle.  Aucun anthropologue ne peut se réclamer de cette pratique s’il n’effectue pas pour lui-même un travail de « décentrage » par rapport à sa culture d’origine.


1) la « vérité » de l’anthropologie

La situation écologique de l’humanité n’est pas brillante. Devant ce constat qu’aucune personne de bon sens ne peut réfuter, la piste de l’anthropologie n’est vraiment pas la plus vaine ni la plus abstraite puisque elle consiste au contraire à questionner l’origine réelle d’un certain type de rapport à la nature propre à une civilisation dominante, ce qui est le cas de la culture européenne (de fait, ce que l’on appelle « le mondialisme » atteste de l’existence planétaire d’un régime économique: le capitalisme né en Europe et auquel la colonisation de l’Amérique par des pays européens a donné une extension mondiale)

Où, comment et pourquoi l’idée selon laquelle la nature est un réservoir contenant toutes les ressources nécessaires au développement de l’être humain, y compris dans la construction de ces infrastructures grâce auquel l’animal humain est libre d’exercer l’exploitation de tous les autres êtres vivants est-elle née?  Personne ne peut emprunter le chemin de cette excellente question sans effectuer un décalage, une relativisation à l’égard de tout ce que son éducation a contribué à lui faire considérer comme « normal ». 

Cela implique évidemment un travail de relativisation des normes, aussi bien dans le temps que dans l’espace et c’est précisément à ce point la qu’intervient le travail anthropologique. Jusqu’où peut-on aller dans l’approfondissement d’une définition de la vérité qui la poserait davantage dans un travail constant et renouvelé de relativisation de la notion plutôt que dans celui de sa mise en valeur?  La « vraie vérité » ne pourrait-elle pas consister dans un  leitmotiv sous l’impulsion duquel nous serions à même de percer à jour les présupposés culturels et historiques à partir desquels telle civilisation, telle société à tel lieu, à telle époque a suivi un type de vérité plutôt qu’un autre de telle sorte qu’elle ne s’aperçoit pas, dans le cercle fermé qu’elle constitue, que le critère même de la vérité qu’elle applique est parfaitement contingent, hasardeux, historiquement déterminable donc à tous égards: « pas vrai » (au sens de relatif)? Pourrions nous définir comme vérité non pas ce qui s’en donne le titre mais ce qui au contraire en démasque l’illusion, la genèse anthropologique, l’ancrage dans une époque et dans un terreau sociologique composé d’une multitude de strates et de postulats complexes ? S’il est bien un philosophe qui peut ici être cité c’est Friedrich Nietzsche: 

« Qu’est-ce que donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniques et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal. »



A ce titre il est également très éclairant de situer l’opposition de Descartes et de Spinoza, sachant que la lecture et la compréhension de Descartes a extrêmement influencé Spinoza, dans un premier temps, MAIS qu’à partir de cette nouvelle lecture de l’homme et de la pensée, Spinoza a pour sa part exploré et suivi un sillon distinct voire opposé en tous points à celui du philosophe français. Or de fait, la direction suivie, notamment par la science, la technologie, la médecine a été celle de Descartes plus que celle de Spinoza, pour qui l’être humain n’est pas « un empire dans un empire ».


2) La culture des Achuars

Mais avant d’approfondir la place occupée par Descartes dans la modalité de rapport que le mode de pensée européen a défini à l’égard de la nature, il convient de décrire les thèses essentielles défendues par Philippe Descola.

Ce qui a conduit cet anthropologue à aller en Amazonie, et plus particulièrement chez les Achuars, au coeur de cette forêt entre l’équateur et le Pérou, c’est le fait que dans tous les récits ethnologiques de plus de deux voire trois siècles, les collectivités habitant ces contrées sont décrites comme « sans foi ni loi ». Elles n’ont ni religion (attention, il n’y a pas de religion instituée mais il y a des croyances) , ni temple, ni village à proprement parler et qu’en même temps elles sont considérées comme « suradaptées à la nature ». Les naturalistes du 18e comme Buffon parlaient avec beaucoup de mépris des Indiens Warao qui extrayaient une bonne part de leur subsistance d’une fécule qu’ils trouvaient dans un palmier. Ils se comportaient donc, aux yeux du naturaliste français, comme des insectes butineurs. 

A nos yeux d’occidentaux, ces communautés  apparaissent comme des peuples naturels. L’intuition de Philippe Descola avant d’aller en Amazonie étaient de prendre le contre-pied de ces naturalistes condescendants en envisageant l’hypothèse selon laquelle loin d’être asociaux, ils avaient en fait étendu la définition de la société au-delà du monde des humains.  Ce que les premiers naturalistes n’auraient pas vu, c’est qu’en réalité ces peuples prétendument naturels sont culturels au-delà de tout ce qu’un esprit européen peut imaginer. Pour le comprendre il n’est pas question d’affûter nos capacités de détection de la nature mais de sortir de notre définition de la culture en lui faisant intégrer  des êtres non-humains. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire une culture intégrant des non-humains?

Chez les Achuars, tout le monde se réunit à l’heure du réveil pour partager et commenter les rêves des unes, des uns et des autres. C’est  le plus souvent à partir de ces discussions que s’établit le planning des tâches à faire dans la journée. C’est ce que les occidentaux appellent l’oniromancie, l’interprétatios des rêves (on est quand même très loin de Freud)

Dans les rêves des Achuars les non humains se manifestent auprès des humains en prenant une forme humaine et pour libérer des informations, éventuellement des plaintes, des opinions. Dans l’un des rêves cités par Philippe Descola, Une femme Achuar est visitée par un plant de manioc sous la forme d’une femme qui lui dit qu’elle a cherché à l’empoisonner en la plantant trop près d’une plante toxique, le barbasco. Pour les achuars il existe une âme que l'on pourrait plutôt décrire comme un flux, une sorte de fibre spirituelle et dynamique qui relie entre eux tous les autres vivants par une langue universelle grâce à laquelle des animaux des plantes et des humaines peuvent converser.

