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lundi 15 juin 2020

Séance du 17/06/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3: 1h (bien tassée)


Bonjour à toutes et à tous,

Nous voici arrivés au dernier cours de l’année. 


 Sniff!

  
Mon intention première depuis trois séances était d’insister sur les points importants de votre programme et de les relier entre eux afin de donner du sens à toutes les perspectives que nous avons croisées. Loin de nous ralentir, la pandémie doit être abordée et vécue comme l’occasion qui nous est donnée de revisiter, de refonder des notions dont il est urgent de décliner la signification dans une visée incroyablement plus effective, vive, actuelle, voire urgente: de toute première nécessité. Le propos de tout enseignant de philosophie, aujourd’hui, ne me semble pas pouvoir se situer hors de ce qui nous arrive. Il importe de penser ce qui nous arrive « de façon à en être dignes ». Ce terme de dignité peut sembler obsolète, suranné.  Il reprend, en réalité, des passages d’oeuvres de Gilles Deleuze commentant les Stoïciens. Etre dignes de ce qui nous arrive, c’est finalement ce à quoi nous invitaient les stoïciens.
        On retrouve ainsi sous la plume de Gilles Deleuze le concept de « quasi-causalité » qui décrit l’attitude capable de devenir la quasi cause de ce qui lui arrive, surtout lorsque « ce qui arrive » est accidentel, dommageable, tragique, voire catastrophique.
        Nous pouvons citer deux exemples de quasi-causalité très clairs:
  
- Django Reinhardt est un guitariste qui à la suite d’un accident (l’incendie de sa roulotte) a eu deux doigts brûlés. C’est grâce à ce handicap qu’il a créé un style de musique que l’on appellera plus tard le jazz manouche. Il n’a pas voulu l’incendie de sa roulotte mais il a si bien assumé l’accident qu’il en a fait un style, une nouvelle façon de jouer de la guitare. C’est une manière efficace géniale et exemplaire de devenir la cause d’un évènement qui pourtant avait tout pour être plutôt le drame d’une vie.
- Joe Bousquet est un poète qui a été blessé à la guerre de 14-18. Il finira toute sa vie sans plus pouvoir marcher. Dans l’un de ses poèmes il écrira: « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Il nous faut vraiment réfléchir et comprendre le sens de cette formule. Elle continent  probablement l’interprétation la plus riche, la plus porteuse et la plus fructueuse du Stoïcisme. Aucun de nous n’existe hors des évènements qui se font dans nos vies, tout simplement parce que nos vies ne sont rien d’autres que ces évènements. Joe Bousquet nous invite à une inversion radicale du rapport que nous avons l’habitude de constituer avec les évènements. Nous partons du principe que nous sommes déjà nous-mêmes et que c’est seulement de l’extérieur que les évènements nous frappent comme si les situations que nous vivons étaient des boules de billards qui certes ont un impact sur la boule que nous sommes mais ne changeait rien sur le fait que nous sommes fondamentalement une boule de billard déjà constituée, par elle-même, en elle-même. La réalité c’est que nous consistons dans les chocs entre les boules de billard sans en être une.  Nulle part n’existe de dimension idéale par rapport à laquelle nous serions en droit de dire que tel évènement n’aurait pas « dû » m’arriver. Je consiste exactement dans les chocs de ce qui m’arrive, je suis exclusivement la zone d’impacts qui se dessine dans le fil des évènements.
           
  Il n’échappera à personne que ces deux personnes sont des artistes et qu’ils ont l’un et l’autre transformé en oeuvre, en création, en style, des événements dramatiques qui leur sont arrivés et qu’ils ont intériorisé, fait « leurs » sans se soustraire en aucun façon au couperet des faits. Il s’agit d’être digne de ce qui, en se faisant, nous fait, de ce qui, en advenant, nous réalise et de trouver dans cette effectuation de quoi se réaliser, de quoi s’individuer, sans en rester au « je n’ai pas voulu ce qu’il m’arrive donc je n’assume pas. »
        Si nous devions décrire la quasi-causalité en termes géométriques, en suivant l’opposition entre les axes horizontal et vertical (non: il n’y a pas de fautes d’accord ici), nous pourrions dire qu’elle consiste à abandonner la vision horizontale d’une vie qui serait linéaire pour décrire plutôt une existence faite de surplombs verticaux, de fulgurances azimutées qui, en se faisant, nous fait. Vivre ce n’est pas faire son chemin au milieu des embûches, c’est consister dans les ondes de choc de ces embûches, c’est être cette efficience réceptive, cette puissance d’assomption grâce à laquelle Joe Bousquet revendique finalement la blessure qui l’empêchera à vie de marcher.
        Mais qu’est-ce que cela peut signifier être digne de ce qui nous arrive, à nous aujourd’hui? Cela signifie réussir à être la quasi causalité de l’anthropocène. Mais précisément un problème surgit immédiatement à toute conscience attentive, ici: nous sommes, nous les humains, la causalité pure et stricte de l’anthropocène. C’est d’ailleurs exactement ce que signifie le terme même: il désigne le fait  que l’homme est la causalité de la transformation climatique qui crée depuis plus d’un siècle maintenant une nouvelle « ère ». Comment devenir la quasi-causalité d’un évènement qui nous arrive mais dont nous sommes la causalité, la cause effective?
        il n’existe qu’une seule réponse à cette question: en en ayant honte, d’une honte qui n’est pas personnelle mais qui est propre à l’Homme. C’est le propre de l’Humain que d’avoir honte de l’évolution toxique des pharmaka, et c’est le sens profond du mythe de Prométhée qui décrit à la fois l’exosomatisation de l’être humain et la nécessité pour Zeus de compenser le vol de Prométhée par le sens de la justice de la vergogne (je ne reviens pas là-dessus, ça a été décrit plusieurs fois dans les séances récentes). L’homme est de fait une espèce exosomative, ce qui impose l’usage de pharmaka, lesquelles peuvent être aussi bien toxiques que curatives. Disons que le pharmakon, c’est l’idée d’un devenir prothétique qui ne peut que se situer dans un équilibre instable entre ce qu’il soigne et ce qu’il empoisonne.
        Cette honte et cette justice, il ne fait aucun doute que Protagoras, dans le dialogue de Platon, les considère comme cela même qui va créer la politique, c’est-à-dire la cité. Les hommes sauront reconnaître une attitude juste à l’égard du concitoyen et une attitude honteuse s’ils se comportent injustement.
       
