jeudi 8 mai 2025

Terminales 1 / 4 / 5: sujet facultatif (rattraper sa moyenne du 3e trimestre)

 


Traitez l’un de ces sujets au choix:


Sujet 1: Est-ce l'intention qui compte?


Sujet 2:  Faut-il garder ses pensées pour soi?


Sujet 3:  Expliquez le texte suivant


" Remarquons que l'artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu'il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d'agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l'action tendent à limiter le champ de la vision. [...] Le cerveau sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l'action, elle isole, dans l'ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l'objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C'est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses."


Henri Bergson, La pensée et le mouvant, La perception du changement, Conférences d’Oxford


La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte du problème dont il est question





dimanche 4 mai 2025

Terminale 1/ 4/5: La science

 


Entreprendre une démarche scientifique à l’égard d’un objet d’étude qui peut être la nature, la vie, les forces qui s’activent dans l’univers, l’être humain, etc. suppose d’abord que l’on ne va rien se donner comme acquis. Manifester une tournure d’esprit scientifique consiste d’abord à ne pas adhérer, à ne pas croire. Il n’est pas question pour un.e scientifique de penser « quelque chose », mais de soumettre sa pensée à une méthode grâce à laquelle penser ne serait plus « dire », mais fonder, dire ce qu’il est absolument impossible de ne pas dire, étant entendu que l’on saura alors pourquoi on le dit.  Finalement la science est un certain type de construction de propositions reposant sur une exigence radicale de fondation. On ne dit pas ce qu’on pense, on dit ce que l’on ne peut pas ne pas penser. Ce qui détermine alors la constitution de propositions scientifiques, c’est une nécessité sous le flux de laquelle on se maintient. Un.e scientifique ne croit rien, n’adhère gratuitement à rien, ne se sent en aucune façon porté.e à croire ceci plutôt que cela.   

Il n’est absolument rien qui « aille de soi »: c’est fondamentalement et méthodologiquement cela: un esprit scientifique. C’est un esprit qui d’abord manifeste de la défiance, du doute, une sorte de parti pris du « suspens » dans l’inclination à laquelle nous nous laissons aller lorsque nous pensons que la réalité et les choses sont telles que nous les percevons.  Prêtons attention à cette expression: « parti pris du suspens » qui finalement veut dire que l’on prend le parti  de n’en avoir aucun.

Ainsi par exemple, un physicien sait que le ciel n’est pas bleu au sens strict. La lumière voyage du soleil jusqu’à nous sous la forme d’ondes lumineuses. Les différences de couleurs au sein du prisme de la lumière viennent de différences de longueurs d’ondes. Le rouge désigne une longueur d’ondes plutôt longue alors que le bleu se définit par une longueur d’ondes lumineuses courte. Quand la lumière du soleil touche la terre, les ondes lumineuses entrent en collision avec les molécules d’azote et d’oxygène qui constitue l’atmosphère terrestre, de telle sorte que les différentes longueurs d’ondes qui constitue le prisme vont se disperser différemment. Les longueurs d’ondes plus importantes vont se disperser moins que les longueurs d’ondes courtes comme le bleu. Comme celles-ci se dispersent davantage, on ne voit qu’elles. Le ciel n’EST pas bleu en soi mais nous ne pouvons le voir autrement que bleu.  




Gaston Bachelard dans son livre: « formation de l’’esprit scientifique » défend exactement cette conception « contrariante » de l’esprit scientifique: « On connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. » Par « spiritualisation », il faut entendre ici le fait d’appréhender par l’esprit ce que les sens nous décrivent de façon inadéquate.  

Cela ne signifie pas du tout qu’il nous faut nier les témoignages de nos sens, mais  comprendre pourquoi mes yeux voient un ciel bleu et maintenir l’esprit de distinction entre la perception reçue et la réalité perçue jusqu’à ce que je réalise pourquoi il est logique que je vois d’une certaine façon ce qui n’est pas tel que je le perçois. 

On se tromperait radicalement, selon Bachelard si l’on considérait qu’une démarche scientifique pouvait partir d’une sorte de neutralité fondamentale et originelle. Nous naissons d’abord dans un monde au sein duquel ne s’activent que des illusions, que des évidences trompeuses à l’égard desquelles il faut, pour entamer un travail scientifique, dépasser des obstacles premiers, toujours préalablement « là ».

Finalement connaître c’est lancer un processus de procrastination perpétuelle de la croyance. On remet continuellement à plus tard le moment de céder à la tentation de croire, de consentir au bleu du ciel et dés lors on multiplie les médiations rationnelles, processuelles, déductives, expérimentales entre nous et nos sensations, les préjugés de la société, les idées toutes faites de telle ou telle classe sociale. Finalement c’est exactement comme si pour la science la vérité était une démarche, un pas de côté résolument marqué par rapport à ce que l’on pourrait appeler notre « immersion mondaine ». Nous sommes dans le monde, mais cet « être au monde » ne recèle en soi rien qui puisse de soi s’auto-valider, s’auto justifier, s’auto fonder, s’auto affirmer. 