Philippe Descola évoque sa stupéfaction de jeune chercheur devant de tels témoignages auxquels il n’est pas question de prêter une valeur de vérité ou de fausseté. Un esprit européen peut par exemple interpréter ce rêve comme le reproche que cette femme se fait d’avoir planté du manioc prés du barbasco. C’est tout! Le fond de cette affaire, c’est que l’implantation dans un lieu passe par un dialogue entre les humains et les non humains.

Il existe une autre modalité de dialogue qui est celle de « chants mentaux », autrement dit de ce que nous appellerions nous des monologues intérieurs (sauf que pour les achuars ce ne sont pas des monologues mais des dialogues) par lesquelles on peut s’adresser « mentalement » à d’autres humains distants dans l’espace ou des non humains. Ces chants mentaux sont des incantations magiques. Ici encore il n’est pas question de croire ou pas aux effets concrets de ces dialogues mais simplement de noter que cette forme mentale et non-dite correspondant finalement à l’ouverture d’une ligne constante de communication (télépathique) entre les humains et les non humains. En recueillant auprès du groupe ces chants, en les traduisant, Descola s’est rendu compte qu’à aucun moment les non humains n’étaient perçus comme « Autres ». Il y a une totale continuité tout autant du point de vue de leur être que de celui de leur communication.  Les animaux et les plantes sont bel et bien consommé.e.s, chassé.e.s, mangé.e.e.s, mais en tant que partenaires sociaux, et pas du tout en tant qu’être de natures différentes.  En d’autres termes, pour les Achuars, les actions humaines visant à assurer la vie de la communauté s’effectuent dans un continuum. Il n’ y a aucun travail théorique visant à assurer aux humains un statut garantissant des droits à l’égard d’êtres qui n’auraient pas ce statut. Les humains et les non humains sont «  là »: ils ne cessent de s’échanger des propos au fil d’une ligne continue sur laquelle ils dialoguent et c’est tout!

Par exemple, Philippe Descola a raconté aux achuars les rêves qu’il faisait et qui consistait à se retrouver non pas dans la maison commune où tous les Achuars dorment mais dans un marécage entendant pleins de bruits inquiétants et des voix étrangères. Ils lui ont dit qu’il était allé en rêve dans la maison des pécaris, sorte de petits cochons sauvages. A des explications introspectives ramenant le sujet à sa vie propre, les Achuars privilégient des incursions dans des milieux animaux, comme si finalement Descola avait eu en rêve quelque chose d’une intuition du biotope des pécaris. 



C’est vraiment comme ça que l’on peut interpréter de façon vraiment porteuse les habitudes des Achuars, à savoir en suivant le modèle de thèses que l’on retrouve chez Jacob Von Uexküll. C’est exactement ce que fait Philippe Descola. Ce qui caractérise la vision des non humains chez les Achuars c’est qu’ils leur reconnaissent la capacité à composer un monde qui leur est propre. Après tout, le manioc ne fait que pointer l’impossibilité de faire voisiner entre eux deux biotopes: le sien et celui du barbasco. La différence essentielle avec Von Uexküll, c’est la langue universelle grâce à laquelle des biotopes peuvent communiquer entre eux. 




En marge de l’anthropologie, il semble pertinent de faire une incursion dans un tout autre domaine présentant des similarités avec tout ce qui vient d’être énoncé, c’est la biologie. Dés études récentes portant sur les microbiotes ont mis à jour que notre corps n’était composé que de 43% de cellules humaines. Qu’en est-il du reste? Il est constitué d’organismes microscopiques vivant dans un écosystème qui leur est propre, et c’est d’ailleurs ce que le vocabulaire biologique traduit par le terme de « flore » désignant par ce mot des populations de bactéries, de virus, de champignons ayant élu domicile dans notre corps et s’y développant au fil d’un rythme de croissance propre à leur écosystème. On parle de trois types de " flore" dans le corps humain: 

  • la flore intestinale
  • La flore vaginale
  • La flore cutanée

Sans ces hôtes, une multitude de fonctions de notre corps ne serait pas assurée. La présence de ces micro-organismes a été largement sous-estimée et ce qui a été découvert récemment c’est que ces micro-organismes constituent un microbiote qui est lui-même en interaction directe avec notre génome. En d’autres termes, ces "populations" que nous accueillons et sans lesquelles nous aurions de très graves problèmes de santé sont en incessante « tractation », « discussion » avec notre ADN. Il est vraiment éclairant d’envisager la possibilité selon laquelle les modèles d’interaction prévalant pour les Achuars entre eux et les autres espèces non humaines correspondent exactement à celle qui s’effectuent à l’échelle microscopique  dans notre corps entre les cellules humaines et les cellules non humaines. Si notre ADN échange avec le génome de ces micro-organismes, étant entendu que notre ADN est un code, cela signifie que ces deux génomes, le « notre » et celui du microbiote parlent la même langue (ou plus exactement échangent selon le même code de signaux , de la même façon que la femme Manioc parle dans la même langue que la femme Achuar dans le rêve de laquelle elle apparaît).

            Que de la non-humanité soit en constante interaction avec de l'humanité, c'est finalement, exactement ce qui fait "corps", ce qui fait notre corps, peut-être même ce qui fait du fait d'être, un corps, la corporéïté même, et cela passe par des interactions sur une communauté de fréquence ou de code. Pour les Achuars, on peut parler de langue.


3) Intériorité, physicalité, continuité, discontinuité

Cette langue présuppose une continuité, un pied d’égalité entre les humains et les non-humains. Ils peuvent échanger parce qu’ils ont une intériorité commune. Au-delà des différences physiques entre une plante, un animal et un humain, quelque chose les réunit comme une fréquence commune sur les ondes de laquelle ils peuvent tout à la fois émettre et recevoir, « s’entretenir ». Cela n’interfère en rien sur la cueillette et la chasse. Les achuars chassent les pécaris et écoutent les conseils du manioc lorsqu’elle demande à être éloignée du barbasco. Avec cette dernière plante ils asphyxient des poissons qu’ils mangent. Ce point est très important, à aucun moment n’apparaît ici l’idée d’exploiter des milieux, de les hétérogéneiser, de les ostraciser, de les discriminer. On participe de la vie du manioc, du barbasco et même du poisson et ces échanges ne se font pas du tout selon une modalité qui serait celle du donnant/donnant mais plutôt du gagnant/gagnant et cela repose sur l’absence totale de définition, de perception d’une « nature ». Les achuars ne vivent pas leur humanité comme une situation d’exclusivité mais ils ne cultivent pas non plus une attitude de déférence ou de respect tabou des milieux naturels

C’est à partir de cette observation que Philippe Descola a conçu quatre modèles de rapport entre les humains et les non-humains  à l’intérieur desquels peuvent se répartir toutes les populations du globe. Il n’existe pas de civilisation, de communauté humaine qui ne trouve sa place dans ces quatre façons de poser des continuités et des discontinuités avec les non humains selon que l’on considère que nous partageons la même physicalité ou la même intériorité, ou les deux ou ni l’une ni l’autre.


