samedi 27 avril 2024

Les épisodes spéciaux d'Euphoria par Sam Levinson (2 - Fuck anyone who's not a sea blob): la fugue dissociative

 (la lecture de cet article est réservée à celles et ceux qui ont vu la première saison de la série Euphoria et les épisodes spéciaux)


1- La fugue dissociative de Marcel Proust à David Lynch


Dans la classification internationale des maladies, nous trouvons cette définition:

« La fugue dissociative présente toutes les caractéristiques d'une amnésie dissociative et comporte, par ailleurs une perte du sens de l'identité personnelle et une fugue soudaine loin du domicile, du lieu du travail et autres lieux signifiants durant un temps prolongé (jours ou semaines). Une nouvelle identité peut être assumée. »

La fugue dissociative est l'équivalent français du terme anglais « psychogenic fugue » que l’on retrouve sous la plume ou dans la voix de plusieurs réalisateurs de cinéma comme notamment David Lynch à propos de son film « Lost Highway ». Il parle de sensation merveilleuse corrélative d’une gigantesque perte d’équilibre. Ce film est souvent décrit comme une reprise du classique d’Alfred Hitchcock « Vertigo » dans lequel les thèmes de la mémoire, de l’identité personnelle et de la passion amoureuse sont reliés et tissés ensemble dans une oeuvre dont la visualisation s’apparente à maints égards à une chute. 



Dans « Lost Highway » qui constitue avec Mulholland Drive  et Twin peaks l’un des chefs d’œuvre absolus de David Lynch, the psychogenic fugue de Fred Madison est le fil narratif du film, lequel est suffisamment déstabilisant et construit pour qu’une réflexion sur le rapport entre cinéma et psychogenic fugue ne puisse pas s’ensuivre. Nous ne serions pas des amateur.trice.s de cinéma si nous ne recherchions pas exactement cela, mais quoi? Tous les symptômes de la fugue dissociative: perte du sens de l’identité personnelle et fugue loin du domicile? Un film est une fugue dissociative intense, courte et orchestrée par une autre personne. Les films que nous aimons sont les fugues dissociatives dans lesquelles nous éprouvons le sentiment étrange d’une chute au cours de laquelle se manifestent des flashs de « reconnaissance » procurant des éclairs de jouissance miraculeux, sidérants dont on ressort troublé.e, convaincu.e d’avoir senti le vent ou   entendu la même rumeur des espaces traversés que celle qu’évoque le narrateur de la recherche dans le livre de Marcel Proust.  C’est pour cela que ‘son regarde des films et c’est aussi pour cela que  l’on en ressort souvent déçu.e. 

En quoi cette étrange entrée en matière a-t-elle quelque chose à voir avec le deuxième épisode spécial d’Euphoria » de Sam Levinson? Parce que nous y retrouvons précisément tout ce qui constitue à la fois la puissance et la faiblesse de ce réalisateur, à savoir un mixte de naïveté et de maîtrise lucide par rapport à son sujet qui ici atteint un niveau d’excellence hors du commun, et cela non seulement dans l’élucidation du personnage de Jules (qui selon moi est, plus que Rue, la véritable héroïne de la série)  mais aussi dans la compréhension des raisons pour lesquelles on va au cinéma, et aussi pour lesquelles on regarde cette série alors qu’elle est aussi inégale, nous faisant passer, dans des temps extrêmement courts de l’extase à l’écoeurement et de l’écoeurement à l’extase. 




Il y a quelque chose de fabuleusement pédagogique dans « euphoria » et c’est en ce sens que le terme de « naïveté » a été utilisé. C’est comme si la notion de " psychogenic fugue " si génialement opérationnelle dans « Lost Highway » était ici « expliquée », rabaissée à un plan littéral mais, par là même, clair, transparent, limpide, peut-être un peu trop psychologisé mais c’est justement toute l’incroyable puissance de ce personnage de parvenir à sortir de cet enfermement là: la "psychogenic fugue" acquiert ici une dimension philosophique, artistique voire ontologique. Par ce dernier terme, il s’agit finalement d’émettre l’hypothèse selon laquelle la fugue dissociative est l’expression la plus pure et la plus brute de la volonté de puissance pour Nietzsche ou du vouloir vivre chez Schopenhauer, et pourquoi pas de la durée chez Henri Bergson. 

Ce qui se joue dans le cinéma n’est ni plus ni moins que cette authenticité là et « fuck anyone who's not a sea blog » nous permet de toucher du doigt la révélation de cette fibre à vif de la fugue qui se manifeste comme telle à quiconque a réellement envie d’en savoir un peu plus sur soi. Tout ce que Proust accomplit dans cette perspective avec la mémoire, Levinson le réalise ici en suivant le fil rouge de la sexualité. Il est tout aussi impossible de ne pas se retrouver sous les traits du narrateur de la recherche que dans cette séance d’analyse de Jules, et c’est comme si « là », loin de ces débats consternants tenus pour des émissions sous influence, il nous était donné de comprendre avec autant de simplicité que de profondeur ce qu’il est de la détermination sexuelle des humains.