Pour autant, c’est bien sous la pression d’une nécessité que des propositions scientifiques peuvent être élaborées, mais quelle est la nature de cette nécessité qu’il est absolument impossible de définir comme immédiateté ou spontanéité? Puisque le propre de cette nécessité consiste à ne pas aller de soi, alors il s’agit bien d’une nécessité qui littéralement ne « va pas de soi », d’une forme de nécessité fondamentalement « extrinséque », démonstrative, et absolument pas intuitive. Ce serait alors comme si la science constituait un type de discours fondé sur un processus de défiance sceptique et méthodologique à l’égard de toute croyance, ou idée reçue et dont le développement et le progrès ne pourraient s’appuyer que sur des raisonnements et des preuves auxquels il serait résolument impossible de se soustraire. 

La question qui se pose alors est celle de savoir si la science peut réellement tenir ce parti pris de refuser tout parti « pris », toute idée reçue, tout acte de foi ou d’adhésion sans examen. Si rien ne saurait être admis sans examen, la science pourrait elle se concevoir autrement que comme une sorte de négativité fondamentale, de processus à visée exclusivement critique de tout donné, de tout « il y a », comme si rien ne pouvait s’affirmer qu’au terme d’un processus de double négation: « ne peut être que ce qui ne peut pas ne pas être » . Mais au regard de quoi une proposition ne pourrait-elle pas ne pas être? N’est-ce pas une prétention qu’aucun discours ne peut assumer parce que l’expérience que nous avons de l’être ne peut absolument pas être fondé par un discours et que c’est le contraire qui semble s’imposer, à savoir qu’aucun discours sur l’être ne peut se fonder autrement ni ailleurs que sur l’être. La science est une pratique qui consiste dans un certain mode de proposition. Elle produit des thèses, des procédures de validation de ces thèses à partir desquelles s’instaurent un certain mode d’affirmation dont la spécificité scientifique réside justement dans son extrême rigueur, dans sa capacité à ne jamais s’accorder à soi le moindre présupposé, le moindre « c’est comme ça! ».

Mais alors comment pourrait-elle consister en autre chose qu’un certain type de construction de propositions dont le protocole refuserait tout « donné » Sur quoi peut-on fonder une discipline consistant dans la remise en cause de tout fondement? Si la science est un dire qui ne cesse de soumettre à examen le moment de dire oui à ce qui « est », ne consisterait-elle pas dans une sorte de mise en suspens du moment venu d’être? Ne consisterait-elle pas dans une discipline très étrange dont le contenu résiderait dans la procrastination rationnelle de sa propre venue au monde, venue à l’être  comme un bébé soumettant à un examen approfondi toutes les raisons de se faire advenir, jusqu’à ne jamais réellement advenir? 




Nous réalisons ainsi que la question fondamentale de la science est justement celle du rapport entre la rationalité et l’être. S’il n’est rien de ce qui est que la science puisse accepter comme donné, en tant que « comme ça » ou que « il y a » , alors qu’en est-il de son donné à elle?  Comment un mode de proposition exclusivement rationnel, refusant par principe toute adhésion immédiate à quelque donnée que ce soit peut-il se manifester à nous, s’imposer à nous, sans nécessairement avoir à sortir de ce refus qui pourtant définit son corps de doctrine? Comment un mode de proposition qui se définit lui-même comme la mise en suspens de toute adhésion à la réalité peut-il s’effectuer dans la réalité sans se contredire? Comment pourrions nous adhérer à ce qui aspire à se concevoir comme la remise en cause de toute adhésion?  Comment pourrait se donner, se manifester une pratique critique de la notion même de manifestation? Comment se dire scientifique sans croire à la science?  Qu’est ce que la science attend de nous si pour l’écouter il faut toujours remettre à plus tard le moment de la croire? 


  1. Une pratique de la rupture

Pour décrire les qualités d’un.e scientifique, on évoque souvent la rigueur, l’esprit rationnel, méthodique, etc,  mais Gaston Bachelard insiste sur une attitude première, différente de celles-ci qui réside dans l’aptitude à franchir des obstacles. De quoi s’agit-il? D’un certain nombre d’adhésion si évidentes, si spontanées qu’elles prennent de court l’écrasante majorité des êtres humains, laquelle se soumet les yeux fermés à leur diktat. Nous retrouvons donc avec bachelard cette idée selon laquelle l’esprit scientifique est structurellement récalcitrant à toute idée reçue qui s’imposerait à nous sans médiation. C’est la raison pour laquelle il parle d’obstacles épistémologiques. Il en dénombre pas moins d’une dizaine:

  • L’expérience première : la tendance à accorder une valeur excessive à l’expérience immédiate, non questionnée, qui précède toute réflexion critique.
  • La connaissance générale : la généralisation hâtive à partir d’observations limitées ou de préjugés collectifs.
  • L’obstacle verbal : la confusion entre les mots et les choses, ou la croyance que nommer un phénomène équivaut à l’avoir expliqué.
  • La connaissance pragmatique : l’explication des phénomènes uniquement par leur utilité ou leur usage pratique.
  • L’obstacle substantialiste : la tendance à penser la réalité en termes de substances fixes et immuables, au lieu de processus ou de relations.
  • Le réalisme naïf : la croyance que le monde se donne tel qu’il est à la perception, sans médiation ou construction intellectuelle.
  • L’obstacle animiste : l’attribution de volontés ou d’intentions à la nature ou aux objets inanimés.
  • Le mythe de la digestion : la tendance à croire que l’esprit assimile les connaissances de façon passive, comme le corps digère la nourriture, sans travail critique.
  • La libido : l’influence des désirs, des affects ou des pulsions sur la construction des connaissances;
  • La connaissance quantitative : la croyance que la mesure ou la quantification suffit à garantir la scientificité, sans analyse qualitative ou conceptuelle.