  Le premier écrivain  à avoir évoqué le sentiment d’une perte de cette Honte d’être homme est Primo Lévi décrivant ainsi cette culture systématique d’un mépris de race par les nazis.
        Le philosophe Axel Honneth reprend cette analyse et la poursuit dans le regard qu'il porte sur la société qui prévaut aujourd’hui dans laquelle, selon lui, sévit une forme de non-attention fondamentale, structurelle et quotidienne au sort d’Autrui. Il faut bien noter que vergogne vient du latin verecundia, dérivé de « vereri » qui lui-même vient de swer, en indo-européen qui signifie « faire attention à ».
        Il est absolument fondamental pour devenir aujourd’hui la quasi-causalité de ce qui nous arrive, et ce qui nous arrive c’est notamment le covid-19, que nous entretenions en nous cette honte d’être Humains, c’est-à-dire cette honte d’être l’origine de cela même qui vient de causer une crise majeure pour l’espèce humaine tant du point de vue de la sociabilité (confinement) que du point de vue de l’économie (les effets se font déjà sentir) que du point de vue de la destruction de la bio-diversité (déforestation).
         
Le point sur lequel j’ai envie d’insister dans ce dernier cours est le suivant: nous comprenons bien qu’une cause est ici à défendre et qu’en un sens, cette cause est très ancienne: elle consiste à acter le lien fait par le mythe de Prométhée entre une technologie qui est une succession de pharmaka et la vergogne: « aidos », considérée finalement comme sens de la sociabilité, comme pudeur à l’égard du concitoyen mais l’anthropocène nous embarquant tous dans la même galère, c’est bien de « cosmopolitique » (au sens Kantien du terme) dont il est question . Pour être plus clair, disons que la vergogne anticipe en un sens sur ce que Gilbert Simondon appellera bien après Platon « l’individuation », c’est-à-dire la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu. Chacune et chacun de nous ne peut se constituer comme « je » (psychologiquement) qu’au sein d’un « nous » (sociale) maintenu, prolongé, pérennisé par des supports mnémotechniques (qui inscrivent l’individu dans une histoire, dans une tradition, dans une langue, bref dans une culture commune). S’il n’y a plus de vergogne, il n’y a plus d’individuation, parce que c’est l’attention portée à l’autre qui me fait acquérir une consistance éthique authentique. L’individuation, c’est le contraire de l’individualisme: j’ai besoin de constituer un nous grâce à l’attention que je porte à l’autre au sein d’une communauté, donc grâce à ce sens de la justice et de la pudeur qui me maintient dans les limites du soin portée à la personne de l’autre. Je constitue mon « milieu » propre individuel dans le même lieu que les autres qui eux-mêmes y créent également leur milieu spécifique, particulier (c'est ça l'individuation)
           
Or, nous entrons dans une phase de l’anthropocène d’autant plus critique qu’un certain mode d’"être à autrui" se banalise qui n’inclue plus du tout la vergogne, mais favorise le mépris, ce qu’Axel Honneth appelle en allemand « misachtung ». Les motifs pour mépriser Donald Trump sont extrêmement nombreux et indiscutablement justifiés, mais précisément ce n’est pas le propos, ni la chose adéquate à faire. Il serait plus opportun de ressentir à sa place et à son endroit la honte d’être un Homme, honte qu’il ne semble pas éprouver ou qu’il feint de ne pas éprouver. Lorsque Gilles Deleuze donne des exemples de la honte d’être un Homme, il évoque des propos de ministres ou de présidents, des comportements de « bons vivants », des attitudes veules et lâches qui finalement composent peu ou prou un spectacle quasi-quotidien.
       
