Bonjour à toutes et à tous,
Nous voici arrivés au dernier cours de l’année.
Sniff!
Mon intention première depuis trois séances était d’insister sur les points importants de votre programme et de les relier entre eux afin de donner du sens à toutes les perspectives que nous avons croisées. Loin de nous ralentir, la pandémie doit être abordée et vécue comme l’occasion qui nous est donnée de revisiter, de refonder des notions dont il est urgent de décliner la signification dans une visée incroyablement plus effective, vive, actuelle, voire urgente: de toute première nécessité. Le propos de tout enseignant de philosophie, aujourd’hui, ne me semble pas pouvoir se situer hors de ce qui nous arrive. Il importe de penser ce qui nous arrive « de façon à en être dignes ». Ce terme de dignité peut sembler obsolète, suranné. Il reprend, en réalité, des passages d’oeuvres de Gilles Deleuze commentant les Stoïciens. Etre dignes de ce qui nous arrive, c’est finalement ce à quoi nous invitaient les stoïciens.
On retrouve ainsi sous la plume de Gilles Deleuze le concept de « quasi-causalité » qui décrit l’attitude capable de devenir la quasi cause de ce qui lui arrive, surtout lorsque « ce qui arrive » est accidentel, dommageable, tragique, voire catastrophique.
Nous pouvons citer deux exemples de quasi-causalité très clairs:
- Django Reinhardt est un guitariste qui à la suite d’un accident (l’incendie de sa roulotte) a eu deux doigts brûlés. C’est grâce à ce handicap qu’il a créé un style de musique que l’on appellera plus tard le jazz manouche. Il n’a pas voulu l’incendie de sa roulotte mais il a si bien assumé l’accident qu’il en a fait un style, une nouvelle façon de jouer de la guitare. C’est une manière efficace géniale et exemplaire de devenir la cause d’un évènement qui pourtant avait tout pour être plutôt le drame d’une vie.
- Joe Bousquet est un poète qui a été blessé à la guerre de 14-18. Il finira toute sa vie sans plus pouvoir marcher. Dans l’un de ses poèmes il écrira: « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Il nous faut vraiment réfléchir et comprendre le sens de cette formule. Elle continent probablement l’interprétation la plus riche, la plus porteuse et la plus fructueuse du Stoïcisme. Aucun de nous n’existe hors des évènements qui se font dans nos vies, tout simplement parce que nos vies ne sont rien d’autres que ces évènements. Joe Bousquet nous invite à une inversion radicale du rapport que nous avons l’habitude de constituer avec les évènements. Nous partons du principe que nous sommes déjà nous-mêmes et que c’est seulement de l’extérieur que les évènements nous frappent comme si les situations que nous vivons étaient des boules de billards qui certes ont un impact sur la boule que nous sommes mais ne changeait rien sur le fait que nous sommes fondamentalement une boule de billard déjà constituée, par elle-même, en elle-même. La réalité c’est que nous consistons dans les chocs entre les boules de billard sans en être une. Nulle part n’existe de dimension idéale par rapport à laquelle nous serions en droit de dire que tel évènement n’aurait pas « dû » m’arriver. Je consiste exactement dans les chocs de ce qui m’arrive, je suis exclusivement la zone d’impacts qui se dessine dans le fil des évènements.
Il n’échappera à personne que ces deux personnes sont des artistes et qu’ils ont l’un et l’autre transformé en oeuvre, en création, en style, des événements dramatiques qui leur sont arrivés et qu’ils ont intériorisé, fait « leurs » sans se soustraire en aucun façon au couperet des faits. Il s’agit d’être digne de ce qui, en se faisant, nous fait, de ce qui, en advenant, nous réalise et de trouver dans cette effectuation de quoi se réaliser, de quoi s’individuer, sans en rester au « je n’ai pas voulu ce qu’il m’arrive donc je n’assume pas. »
Si nous devions décrire la quasi-causalité en termes géométriques, en suivant l’opposition entre les axes horizontal et vertical (non: il n’y a pas de fautes d’accord ici), nous pourrions dire qu’elle consiste à abandonner la vision horizontale d’une vie qui serait linéaire pour décrire plutôt une existence faite de surplombs verticaux, de fulgurances azimutées qui, en se faisant, nous fait. Vivre ce n’est pas faire son chemin au milieu des embûches, c’est consister dans les ondes de choc de ces embûches, c’est être cette efficience réceptive, cette puissance d’assomption grâce à laquelle Joe Bousquet revendique finalement la blessure qui l’empêchera à vie de marcher.