2 - Nietzsche VS Freud


Avant d’essayer de justifier cette thèse qui peut sembler trop audacieuse à l’endroit d’un épisode de 42 minutes extrait d’une série dite réservée aux « zoomers » (alors qu’il me semble qu’elle gagnerait à être regardée et réfléchie par des boomers), il convient de revenir rapidement à l’ambiguïté sulfureuse du réalisateur et de la série en général. Est-ce qu’ Euphoria est une série dont la réalisation révèle le parti pris d’un female gaze?  Non, absolument pas., vraiment, VRAIMENT PAS. Toutefois cette emprise écoeurante du male gaze sur la quasi-totalité des plans filmant des scènes de sexe est constamment démentie par les dialogues et le scénario. Le dernier épisode de la 2e saison exprime suffisamment l’intention cathartique de Sam Levinson. Il n’est pas forcément question d’exclure la possibilité qu’Euphoria y gagne aussi le ralliement d’un certain public, voire que cela s’intègre aux desiderata de l’auteur mais le qualificatif qui convient le plus à la série est celui d’ « extrême » et de fait la caméra de Sam Levinson nous conduit aux limites extrêmes du male gaze, aux confins, à la limite de ce que l’on peut « voir » (même s’il ne faut pas exagérer non plus, Haneke a fait bien pire que ça) et il ne se contente pas de cela, il nous fait parvenir aux limites de ce que c’est pour un zoomer que de voir aujourd’hui, de telle sorte qu’à force de sonder la mâle vision, une perspective finit par se détacher dont on peut dire qu’elle assume largement  une visée visionnaire. De fait, Hunter Shafer, actrice transexuelle a co-écrit cet épisode et ses engagements hors caméra ne laissent à ce sujet pas le moindre doute. 

                  Est-ce que je préfère regarder « Portrait de la jeune fille en feu » à Euphoria? Oui, sans aucune hésitation, parce qu’au-delà de tout ce qui les oppose,  le film de Céline Sciamma dit la positivité de ce dont Euphoria sonde le négatif et qu’on ressort un peu moins petit de ce film là, ce qui n’est pas du tout gagné pour Euphoria, à l’exception de ces deux épisodes spéciaux, spéciaux donc à bien des titres. Comme il a été dit dans l’article précédent, il n’y a rien à jeter des deux saisons d’Euphoria non pas parce que tout y serait « bon » ni forcément bien filmé,  mais parce qu’il n’est rien d’elles de ce qui est à jeter qui précisément n’y soit pas désigné comme étant à jeter de notre vie et surtout de notre regard. Le female gaze pour un mâle boomer blanc chef de famille, c’est ce qu’il ne peut réaliser qu’en lâchant beaucoup de lest, ce qui le rend forcément plus léger, et peut-être un peu moins boomer…Pourquoi pas plus « looper » (éternel retour)?



Est-ce qu’Euphoria ne serait pas à l’adolescence ce que « du côté de chez Swann » est à l’enfance? On peut envisager de répondre « oui » à condition de se limiter à cet épisode spécial « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins », non pas seulement parce qu’il explore la question de la détermination sexuelle d’une façon aussi éclairante et neuve que Proust l’a fait pour la mémoire involontaire, mais aussi parce que la dimension philosophique est évidente, marquée et revendiquée par Jules.  Il se trouve que tout en nous révélant la cause véritable de sa fugue, Jules donne à sa première séance d’analyse une dimension humaine et philosophique notable en balisant le chemin du devenir femme de l’homme. 

A l’incitation soignante et personnelle de son analyse, Jules oppose une fin de non-recevoir:

  • Je n’ai pas envie d’en parler
  • Pourquoi? 



Elle répond que la fugue était mal préparée, qu’elle était ivre, etc. Mais le fond de son intention sera comme elle le dira plus tard de réfléchir philosophiquement à la détermination sexuelle, à ce qui s‘y joue vraiment: « Les hommes ne m’intéressent plus d’un point de vue philosophique ». La question n’est pas de savoir pourquoi elle, Jules, est partie, en tout cas pas tout de suite, l’essentiel c’est de comprendre pourquoi elle veut arrêter les hormones et notamment les bloqueurs, c’est-à-dire tout ce qui la fait correspondre aux désirs des mâles. Le début de l’épisode est ainsi très nettement orienté par la capacité de Jules à situer sa prise de parole à un niveau non pas personnel mais existentiel, non pas celui de sa petite affaire privée mais celui d’une réflexion argumentée, précise, détaillée sur le sexe « humain », sur la détermination sexuelle humaine qui nécessairement va vers la féminité et tend à en finir avec la patriarcat. 

Les arguments avancés ne sont pas sans faire une sorte de mixte entre Laura Mulvey et Carl Gustav Jung mêlant ainsi la persona et la dénonciation du  male gaze. Ce que Jules a vécu c’est précisément cette emprise de la persona masculine aussi bien dans son désir que dans son identification à un moi. Ce n’est pas seulement que les conditions d’une féminité décorative lui aient été imposées (female gaze) mais c’est tout simplement que la nécessité d’avoir à faire ses preuves en tant que…que le devoir de paraître, de donner des gages à…de se doter d’une image lui a été infligée comme un rôle, comme une imposture. Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici aux tout premiers épisodes dans lesquels le personnage de Jules nous est clairement apparu comme « en faisant trop » dans cette affirmation là.  