  Lorsque par exemple Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, déclara qu’il vendait des temps de conscience à Coca-Cola, il adopta une attitude sans vergogne qui peut engendrer le mépris ou la honte. Ce qui choque dans cette déclaration ce n’est pas vraiment son contenu qui est la vérité même mais l’absence de vergogne de celui qui la tient et qui parle dans un climat dont il estime qu’il peut recevoir cette impudeur sans qu’elle lui fasse tort.
       
  En d’autres termes, qu’une telle déclaration puisse avoir lieu sans déclencher tant de réactions que ça manifeste quelque chose de l’ordre de la captation de l’attention par des biais qui ne sont plus du tout ceux de la vergogne. Les modalités d’attention au prochain tels qu’ils sont structurés dans et par les réseaux sociaux ne favorisent pas la pudeur dans les rapports de personne à personne, tout simplement parce que les échanges qui s’effectuent par le biais de ces plates formes ne permettent aucunement aux participants d’y trouver la base d’une individuation possible.
         
Finalement ce qui se produit à très, très grande échelle n’est ni plus ni moins qu’un gigantesque détournement de l’attention humaine qui ne s’applique plus au monde, à l’univers, à l’existence, ni vraiment à soi-même  mais à « communiquer », à « s’entregloser », comme dirait Montaigne, à s’insérer dans des réseaux de personnes autorisées. Cette diffusion à l’échelle mondiale de techniques de détournement d’attention, c’est ce que Bernard Stiegler appelle « psychopouvoir ». Le pouvoir ne s’exerce  plus du tout de l’extérieur comme lorsque par exemple l’armée prend le pouvoir et installe une dictature. La manipulation s’insinue au coeur même de notre attention et la disperse, l’oriente mais de telle sorte qu’elle n’existe plus, en fait. Nous sommes privés inconsciemment des moyens de faire notre milieu, de nous individuer. C’est un peu de notre propre mouvement que se voit annihilée, réduite à néant toute initiative d’un mouvement propre, d’une attention efficiente, spontanée.
         
Il faut ici nous arrêter et insister sur le fait que ces considérations sont au coeur du programme de première HLP comme elles le seront aussi pour le programme de Terminale, car le monde n’est plus l’objet de la représentation. C’est plutôt un certain type d’homme qui se voir promu, reflété, idéalisé au gré de différents médias de représentation.  En d’autres termes on passe d’un narcissisme premier et fondateur à un narcissisme téléguidé, impulsé, « profane » au très mauvais sens du terme (à savoir que plus rien n’est considéré comme sacré, comme digne de susciter la vergogne, la pudeur, pas même soi). On surfe un peu sur tout de telle sorte qu’on ne peut plus s’attacher à rien pas même à soi. L’individuation, au sens donné à ce terme par Georges Simondon, est devenue impossible. Un certain mode de représentation de soi s’est ainsi glissée entre nous et nous-mêmes favorisant peu à peu le mouvement insidieux d’une absence de vergogne, d’une totale absence de discernement par rapport à ce pharmakon qu’est le Net. Mettre en place une pensée pharmacologique (au sens de pharmakon) capable de penser et de panser, c’est-à-dire de guérir par le pharmakon ce que le pharmakon empoisonne implique une certaine vigilance à l’égard de ce que Gilles Deleuze appelaient les sociétés de contrôle et ce qu’Antoinette Rouvroy aujourd’hui désigne du terme de « gouvernementalité algorithmique ».
          
Contre ce psychopouvoir, il faut réhabiliter la notion de puissance, au sens spinoziste du terme. Il faut que le net soit l’instrument susceptible de créer de nouveaux savoirs, qu’il puisse donner à chacune et à chacun de nous l’opportunité de libérer sa puissance individuellement, singulièrement. Le net est à la fois l’instrument grâce auquel on peut créer des plates formes de savoir contributif comme Wikipédia et des purs moyens de manipulations marchandes comme Amazon. C’est bien cela le pharmakon et cela nous fait bien comprendre que l’enjeu de ce combat n’est pas pour ou contre le numérique. Il faut être « pour » évidemment mais lutter pour que sa diffusion n’oeuvre pas en vue d’éradiquer la vergogne et la honte d’être un Humain, sentiment nécessaire, toujours « ouvrable », « toujours là », toujours à disposition d’un animal exosomatique comme l’Homme.
         
Lutter contre cette gouvernementalité algorithmique dans tout ce qu’elle  peut susciter en terme de risque, de danger contre l’individuation, de misachtung pour répondre le terme d’Axel Honneth peut apparaître comme une lutte perdue d’avance mais il importe bien ici de se rappeler de ce qui a été dit au départ. Peut-être est-il impossible de gagner contre ces processus de manipulation à l’oeuvre dans le numérique qui finalement aggravent les dommages de l’anthropocène mais lutter pour la vergogne, pour la pudeur, pour le « comment osez-vous? » de Greta Thunberg, c’est à la portée de tout le monde. C’est un sentiment que nous avons tous, même Donald Trump. On peut ici parler de dénégation (nier ce qui est pourtant évident).
           
