lundi 11 novembre 2024

Terminales 1 / 4 / 5: 3e sujet du baccalauréat - Cours sur le Travail




Expliquez le texte suivant extrait du livre: «  le gai savoir » de Friedrich Nietzsche (1882)

Loisir et oisiveté. – Il y a une sauvagerie à l’indienne, propre au sang indien, dans la manière dont les Américains courent après l’or : et leur course effrénée au travail – le vice propre au Nouveau Monde – commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d’esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd’hui, du repos ; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre en main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment « pourrait rater » quelque chose. « Faire n’importe quoi plutôt que rien » – ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. Et de même que cette course des gens qui travaillent fait visiblement périr toutes les formes, de même, le sens de la forme lui-même, l’oreille et l’œil sensibles à la mélodie des mouvements, périssent également.  La preuve en est la netteté pesante que l’on exige aujourd’hui partout, dans toutes les situations où l’homme veut se montrer probe envers l’homme, dans les rapports avec ses amis, les femmes, les parents, les enfants, les professeurs, les élèves, les dirigeants et les princes, – on n’a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l’obligeance, pour l’esprit  dans la conversation et pour tout otium  en général. Car vivre à la chasse au profit contraint continuellement à dépenser son esprit jusqu’à épuisement à force de constamment dissimuler, donner le change et prendre de vitesse : la véritable vertu est aujourd’hui de faire quelque chose en moins de temps qu’autrui. Et ainsi il n’y a que bien peu d’heures où l’on se permet la probité : mais on est alors fatigué et l’on aimerait non pas simplement se « laisser aller » mais se vautrer de tout son long, et de tout son large et de tout son poids. C’est en conformité avec ce penchant que l’on écrit aujourd’hui ses lettres ; lettres dont le style et l’esprit seront toujours le véritable « signe des temps ». Si l’on prend encore plaisir à la société et aux arts, c’est un plaisir comme s’en organisent des esclaves épuisés à force de travail. Oh,  qu’ils sont peu exigeants en matière de « joie », nos hommes cultivés et incultes ! Oh, que de suspicion croissante envers toute joie ! Le travail ne cesse d’accaparer davantage toute la bonne conscience : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se divertir » et commence à avoir honte de lui-même. « On doit faire attention à sa santé » – dit-on lorsqu’on est surpris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, on pourrait bientôt en arriver au point où l’on ne céderait plus à un penchant pour la vita contemplativa (c’est-à-dire pour la promenade avec des pensées et des amis) sans mépris pour soi-même et mauvaise conscience. – Eh bien ! jadis, c’était l’inverse : c’est sur le travail que pesait la mauvaise conscience. Un homme bien né cachait son travail, lorsque la nécessité le contraignait à travailler. L’esclave travaillait écrasé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable : – le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « La noblesse et l’honneur n’habitent que l’otium et le bellum » : voilà ce que faisait entendre la voix du préjugé antique !

              1882 Le gai savoir -  Livre 4 paragraphe 329 - Friedrich Nietzsche


La connaissance de la doctrine de lauteur nest pas requise. Il faut et il suffit que lexplication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 

  1. Comprendre le texte (ne pas faire de contre-sens)

a) Nietzsche est-il un penseur réactionnaire?

Lors de l’épreuve, il est conseillé de lire et de relire le texte à plusieurs reprises. Nous allons évidemment nous placer dans la perspective du choix du texte, ce qui implique (comme nous le verrons en 2) qu’après l’avoir relu, vous voyez bien se détacher UNE idée, ou, en d’autres termes, que vous n’êtes pas (trop) décontenancé par des changements de tons, par des incohérences, voire par des contradictions. Il est absolument impossible que l’auteur avance une thèse qui serait en elle-même contradictoire. Il essaie ici de développer UNE idée, et il le fait de telle sorte qu’il entend convaincre celle ou celui qui le lit. Ceci est absolument CERTAIN. La première chose à faire est de ne pas douter de cette unité du texte, a fortiori, lorsque, comme c’est le cas ici, le texte est en lui-même, un aphorisme, c’est-à-dire un petit texte qui constitue en lui-même dans le livre original, une unité en soi. Friedrich Nietzsche n’a quasiment écrit que de cette façon: par des textes courts qui sont souvent des paragraphes qui sont conçus pour troubler le lecteur.

Il faut savoir que Nietzsche est un auteur qui manie bien souvent l’ironie. Toutefois, il semble assez clair que cet aphorisme est une critique radicale de la façon dont l’Europe, dans le sillage des EU, considère le travail. 