Ces dix obstacles mériteraient  par eux mêmes une analyse approfondie. Mais peut-être convient-il de focaliser notre attention sur ce passage du livre dans lequel Gaston Bachelard distingue structurellement l’opinion et la science comme deux modalités d’assertions absolument incompatibles:

 

 « La science dans son besoin d’achèvement comme dans son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion ; il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout il faut savoir poser des problèmes et quoiqu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est véritablement ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »

      Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, 1938


Il n’est pas rare qu’au terme d’un article ou d’une information,  les sites nous interrogent de la façon suivante: qu’en pensez vous? Ou encore « ajoutez ici votre commentaire ». Nous savons très bien qu’il n’est pas vraiment question de savoir pour le site en question ce que nous avons à dire de ceci ou cela mais de nous embarquer dans un forum de discussions à n’en plus finir au sein duquel chacune et chacun essaiera d’affirmer un point de vue pour « se faire reconnaître », créer du lien, entrer dans une conversation animée, etc.  « on dit des choses » et finalement quiconque prête attention à la teneur authentique des thèses défendues se rendra compte:

  1. Qu’il n’y a pas d’argumentation
  2. Qu’il ne s’agit pas vraiment de traiter une question mais d’affirmer une position qui se trouve être que l’on a déjà, ou bien celle du milieu dont on fait partie socialement professionnellement, etc.
  3. Qu’en fait la plupart des idées évoquées ne sont pas celles des personnes concernées qui disent les penser, mais plutôt celles auxquelles ils adhèrent par commodité ou déterminisme. Je pense que….est l’amorce d’un discours recopié, imité mais pas réellement pensé. Dans ce sens là qui est celui de l’opinion, quand je dis que je pense, je ne pense pas vraiment ce que je dis, mais je reprends un donc murs qui a déjà été dit.
  4. Qu’en fait il s’agit de parler plus de conquérir une certitude, comme si le dialogue n’avait pas d’autres vertus que liante. On se fait des relations en disant des trucs, mais ce qui est vraiment recherché c’est la relation et pas la crédibilité du discours. L’opinion triomphante finalement c’est le régime de la post vérité, c’est le principe de la majorité satisfaite d’en être une et écrasant toute minorité, toute opposition mineure. 

Avoir une opinion, c’est dire le parti auquel on adhère, se positionner plus que réfléchir aux raisons susceptibles de justifier cette position. C’est comme un pensée qui donnerait ses conclusions sans le travail préalable parce que le travail préalable suspendrait peut-être à jamais le moment de donner ses conclusions.  Tout opinion est un ralliement et probablement une défaite de la pensée, une pensée qui fait défection à ce qu’elle est censée être c’est-à-dire pensante, effective, en action, opérationnelle au point de n’en avoir jamais fini avec le moment venu de dire où on est.  

De ce point de vue il est vraiment saisissant de réaliser qu’à chaque fois que l’on nous demande au sujet de telle ou telle chose ce que nous en pensons, on nous demande plutôt ce que nous n’en pensons pas, c’est-à-dire où nous nous situons par rapport à une question sans l’avoir étudiée.


        Ce que suggère finalement Gaston Bachelard ici, c’est que la science est « sans opinion » et que l’opinion est absolument « sans science ». Elle peuvent parfois tomber d’accord, mais c’est du pur hasard.  Il existe une distinction structurelle entre ces deux modalités d’assertion     : autant la science se concentre sur la question du fondement d’une proposition quitte à remettre à plus tard la supposée « vérité » de son assertion, autant l’opinion aspire à « dire », à se déterminer indépendamment de toute modalité de démonstration rigoureuse. Nous pourrions dire que l’opinion pense que….alors que la science « se pense » par l’exercice d’une auto-critique incessante, le soupçon continuel à l’égard de ce que l’on croit savoir, par une exigence de poser des problèmes là où finalement l’opinion ne s’en pose aucun, la lutte contre les obstacles épistémologiques (l’utilitarisme et l’imaginaire symbolique). Avoir une opinion signifie prendre un parti alors que penser étymologiquement vient du latin « pendere » qui veut dire peser, évaluer, réfléchir, entrer dans la complexité problématique d’une situation dont il est finalement impossible de retirer UNE conclusion, préférer le problème à la solution, puisque celle ci réside dans une caricature de celle-là.

En marge du texte, il est vraiment judicieux de réfléchir à la portée de cette distinction, notamment dans le domaine pénal, même si cela va se révéler extrêmement perturbant dans la mesure où ce qui est finalement attendu, c’est une sentence, c’est-à-dire une « opinion ». Finalement que ce soit un tribunal correctionnel (composé de juges professionnels) ou de tribunal d’assise (jurés tirés au sort) c’est une opinion qui va décider du sort des accusé.e.s, comme si la société finalement était sur le terrain de la légalité contrainte de faire prévaloir un processus de décision sur un protocole de vérité, qui à suspendre la possibilité d’un jugement univoque. C’est comme si la justice pénale préférait punir sans comprendre que comprendre sans punir. 