               Il peut apparaître qu’il existe en fait deux dimensions de la lutte, l’une perdue parce que l’opposant est trop puissant, parce que l’opinion semble déjà conquise et manipulée par  ce psychopouvoir et puis une deuxième plus intime, plus philosophique peut-être, qui est celle de la vergogne, de travailler suffisamment sur soi pour être dignes de ce qui nous arrive. Mais en réalité ces deux dimensions ne sont absolument pas distinctes l’une de l’autre comme nous le fait comprendre le concept de quasi-causalité. Devenir la quasi-causalité de l’anthropocène, en se rendant digne de cet évènement, c’est sortir de l’anthropocène ou du moins lutter contre lui efficacement puisque la cause de l’anthropocène est l’homme lui-même et que s’il existe toujours en l’Homme la possibilité d’avoir honte d’être Homme, alors il est impossible que cette quasi causalité n’agisse pas contre la causalité puisque cette causalité, c’est l’homme.
          
Cela nous fait comprendre la sidérante justesse du discours de Greta Thunberg à l’ONU: « Comment osez-vous? », « où allez vous cherchez cette perversité de la dénégation qui vous fait agir sans vergogne à l’encontre de toute politique efficiente, de toute  vigilance à l’égard du pharmakon, de l’esprit même de logique du vivant? » Pour tenir ferme ce cap de la vergogne et de la pudeur, il importe au plus haut point de ne pas tomber dans le piège du mépris qui supprime toute honte à la racine, et nous fait perdre toute possibilité de nous rendre dignes de ce qui arrive, principalement quand ce qui arrive est le pire, car, pour reprendre les mots célèbres de Holderlin: « dans le péril croît aussi ce qui sauve! »
   
   
ET POUR L'ANNEE
AUSSI!


mercredi 10 juin 2020

Séance du 10/06/2020 CALM (Cours A La Maison) - 1ere 3: 1h

    

   




Bonjour à toutes et à tous,

          La séance d’aujourd’hui ne dira rien de vraiment nouveau par rapport aux séances précédentes. Elle essaiera simplement d’éclaircir les différents éléments déjà évoqués à la fois dans la perspective du cours et aussi dans celle de notre actualité (c’est l’objectif que je m’étais fixé, même si je suis bien conscient que cela peut entraîner des confusions). Je vous remercie pour les remarques que j’ai commencé de recueillir. Elles sont vraiment précieuses et très affûtées. C’est tout à votre honneur. Merci à vous!
    

           
La notion de « représentation » pèse toujours de tout son poids sur ces développements parce qu’elle est liée à la notion d’ « exosomatisation ». Que ce soit dans les domaines de l’art ou dans celui de la technologie, nous consistons dans un mouvement de projection hors de nous d’organes, de facultés, de savoir-faire au fil desquels nous nous constituons des prothèses, des mémoires, des capacités, des artefacts, des pharmaka et de la prolifération de ce corps étrange, exogène dépend notre statut d’humain. C’est cela que nous sommes, mais précisément nous ne le « sommes » jamais vraiment ou plutôt nous ne le sommes jamais définitivement puisque cette prolifération est toujours en mouvement, toujours à parfaire. Ce que nous sommes décrit plutôt le mouvement de ce que, sans cesse, il nous reste à devenir. Etre Humain, c’est avoir à l’être. En d’autres termes, il nous faut renoncer à l’idée que l’espèce humaine serait « élue », ou bien qu’elle aurait un don particulier. La plupart des autres animaux sont endosomatiques. Il existent des animaux qui cultivent des savoir-faire, des pratiques exosomatiques voire qui se les transmettent, tout comme l’homme, mais il n’existe pas de « reptilocène » ou d’ « insectocène », alors qu’il existe «  l’anthropocène », c’est-à-dire une ère climatique extrêmement critique qui voit une espèce impacter la régulation naturelle de la biosphère, du climat et de l’équilibre vital de la planète.
        Quoiqu’en disent quelques climato-sceptiques de plus en plus rares heureusement, l’anthropocène est une réalité sans laquelle il nous serait impossible de  rendre compte de nombreux phénomènes très alarmants qui sont en train de se dérouler.
         
 
                Nous tenons donc ici un trait réellement distinctif de l’Homme, trait qu’il ne faut pas se hâter de condamner. C’est justement là l’esprit de nuance auquel nous invite le concept de « pharmakon ». L’exosomatisation n’est pas « toxique » en elle-même, mais elle peut le devenir. Nous avons toutes les raisons du monde d’avoir honte de l’anthropocène, mais l’exosomatisation n’impliquait pas l’anthropocène. Nous aurions pu éviter cette catastrophe si l’humanité avait fait preuve d’intelligence, de pudeur, de « soin », de maturité et de distance, à l’égard de ces pharmaka. Ainsi par exemple la célébration de la nature et des animaux par l’art définit bel et bien une pratique exosomatique, un art de la représentation qui ne précipite aucunement l’ère de l’anthropocène. L’exosomatisation est notre « lot »: cela signifie que nous sommes une espèce qui semble naturellement vouée à maintenir son devenir dans la vergogne, dans la pratique constante, attentive, d’un « souci de soi », d’une parrêsia (c’est la raison pour laquelle l’appel de Greta Thunberg s’inscrit dans le devenir Humain de l’Humain).
         