Il convient vraiment que tout mâle ici réfléchisse authentiquement à ce que met en lumière Jules. Ce n’est pas du tout que les mâles seraient naturellement, du fait de leur détermination sexuelle plus bêtes, plus basiques que les filles, c’est tout simplement qu’ils jouissent de la prédétermination du sexe dominant auquel tout est dû et qui par là même est nécessairement voué à disparaître, à stagner dans l’immobilité des avantages acquis. Etre féminin, c’est a contrario, se dynamiser, sortir de cette sédimentation des os du crâne sous l’effet anesthésiant duquel ne nous viennent en tête que des idées fixes. 



Jules est l’incarnation de la surhumanité Nietzschéenne. Sa situation personnelle de transexuelle l’a placé d’emblée sur les rails du devenir sexuel de l’humanité qui ne peut être en ce sens là que féminin. « Arrêter les hormones » : quelles en seront les effets? Précisément tout le contraire de ceux de la correspondance au modèle de femme voulu par les hommes: une voix plus mâle, les organes génitaux masculins plus apparents, etc. La transexualité nous est ici décrite (enfin) telle qu’elle est: l’expérience la plus authentique de cette vérité à la lumière de laquelle ce n’est pas le genre qui détermine la sexualité mais, à l’inverse la sexualité qui  décide du sexe ou plus authentiquement qui révèle que le sexe c’est justement ce qui n’est jamais vraiment « décidé ». Le genre ici comme ailleurs atteste de la réduction duelle de la langue qui veut créer des catégories dans des continuums, et nous savons bien que Jules a fait l’expérience de cette violence là, de cet abandon par sa mère à l’institution psychiatrique. Où et comment Jules a su trouver la force de résister à toutes les tentatives conformistes de réduction du sexe au genre, c’est justement ce qui fait d’elle une figure de la surhumanité, une libération de puissance au plus haut degré, une affirmation d’existence irréductible proprement Nietzschéenne.

 (Si des masculinistes style Julien Rochedy invoque ici les innombrables extraits misogynes de Nietzsche, on ne saurait trop leur conseiller de regarder l’épisode qui éclaire cela aussi, notamment lorsque Jules décrit avec beaucoup de justesse les habitudes des filles qui jugent la façon dont une robe est portée, d’où elle vient, si la personne en question se ronge les ongles, bref les faiblesses. Une fois que l’on a clairement posé la féminité et la masculinité comme des catégories philosophiques dans l’opposition lesquelles on retrouve finalement terme à terme la contradiction entre la puissance et le pouvoir, il sera facile d’identifier les filles qui acceptent la domination du male gaze, du jugement, de la réduction e leur rôle à une fonction décorative et les autres. La féminité stigmatisée par Nietzsche est une féminité dénaturée, vaincue, falsifiée en son exact opposé). Affirmer que la condition humaine ne peut que s’orienter vers la condition féminine, ce n’est pas du tout poser la supériorité d’un sexe sur l’autre, c’est tout simplement signifier le devenir sexuel féminin d’une humanité revenue de l’erreur du patriarcat, c’est-à-dire de la fausse perspective du pouvoir au profit de l’authenticité de la puissance, d’une humanité spinoziste, en l’occurence.)

La transexualité de Jules n’exerce pas sa puissance de séduction dans une perspective qui ne serait que sexuelle mais plutôt parce qu’elle atteste d’une activité qui est celle du surhomme Nietzschéen: « staying alive ». Jules est l’Orlando de Virginia Woolf: rien n’est plus évident que ce rapprochement là.


On mesure tout ce qui, par comparaison, est un peu réducteur voire pathétique dans les tentatives de détournement de la pauvre analyste:

  • Il y aurait beaucoup à analyser dans ce que tu viens de dire mais ce qui est frappant  c’est de voir à quel point tu te dénigres toi-même.



Jules est sans pitié. Elle écarte magnifiquement cette perche tendue par tout ce que la psychanalyse peut parfois revêtir de piteux, de faible, de retour insistant au moins porteur, au moins intéressant. 

  • C’est justement cette auto-critique qui me permet de tenir et de ne pas me prendre pour une tarée.….Répond-t-elle en substance à la psychanalyste qui ici n’est pas tant désavouée dans son rôle de questionneuse que dans celui de praticienne. Je ne suis pas en train de te parler de « moi » signifie Jules, je suis en train de te décrire ce que la hauteur de ma situation me permet de voir, me permet « d’être »: la condition même de la surhumanité Nietzschéenne. 