Mais qu’est-ce que cela peut signifier être digne de ce qui nous arrive, à nous aujourd’hui? Cela signifie réussir à être la quasi causalité de l’anthropocène. Mais précisément un problème surgit immédiatement à toute conscience attentive, ici: nous sommes, nous les humains, la causalité pure et stricte de l’anthropocène. C’est d’ailleurs exactement ce que signifie le terme même: il désigne le fait que l’homme est la causalité de la transformation climatique qui crée depuis plus d’un siècle maintenant une nouvelle « ère ». Comment devenir la quasi-causalité d’un évènement qui nous arrive mais dont nous sommes la causalité, la cause effective?
il n’existe qu’une seule réponse à cette question: en en ayant honte, d’une honte qui n’est pas personnelle mais qui est propre à l’Homme. C’est le propre de l’Humain que d’avoir honte de l’évolution toxique des pharmaka, et c’est le sens profond du mythe de Prométhée qui décrit à la fois l’exosomatisation de l’être humain et la nécessité pour Zeus de compenser le vol de Prométhée par le sens de la justice de la vergogne (je ne reviens pas là-dessus, ça a été décrit plusieurs fois dans les séances récentes). L’homme est de fait une espèce exosomative, ce qui impose l’usage de pharmaka, lesquelles peuvent être aussi bien toxiques que curatives. Disons que le pharmakon, c’est l’idée d’un devenir prothétique qui ne peut que se situer dans un équilibre instable entre ce qu’il soigne et ce qu’il empoisonne.
Cette honte et cette justice, il ne fait aucun doute que Protagoras, dans le dialogue de Platon, les considère comme cela même qui va créer la politique, c’est-à-dire la cité. Les hommes sauront reconnaître une attitude juste à l’égard du concitoyen et une attitude honteuse s’ils se comportent injustement.
Le premier écrivain à avoir évoqué le sentiment d’une perte de cette Honte d’être homme est Primo Lévi décrivant ainsi cette culture systématique d’un mépris de race par les nazis.
Le philosophe Axel Honneth reprend cette analyse et la poursuit dans le regard qu'il porte sur la société qui prévaut aujourd’hui dans laquelle, selon lui, sévit une forme de non-attention fondamentale, structurelle et quotidienne au sort d’Autrui. Il faut bien noter que vergogne vient du latin verecundia, dérivé de « vereri » qui lui-même vient de swer, en indo-européen qui signifie « faire attention à ».
Il est absolument fondamental pour devenir aujourd’hui la quasi-causalité de ce qui nous arrive, et ce qui nous arrive c’est notamment le covid-19, que nous entretenions en nous cette honte d’être Humains, c’est-à-dire cette honte d’être l’origine de cela même qui vient de causer une crise majeure pour l’espèce humaine tant du point de vue de la sociabilité (confinement) que du point de vue de l’économie (les effets se font déjà sentir) que du point de vue de la destruction de la bio-diversité (déforestation).