Discontinuité de physicalité et continuité d’intériorité:  l’animisme (exemple achuars)

Continuité de physicalité et discontinuité d’intériorités: le naturalisme (exemple: Europe, occident moderne)

Continuité de physicalité et continuité d’intériorité: le totémisme (Aborigènes d’Australie)

Discontinuité de physicalités et discontinuité d'intériorités: l'analogisme (Civilisations précolombienne, l'Europe avant la Renaissance où elle a obliqué vers le naturalisme)



On peut faire deux remarques sur ces quatre « ontologies »:

  1. Sur ce terme même d’ « ontologies » qui signifie « étude de l’être » ou « logos de l’être ». Ce dont il faut avoir bien conscience, c’est que cette répartition de toutes les cultures humaines en totémisme, analogisme, animisme et naturalisme, n’est pas donnée, « naturelle » encore moins « divine ») c’est-à-dire que finalement la répartition aurait pu être différente. Bien que né.e dans une culture naturaliste, on peut avec succès faire l’effort de saisir la vision animiste des achuars.  Toutefois, ce n’est pas parce qu’elle est contingente qu’elle n’est pas déterminante, c’est-à-dire que nous pouvons réaliser en même temps à quel point ces deux modalités de rapport entre humains et non humains a façonné des habitus, des façons d’être jusqu’à rendre très difficile leur remise en cause. Mais c’est justement dans ce décentrage que réside tout l’effort de quiconque veut adopter une démarche anthropologique.
  2. Cela nous fait comprendre le second point: ce décentrage grâce auquel nous, qui sommes né.e.s dans une culture naturaliste, essayons de comprendre une culture animiste revêt aujourd’hui, pour des raisons liées à la situation à laquelle nous sommes confronté.e.s, soit celle d’un désastre écologique, une dimension particulière que l’on pourrait d’ailleurs rapprocher de la quasi-causalité chez Deleuze. En termes simples, la démarche de Philippe Descola consiste à affirmer qu’il n’est pas question de dire que l’ontologie animiste serait plus vraie ou plus exacte, ni même plus « authentique » objectivement (un tel point de vue n’existe pas, il n’y a que des points de vue) mais qu’elle ne peut, en aucune façon aboutir à cette exploitation de la nature, à cette « dénaturation » dont nous observons bien les effets dans une culture naturaliste. Si le monde avait été gagné par une économie de type animiste plutôt que naturaliste, il ne fait aucun doute que nous ‘n’en serions pas là. Ce n’est évidemment pas pour autant qu’il nous faudrait envisager de parler au maïs ou au blé dans nos rêves, mais que cette piste politique consistant à explorer chez « nous », en Europe », des modalités de solidarités entre humains et non humains est peut-être la piste, la quasi causalité vers laquelle il faut nous diriger et l’on irait tenté.e de dire: « de gré ou de force)

Philippe Descola utilise l’expression « socialiser la nature », pour caractériser la façon dont les achuars considèrent la forêt amazonienne  et s’y comportent. Rien ne serait plus faux que de croire qu’ils laissent la nature pure et la forêt vierge. En fait , depuis des millénaires, la plupart des peuples vivant dans la forêt la cultivent de telle sorte que ce que l’on appeler la flore en soit changée mais sans que la biodiversité en soit impactée, tout simplement parce que les plantes cultivées dans la forêt ne sont pas perçues comme des ressources chosifiées mais comme des partenaires sociaux avec lesquels on peut échanger  (dialogue Manioc / Barbosa).




Sans le savoir ni même le vouloir, les achuars créent au fil des générations des niches écologiques qu’ils transmettent depuis des siècles à leurs descendants. Toute idée selon laquelle il s‘agirait d’accroître les rendements en perfectionnant des techniques d’exploitation est absolument impossible à concevoir dans un tel schéma. La nature n’existe pas en tant que telle, ce qui « est » c’est un entrecroisement de mondes dans lesquels des sujets interagissent au quotidien mais toujours à partir de cette évidence au gré de laquelle chaque sujet a « son » monde.

Cette pensée de Descartes selon laquelle:

 « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »

…est absolument impensable au sens propre par un Achuar. Il faut bien comprendre que l’expression utilisée par Descartes: « en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres » cache, dissimule un présupposé anthropocentriste très fort, comme s’il allait de soi que l’exploitation à des fins humaines d’une force naturelle définissait un usage « propre » (c’est-à-dire comme si c’était le propre de la nature d’être exploitée par les humains).

Mais alors quel est le fond de la différence entre animisme et naturalisme? Deux formes opposées de « mondiation ». Par ce terme, ce qu’il faut entendre c’est la façon de « faire monde ». Pour les achuars, la plupart des non humains ont une intériorité, mais en même temps cultivent un monde qui leur est propre. Comme le dit Philippe Descola: « ils universalisent l’esprit et relativisent la nature », c’est-à-dire que pour eux tout est esprit, tout être a et est un rapport à soi alors que la nature ne peut absolument pas être unifiée dans une perspective « holiste », totale, mais relativisée au contraire en autant de mondes qu’il y a d’êtres.

Si l’on y réfléchit, on réalise que pour « nous », naturalistes, c’est exactement l’inverse: il y a des lois de nature auxquelles tous les êtres vivants sont soumis, donc nous universalisons la nature mais nous disposons d’une intériorité qui nous est propre et qui nous distingue des plantes et des animaux: nous relativisons l’esprit.