La récente palme d’or au festival de Cannes: « Anatomie d’une chute » de Justine Triet pose exactement cette question, et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie analyse exactement en ce sens la question posée par ce film.  Alors qu’un homme décède après être tombé de la fenêtre de son chalet, il est décidé de mener une instruction pour savoir s’il est tombé accidentellement, s’il s’est tué ou bien s’il a été poussé par sa femme. La construction du film repose une un parallèle constant entre l’instruction et le procès d’un côté et des scènes rétrospectives rentrant dans l’intimité du couple. On comprend rapidement  que cet homme et son épouse vivait une relation difficile très critique. Lamaserie affirme très justement que dés lors deux procès s’enclenchent le procès sociologique de la mise à mort et le procès criminel de la mise à mort. Penser sociologiquement les situations ou déterminer pénalement des responsables: telle est l’alternative, en fait.

On réalise alors que cet homme, Samuel  a été tué par une situation qui devenait une impasse. Dans cette situation, il est évidemment que Sandra son épouse est l’un des paramètres, mais il ne serait pas juste de lui imputer la seule responsabilité de cette mort. Lagasnerie va jusqu’à conclure que même si c’était elle qui avait poussé son mari (ce qui n’est jamais dit dans le film), cela importerait peu, au final, notamment parce que le mari est également responsable du pourrissement de la situation. Cela ne signifie aucunement qu’il ne faut pas agir mais peut-être intégrer davantage que l’apport de la justice pourrait se rapprocher davantage de la démarche scientifique plutôt que de cette finalité de la sentence, laquelle n nécessairement est d’opinion, c’est-à-dire de non pensée. « La justice humaine pense mal, elle ne pense pas », tant qu’elle se conçoit comme une « machine de sentence ». Ce que l’on attend d’elle c’est qu’elle se révèle capable de penser des situations plutôt que de prendre des partis sur des personnes, surtout qu’en l’occurrence la question de la récidive ne se pose pas vraiment ici. Même si la femme a poussé son mari (ce qui après tout est envisageable), il est vraiment douteux que la vie la replace dans une situation identique.  L’opinion tranche, la pensée suspend. L’opinion, comme la bêtise selon Flaubert, consiste à vouloir conclure. 

Il est un autre film que ‘son peut ici citer dans la même perspective c’est « 12 hommes en colère » de Sidney Lumet. Un juré réussit à suspendre la machine de mort enclenchée par les 11 autres jurés. De fait il ne fait aucun doute que la démarche du 8e juré est finalement beaucoup plus scientifique que morale ou humaine (même si par certains aspects elle ‘lest aussi) Mais sa démarche consiste à mettre constamment en balance la nature définitive de la sentence de mort et l’impossibilité de la certitude de la culpabilité de l’accusé. La question finalement se déplace peut à petit au fil de l’intrigue: il ne s’agit plus de savoir si l’adolescent portoricain a tué son père mais simplement d’évaluer la possibilité du doute, dans le fil d’un raisonnement qui finalement est exactement le même que celui de Descartes. Nous jurés, allons, nous vraiment sortir indemnes de cette procédure? Notre conscience, c’est-à-dire le rapport de soi à soi de l’ipséïté peut-il juger l’accusé coupable sans se manifester à lui même comme malhonnête ou pressé, ou encore confus sur ses motivations? La réponse est évidemment non. 





            Cette référence à «  12 hommes en colère » est vraiment pertinente. Le juré 8 (qui est le seul à ne pas voter pour la culpabilité de l’accusé) parvient à insinuer le doute dans le rapport entre les preuves à charge contre l’accusé et la conviction des jurés. Ce n’est pas que ces preuves n’existent pas, c’est juste qu’elles ne sont pas suffisantes et que la sentence de mort, par son caractère définitif ne peut reposer que sur une certitude radicale.

Mais plus grave encore, Le juré parvient à mettre en lumière le fait qu’il est un certain nombre de jurés dont les convictions sont moins fondées sur les preuves que sur les croyances issues d’expériences qui leur sont personnelles. C’est exactement comme si finalement il parvenait à les mettre en face du fait qu’ils ne sont pas en train de juger mais au sens propre de préjuger. On ne peut pas envoyer un adolescent à la mort sans le savoir coupable (et même là d’ailleurs: le pourrait-on?), mais vous êtes en train de situer les preuves sur un fond de croyances qui ne peuvent en aucune façon constituer des « raisons ». 

C’este exactement en cela que le film rejoint le propos de Gaston Bachelard. On ne peut pas davantage instruire une affaire de justice ou émettre une proposition scientifique sans commencer par faire le vide, par détruire ce fond de croyances,  de présupposés, d’idées reçues, d’évidences « allant de soi » et par conséquent infondées qui finalement orientent le plus souvent les jugements que nous formulons. Nous « traduisons des besoins en connaissance » dit Bachelard, quand nous nous laissons guider par nos opinions. Cette expression nous met finalement sur la piste d’un besoin de croire qu’il pourrait être être intéressant d’opposer à un désir de savoir (libido sciendi). 