3 - Le quiproquo de la relation amoureuse déclarée


Il se pourrait que nous touchions ici du doigt l’une des erreurs de lecture les plus courantes à l’égard du mal-être adolescent, à savoir que les adultes l’attribuent souvent à une crise personnelle d’identité quand il ne s’agit de rien de moins que la réalisation philosophique de cette vérité à la lumière de laquelle la notion d’identité est structurellement en crise. Toute l’existence de Jules se situe à un degré d’intensité philosophique qui ne peut se maintenir et effectuer le niveau de réalisation qui est le sien qu’à la condition expresse de ne jamais retomber dans le cloaque de la petite affaire personnelle. Il y a là quelque chose que l’analyste ne peut ou ne veut pas suivre, et finalement c’est justement l’hypothèse de cet article, à savoir qu’il y a dans le trouble appelé « fugue dissociative » quelque chose qui, loin d’être une pathologie, est tout simplement aussi bien un état de grâce qu’un moment de vérité, une sorte de parhésia de ce dynamisme sous l’impulsion de laquelle on ne peut devenir soi-même. Sous cet amalgame de toutes ces personnes que nous ne sommes pas, auxquelles nous nous sommes fallacieusement  identifiées par facilité ou par transfert, il y a cette libération de puissance sexuelle à flux tendu de la psychogenic fugue et il se trouve que ce flux de sexualité onirique dans lequel consiste la véritable Jules oscille entre ces deux pôles que sont Rue et Tyler, à savoir une drug Addict et un partenaire sexuel imaginaire. Comme elle le dit Jules tombe très facilement amoureuse parce que la moitié de la relation se passe dans sa tête. Pour saisir les trois sommets du triangle qui va se dessiner dans le flux de cette fugue dissociative qui alimente cette séance analytique il faut encore rajouter la mère de Jules. Alors que la mère est le plus souvent cette source d’amour inconditionnel et gratuit grâce à laquelle nous disposons d’une ressource inépuisable dans les premiers moments de notre vie (Evidemment, toutes les mères ne correspondent pas à cette description)  la maman de Jules a triplement failli:

  • Elle l’a abandonné dans un institut psychiatrique à cause du supposé trouble de Jules concernant son identité sexuelle
  • Elle ne s’est pas remise de cet abandon et a sombré dans une addiction à l’alcool
  • Elle s’est remise à flot pour demander pardon à Jules mais suite aux propos que sa fille  tient à son endroit sans les lui adresser directement et qu’elle a entendu du rez de chaussée, elle a rechuté en créant par là même une culpabilité à laquelle Jules ne pourra pas échapper.



La mère de Jules fait partie de ces figures maternelles terrifiantes qui ne sont pas sans rappeler les Erynies, ces déesses infernales de la mythologie grecque qui tourmentent les mortels par le poids des remords et de la culpabilité. Ces mères qui finalement n’incarnent que la fatalité d’en avoir une, sachant que personne ne peut y échapper. Non seulement elle a trahi sa fille en n’acceptant pas d’abord qu’elle en soit une mais elle lui fait payer très cher la volonté de puissance grâce à laquelle Jules est parvenue à s‘en sortir. La nouvelle de la rechute sa mère  qu’elle reçoit juste avant la fête « finale » est le détonateur de la fugue réelle, pas psychogénique. 

A partir de là, tous les fils se nouent entre eux pour livrer non seulement tous les ressorts de ce qui s‘est effectivement passé dans la tête de Jules mais aussi dans une perspective philosophique beaucoup plus intéressante décrire tout ce qui se joue de notre style d’existence dans la façon dont nos pulsions sexuelles se polarisent et se distendent, se font et se défont comme la marée.

Il faut revenir à une thèse énoncée dans le précédent article, thèse suffisamment dure pour nous faire espérer que l’on se trompe en la formulant (mais honnêtement non!) à savoir que nous ne sommes toujours aimé.e.s,  aimant.e.s que pour des raisons qui fondamentalement nous échappent et à la hauteur desquelles il est absolument impossible que l’on se tienne ou que l’on se maintienne, puisque nous ne les connaissons pas, de telle sorte qu’aimer ou être aimé.e c’est forcément décevoir et qu’un amour ne dure que proportionnellement à notre capacité à surmonter ces deux déceptions: celle que l’on subit et celle que l’on cause.

Rue avait investi son amour pour Jules d’une dimension salvatrice faisant dépendre d’elle son sevrage sans savoir que cette pression ne faisait que s’ajouter à celle de la mère de Jules qui pratiquait exactement la même opération. Or de son côté Jules trouvait chez Rue cet amour gratuit que sa mère n’avait pas pu lui donner. Les flashs décrivant les moments d’intimité entre Rue et Jules sont évidents sous cet angle: cette relation amoureuse n’est pas dominée par l’Eros (contrairement à celle qu’elle noue avec Tyler). Elle est évidemment physique mais pas exclusivement, voire pas fondamentalement. La tripartition de l’amour selon les grecs: Eros/Philia/Agape, n’est pas dépassée et chacun.e de nous finalement fait son dosage selon les circonstances, selon les personnes, selon les moments (rappelons cette trilogie: l’amour Eros est l’amour physique, Philia l’amitié, Agapé l’amour pur et gratuit qui ne fait que donner, se donner). Entre Rue et Tyler, Jules est tiraillée entre un amour dont la dominante est un mixte d’agapé et de philia (Rue)  et un autre qui n’est finalement que de l’Eros (Tyler).

  • Comment pourrait-elle m’aimer autant que je l’aime?  Demande Jules en laissant entendre que sa peur de la perdre vient de cette interrogation.

De fait, c’est bien cette question qui a nécessairement taraudé chacun.e de nous lorsque nous sommes embarqué.e.s dans une relation intense. Et nous connaissons bien la réponse: il est impossible en amour d’en avoir pour son comptant. Cette question est à la fois la seule pertinente et la seule qui ne le soit pas, parce que de toute façon il va nous falloir nous arranger, construire la relation sur le présupposé que cette question est trop juste pour trouver un lieu d’être, une raison d'être. Nous en pouvons aimer qu’aveuglément, en jetant des questions dans le noir sans trop savoir si l’on nous répond vraiment, ni si la lumière se fera jamais sur cette pièce là (et en fait, non!), voire si les mots entendus s'adressent vraiment à "nous" (mais c'est qui: "nous"?). 