           
                       C’est ce qui fait du mythe de Prométhée un récit aussi fascinant, aussi troublant, parce que c’est comme si tout déjà s’y trouvait suggéré, déjà implicitement contenu dans la trame d’une narration fabuleuse. Mais que l’espèce humaine se singularise, se définisse et finalement s’inaugure dans le règne animal par « la faute », par la possibilité de faillir, de n’être pas à la hauteur de ce qu’elle a à être, c’est ce que nous retrouvons dans de très nombreux mythes fondateurs de religions, ou de pratiques rituelles. Le fruit défendu dans la genèse de l’ancien testament n’est finalement rien d’autre qu’un récit qui tourne autour d’un pharmakon: le fruit lui-même.
          
(Un petit aparté ici: la lecture de vos remarques sur les derniers cours m’incitent à insister sur un point qui est revenu souvent sous vos plumes et qui me semblent extrêmement juste et légitime. Plusieurs élèves se disent troublés par des passages qui ne leur apparaissent comme n’étant plus liés au sujet, aux notions du cours lui-même. Il est vrai que j’ai manifesté le désir de relier les tout derniers cours à l’actualité, notamment à la pandémie (on peut être légitimement « sidéré » par le peu d’écho dans les médias « main stream » de l’origine de cette pandémie qui interroge précisément et sans aucune contestation possible l’exploitation humaine des ressources naturelles, la forêt en l’occurrence), cela pose réellement la question de « l’information » qui ne peut plus prétendre à la moindre tentative d’objectivité scientifique - La « honte d’être un Homme » devrait s’exercer « là » et elle ne semble pas le faire ou du moins elle ne le fait pas « radicalement », « universellement ». Cela signifie que la représentation que l’Homme se fait de lui-même médiatiquement n’inclue pas ou plus « la honte », la vergogne. Il me semble que c’est totalement inclus dans le sujet de « la représentation », c’est-à-dire que nous sommes une espèce qui ne se constitue que par la représentation (exosomatisation) mais dont la représentation aujourd’hui ne joue plus son rôle « humain », ne maintient plus l’espèce dans les limites de la vergogne).
            
S’il faut insister autant sur la notion de « pharmakon », c’est d’abord comme il a déjà été dit parce que nous l’avons croisée avec l’écriture. Thamous dit à Teuth venu louer l’invention de l’écriture qu’elle porte en germe un poison: l’absence de travail de la mémoire, une possible dépersonnalisation de la pensée, mais Platon ne veut pas dire ici que l’écriture elle-même serait fondamentalement toxique. S’il le disait, il se contredirait puisque, de fait, il écrit, et heureusement pour nous. L’écriture est une mémoire externe qui peut devenir le support d’une absence d’attention, de soin, de savoir-faire. En un sens, les Big Data, aujourd’hui représentent exactement le poison de l’écriture, le danger extrême de se dispenser de toute réflexion de toute décision, de toute assomption et finalement de toute honte à l’égard de pratiques pourtant honteuses (si ce sujet vous intéresse, il faut regarder la vidéo d’Antoinette Rouvroy que j’explique dans les CALM pour les TL2).
        Mais il y a une autre raison: Pharmakon veut dire à la fois poison et remède, d’une part, et d’autre part, le pharmakon est intimement relié à la notion de culpabilité puisque il signifie AUSSI « le bouc émissaire ». J’insiste sur le AUSSI parce que cela ne veut pas dire que la culpabilité soit le poison. Le fait que le pharmakon soit à la fois un poison et un remède c’est ce qui impose à l’humanité un souci de soi et ce souci de soi impose que nous manifestions toujours à notre égard une attention oscillant entre la fierté et la honte.
       
      Ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’émergence d’un tel « mésusage » , d’une telle ignorance de soi que l’on semble bien promouvoir des modes de vie sans vergogne. C’est la prophétie de Nietzsche qui semble se réaliser: l’avènement du dernier des hommes, c’est ce que, dans le cours nous avons illustré par « Buffalo Bill », une sorte de crétin décérébré déchargeant les munitions de sa carabine à répétition sur l’une des seules ressources du peuple indien, les bisons, alors que la chasse revêtait pour ces indiens le sens profond et sacré d’une dépense somptuaire. Ce que nous vivons, c’est la perte de ce sentiment du sacré dans notre rapport aux autres,  notre rapport à soi, notre rapport à la nature. De Buffalo Bill à Donald Trump, c’est l’émergence d’un nouvel homme qui se réalise et il y a fort à parier que ni l’un ni l’autre n’aient lu le mythe de Prométhée, malheureusement.
           