Le besoin est vital, le désir est l’expression d’une puissance d’exister.  Nous avons besoin de croire à des idées, à des principes, à des normes nous permettant d’entretenir l’illusion de notre « moi ». Le désir de savoir manifeste au contraire une nécessité de donner du sens à un « je », de maintenir une tension, une curiosité, une demande de sens dans le rapport entre un je et le monde, de telle sorte que ce je est ouvert à la possibilité d’un « nous », contrairement au moi. C’est particulièrement clair dans le film, dans le combat entre la volonté des partisans de culpabilité de clore la discussion et de faire valoir l’argument du « nombre »: 1 moi +1 moi+1 moi, etc, contre le juré 8 qui maintient constamment ouverte grâce à la puissance du doute le dialogue des je. Il n’est plus tant question d’avoir une certitude affirmée, mais un doute valable. En un sens, il n’est pas du tout absurde de décrire ce film comme un cogito plural. Il y  est question, pour le juré 8 de soumettre tous les autres jurés à un processus de désengagement progressif du moi  au profit du Je afin qu’un nous finisse pas se détacher. C’est comme si nous faisions l’expérience en direct de l’inauthenticité du Moi par rapport au Je.  




Or quelque chose de ce cogito plural  que nous retrouvons formulé sous la plume de Kant dans « qu’est ce que s’orienter dans la pensée,?»: « Mais penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pour ainsi dire pas en commun avec d’autres auxquels nous communiquons nos pensées, et qui nous font part des leurs ? «  rejoint la démarche scientifique


2) Définition, falsifiabilité et expérience scientifique

                    a) A quoi reconnaît une proposition scientifique?

Nous pourrions résumer les critères de scientificité d’une proposition en quatre points:

  1. la cohérence (interne et externe)
  2. L’aptitude à prévoir des phénomènes (par la définition de lois effectives dans la nature)
  3. La simplicité de formulation 
  4. La falsifiabilité (risque de réfutation et testabilité)


Approfondissons chacun de ces quatre critères:

  1. Il faut entendre cette cohérence en deux modalités: - Interne tout d’abord puisque il est impossible qu’une proposition se contredise elle-même. Par cohérente il faut entendre loque ou syllogistique, c’est-à-dire rédigée de telle sorte que la conclusion puisse logiquement et évidemment se détacher des prémices. 

                                    -  Externe, c’est-à-dire compatible avec les observations de la nature et de la vie. 




  1. Une proposition scientifique, est une proposition grâce à laquelle certains phénomènes de la nature sont prévisibles. Mais évidemment cette anticipation ne prévaut pas tant par elle-même qu’en tant qu’elle manifeste une connaissance des lois qui sont à l’oeuvre dans la nature.  C’est ici un point crucial qui d’ailleurs oppose les empiristes sceptiques et les innéistes. Existent-ils nécessairement des lois dans l’univers? Nous observons bien des corrélations dans la nature, c’est-à-dire des phénomènes qui se produisent toujours l’un après l’autre et nous en déduisons que l’un est la cause de l’autre. Pourquoi? Parce que nous ‘envisageons aucunement la possibilité que l’univers ne soit pas rationnel finalement. Toutefois les sceptiques empiristes comme David Hume soutiennent qu’une corrélation ne signifie pas nécessairement causalité. Cette opposition entre rationalistes et sceptiques est vraiment tjrs profonde car comme il a été dit, la science est structurellement un scepticisme méthodique mais justement ne serait-il pas sceptique au point de remettre en cause l’idée de la méthode ou l’idée même que des lois rationnelles puissent exister dans l’univers?
  2. Dans ce troisième critère, on retrouve finalement trois exigences: l’universalité, la simplicité, l’évidence. Les grandes théories scientifiques sont « belles » au sens de dépouillées, élégantes dans la capacité qu’elles ont d’expliquer beaucoup par très peu.  Mais c’est exactement le contraire d’un travail de caricature ou de vulgarisation. Ce n’est pas que l’on aille au plus facile, mais, au contraire, que l’on ne renonce pas à la possibilité que des phénomènes très complexes, voire contradictoires nous orientent vers une solution beaucoup plus évidente qu’il y paraît mais que nous n’apercevons pas parce qu’elle va à l’encontre d’idées dont nous nous avons été tellement nourries que nous ne nous sommes pas aperçu qu’elles étaient des présupposés sans aucune justification. Il y a des évidences physiques qui vont à l’encontre de nos évidences humaines. Deux exemples de cette élégance de théories belles parce que « pures », a) c’est l’évolution des espèces de Charles Darwin parce qu’en fait, une fois que l’on a consenti à remettre en cause le préjugé religieux d’une hétérogénéité naturelle de l'espèce humaine par rapport aux espèces animales, tout s’explique et se suit logiquement. b) l’autre est la relativité générale d’Einstein. Il est beaucoup plus simple d’envisager la possibilité que la gravitation n’est pas une force mais la déformation que la matière fait subir à l’espace temps. C’est comme un drap que l’on tend et sur lequel on ferait glisser une grosse boule au centre puis d’autre boules et billes moins massives. Chacune des billes seraient attirées vers le centre. Le drap c’est l’espace temps, les billes c’est les planètes et la boule de billard c’est le soleil. Evidemment cette image du drap a ses limites, notamment parce que les billes choqueraient directement la boule de bowling. Mais il faut bien se dire premièrement que les petites billes aussi déforment le drap et donc que se crée une sorte d’inter-réciprocité dans le rapport entre les billes entre elles et la boule de bowling, ce qui explique qu’elles ne se choquent pas. D’autre part, un drap est en deux dimensions alors que l’espace temps en a quatre. Finalement la théorie de Einstein est meilleure parce qu’elle est plus simple et qu’elle fonctionne absolument partout, y compris pour les trous noirs, les planètes et l’univers entier alors que celle de Newton ne fonctionne que dans le rapport entre les planètes et qu’elle mise sur l’existence d’une force mystérieuse.
  3. C’est l’un des critères les plus importants: la falsifiabilité de Karl Popper. Une proposition est scientifique quand elle s’énonce dans une forme réfutable. On retrouve ici de nombreux points qui finalement étaient déjà présents dans la distinction bachelardienne entre la science et l’opinion. Une proposition scientifique est formulée de telle sorte qu’elle est réfutable, offerte à la possibilité d’une réfutation. Cette possibilité constitue un cadre dont finalement la proposition ne pourra jamais se détacher, de telle sorte que la possibilité d’une réfutation sera toujours efficiente et jamais définitivement annihilée. Cela signifie-t-il que une théorie scientifique ne sera jamais vraie au sens de vérifiée? Oui absolument . La science, d’est exactement cela: cette distance réductible mais indestructible entre le vérifiable et le vérifié, entre le réfutable et la vérité. La suspicion  du faux peut se réduire mais elle ne disparaîtra jamais: c’est cela une proposition scientifique (évidemment cela ne faut que pour les sciences expérimentales ou observables). Finalement une théorie scientifique n’affirme rien comme étant la vérité. Elle n’affirme pas, elle manifeste un certain coefficient de résistance à la tentative expérimentale de sa falsification. On pourrait dire que toute proposition scientifique valide est en sursis. Le verdict de sa réfutation pèse toujours sur sa tête.  Est scientifique ce qui ne se pose pas comme étant vrai mais se déploie dans une forme offerte à réfutation.