4 - Les trois niveaux de la fugue dissociative


Ce que nous, nous comprenons, par contre, grâce à Jules et à la présence, à son corps défendant, de l’analyste, c’est la façon dont les fugues psychogénique et réelle se sont produites, ont jailli de la vie en créant ces parcours là, ces traits d’union entre plusieurs affects reconnaissables et puissants. C’est la raison pour laquelle il fallait inventer ce cauchemar décrit par Jules d’une vie commune entre elle et Rue à New York. Dans la réalité, Jules a abandonné Rue à la gare de East Highland mais dans la fugue psychogénique (qui n’est pas forcément moins réellement vécue), elle la laisse faire une overdose dans la salle de bain de leur logement commun. Elle l’abandonne deux fois donc de la même façon que sa mère l’abandonnera et la trahira deux fois.

Ici la mise en scène de Sam Levinson est géniale tout somme elle l’était, pour le premier épisode dans les mouvements de caméra passant de l’extérieur à l’intérieur du restaurant d’Ali à Rue. Nous voyons en effet Jules frapper en hurlant à la  porte fermée de la salle de bain dans laquelle elle se retrouvera à la fin de l’épisode quand c’est son père qui la suppliera de revenir à East Highland. Elle ouvrira en laissant le corps inanimé de Rue sur le sol. Que ce soit dans le cinéma de Tarkovsky, dans celui de David Lynch ou dans cet épisode de Sam Levinson, vient toujours à point nommé ce moment où les travellings avant, arrière, où les franchissements de seuils  et les champs / contrechamps se déploient dans l’architecture plus ou moins complexes des plis d’une maison. Il faut que la confusion entre un intérieur et un extérieur fasse sentir où l’on est « vraiment ». Tarkovsky joue alors des miroirs, Lynch des rideaux, Levinson des portes, de l’obscurité et du rai de lumière. Ici la sobriété de la réalisation contraste avec les effets trop spéciaux des autres épisodes. 

            A l’exception du magistral fond d’écran de la pupille de Jules au tout début de l’épisode, il y a assez peu de surenchère technique dans « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins. » Cette séquence magnifique accompagnée par la chanson « liability » (qui veut dire « boulet ») de Lorde se révèle d’ailleurs d’une importance capitale par rapport à la question de la fugue dissociative.  Le nerf optique de Jules reflue vers l’extérieur projetant à la surface de son oeil tout ce qu’il avait précédemment « absorbé ». C’est comme une réponse miraculeusement  littérale à la question de l’analyste, une fin de non recevoir radiale à toute démarche analytique: «  pourquoi voulez vous que je vous parle de ce que j’ai vécu, puisque de fait je ‘lai vécu et que c’est en moi, C'EST MOI ? » Ici aussi l’intérieur affleure à la surface miroitante de l’extérieur de l’iris, et ici aussi la musique dit l’essentiel: 


Bébé, ça me fait du mal
Je pleure à l'arrière du taxi
Il ne veut rien savoir de moi
Il dit qu'il a fait une erreur
En se rapprochant de moi
Il dit que je suis un poison
Alors j'imagine que je vais rentrer seule
Dans les bras de celle que j'aime
Le seul amour que je n'ai pas ruiné
Elle est si difficile à satisfaire
Elle est comme un feu de forêt
Je fais de mon mieux pour lui plaire
Jeu de séduction, danses romantiques
Dans le salon, mais n'importe qui verrait bien
Qu'il n'y a dans cette pièce qu'une seule personne

Qui pince sa propre joue



Il faut vraiment comprendre ce qui fait l’exceptionnelle pertinence de cette épisode: sommée de parler d’une fugue réelle (le traitement psy lui a été imposé par son père)  causée par ce que l’on appelle une fugue dissociative, Jules en rajoute un troisième niveau impeccablement maîtrisé et c’est dans ce troisième mouvement que la vérité soulève les deux autres et les éclaire. Il y a trois niveaux de fugue dissociative: 

  1. La fuite en train 
  2. La fugue psychologique comme « réponse » à la rechute de sa mère
  3. La fugue dissociative philosophique de Jules par le biais de laquelle elle produit le flux de sexualité exact dans le mouvement duquel elle devient Jules, mouvement inachevé, inachevable d’individualisation stylistique, celui-là même que chacune de nous devrait rêver de libérer, parce qu’il fait moins  signe de nos complexes ou de nos blessures cachées que de notre surhumanité.