Ce sont deux types de mondiation différents, deux façons différentes de faire monde. Pour illustrer cette expression de faire monde et ainsi justifier le terme d’ « ontologie », Philippe Descola utilise le terme de « mobilier ontologique » pour désigner ces « réalités » que l’on peut voir dans l’un mais pas dans l’autre et réciproquement.


Ainsi par exemple, il est évident qu’un Achuar ne peut pas voir dans la forêt un quark, c’est-à-dire une particule élémentaire quantique, (indiscernable à l’oeil nu évidemment). Le quark n’est sensible qu’à une culture dont la science en conçoit l’hypothèse et dont la technologie a construit des appareils susceptible d’en relever la présence (collisionneur d’hadrons du CERN). Inversement, un physicien des particules ne percevra pas un « iwianch », un esprit des morts achuar, lequel n’existe pas davantage que le quark, parce qu’il convient d’en déchiffrer la présence à partir d’indices précis, complexes par lesquels seule un personne entraînée, ou habituée à détecter les esprits dans la forêt. Evidemment si un achuar émigre en Europe et se forme à la physique des particules, rien ne s’oppose à ce qu’il en perçoive un, tout comme il n’est pas exclu qu’un européen se forme aux techniques de détection des esprits par les achuars. Mais l’un comme l’autre sera devenu comme le transfuge d’un monde à l’autre.


« Cela signifie que dans des circonstances normales, l’Achuar et le physicien vivent dans des mondes différents parce qu’ils sont peuplés d’êtres différents dont l’existence repose sur des postulats ontologiques différents. » Evidemment, nous avons envie de dire que le quark existe alors que l’esprit des morts n’existe pas, mais 1) en disant cela il est clair que nous ne manifestons que notre appartenance à l’ontologie naturaliste, et donc pas animiste, ce qui confirme tout à fait ce que dit Philippe Descola 2) ce n’est pas la question ici, tout ce qui nous mobilise c’est l’aptitude de chaque ontologie à faire monde 3) cela relève d’une tentative de dépassement de cette répartition d’ontologies qui n’a vraiment aucun lieu d’être. Chacune de ces quatre façons de faire monde ne voit que ce qu’elle peut voir à partir des présupposés que chacune d’elle se donne. En d’autres termes, nous retrouvons ici la notion d’epistémè ou encore celle de régimes de vérité. Qu’il y ait UNE vérité qui transcende ces quatre façons de faire monde est une proposition discutable. Il n’est pas évident qu’en nous entêtant sur l’existence objective du quark , nous  fassions vraiment autre chose qu’exprimer notre attachement à notre façon de faire monde.

4) Ontologies, Biotopes, Utopie, Dystopie et Politique

Descola évoque ici ce qu’il appelle « le mobilier ontologique »: l’Iwianch fait partie intégrante du mobilier ontologique achuar de la même façon que les esprits font partie du mobilier ontologique de l’animisme en général (y compris dans les dessins animés de Miyazaki: on pourrait dire que les esprits chez Miyazaki ne sont pas des métaphores, mais rigoureusement des réalités et c’est la différence radicale avec les dessins animés de Disney radicalement naturalistes). 

Peut-être comprenons-nous de façon plus directe toutes les implications de ces ontologies ainsi que la raison pour laquelle c’est ce terme qu’utilise Philippe Descola. «  Que le quark soit »  est vrai, « que l’Iwianch soit »  est vrai aussi mais pas dans la même ontologie. Il faut un appareillage technologique pour détecter le premier de la même façon qu’il faut une sensibilité capable de détecter des signes dans le second  et il n’y a là rigoureusement aucune justification pour qu’à partir de l’ontologie de la façon naturaliste de faire monde, nous contestions l’ontologie de la façon animiste de faire monde.  Il n’ya pas de perception « une »,  « absolue » de perception, ou pour le dire autrement la perception, c’est la relativité.

Ce que découvre Philippe Descola avec ces quatre ontologies n’est rien moins que l’équivalent humain des biotopes animaux pour Jacob Von Uexküll. Rien ne serait plus déplacé et biaisé que de poser ici entre les ontologies une hiérarchie construite à partir de la notion de « vérité ». Autant il est faux d’affirmer que chacune et chacun peut avoir « sa » vérité individuellement, autant il semble indiscutable que nous ne percevons que ce qu’il est possible que nous détections avec l’appareillage sensible adapté à partir de l’ontologie qui correspond avec notre manière de faire monde. A une attitude positiviste qui consisterait à poser que notre vision est la seule qui soit exact il faut substituer une autre attitude que Philippe Descola baptise « symétrisation ».

Rien ne s’oppose à ce qu’un achuar qui visite le collisionneur de particules du CERN perçoive un quark et rien ne s’oppose à ce nous fassions l’apprentissage de ce que les achuars appelle l’évidence d’un esprit mais qui après tout n’est que le souvenir ou l’anticipation d’une présence si l’on nous apprend les « signes » de sa détection. La symétrisation c’est notre aptitude à nous mettre à la place de l’autre culture une fois que l’on a vraiment intériorisé qu’il n’existe pas davantage de monde « objectif » que de mobilier ontologique « donné », « pur ». La catégorie de « vérité universelle et ultime » est donc totalement inapte à nous faire saisir la richesse ontologique du peuple humain, non seulement parce que nous nous rendons alors complètement insensible à la justesse de l’autre mais aussi parce que nous passerons à côté d’une évidence absolument remarquable, c’est que tout être humain dés lors a en soi le potentiel, la puissance des quatre ontologies et autant il est totalement ruineux de défendre sa façon de faire monde contre les autres, autant il est pertinent de miser sur cette puissance à constituer ces quatre mondes pour se faire une idée du phénomène humain.