Ce dernier critère est probablement celui qui se révèle comme le plus proche de notre problématique: comment une proposition scientifique peut-elle s’affirmer si elle consiste dans ce qui justement « ne se donne pas » ?  Comment une thèse scientifique peut-elle se faire connaître si elle réfute toute auto-affirmation de soi?  Comment peut-elle se dire si elle réside dans le principe même de remise cause de tout « dit », de toute donnée, de toute « révélation »? La falsifiabilité répond à cette question: la validité scientifique consiste dans une certaine modalité de révélation qui réside dans « une réfutabilité non réfutée ».

Il y a ici avec la falsifiabilité un véritable tournant dans la réflexion que nous avons enclenchée à partir de la question du mode d’effectuation de la science. Notre problématique finalement consistait à nous demander comment la science pouvait s’imposer au réel si elle se définissait comme un mode de remise en cause de ce tout ce qui vient spontanément de la réalité.  Comment une remise en cause du réel au nom du vrai pourrait elle se réaliser? 

Or Karl Popper répond directement à notre problématique en inversant le rapport de la science face au réel et à la vérité. Alors que notre problématique présente la scène comme ce qui remet en cause le réel au nom du vrai, Popper définit la science comme ce qui renonce au vrai au nom du réel en affirmant que ce qui compte vraiment c’est justement cette capacité à prendre le risque du faux et cela dans une confrontation perpétuelle, insistante et finalement jamais résorbable avec la réalité: c’est la mise au premier plan de l’expérience ou de l’observation expérimentale dans la science qui assume ce renversement. 

Pour le dire plus simplement, c’est exactement comme si à notre question de savoir comment un discours qui consiste dans la remise en cause de ce qui est dit peut-il se « dire », « se donner », Karl Popper et avec lui, toute une conception moderne de la science (celle qui est née de la science dite moderne avec Galilée au 17e) répondait: « expérimentalement », ce qui signifie aussi « activement », ou mieux encore: « en essayant ». 


Il n’est pas de meilleure expression que les  dernières phrases du texte de Gaston Bachelard pur comprendre de quoi il est ici question ainsi que la raison pour laquelle nous répondons craignent à la problématique de notre cours: « Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » 

Jusque ici nous avions considéré ce parti pris de la problématisation de l’esprit scientifique comme une attitude de suspension, de mise entre parenthèses de l’adhésion immédiate et donnée de la réalité telle qu’elle se présentait, mais voilà que s’insinue l’autre versant de cette suspension, un versant autrement plus actif. « Rien n’est donné tout est construit », mais cela veut dire tout reste à construire, à tenter, à expérimenter. Ce qu’il faut que nous réalisions pour 1) saisir la portée de cette époque qu’est le 17e siècle et où est apparue la science moderne  et 2) comprendre le passage de l’attitude suspensive de l’esprit scientifique depuis sa naissance (Aristote: étonnement et recherche des causes)  à une démarche beaucoup plus active et dynamique pour la science moderne, c’est que cette réserve questionneuse du da sein à l’égard de ce qui est  va se spécifier, se formuler, « s’armer » afin de poser des questions expérimentales à la nature de telle sorte qu’il lui faudra répondre, comme la nature avait à répondre de ces actions que sont les phénomènes naturelles. 