Le point sur lequel j’ai envie d’insister dans ce dernier cours est le suivant: nous comprenons bien qu’une cause est ici à défendre et qu’en un sens, cette cause est très ancienne: elle consiste à acter le lien fait par le mythe de Prométhée entre une technologie qui est une succession de pharmaka et la vergogne: « aidos », considérée finalement comme sens de la sociabilité, comme pudeur à l’égard du concitoyen mais l’anthropocène nous embarquant tous dans la même galère, c’est bien de « cosmopolitique » (au sens Kantien du terme) dont il est question . Pour être plus clair, disons que la vergogne anticipe en un sens sur ce que Gilbert Simondon appellera bien après Platon « l’individuation », c’est-à-dire la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu. Chacune et chacun de nous ne peut se constituer comme « je » (psychologiquement) qu’au sein d’un « nous » (sociale) maintenu, prolongé, pérennisé par des supports mnémotechniques (qui inscrivent l’individu dans une histoire, dans une tradition, dans une langue, bref dans une culture commune). S’il n’y a plus de vergogne, il n’y a plus d’individuation, parce que c’est l’attention portée à l’autre qui me fait acquérir une consistance éthique authentique. L’individuation, c’est le contraire de l’individualisme: j’ai besoin de constituer un nous grâce à l’attention que je porte à l’autre au sein d’une communauté, donc grâce à ce sens de la justice et de la pudeur qui me maintient dans les limites du soin portée à la personne de l’autre. Je constitue mon « milieu » propre individuel dans le même lieu que les autres qui eux-mêmes y créent également leur milieu spécifique, particulier (c'est ça l'individuation)
Or, nous entrons dans une phase de l’anthropocène d’autant plus critique qu’un certain mode d’"être à autrui" se banalise qui n’inclue plus du tout la vergogne, mais favorise le mépris, ce qu’Axel Honneth appelle en allemand « misachtung ». Les motifs pour mépriser Donald Trump sont extrêmement nombreux et indiscutablement justifiés, mais précisément ce n’est pas le propos, ni la chose adéquate à faire. Il serait plus opportun de ressentir à sa place et à son endroit la honte d’être un Homme, honte qu’il ne semble pas éprouver ou qu’il feint de ne pas éprouver. Lorsque Gilles Deleuze donne des exemples de la honte d’être un Homme, il évoque des propos de ministres ou de présidents, des comportements de « bons vivants », des attitudes veules et lâches qui finalement composent peu ou prou un spectacle quasi-quotidien.
Lorsque par exemple Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, déclara qu’il vendait des temps de conscience à Coca-Cola, il adopta une attitude sans vergogne qui peut engendrer le mépris ou la honte. Ce qui choque dans cette déclaration ce n’est pas vraiment son contenu qui est la vérité même mais l’absence de vergogne de celui qui la tient et qui parle dans un climat dont il estime qu’il peut recevoir cette impudeur sans qu’elle lui fasse tort.
En d’autres termes, qu’une telle déclaration puisse avoir lieu sans déclencher tant de réactions que ça manifeste quelque chose de l’ordre de la captation de l’attention par des biais qui ne sont plus du tout ceux de la vergogne. Les modalités d’attention au prochain tels qu’ils sont structurés dans et par les réseaux sociaux ne favorisent pas la pudeur dans les rapports de personne à personne, tout simplement parce que les échanges qui s’effectuent par le biais de ces plates formes ne permettent aucunement aux participants d’y trouver la base d’une individuation possible.
Finalement ce qui se produit à très, très grande échelle n’est ni plus ni moins qu’un gigantesque détournement de l’attention humaine qui ne s’applique plus au monde, à l’univers, à l’existence, ni vraiment à soi-même mais à « communiquer », à « s’entregloser », comme dirait Montaigne, à s’insérer dans des réseaux de personnes autorisées. Cette diffusion à l’échelle mondiale de techniques de détournement d’attention, c’est ce que Bernard Stiegler appelle « psychopouvoir ». Le pouvoir ne s’exerce plus du tout de l’extérieur comme lorsque par exemple l’armée prend le pouvoir et installe une dictature. La manipulation s’insinue au coeur même de notre attention et la disperse, l’oriente mais de telle sorte qu’elle n’existe plus, en fait. Nous sommes privés inconsciemment des moyens de faire notre milieu, de nous individuer. C’est un peu de notre propre mouvement que se voit annihilée, réduite à néant toute initiative d’un mouvement propre, d’une attention efficiente, spontanée.