La symétrisation ethnologique à laquelle fait référence Philippe Descola consiste à réaliser tout simplement que né.e dans une communauté achuar nous serions davantage formés à percevoir les esprits de la mort dans la forêt qu’à détecter des quarks mais au-delà de ça, qu’il existe peut-être aussi des échos, comme des bruits que l’on entend chez nos voisins d’appartement à cause d’une cloison un peu mince, de l’autre monde, ou de l'autre façon de faire monde dans NOTRE monde, ainsi, nous parlons à nos chats, à nos chiens, tout en ne croyant pas qu’ils entendent exactement les mots que nous leur adressons. Il nous arrive aussi de nous parler à nous-mêmes quand nous exécutons une tâche que nous estimons difficile, tout en ne misant pas forcément sur une efficacité matérielle de ces ritournelles verbales qui sont comme des façons de circonscrire une difficulté, de la contenir entre des murs de parole un peu magiques ». Or nous ne sommes ici pas très loin des « anent » qui viennent de « enetaï » (le coeur, l’âme  en Achuar). Les anent sont ces incantations magiques que les achuars utilisent pour communiquer par des chants mentaux avec des non humains ou des humains très éloignés dans l’espace (telle femme adresse à son mari parti faire la guerre contre une autre tribu de ne pas se prendre une flèche dans le corps). Evidemment nous y croyons moins qu’eux, mais alors pourquoi le faisons-nous? (Il n’est pas rare également, comme le fait remarquer Alessandra Pignocchi, que nous parlions à notre ordinateur pour l’insulter quand il tombe en passe ou lorsqu’il bugge).





Plutôt que de minorer ces pratiques, de les passer sous silence, il convient de les situer à leur juste place, celle de ces échos très diffus, très sourds, qui de monde humain en monde humain, font signe d’une puissance, d’un potentiel humain au sens fort du terme, d’une zone blanche au sein de laquelle sont comme suspendus tous les possibles de ces quatre ontologies.

C’est à partir de la prise de conscience de cette « zone » ou de ce potentiel « humain » que nous pouvons réellement envisager la symétrisation ethnologique, c’est-à-dire l’expérience d’un décalage authentique par le biais duquel, par exemple, nous qui avons été élevé.e.s et socialisé.e.s dans une société naturaliste pouvons réaliser la condition d’existence d’une personne animiste. Il suffit de partir de ces résonances étranges, donc de ces « anent », de ces petites prières ou adresses que nous dirigeons mentalement à notre ordinateur ou à des animaux sans penser que les destinataires saisissent leur sens, puis d’imaginer des institutions qui, contrairement aux nôtres donneraient foi à ces monologues mentaux, les transformant par là même en dialogues authentiques. Nous nous représentons alors des normes sociales accréditant la thèse de l’intériorité des animaux, des plantes. Il faudrait même aller jusqu’à se faire une idée de cette « autre » socialisation qui aurait été la notre si nous avions été la cible d’in tel conditionnement. C’est à la fois tout et rien: TOUT parce que, de fait, cette remise à zéro des compteurs de la socialisation est impossible et RIEN parce qu’en un sens, tout ce travail de symétrisation part d’intuitions réelles, d’attitudes étranges et anodines dont nous avons bel et bien l’intuition. La symétrisation ne fait que les prolonger. De la même façon, les enfants ou adolescents achuars sont probablement traversés, eux aussi par l’idée que telle crue de la rivière est causée par les pluies avant d’être le fait d’un esprit hostile, mais très vite, sa socialisation reprendra le dessus. La symétrisation est un travail ardu qui se fait continuellement et le plus souvent en pure perte, contre la socialisation.

Chez le petit enfant Achuar, c’est l’inférence causale qui est suspendue, c’est-à-dire l’explication par la cause qui chez nous va sans dire (comme le dit Pierre Bourdieu: « quand le monde va pour soi, il va de soi » et l’hypothèse de l’intention malveillante d’un esprit hostile qui sera privilégiée. Toutefois, pour contrebalancer en nous ce primat naturaliste de l’interprétation des phénomènes, nous pouvons évoquer un exemple illustrant parfaitement l’aveuglement dans lequel sur certaines observations éthologiques, le présupposé naturaliste est écrasant et probablement en porte à faux.

Dans son livre « souvenirs entomologiques », l’éthologue français Jean Henri Fabre décrit une observation qu’il a faite du comportement des abeilles dites « chalicodome des murailles ».  Lorsque celle ci revient de sa récolte de pollen et qu’elle la dépose dans la niche octogonale, elle arrive tête la première et dégorge le contenu de son estomac, puis elle ressort pour faire une deuxième entrée « en marche arrière » pour déposer le pollen restant dans son jabot mais par l’autre extrémité. Fabre a l’idée d’empêcher le second mouvement. L’abeille reprend alors son envol et tente une seconde entrée mais par le devant, tête la première, alors qu’en toute logique elle n’a plus rien à déposer de ce côté là:




« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »

C’est surtout la fin du texte qui pointe le présupposé naturaliste avec lequel Fabre observe et finalement s’aveugle à ce qui est en train de se passer devant lui. Il y a un préjugé mécaniste très éclairant d’ailleurs sur la conception européenne du « travail » (poiesis). Fabre provoque une discontinuité dans ce qu’il se représente comme une tâche divisible. Il insinue une séparation dans ce qui de toute façon lui apparaît comme deux phases, deux moments distincts et pointe une incongruité, ou du moins un automatisme purement mécanique dans le comportement de l’abeille qui reprend la totalité du mouvement, tête la première.  Le présupposé mécaniste du « travail » de l’abeille est dans sa tête à lui, humain, et pas du tout dans l’attitude de l’insecte. C’est vraiment évident: il ne perçoit pas que le préjugé mécaniste se situe dans la rupture que LUI a insinué dans le mouvement.

Mais d’où cela vient-il profondément? Dans ce même préjugé causaliste que celui qui nous fait seulement interpréter une crue comme conséquence de la pluie.  Pour tout humain.e élevé.e dans une société naturaliste, il ne fait aucun doute que l’abeille entre dans la cellule « POUR » y déposer le pollen, étant entendu que l’on ne peut pas accomplir un travail, une tâche ayant trait à la nourriture autrement que de façon fonctionnelle: on fait ça POUR ceci. On entre dans la cellule POUR y déposer la récolte. L’abeille est donc dépourvue d’intériorité et exclusivement animée de mouvements mécaniques accompli sans conscience ni âme visant simplement à effectuer ce que est inscrit dans son patrimoine génétique d’ouvrière et dans le rapport vital qui la relie à la nourriture.