b) Le voile d’Isis

Il est ici une référence vraiment fondamentale et très ancienne qui permettra de saisir vraiment ce qui s’est passé avec la science dite moderne. Plutarque à la fin du premier siècle après JC évoque une citation découverte sur une statue d’Isis a Saïs en Egypte: « Je suis tout ce qui a été, est et sera ; et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile ». Isis est la déesse mère pour les égyptiens elle est la divinité nourricière et protectrice, fille du dieu de la terre (Geb) et de Nout (déesse du ciel). On peut dire qu’en ce sens elle est la déesse qui symbolise la nature. Elle est reconnue comme datant de 664 avant JC (16e dynastie des pharaons). Héraclite reprendra probablement cette très ancienne formule par un aphorisme plus simple: « la nature aime à se cacher ». Et finalement cette description de la nature comme divinité voilée a probablement imprégné la culture grecque, en y incluant toute la période aristotélicienne (4e siècle avant JC). 

Il faut réfléchir à cette citation comme le fait Pierre Hadot dans son livre sur « le voile d’isis » (livre important). Selon lui  l’image de la nature voilée (incarnée notamment par la déesse Isis) a servi de point de départ à deux attitudes fondamentales envers la nature :

  • L’attitude prométhéenne, qui considère que l’homme doit arracher à la nature ses secrets et se rendre maître d’elle (science expérimentale, technique).
  • L’attitude orphique ou poétique, qui estime que la nature recèle des mystères inaccessibles, que seuls l’artiste ou le poète peuvent approcher, mais jamais dévoiler complètement.


Pierre Hadot retrace ainsi  comment, de l’Antiquité au XVIIe siècle et au-delà, la métaphore du voile a justifié des approches très différentes de la nature, oscillant entre le dévoilement rationnel et expérimental de ses capacités et le respect de son mystère. Il montre que cette tension traverse toute la culture occidentale mais sans jamais complètement épuiser le mystère de cette formulation. (Evidemment nous ne pouvons pas, nous aujourd’hui, éviter de nous interroger sur le transhumanisme par rapport à cette phrase énigmatique. Ce ne serait même pas arracher le voile d’Isis mais en réfuter l’existence, la valeur. Le voile a une dimension sacrée. Le transhumanisme est le paroxysme de l’attitude prométhéenne dans tout ce qu’elle peut avoir de profanatrice et d’impudique)

Pierre Hadot insiste sur le fait que finalement chaque époque en occident s’est constituée en se développant elle-même comme une certaine attitude face à ce voile et si déjà il ne fait aucun doute, comme nous le verrons que la science moderne se définit comme ce qui envisage d’arracher à Isis son voile, ce que nous vivons actuellement c’est bien pire que ça:  c’est purement et simplement le viol d’isis. 

L’évolution de la pensée occidentale, en effet  a conduit à la « fin de l’idée de secret de la nature », c’est-à-dire à la disparition de la nature comme force agissante et mystérieuse, au profit d’une nature objectivée, analysée, mais aussi désenchantée.

La thèse centrale d’Hadot est donc que l’histoire de la pensée occidentale sur la nature est structurée par la tension entre dévoilement  (en un sens vraiment CONTRAIRE à l’alétheia de Heidegger) et respect du voile, et que cette tension, loin de se résoudre, définit notre rapport même à la nature et au savoir.




C’est peut-être avec Kant et avec son analyse du bouleversement dans lequel a consisté la naissance de la science moderne avec Galilée que nous comprendrons le mieux à quel point la science expérimentale aspire à arracher le voile d’Isis:

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.
Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »

Emmanuel Kant décrit ici ce qu’il appelle avec beaucoup de finesse « la révolution Copernicienne » assimilant l’émergence de la physique moderne à l’héliocentrisme formulé par Copernic. De la même façon que le savant à inversé le rapport du soleil à la terre, la science moderne a inversé le rapport des phénomènes naturels à la connaissance de telle sorte que ce n’est plus à la connaissance de se régler sur la nature mais finalement à la nature de se régler sur la connaissance. Il n’y a plus à se demander ce que la nature est vraiment derrière son voile mais à s’interroger sur ce que l’entendement humain peut en connaître. Plutôt que de faire d’elle un mystère posons nous la question de ce que nous pouvons savoir étant entendu que nous avons un esprit humain.  Formulons des questions rationnelles et faisons en sorte qu’elle ne puisse pas s’y dérober. Finalement la thèse de Kant c’est que Galilée a parfaitement compris qu’Isis n’enlèvera jamais son voile d’elle-même. C’est à nous qu’il revient de prendre l’initiative de le soulever à partir de ce que notre entendement peut en saisir.  A une personne suspectée d’avoir commis un crime et particulièrement habile lors de son interrogatoire, il faut que l’enquêteur pose des questions habiles, des questions réfléchies, mais surtout des questions rationnelles, des questions qui lui permettront de faire des recoupements et finalement de la coincer sur certains éléments de réponse. 