Il faut ici nous arrêter et insister sur le fait que ces considérations sont au coeur du programme de première HLP comme elles le seront aussi pour le programme de Terminale, car le monde n’est plus l’objet de la représentation. C’est plutôt un certain type d’homme qui se voir promu, reflété, idéalisé au gré de différents médias de représentation. En d’autres termes on passe d’un narcissisme premier et fondateur à un narcissisme téléguidé, impulsé, « profane » au très mauvais sens du terme (à savoir que plus rien n’est considéré comme sacré, comme digne de susciter la vergogne, la pudeur, pas même soi). On surfe un peu sur tout de telle sorte qu’on ne peut plus s’attacher à rien pas même à soi. L’individuation, au sens donné à ce terme par Georges Simondon, est devenue impossible. Un certain mode de représentation de soi s’est ainsi glissée entre nous et nous-mêmes favorisant peu à peu le mouvement insidieux d’une absence de vergogne, d’une totale absence de discernement par rapport à ce pharmakon qu’est le Net. Mettre en place une pensée pharmacologique (au sens de pharmakon) capable de penser et de panser, c’est-à-dire de guérir par le pharmakon ce que le pharmakon empoisonne implique une certaine vigilance à l’égard de ce que Gilles Deleuze appelaient les sociétés de contrôle et ce qu’Antoinette Rouvroy aujourd’hui désigne du terme de « gouvernementalité algorithmique ».
Contre ce psychopouvoir, il faut réhabiliter la notion de puissance, au sens spinoziste du terme. Il faut que le net soit l’instrument susceptible de créer de nouveaux savoirs, qu’il puisse donner à chacune et à chacun de nous l’opportunité de libérer sa puissance individuellement, singulièrement. Le net est à la fois l’instrument grâce auquel on peut créer des plates formes de savoir contributif comme Wikipédia et des purs moyens de manipulations marchandes comme Amazon. C’est bien cela le pharmakon et cela nous fait bien comprendre que l’enjeu de ce combat n’est pas pour ou contre le numérique. Il faut être « pour » évidemment mais lutter pour que sa diffusion n’oeuvre pas en vue d’éradiquer la vergogne et la honte d’être un Humain, sentiment nécessaire, toujours « ouvrable », « toujours là », toujours à disposition d’un animal exosomatique comme l’Homme.
Lutter contre cette gouvernementalité algorithmique dans tout ce qu’elle peut susciter en terme de risque, de danger contre l’individuation, de misachtung pour répondre le terme d’Axel Honneth peut apparaître comme une lutte perdue d’avance mais il importe bien ici de se rappeler de ce qui a été dit au départ. Peut-être est-il impossible de gagner contre ces processus de manipulation à l’oeuvre dans le numérique qui finalement aggravent les dommages de l’anthropocène mais lutter pour la vergogne, pour la pudeur, pour le « comment osez-vous? » de Greta Thunberg, c’est à la portée de tout le monde. C’est un sentiment que nous avons tous, même Donald Trump. On peut ici parler de dénégation (nier ce qui est pourtant évident).
Il peut apparaître qu’il existe en fait deux dimensions de la lutte, l’une perdue parce que l’opposant est trop puissant, parce que l’opinion semble déjà conquise et manipulée par ce psychopouvoir et puis une deuxième plus intime, plus philosophique peut-être, qui est celle de la vergogne, de travailler suffisamment sur soi pour être dignes de ce qui nous arrive. Mais en réalité ces deux dimensions ne sont absolument pas distinctes l’une de l’autre comme nous le fait comprendre le concept de quasi-causalité. Devenir la quasi-causalité de l’anthropocène, en se rendant digne de cet évènement, c’est sortir de l’anthropocène ou du moins lutter contre lui efficacement puisque la cause de l’anthropocène est l’homme lui-même et que s’il existe toujours en l’Homme la possibilité d’avoir honte d’être Homme, alors il est impossible que cette quasi causalité n’agisse pas contre la causalité puisque cette causalité, c’est l’homme.
Cela nous fait comprendre la sidérante justesse du discours de Greta Thunberg à l’ONU: « Comment osez-vous? », « où allez vous cherchez cette perversité de la dénégation qui vous fait agir sans vergogne à l’encontre de toute politique efficiente, de toute vigilance à l’égard du pharmakon, de l’esprit même de logique du vivant? » Pour tenir ferme ce cap de la vergogne et de la pudeur, il importe au plus haut point de ne pas tomber dans le piège du mépris qui supprime toute honte à la racine, et nous fait perdre toute possibilité de nous rendre dignes de ce qui arrive, principalement quand ce qui arrive est le pire, car, pour reprendre les mots célèbres de Holderlin: « dans le péril croît aussi ce qui sauve! »
ET POUR L'ANNEE
AUSSI!