    
     
J’insisterai la semaine prochaine sur le tout dernier point qu’il nous reste à spécifier et à approfondir: celui du terrain sur lequel il convient de mener la lutte (puisque lutte il y a) contre l’avènement de ce dernier homme qui est aussi le dernier des hommes. Greta Thunberg nous l’indique assez clairement en commençant son intervention par « comment osez-vous? », c’est celui de la vergogne. Nous vivons l’utilisation toxique du pharmakon qui tend à éradiquer le sentiment même de honte à l’heure où pourtant il plus urgent qu’à aucun autre moment de notre histoire de la ressentir. Peut-être ne pouvons-nous pas gagner directement sur le terrain de la politique ( mais ici aussi, il y a beaucoup à dire car ce que nous vivons aussi, c’est la disparition de la politique au sens que Hannah Arendt donne à ce terme: « l’émergence de décisions collectives humaines qui aboutissent à des réalités grâce à la parole et à l’action concertées au sein d’un domaine public. C’est finalement la cité grecque, la polis  ») mais nous pouvons œuvrer en vue de la honte, reconquérir le sens de la vergogne, de la pudeur, du féminin, de la parrêsia. Il s’agit d’être « dignes de ce qui nous arrive », c’est le sens profond de ce que veut dire Gilles Deleuze quand il affirme que "la honte d’être un Homme doit être la motivation la plus profonde de la philosophie et de l’Art".

  Nous y reviendrons mercredi prochain, la séance de demain et celle de jeudi prochain étant annulées (pour cause de cours en présentiel avec les élèves volontaires de secondes ayant choisi la spécialité HLP en première). Les cours en présentiel avec les élèves volontaires de Première, futurs terminales, auront lieu le 16/06 avec Madame Ehrsam et le 23/06 avec moi.
   

Je vous invite à continuer de m’envoyer les remarques, questions et objections sur les  séances dispensées toute l’année, pointant éventuellement les passages ou les notions sur lesquels vous souhaiteriez revenir. Cela m’est très utile pour rédiger les derniers cours.
      

Un grand MERCI à vous! A très bientôt!
       

mercredi 3 juin 2020

Séance du 04/06/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3: 1h (bien comptée)

Bonjour à toutes et à tous,



       
                     Avant de reprendre le fil de ce qui a été écrit hier, je voudrai insister sur la démarche que je suis dans ces séances de juin qui sont les dernières. Il s’agit pour moi de revenir sur tout ce qui a été fait durant l’année et d’insister sur des notions ou sur des références, disons des « moments » dont la liaison fait vraiment « sens ». Il n’est pas du tout indifférent que nous terminions l’année sur le thème de la « honte d’être un Homme », sujet vraiment intéressant dés lors que l’on comprend à quel point il ne s’agit pas d’une honte personnelle, d’un appel à la culpabilisation, à la repentance. Cette « honte d’être un humain », nous la ressentons nécessairement toutes et tous et elle fait sens car il n’existe pas de honte d’être un tigre ou de honte d’être un insecte. Il s’agit de comprendre ce mode d’être particulier qui inclue à la fois l’exosomatisation et la honte parce que les deux vont ensemble et cela: on ne peut le réaliser que lorsque on saisit l’ambiguïté du pharmakon, lequel désigne à la fois le poison et le remède mais revêt aussi ce sens de la victime expiatoire directement lié à la culpabilité.
         
                  Ressentir cette honte, c’est manifester à l’endroit de son espèce, de son genre, une sensibilité philosophique forte, une « pudeur » au sens le plus noble du terme et force est de constater que les personnalités ou les figures invitant les humains à revenir à la vérité de cette pudeur sont, le plus souvent, des femmes, d’Antigone à Greta Thunberg. S’il est un lieu conceptuel à partir duquel on peut concevoir un féminisme pertinent et réellement « porteur » (enfin plus porteur que celui de Marlène Schiappa) c’est celui-là, non pas que les hommes (mâles) en soit privés (Nietzsche, Gilles Deleuze, Bernard Stiegler sont des hommes) mais précisément c’est un féminisme qui désigne moins un sexe qu’une modalité de pensée, voire qu’une modalité de prise de parole, qu’un recul, qu’une maturité dont les êtres masculins heureusement ne sont pas tous dépourvus.
                
Cette infinie justesse, ce tact de la parole vraie et pudique de la parrhèsia  (on peut écrire aussi la « parrêsia »), c’est ce que l’on retrouve dans le style de Virginia Woolf et la philosophie de Simone Weil (à ne pas confondre avec la femme politique). Laissons là ce sujet pourtant réellement fascinant mais qu’il aurait vraiment été plus facile pour nous à traite en présentiel pour de multiples raisons (s’il vous intéresse, n’hésitez pas à me contacter par mail).
        Le rapprochement entre Antigone et Greta Thunberg peut sembler « loufoque », hasardeux voire complètement hors de propos. Le philosophe Bernard Stiegler pense que non (et évidemment il me semble qu’il a complètement raison):
« Il faut honorer ses morts. Voilà ce que dit Antigone avant tout (Antigone s’oppose à Créon qui refusait que le frère d’Antigone Polynice soit enterré dans le sol de la cité de Thèbes). Mais il faut honorer sa descendance  en en prenant soin: c’est la condition de l’honneur fait aux morts - c’est-à-dire aux savoirs, aux ascendants. C’est ce que, depuis l’intransigeance de sa colère contenue et sublime, Greta Thunberg nous dit en ne cessant d’en appeler à la science, alors mêmes que les traces du passé que nous conservions sont en train d’être labourées par les algorithmes qui détruisent cet humus noétique (la noèse désigne l’acte même de penser - Par « Humus noétique » Stiegler désigne ces connaissances grâce auxquelles nous sommes à même de penser aujourd’hui grâce à l’héritage notamment scientifique de la génération antérieure à la notre) sur le fond duquel seulement il nous est donné de faire époque. »
           