Il ne fait aucun doute qu’un Achuar interprèterait très différemment ce mouvement et d’ailleurs, il est absolument impossible qu’il l’interrompe puisque l’abeille est, pour lui, un être doté d’une intériorité, d’une intention et finalement d’un monde.  Parmi les entomologistes européens, il en est un qui parvient à s’extraire de l’interprétation mécanique, causale du comportement des animaux, c’est Jacob Von Uexküll. L’abeille n’est pas du tout en train de suivre passivement un conditionnement qui lui viendrait d’un instinct de survie ou du fait d’être l’instrument de quoi que ce soit. Elle est au contraire en train de constituer son milieu, c’est-à-dire que cette attitude prend place dans un complexe de gestuelles, de postures et d’actions au fil desquelles les relations de réciprocité entre l’animal et son biotope s’effectuent de concert. Là où Fabre a choisi de voir qu’elle travaillait, elle « EST », elle est ce qu’elle est dans le seul lieu où elle peut l’être, à savoir celui qu’elle est est en train de créer par un ensemble de conduites dont il n’est pas exclu qu’elles ressemblent davantage à des rituels qu’à des routines de travail. Fabre interprète comme de la poiesis (action en vue d’un finalité extérieure à cette action) ce qui, pour un achuar et pour Jacob Von Uexküll tient plutôt de la praxis (action qui est à elle-même sa propre finalité) , de l’être. L’idée selon laquelle l’abeille est une ouvrière et comme telle, vouée à une sorte de « travail à la chaîne »  est un présupposé typique d’une société naturaliste (auquel nous ferions bien de réfléchir d’ailleurs pour saisir la dépréciation totale dans l’esprit des populations européennes de la notion de travail).

Une remarque essentielle s’impose, une fois que nous réalisons dans toute son étendue, l’erreur d’interprétation de Fabre, précisément parce que l’on peut vraiment utiliser ce terme d’erreur. Ne devrions nous pas au contraire lui assigner celui d’interprétation en affirmant que c’est simplement ce qu’un esprit naturaliste peut comprendre du comportement d’une abeille? Non, et cela a trait à ce que nous avons déjà mis à jour concernant cette zone étrange où tout être humain peut discerner des résonances entre les quatre façons de faire « monde ». Lorsque nous parlons à un chat ou à un oiseau, voire à un ordinateur, nous ne manifestons pas du tout une forme d’anthropocentrisme (disons que certaines personnes peuvent en rester là, à ce niveau et leur parler comme elle le ferait à des personnes qui leur manquent, mais ce n’est pas du tout intéressant, et ce n’est sûrement pas le fond d’explication de cette parole à des non humains).  Nous leur assignons tout simplement (mais évidemment ce n‘est pas si simple) un être, c’est-à-dire que nous leur reconnaissons l’acte d’être. Voyant l’abeille rentrer à nouveau tête la première dans sa cellule, nous nous disons que nous la voyons "être", être ce qu’elle est, se faire exister telle qu’elle est pour ce qu’elle est, là où elle est.



Le philosophe Baptiste Morizot évoque à plusieurs reprises cette expérience qui fut la sienne de regarder et d’être regardé, en face à face, par un loup sauvage pendant plusieurs secondes, comme cela peut nous arriver à nous, dans un décor plus domestique avec un chat. Le loup et le chat regardent l’humain.e dans les yeux. Pourquoi "là", si ne s’établissait pas dans ce fil, dans cette réciprocité de regard quelque chose qui serait comme une hauteur commune, comme la reconnaissance immédiate d’une intériorité à une autre? C’est à cette hauteur qu’il faut situer ces paroles anodines dont on pourrait presque dire qu’elles nous « échappent », mais d’où nous échappent-elles? 

De l’évidence d’un champ quasiment magnétique entre deux pôles d’intériorité là où s’instaure un rapport entre deux créatures qui reconnaissent l’autre comme « étant », ce que finalement ne fait pas Fabre. Ce qui intéresse au contraire Von Uexküll c’est non seulement que la tique « soit », mais aussi qu’elle soit ce qu’elle se fait être dans un processus de transformation réciproque Milieu/Etre. Fabre intervient en plein processus, en pleine cérémonie rituelle de vie, d’être, et il s’étonne après que l’abeille le reprenne comme si elle pouvait remettre à plus tard le fait d’être ce qu’elle est.

Ce que Fabre « se permet » et qui, en un sens, ne porte pas trop à conséquence pour l’abeille, qui reprendra tôt ou tard ses allées et venues, en marche avant et marche arrière, révèle néanmoins un droit que l’on se donne sur ce que l’on observe mal, sur ce que l’on ne comprend pas. Dés lors l’effet observé vient de ce présupposé dont Fabre ne s’aperçoit pas qu’il est implicitement et toujours déjà à l’œuvre dans « sa manière de voir ». L’animisme, plus et mieux que le naturalisme, perçoit cette ambiguïté à cause de laquelle c’est pour ne pas saisir que c’est nécessairement à partir d’une manière de faire monde que nous percevons une autre manière de faire monde que nous croyons déceler des absences, des vides, des incapacités chez l’Autre, chez l’animal. Fabre croit discerner de la répétition là où ne s’effectue que de la continuité, que de la création, que de l’être. Le moins qu’on puisse demander à un éthologue, c’est de faire droit au monde qu’il observe d’en être vraiment « UN ».




    Nous pouvons maintenant revenir, à meilleur escient, sur le texte de Philippe Descola et sur le soupçon légitime de son caractère « utopique ». Utopie vient du grec topos qui veut dire « lieu » et du U privatif: absence de lieu. Descola ne nous indiquerait-il pas une voix sans issue, une direction sans lieu où se poser? D’où part vraiment son aspiration à une autre politique, à un autre sens que celui de la politique telle qu’elle est aujourd’hui considérée dans un monde naturaliste? Dit-il qu’il faut être animiste? 

Non, cette opération dont il parle tout au long du texte fait indiscutablement plutôt référence à cette zone de résonances et d’échos dans la position interstitielle de laquelle nous pouvons nous rendre sensibles aux signes de présence et d’efficience des trois autres façons de « faire monde » et de nous en inspirer, sachant que la notre est, sans contestation possible, à l’origine du problème qui affecte la totalité de la planète et des humain.e.s qui vivent dessus. L’effort anthropologique de symétrisation n’est pas seulement nécessaire à l’anthropologue. Il est devenu indispensable à tout être humain parce qu’il le conduit exactement à cette zone blanche qui finalement est la plus à même de cercler le phénomène humain dans tout son ampleur et dans la richesse de son questionnement (Dasein).