On peut évidemment avoir l’impression légitime que Levinson retombe dans ses vieux démons du male gaze à la fin de l’épisode mais il ne faut pas oublier ici qu’Hunter Shafer a co-écrit le script. La relation décrite au gré de ses flashs d’une facture où se retrouvent exactement toutes les caractéristiques du male gaze selon Laura Mulvey, en particulier le morcellement du corps de Jules, est celle qui unit Jules et Tyler, c’est-à-dire « rien », de la sexualité solitaire et virtuelle: « It was, like, genuinely the best sex I've ever had….pure fucking imagination. »

Le meilleur partenaire que l’on puisse avoir dans une relation sexuelle, c’est celui qui n’existe pas ou qui n’est pas reconnaissable parce que le quiproquo structurel de toute relation amoureuse entre personnes qui attendent de l’autre ce dont il ne se sait même pas porteur (et de fait il ne l’est pas) disparaît, se dissout dans l’anonymat de la relation connectée. Se pourrait-il que la sexualité ne puisse se libérer authentiquement que dans la pureté d’un anonymat total? Quiconque s’intéresse à cette question doit voir le film de Patrice Chéreau intitulé « Intimité ». C’est une question qu’il faut prendre en compte dans le succès des clubs de rencontre et autres réseaux de « speed dating ». C’est donc bel et bien un moment de pur male gaze dans un épisode  qui ne commençait pas avec ce regard là (les premiers plans comme dans la quasi totalité de l’autre épisode: « le malheur n’est pas éternel » était une succession de champ / contre-champ) mais si nous y réfléchissons, cela ne pourrait en aucun cas être autre chose.



ici aussi Jules se tient sur la ligne de crêtes, non pas seulement celle qui sépare des versants des deux sexes (cette dualité même est fallacieuse d’ailleurs) mais celle de la sexualité prédatrice et de la sexualité « orphique » (dans « Portrait de la jeune fille en feu », Héloïse et Marianne s’aiment en se regardant, en se sauvegardant, en se remémorant). Dans la sexualité prédatrice sommeille au contraire le monstre véritable (la gorgone), l’obscurité de la chambre et du silence à la question posée par Rue de la photo avec Tyler. 

Si nous prenons ombrage de ces passages dans un épisode aussi brillant, nous tombons dans une forme de candeur hautement déplacée. Ni Jules, ni Sam Levinson, ni Hunter Shafer n’évacuent ici le problème posé par cette dimension anonyme de la sexualité à la hauteur de laquelle elle revêt seulement sa valeur authentique. Quiconque veut comprendre un peu quelque chose à ce flux là, c’est-à-dire à soi-même, à ce devenir soi-même dont Nietzsche ne cesse de nous entretenir doit faire le lien entre le quiproquo de toute relation amoureuse déclarée et l’attraction irrésistible de toute relation amoureuse non déclarée, non déclarable, non avouable, aussi obscure qu’une fille à vélo, la nuit,  dans un champ d’orangers. Ces flashs ne comptent vraiment pas pour rien dans la maîtrise de cet épisode spécial.


Conclusion: fugue dissociative et cinéma




Il n’en demeure pas moins que la première partie de l’épisode est philosophiquement la plus dense, la plus « exploitable » et ce dés le premier plan dans lequel la tension du visage de Jules n’est pas sans rappeler le tableau de Courbet:

 


 La fugue dissociative dont elle est censée soigner la pathologie est déjà à l’oeuvre dans ce plan à son troisième niveau. Contrainte de suivre des séances d’analyse, elle met en oeuvre une solution proche de la quasi-causalité Deleuzienne: comment être la quasi cause d’une condition malheureuse que l’on n’a pas souhaitée mais qui, contre toute attente, va se révéler comme le devenir authentique de notre être? La fugue dissociative, comme David Lynch l’avait bien compris, est l’une des réponses les plus artistiques à cette question. Il se pourrait que le cinéma finalement n’ait pas d’autre sens ni structure que de filer la métaphore de cette réponse et de la faire affleurer au point d’ancrage de notre nerf optique et de notre rétine.



vendredi 26 avril 2024

Terminales HLP (groupes 1 et 2) - L'humain et ses limites (2)


Petit résumé sur les points déjà abordés dans l'article précédent et leurs articulations:  


1) La question des expérimentations animales pose exactement le problème des limites de l’humanité. Utiliser certains animaux pour tester des substances ou des opérations susceptibles d’être profitables aux humains repose à la fois sur une proximité génétique et sur une division générique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est poreuse, fragile, ténue. 


2) Nous retrouvons exactement  le critère de distinction des quatre ontologies formulé par Philippe Descola. Pour les sociétés naturalistes comme la notre (occidentale), il y a continuité entre les humains et les animaux du point de vue du corps (physicalité) mais discontinuité du point de vue de l’âme (intériorité).

Finalement l’être humain se définit par les limites que la société naturaliste établit à ‘l’égard des non-humains d’un point de vue moral ou spiritualiste  et par l’absence de limite du point de vue physique.


3) Avec Louis Pasteur nous franchissons un cap dans la mesure où la lettre qu’il écrit à l’empereur  du Brésil pose l’efficience dans son esprit de scientifique d’une limite traçable entre les citoyens humains reconnus et des humains condamnés à mort sur lesquels des expérimentations dés lors seraient, selon lui, envisageables. On mesure à quel point ces limites deviennent ici celles que la loi tracent, comme si l’humanité n’était plus une donnée biologique observable et irrévocable mais un statut que l’on peut décréter ou pas. Si Pasteur se sent légitimé à écrire cette lettre, c’est finalement parce qu’il estime que certains humains sont du fait de leur situation pénale plus exposés que d’autres à ce que l’on pratique sur eux des expériences que l’on s’interdirait évidemment sur des citoyens « normaux ». 