Le discours de Greta Thunberg à l’ONU est une illustration parfaite de la parrêsia, tout comme celui qu’Antigone adresse à Créon. Ce n’est pas du tout un discours fondé sur une indignation de posture mais sur une épreuve de vérité, sur le désir précis de pointer de la dénégation (nier contre toute évidence: la dénégation c’est l’élève pris en flagrant délit qui répond absurdement: « j’ai rien fait » ou « c’est pas moi ») dans les prises de position, notamment sur la croissance de nos dirigeants. « Comment osez-vous? » Comment pouvez-vous vous entêter dans la dénégation de cette honte d’être un Homme qui nous constitue, qui nous « sauve », qui nous permet d’assumer ce que nous sommes, à savoir une espèce fondamentalement et originellement (2001, Odyssée de l’espace) exosomatique.
        Mais pour vraiment saisir ce lien entre l’exosomatisation et la honte d’être un Homme, il importe de la fonder sur d’autres bases que celle de l’actualité la plus récente. Si la personnalité médiatique de Greta Thunberg est aussi intéressante philosophiquement, c’est parce qu’elle reprend (inconsciement probablement) une association de concepts qui nous était signifiée dés le mythe de Prométhée.
         
Il faut bien avoir en tête qu’il existe plusieurs versions de ce mythe. Celle-ci développe l’idée d’une répartition qu’Epiméthée, frère de Prométhée, exécute en vue de préserver l’équilibre entre les espèces animales. Nous dirions aujourd’hui qu’Epiméthée est finalement chargé de constituer une sorte de « chaîne alimentaire » permettant à tous les animaux de survivre en compensant toujours  telle faiblesse par telle force. Oubliant l’être humain, son frère Prométhée dérobe à Héphaïstos et à Athéna  le feu et le savoir faire technique.
        Cette partie est très largement commentée notamment parce qu’au delà de la part surnaturelle inhérente à tout récit mythologique, elle pointe probablement le trait distinctif le plus incontournable de l’animal humain dans la création, soit ce que le statisticien Alfred Lotka appelle l’exosomatisation, terme abondamment repris par Bernard Stiegler. Epiméthée a fait don aux espèces animales de facultés endosomatiques qui les caractérisent en propre. Le fait que les qualités humaines aient été dérobées aux Dieux et données aux hommes comme un présent extérieur décrit bien en effet le fait que les capacités humaines sont produites à l’extérieur de son corps naturel, physique. Ce que l’homme peut, il le peut extérieurement par des organes qui sont des artefacts, des outils. L’homme ne se différencie en rien des animaux à cette différence prés qu’il est un animal « prothétique ». Il échappe ainsi à la planification naturelle et régulée mise en place par Epiméthée pour tous les autres animaux. L’objection qui consisterait à arguer que d’autres animaux que l’homme utilisent des outils est réfutable parce que ces espèces ne donnent pas à l’outil la place centrale, déterminante, définitoire que les hommes lui accordent.  Nous consistons dans cet accroissement de notre corps exosomatique par les outils technologiques.
         
Toutefois le récit ne s’arrête pas là et Platon rend également compte de ce qui se produisit lorsque les Dieux décidèrent de faire commencer cette aventure de la vie animale sur terre:
        « Puisque l'homme avait sa part du lot divin, il fut tout d'abord, du fait de sa parenté avec le dieu, le seul de tous les vivants à reconnaître des dieux, et il entreprit d'ériger des autels et des statues de dieux ensuite, grâce à l'art, il ne tarda pas à émettre des sons articulés et des mots, et il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures et les aliments qui viennent de la terre. Ainsi équipés, les hommes vivaient à l'origine dispersés, et il n'y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu'elles, et leur art d'artisans, qui constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s'avérait insuffisant dans la guerre qu'ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet, ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler pour assurer leur sauvegarde en fondant des cités. Mais à chaque fois qu'ils étaient rassemblés, ils se comportaient d'une manière injuste les uns envers les autres, parce qu'ils ne possédaient pas l'art politique, de sorte que, toujours, ils se dispersaient à nouveau et périssaient. Aussi Zeus, de peur que notre espèce n'en vînt à disparaître tout entière, envoie Hermès apporter à l'humanité la Vergogne et la Justice pour constituer l'ordre des cités et les liens d'amitié qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la justice et de la Vergogne: « Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été ? Leur répartition a été opérée comme suit: un seul homme qui possède l'art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la justice et la Vergogne entre les hommes, ou dois-je les répartir entre tous ? » Zeus répondit : « Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part, comme c'est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu'on mette à mort, comme un fléau de la cité, l'homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la justice. C'est ainsi, Socrate, et c'est pour ces raisons, que les Athéniens comme tous les autres hommes, lorsque la discussion porte sur l'excellence en matière d'architecture ou dans n'importe quel autre métier, ne reconnaissent qu'à peu de gens le droit de participer au conseil, et ne tolèrent pas, comme tu le dis, que quelqu'un tente d'y participer sans faire partie de ce petit nombre ; ce qui est tout à fait normal, comme je le dis, moi ; lorsqu'en revanche, il s'agit de chercher conseil en matière d'excellence politique, chose qui exige toujours sagesse et justice, il est tout à fait normal qu'ils acceptent que tout homme prenne la parole, puisqu'il convient à chacun de prendre part à cette excellence — sinon, il n'y aurait pas de cités. Voilà donc, Socrate, la cause de ce fait.
                                                                 Platon, Protagoras, 320b-323a.