C’est exactement comme cela que la science moderne a opéré: en prenant les devants. Pour tester l’idée selon laquelle la vitesse de la chute d’un corps n’est pas proportionnelle à son poids, Galilée a fait une incroyable quantité d’expérience sur des rampes sur lesquelles il a fait rouler des petites sphères, des billes avec des clapets sur des distances régulières, ce qui lui permis de réaliser que la distance parcourue par la bille (entre les deux clapets) était égale au carré du temps (entre les deux clapets) et cela indépendamment du poids de la bille (quel que soit le poids de la bille, c’est la même chose) C’est ainsi que Galilée a démontré que, en l’absence de résistance de l’air, tous les objets tombent avec la même accélération, quel que soit leur poids. 




            c) Les deux dévoilements

La « révélation »  des physiciens, c’est « que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans ». Qu’est ce que ça veut dire? qu’il est vain d’attendre d’Isis qu’elle nous dise le facteur déterminant de la chute des corps. Nous devons demander à notre raison plutôt qu’à la nature de formuler une possibilité puis la soumettre à un test et en tirer la conclusion. Isis est donc bien voilée et la question n’est pas tant de vouloir la dévoiler que de s’interroger d’abord sur son visage, sur ce que ma raison pourrait pressentir de son visage puis de décider du geste qui serait dicté par cette possibilité envisagée par ma raison, puis de le faire sans demander son avis à Isis, de telle sorte que finalement nous aurons bien soulevé un pan de son voile mais sans qu’elle ait loisir de se prononcer sur ce dévoilement.

Ici il importe de distinguer clairement tout ce qui, de ce dévoilement là, est absolument contraire à l’alétheia des anciens grecs et de Heidegger, et de l’art, et ceci en plusieurs points:

  1. Il ne s’agit pas du tout du même voile. Le voile d’Isis vient d’Isis alors que le voile de la vérité-aléthéia  vient de nous, les humains qui intercalons des arrières pensées notamment utilitaires dans notre perception de ce qui est.  Dévoiler c’est alors nous débarrasser nous-mêmes du voile que nous avons inconsciemment déposé sur nos propres yeux.  Dévoiler au sens de la science moderne c’est précisément le contraire puisque c’est imposer à la nature un mode de dévoilement que nous avons construit et auquel nous lui imposons de se soumettre.
  2. Le dévoilement de l’art consiste à percevoir enfin ce qui est tel qu’il est pour ce qu’il est sans aucun présupposé. Il existe au contraire une idée de départ dans le dévoilement de la science moderne, une idée préalable à partir de laquelle nous allons concevoir une expérience et imposer à la nature d’y répondre. 
  3. Enfin se pose la question de la vérité obtenue. Pour la vérité-alétheia c’est la vérité de ce qui est, vérité d’une réalité enfin perçue verticalement, c’est vraiment du pur donné. Le résultat obtenu au terme de l’expérience est une vérité construite, ce n’est pas une vérité de la nature formulée par la nature, c’est une proposition rationnelle, exprimée souvent en langage mathématique. Ici en l’occurrence, c’est s=1/2 gt au carrés=1/2 gt au carré (exprime la distance  parcourue par un objet en chute libre dans le vide, à partir du repos, après un temps , sous l’effet de la gravité terrestre (environ 9,81 m/s²) ça veut dire quoi?  S c’est la distance parcourue par la bille en chute libre pendant le temps t. 1 sur 2 c’est le facteur de l’accélération constante, le fait que l’accélération progresse linéairement avec le temps. Par conséquent la distance  en mètre augmente à la mesure du temps par seconde au carré. g c’est l’accélération dûe à la gravité, exprimée en mètre par seconde au carré. t c’est le temps écoulé depuis le début de la chute et t au carré indique que la distance parcourue augmente proportionnellement au carré du temps de la chute. Si on double le temps de la chute, la distance sera multipliée par 4. Bref sans la résistance de l’air, la distance parcourue par un objet en chute libre dépend du temps de la chute et de l’accélération gravitationnelle mais pas de sa masse. Que dire de ce résultat? Qu’il est une formulation mathématique géniale de l’accélération gravitationnelle de la chute des corps, qu’il établit quelque chose qu’Aristote n’avait pas perçu ni pressenti ni compris. Mais pour autant est ce le visage d’Isis ou une certaine modélisation  de son voile?



Comment la science peut-elle se poser et se donner si elle consiste dans le fait de remettre en cause le donné? Nous avons répondu avec Galilée et la science moderne: par l’expérimentation et nous venons de montrer que cette expérimentation permettait de « traduire »mathématiquement la nature. Mais que dire de cette traduction? Dit elle le vrai « texte naturel », le visage démasqué d’Isis, ou bien ne nous en propose-t-elle qu’une certaine modélisation rationnelle humaine? Est ce que la science moderne retire le voile ou propose-t-elle un voile qui l’arrange mieux en ceci qu’il va rendre possible de plus en plus d’expérimentations par le biais desquelles les êtres humains vont pouvoir tester de plus en plus d’idées?