4) Cette notion de limite peut-elle être appliquée à l’humanité? L’humanité est-elle une condition limitative, « séquençable » et si oui sur quel continuum? C’est LA question de notre cours, en fait: peut-on concevoir l’humanité comme un « morceau » un tronçon délimité sur la continuité d’une ligne, comme le fait la société naturaliste selon Philippe Descola. Il y a deux lignes: celle du physique et celle de l’intériorité. L’humanité pour la société occidentale c’est ce qui sur la ligne de la physicalité est en continuité avec les monde animal et végétal mais séparé, divisé sur la ligne du corps et du physique. L’autre question est celle de savoir si l’être humain peut dans son fonctionnement social et légal, juridique, pénal se donner le droit de décréter que des individus biologiquement humains ne le sont pas juridiquement, ce que finalement la peine de mort et la notion de crime contre l’humanité semblent ratifier, affirmer?


5) Grâce à Michel Foucault, nous avons situé dans le cadre de cette dernière question le problème  de la prison qui s’est révélée être finalement une sorte de zone apolitique au coeur même de la politique, une anomalie absurde et abjecte reposant sur une dynamique de la limite extérieure. Quiconque réfléchit à la prison réalise qu’elle n’a pas d’autre finalité que de rendre opérationnelle une fabrique de la délinquance, grâce à laquelle des contrevenants vont se retrouver piégés dans une sorte de "polis" inversé. En effet, autant la cité est finalement ce que l’on pourrait appeler une matrice de la bonne citoyenneté, autant la prison représente au sein même de la cité une « non-cité », une matrice à délinquance grâce à laquelle des caractères de criminels seront pré-identifiés, désignés comme les limites négatives de ce dont la cité figurera les limites positives. Il s’agit d’essentialiser des portraits-type de délinquants au fil d’une logique qui n’est pas sans rappeler celle du bouc émissaire, comme s’il n’était possible de constituer l’ensemble des bons citoyens que par le processus de stigmatisation, de repérage et d’exclusion du Non-citoyen, du comportement a-social, a-politique et donc finalement non-humain. 

Nous mesurons ici toute l’amplitude et la perversion d’une dynamique de limitation extérieur/intérieur de l’humanité, fondée sur cette usine de la délinquance qu’est la prison. Le point fondamental sur lequel s’est constituée une dynamique sociale aussi perverse, c’est l’oubli total de la phrase d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique. Comment sommes nous tombés suffisamment bas pour accréditer la notion d’une institution: la prison,  dont la visée est aussi clairement a-politique et cela au sein même de la polis?



6) Pour approfondir le propos, il nous faut revenir à la dimension anthropologique de limite notamment telle que Philippe Descola l’avait définie avec tant de justesse concernant les quatre ontologies. Ces quatre différents types de société se constituent en eux mêmes par le jeu de cette distribution de continuités et de discontinuités entre le corps et l’esprit. Ce que cela signifie c’est justement qu’il n’existe aucune base objective à cette distribution. C’est comme si chacune de ces ontologies se donnait à elle-même par cette sélection une épaisseur subjective. D’ailleurs cela se manifeste clairement lorsque nous, occidentaux, qui avons été élevés à partir d’un conditionnement naturaliste sommes fascinés par des thèses, des oeuvres ou des spiritualités d’inspiration clairement animiste. Ainsi par exemple, lorsque nous suivons et adhérons à des idées illustrées par les oeuvres de Hayao Myazaki, nous renions totalement les présupposés naturalistes, ce qui prouve que nous pouvons dépasser les frontières et explorer l’autre côté de cette détermination ethnologique de l’ontologie dans laquelle nous avons été éduqués. Les limites de ces quatre ontologies aussi indiscutables qu’elles soient sont poreuses. Elles nous imposent un formatage dont nous ne sommes pas nécessairement dupes, inconscients, esclaves.


Parvenu.e.s à ce 6e point, nous pouvons insister sur le fait qu’il est maintenant parfaitement clair que « oui », l’humanité semble bel et bien être une question de limites, avec tout ce que cela implique de perversité, notamment au regard des expérimentations animales, mais aussi du traitement de la délinquance et de l’existence de la prison (institution a-politique dans la polis humaine, ce qui est une contradiction dans les termes). Non seulement l’humanité est une question de limites que les humains instaurent à l’égard des animaux, des condamnés à mort, voire finalement des délinquants apprenant leur partition de délinquants dans ces fabriques à délinquants que sont les prisons, mais aussi par le bais desquelles ils se répartissent en sociétés animistes, naturalistes, analogistes, totémiques (Descola). Ce que nous constatons, ce sont les conséquences des erreurs notamment de la société naturaliste (écologie) mais aussi des institutions répressives (prison) et tout cela vient sans aucun doute du fait que ces limites aussi bien biologiques, éthologiques, ethnologiques, légales, juridiques, pénales sont celles que les humains se donnent à eux-mêmes. En fait nous voyons ici à l’oeuvre l’efficience de la même dynamique stigmatisante que celle que nous avions démasquée dans la langue lors du cours précédent sur les violence. Ce qu’il nous faut explorer maintenant c’est la possibilité de porter un regard moins dogmatique et surtout moins partial moins subjectif, moins partie prenante sur la pertinence de cette notion de limites appliqués à l’humain.