         
             Il est peu de mythes qui essaient d’expliquer de façon aussi complète "le phénomène humain ». Nous cultivons les dons dont nous avons « illégalement « hérités » grâce à Prométhée mais cela ne suffit pas à nous protéger des animaux car endosomatiquement , nous ne sommes rien et l’intelligence a besoin d’un collectif donc d’une sociabilité qui puisse régler les rapports entre les Hommes.  Deux décide alors de compléter les qualités divines de l’être humain par un nouveau don consenti cette fois-ci: la justice (Diké) et la vergogne (aidôs). Pour bien comprendre le sens de ce terme un peu ancien il suffit de penser à une expression qui est encore en vigueur: « sans vergogne ». Quelque qui agit sans vergogne c’est une personne qui comment un acte infamant sans en avoir honte. Cette association suffit à justifier dans l’esprit de Protagoras que le respect de la justice en chaque homme implique qu’il puisse avoir honte de commettre une injustice.
         
Suit alors une question du dieu Hermès et finalement , nous pouvons penser qu’en un sens, aussi imposante que soit la place consacrée par Protagoras à la description de ce mythe, c’est finalement là qu’il veut en venir, à savoir à la réponse de Zeus à la demande de Hermès qui s’interroge sur la répartition de ces deux cadeaux divins aux hommes: faut-il en gratifier seulement quelques Hommes ou chacun d’eux:
- Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part.
        Telle est la réponse du Dieu des Dieux qui justifie à elle seule l’exercice de la politique à Athènes à cette époque. S’il existe une agora, s’il existe une chose publique, c’est parce que tout citoyen a été doté par Hermès de vergogne et de justice. Chaque citoyen possède le sens, l’intuition de ces deux perfections, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il les accomplira toujours dans ses actions.
        Il y a beaucoup de commentaires à écrire sur cette dimension de la vie politique induite par le mythe, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse présentement, bien que tout élève de terminale doit vraiment garder en tête ce récit « dans son entier » (VRAIMENT). Le point qui retient aujourd’hui notre attention est la vergogne et la justice. Ce mythe relie entre elles l’exosomatisation de l’espèce humaine et la honte , comme si le sens de la limitation de nos actions devait, pour l’être humain et seulement pour lui, être assuré par une prédisposition à la retenue, à la pudeur, à l’efficience d’un réfrènement de soi, bref à un sens moral qui ne pourrait venir que des dieux.
        Deux mentions assez récentes et très distinctes à la honte d’être un Homme méritent aujourd’hui d’être notées:
 
- Celle de Gilles Deleuze: « Et la honte d’être un homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. »
- Celle de Greta Thunberg évidemment:  « Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s'effondrent, nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ! »
            

               


La mise en relation du mythe de Prométhée avec ces deux évocations de la honte est extrêmement éclairante. Elle l’est presque intimement pour autant que personne de bonne foi, parmi nous, ne peut nier qu’en effet, l’existence Humaine aujourd’hui nous place quotidiennement en situation d’avoir honte de ce que nous faisons, disons, portons, mangeons, utilisons, etc. La liste des infractions étrangement très légales, voire encouragées par les lois que nous commettons à l’égard de l’Humanité, de la nature, de la vie est tellement longue que nous commençons plus ou moins consciemment chacune de nos journées en la procrastinant ou en la déchirant.
         
          Nous « pactisons », nous nous en remettons à des arrangements dont certains d’entre nous vont jusqu’à faire semblant d’être fiers, comme si, petits malins de l’existence, nous tirions toujours notre épingle du jeu en sortant de ces questions de conscience « intacts » pour avoir préservé ou accru notre pouvoir d’achat, notre compte en banque, notre capital social, notre « plus value » sur le marché du travail ou de la reconnaissance. Il n’est pas exclu après tout qu’à un niveau assez inconscient (espérons-le du moins) nous soyons portés à élire des dirigeants politiques dans lesquels nous retrouvons comme en miroir ce même renoncement à faire place à la honte, cette fausse gloire à laisser triompher en soi le déni sur la vergogne).
 

C’est tout pour aujourd’hui.

Pour la semaine prochaine, je vous demande un travail un peu particulier qui consiste à m’adresser toutes les questions, remarques et objections à tel ou tel point du cours depuis le début de l’année. S’il y a plusieurs passages sur lesquels vous souhaiteriez que nous revenions, il va sans dire que j’y consacrerai quelques paragraphes dans les quelques séances qui nous restent.
  

Bonne journée à vous!