Ce que nous pourrions définir comme une utopie, à savoir ce plaidoyer de Philippe Descola en faveur d’un déplacement des objets que nous nommons « politiques », ne correspond pas du tout à une absence de lieu mais, au contraire, à un effort de symétrisation qui localiserait en nous cette croisée de tous les lieux, ce potentiel humain des 4 ontologies. Ce que nous essayons de cibler ici c’est une mise en suspens de toutes les socialisations, ou plus exactement une réalisation, une conscientisation de tous ces processus de socialisation

Si, par exemple, l’entomologiste Fabre ne peut absolument pas concevoir que l’abeille s’ouvre un monde en entrant de nouveau tête la première plutôt qu’elle ne répète mécaniquement inutilement une routine absurde, c’est simplement à cause de l’ontologie naturaliste dont il est inconsciemment le produit. Or, il se trouve que dans cette société naturaliste, un autre éthologue Jacob Von Uexküll développe une toute autre perspective: celle du milieu. Il ne fait aucun doute que dans cette interprétation au sein de laquelle l’abeille s’effectue en tant qu’être par l’adoption d’un certain nombre de postures correspondant à la constitution de son milieu (elle entre de nouveau tête la première parce qu’elle ne rentre pas dans la cellule « POUR » y déposer sa récolte, mais parce que c’est simplement l’attitude imposée par son rapport avec son milieu tel qu’elle le voit, tel qu’elle le vit, tel qu’il est pratiqué par toutes les autres abeilles, telle qu’elle lui permet d’y être ce qu’elle est dans ce milieu avec lequel elle est en adéquation) rompt avec le modèle naturaliste, tout simplement parce que cela revient à accorder à l’abeille une forme d’intériorité.


                    Finalement ce qui empêche Fabre de réaliser ce qui apparaît aux yeux de Von Uexküll, ce n’est pas seulement la société naturaliste mais la projection d’un certain type de « travail », d’un modèle productiviste: cette entrée ne correspond pas à notre conception de l'abeille « ouvrière ». L’absence d’intériorité de l’abeille est faussement déduite par Fabre de ceci que son attitude ne correspond pas au modèle d’exploitation d’une ressource. Ce qu’il ne parvient pas à se représenter, c’est une autre modalité de présence à un autre monde que celui qu’il veut à toute force plaquer sur l’abeille. Finalement ce qui manque à Fabre, c’est l’intuition de biotopes entrecroisés entre les différentes espèces animales et végétales telle qu’elle a au contraire entièrement polarisé les travaux de Von Uexküll.

Par conséquent l’assignation du terme d’utopie que nous pourrions être tenté.e.s de plaquer sur les thèses défendues par Descola vient exclusivement de ceci que comme Fabre, nous ne parvenons pas à nous dégager des présupposés naturalistes de notre socialisation ainsi que du modèle productiviste qui s’y est imposé et qui via le « mondialisme économique, a gagné la quasi totalité des grandes sociétés humaines.

Mais alors pourrions nous déduire de tout cela que Philippe Descola nous suggère de nous constituer nous humains comme un biotope parmi tant d’autres, de nous insérer dans ce tissu d’écosystèmes comme étant l’un d’entre eux?

Nullement. Et c’est la raison pour laquelle il convient de prêter toute notre attention à ce passage: 

« L'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d'énergie, d'information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. »





Comme le philosophe Heidegger, reprenant la fameuse citation d‘Aristote selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique », nous y invite, Philippe Descola situe précisément là cette nouvelle conception de la politique qu’il appelle de ses vœux. L’humain est un animal politique là où les autres espèces sont des animaux « biotopiques ». L’économie de type capitaliste née dans les sociétés naturalistes et répandue dans le monde via le mondialisme définit comme utopique une politique faisant droit au biotopique. Cette soi-disante « utopie » est au contraire saturée de « lieux ». Ce qui effectivement y apparaît comme délicat, difficile, peut-être impossible, c’est que les êtres humains comprenant la notion de biotope ou de « milieu » soient à même de se respecter eux-mêmes en tant qu’animal politique capable de faire cité au cœur même d’un vivant entièrement configuration comme tissu d’écosystèmes. Comment un être politique peut-il s’insinuer sans dommage dans ce réseau là?



C’est grâce à l’anthropologie historique que l’on peut en créer une qui soit plutôt prospective. Dans un livre plus récent: « ethnographie des mondes à venir », Philippe Descola rappelle un certain nombre de données que nous avions oubliées et il les met en rapport avec des faits plus récents pour donner une idée concrète de cette politique. Il convient de se rappeler qu’il n’était pas rare en Europe, et ce jusqu’à la Renaissance de traduire des animaux en justice, lorsqu’on les estimait responsable de drames humains. Des chiens, des cochons ont été traduits au tribunal parce qu’ils se sont révélés à l’origine de chaînes de causalités aboutissant à la mort d’un humain. On pouvait aussi, à cette époque, incriminer, au sens littéral, la vermine ou des maladies que l'on estimait responsable de la destruction d’une récolte.

        Plus récemment en décembre 2006, une mobilisation s’est organisée contre le projet d’une exploitation minière d’une montagne dans la chaîne de l’Ausangate. La situation était compliquée du fait qu’un pèlerinage s’y produit chaque année pour commémorer l’apparition du Christ à un jeune berger. Mais ce qui est apparu dans les motivations des manifestants militant contre le projet de confier à une multinationale l’organisation de l’extraction du minerai, c’est le mode d’exploitation vécu comme un attentat contre la montagne, contre une entité naturelle. Il existait déjà des procédés d’extraction à petite échelle exécutés par les paysans eux-mêmes, sur le fond d’un ensemble de tractations avec les esprit peuplant les entrailles de la terre. La multinationale entendait agir par décapages successifs des couches de la montagne ce qui aboutissait à la destruction totale de la montagne. On perçoit alors la croyance aux esprits sous un autre angle. Les esprits dessinent quelque chose comme la ligne d‘échange possible entre les humains et la terre. Finalement l’intériorité, qui est reconnue à l’esprit de la montagne n’est rien d‘autre que l’évidence d’un écosystème dont il n’est pas du tout exclu que les humains « profitent » mais dans le cadre imposé par la prise en compte d’un biotope. Ce n’est donc rien moins qu’une politique au sens de tractation, de délibération entre les hommes dans la conscience commune d’habiter un lieu vivant, régulé par ses propres lois.  Ce que la multinationale détruirait c’est précisément l’idée même de cette politique de tractation avec des éléments naturels qui possèdent un milieu, un écosystème.