2) Zôon « a-politikon » et ensemble ouvert (suite)

             Nous avons déjà commencé à développer cette deuxième partie et nous reprenons le cours à cet moment. Cette expression de zôon a-politikon qui est l’exact contraire de l’affirmation d’Aristote peut s’entendre en deux sens:

  1. Elle dénonce dans le prolongement des thèses de Michel Foucault cette effroyable machine à créer des « délinquants types » à partir desquels l’ensemble de la bonne société des bons citoyens peut se définir et se constituer au fin d’une dynamique aussi exclusive qu’inclusive et qui n’est l’un que parce qu’elle n’est pas l’autre. C’est exactement cela qui pose problème: cette logique des ensembles fermés. Or comment la combattre sans explorer le paradoxe des ensembles ouverts?  Peut-on se représenter un ensemble qui ne se constitue qu’au gré d’une dynamique de l’inclusion? Est-ce si difficile que cela? N’est-ce pas finalement assumer l’héritage d’Aristote, celui de l’homme comme animal naturellement politique?
  2. Ceci nous amène au second sens: le zôon a-politikon c’est finalement si l’on suit les thèses combinées de Heidegger et de Jacob Von Uexküll l’animal tout court. La vraie différence entre l’humain et les animaux ne vient pas en effet de ce que la société naturaliste a arbitrairement institué (continuité de corps, et discontinuité d’âme) mais plutôt de la distinction entre le biotope et la polis. Les animaux ont des milieux et les humains n‘en ont pas, de telle sorte qu’il leur revient de se construite une polis, ce que l’on pourrait appeler par un néologisme: un politope

Se pourrait-il que l’être humain loin se se définir comme cette créature qui impose des limites se satisfasse de les explorer, d’être finalement l’espèce la plus border-line de la planète? Nous pouvons ici penser à l’une des citations les plus porteuses de sens à partir de la fameuse affirmation d’Aristote du zôon politikon. Il s’agit de celle de Jacques Rancière: « la politique n’est pas faite de rapports de forces, mais de rapports de mondes. »

Cette phrase est incompréhensible si nous ne l’éclairons pas de tout ce qui a été dit notamment par Jacob Von Uexküll et plus récemment par Philippe Descola dans son livre sur la composition des mondes. Les animaux ne naissent pas dans la nature mais dans un milieu qui les constitue tout autant que eux le constituent. Von Uexküll a mis à jour ce processus par le biais duquel il existe dans la nature des désinhibiteurs (le terme est inventé par Heidegger), c’est-à-dire des affects, des stimulations à partir desquels chaque animal crée le « territoire » à l’intérieur duquel il fait ce qu’il « est ». C’est exactement la notion de biotope telle que la pandémie récente en a clairement prouvé la pertinence (mettre en contact des espèces qui sont ainsi chassées de leur biotope crée des dysfonctionnements, des souches virales destructrices). C’est comme si la texture la plus profonde et la plus structurelle de la vie se défaisait. Il existe dans la nature une harmonie, un ouvrage dont les êtres humains ne tiennent pas compte, auquel ils se rendent aveugles, probablement parce que l’économie mondialisée est fondée malheureusement sur des présupposés naturalistes qui sont bio-incompatibles.

Observer la nature en se détachant complètement de l’idéologie naturaliste permet de ne plus se laisser aveugler par la prétendue limite entre les non humains et les humains du point de vue de l’intériorité. C’est justement le contraire qui est évident: chaque animal est porteur de cette intériorité grâce à laquelle il se constitue le milieu à l’intérieur duquel il peut accomplir et déployer sa puissance, être ce qu’il est: tique, araignée ou abeille. De fait, nous voyons bien comment ces différents biotopes s’articulent entre eux de telle sorte qu’ils se nourrissent les uns des autres au sein d’un ouvrage immanent, grandiose et incroyablement efficient. C’est comme si la nature ne cessait de se faire naturante à chacun de ces « croisements  de biotopes » dont il est clair que chacun concourt à un « ensemble », ensemble que l’on peut VRAIMENT qualifier d’ouvert, parce qu’il n’exclue rien. C’est cela que nous réalisons grâce à Von Uexküll: le sens miraculeusement opérationnel de la notion d‘ensemble OUVERT. 



Mais pourquoi l’être humain est-il privé de biotope? Parce qu’il est zôon politique en un sens qui va bien au-delà de celui dont Aristote  avait déjà développé la géniale intuition: ce que l’humain VOIT, en tant qu’il est lui, être fondamentalement désoeuvré (Heidegger), débarrassé de la nécessité accaparante de créer son biotope, ce sont justement les brèches par les biais desquels fonctionne la nature en tant qu’ensemble OUVERT. Le propre de l’être humain pas seulement de se constituer lui-même en tant qu’animal non génétique au sein de la cité mais de se rendre sensible (ce qu’il est dés le départ) à ces pointillés entre les biotopes animaux dans la porosité desquels se constituent les ouvertures de l’ensemble ouvert de la nature naturante. L’homme est donc bel et bien la créature des limites mais pas en ce sens qu’il aurait à les instituer mais parce qu’il lui revient d’en avoir l’intelligence, la sensibilité, d’être le spectateur de la façon naturelle dont toujours déjà ne cessent de se créer et de s’harmoniser des mondes. L’être humain est la créature dans laquelle se définit l’acception la plus noble de toutes les activités, à savoir la politique, mais il n’est plus ici question de la politique de la cité humaine. C’est de la cité des vivants dont l’être humain se trouve être à la fois l’instigateur et le témoin privilégié.