Il n’est pas  du tout question aujourd'hui de réhabiliter les procès d’animaux mais d’imaginer des formes de délégation de la capacité d’agir des non humains telles qu’elle soient viables pour nos institutions. Il faut donc envisager des modes de représentation juridiques des milieux de vie qui redéfiniraient la notion de propriété conduisant par là même à une socialisation politique des non humains. Les milieux de vie seraient ainsi des sujets politiques dont les humains seraient les fondés de pouvoir (représentants d’une personne morale qui lui délègue le pouvoir de porter sa parole). 



L’enseignante chercheuse en droit Sarah Vanuxem a ainsi consacré sa thèse à la question de la propriété des choses, appelant à une perception nouvelle de cette notion. Il s’agit de transformer la conception d’une propriété comme domination, pouvoir, jouissance  en faculté d’habitation. Ce qui nous définirait comme propriétaire serait la capacité d’habiter un lieu, mais aucunement d’avoir un pouvoir de domination du lieu en question.

On peut ici penser à la fameuse affirmation de Pascal: « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » Bien qu’entièrement fondé sur un présupposé naturaliste, le double sens du verbe comprendre est très porteur ici et agit en résonance avec certaines thèses de Sarah Vanuxem.  Ce n’est pas d’être propriétaire (au sens jouissance) de mes biens que je retirerai ma dignité mais d’être propriétaire au sens "habitation", ce qui suppose une compréhension de tout ce qu’habiter veut dire, de la même façon qu’on dit qu’un esprit habite un lieu. Ce n’est pas le fait d’être humain qui serait source de droit (réservé aux humains du coup), mais le lieu, le fait d’être là, un peu comme si le Dasein convertissait en terme juridique le propre de sa condition. Je suis là, je ne suis que « là », mais ce fait d’être simplement là, d’habiter « là » me met au coeur d’une multitude de rapports avec des non humains dont je dois représenter les intérêts dans mes tractations avec les autres humains. 

A cette absence d’enracinement physique au lieu qui nous caractérise en tant que Dasein, il nous revient de substituer un lien de droit, un mode de vie politique tout en tractation, en échanges, en délégation. En d’autres termes qu’un droit donne un pouvoir serait définitivement obsolète, impossible. Il ne fait qu’entériner le fait de l’habitation.

Finalement cette réforme du vocabulaire et du terme de droit revient à abdiquer totalement de la moindre transcendance de statut accordé à l’être humain. Ce n’est pas en tant qu’homme que nous avons des droits, mais c’est par notre capacité à nous faire le représentant des non humains qui ont des milieux et avec lesquelles nous partageons l’habitat. C’est étrangement exactement ce que défend un chef mélanésien  sur l’île de Malaita: « La terre possède les hommes et les femmes; ils sont là pour prendre soin de la terre. » La terre dit Philippe Descola en commentaire de cette phrase « n’est pas ici le simple sol, mais une entité nourricière intimement liée aux ancêtres qui y reposent et continuent d’exercer leur tutelle sur les vivants. C’est le devoir des vivants de célébrer les ancêtres, de veiller sur leurs sites funéraires, d’accomplir les rites et d’embellir la terre avec de beaux jardins, de grandes maisons et des fêtes fastueuses. »

Bref, au lieu d’être un droit comme nous l’entendons habituellement en tant que jouissance d’un bien,  le fait d’être propriétaire devient une catégorie du droit qui nous situe d’abord comme débiteur, investi d’un devoir. Je deviens davantage responsable  d’un lieu dont il va me falloir représenter les milieux auprès des autres humains qu’investi de la pleine jouissance d’un pouvoir. Nous ne possédons aucun lieu, c’est le lieu qui nous possède et qui nous délègue sa puissance dont nous devenons le fondé de pouvoir.


         Pour revenir à la citation de Pascal, cette révolution des comportements qui passe par une refonte intégrale des termes supposerait que ce que je « comprends » du monde et des mondes qui nous entourent c’est que je suis compris dedans et qu’à aucun moment cette compréhension ne m’investît d’un droit de jouissance à leur égard mais simplement d’une forme de devoir à leur égard. Ce que je comprends, c’est que je suis compris dans des biotopes, dans des écosystèmes qu’il faut que je représente juridiquement. Sur le fond, c’est donc très éloigné de la pensée de Pascal qui veut insister sur l’écrasement de l’humain par l’univers. Il ne faut pas oublier que Pascal veut convertir par la philosophie ses lecteurs à la foi chrétienne, voire janséniste. Or il n’est pas question ici de se sentir écrasé, mais seulement « fondé de pouvoir » des non-humains qui contribuent à ce que ce lieu soit un lieu. La nature n’est pas transcendante, elle est immanente. Comme le disent les collectifs de la Zad de Notre Dame des Landes,  "nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend".

En résumé, la gravité écologique de notre situation réelle nous fait tendre vers la dystopie, rendant nécessaire et urgente une réforme de la politique  transformant radicalement nos rapports avec les biotopes non humains. Cette prise en compte des biotopes animaux végétaux élémentaires ne manquera pas de sembler utopique, privée de lieux à quiconque ne se rend pas sensible à l’évidence des biotopes, tout comme Fabre observant l’abeille. Cette reconfiguration de la politique ne revient en aucun cas à nous considérer nous humains comme détenteur d’un biotope mais au contraire comme ayant à compter avec eux, à inverser la relation d’appartenance et de dépendance. De fait nous appartenons à cet entrecroisement d’écosystèmes et c’est tout notre rôle d’animaux politiques et non biotopiques que de définir les nouveaux cadres grâce auxquels les droits fondamentaux dont sommes les bénéficiaires sont des devoirs et non la jouissance des biens.