Est-ce que ce texte est une critique de la modernité de l’époque de Nietzsche? Oui

Est-ce que cela inclue la notre? Oui et encore plus

Est-ce que cela signifie que ce texte est purement « réactif », une sorte de nostalgie de l’ancien temps durant lequel au moins on « savait vivre »? Oui, mais NON. Nous aurons l’occasion de revenir vers le retournement final (6 lignes avant la fin de l’aphorisme: « Eh bien jadis c’était l’inverse ». Quel est ce « jadis »? C’est le temps de l’antiquité grecque. Ce qui s‘est produit est une inversion aux conséquences désastreuses de la valeur investie par les européens dans le loisir (du moins une certaine considération du loisir) et dans le temps que nous passons au travail. Mais le problème c’est que Nietzsche ne saurait être classé parmi les penseurs « réactionnaires ». Il est même l’un de ceux qui a consacré le plus de temps à justifier l’idée d’une pleine positivité de la vie, de l’existence. L’évolution du mode de vie et de pensée européen sous l’influence de celui des EU est catastrophique mais justement parce que c’est lui qui finalement est réactionnaire. Il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une terrifiante contradiction de soi, de la vie, quelque chose de morbide dans l’orientation que nous suivons et cela se voit bien dans les puissances de réaction qui s’expriment pour discréditer toute oisiveté, toute rêverie, toute médiation, tout temps passé à ne rien faire.

Il est peu d’auteurs qui aient poussé aussi loin que Nietzsche la réflexion pour établir précisément les conditions qu’il faut réunir afin d’être en accord avec soi, de ne concevoir à aucun moment de raison pour se détester soi-même.  Nous savons précisément où cela nous mène: à l’éternel retour. Il n’est pas complètement anodin de savoir qu’en fait l’aphorisme consacré à ‘l'éternel retour ne va pas tarder à arriver: il se situe au paragraphe 341 de cette même partie dans ce même livre. Il sera bien précisé que la connaissance de l’auteur n’est pas requise. C’est l’intitulé du 3e sujet du bac, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut se retenir de l’utiliser si vous l’avez, c’est même exactement le contraire: votre correcteur.trice sera à l’affût de tout ce qui manifestera de votre part une certaine culture philosophique. 

Résumons: Friedrich Nietzsche est ici vraiment impliqué dans l’argumentation d’une thèse qui consiste, en effet, à dénoncer un comportement totalement absurde, dément, dommageable pour les européen.ne.s. Cette critique vise finalement notre rapport au travail (peut-être serait-il plus juste d’ailleurs d’évoquer ici « l’emploi »- Nous y reviendrons). Il y a un devenir sociétal totalement toxique que nous suivons aveuglément sans nous rendre compte de tout ce que nous y perdons. Toutefois, rien ne serait plus faux, plus contraire à l’esprit même de l’auteur que de considérer cet aphorisme comme une incitation nostalgique à revenir au bon vieux temps. 

C’est vraiment en vain que nous chercherions dans les écrits de cet auteur des sermons édifiants, des appels à…., des conseils, des anathèmes. Il ne vise aucunement à « éduquer » les populations. Il s’agit simplement de ne pas être dupe des mouvements qui animent notre temps, de voir à l’oeuvre dans les évolutions des mentalités de notre société les ressorts nus d’un « devenir ». De ce point de vue, il est vraiment possible d’associer Nietzsche à Spinoza et à la devise du philosophe hollandais: « ne pas pleurer, ne pas rire, mais comprendre. »





Très concrètement cela signifie qu’il est assez évident qu’on ne pourra pas vraiment saisir tout ce qui fait de ce texte l’expression d’une pensée puissante si l’on ne voit aucun problème dans la façon dont les européen.ne.s vivent aujourd’hui. Sommes nous satisfait.e.s de la façon dont nous gagnons notre vie? De celle dont on cherche du « travail » aujourd’hui? De la prolifération des « bullshit jobs »? Si la réponse est « non », (et pour être honnête, j’avoue que je ne vois pas comment on pourrait répondre: « oui ») alors ce texte ne va pas forcément nous donner des solutions opérationnelles socialement, mais des éclairages grâce auxquels nous pourrons peut-être mesurer l’extrême gravité de la situation et « individuellement » en retirer certains gestes, certaines attitudes, certaines pensées dont il ne fait aucun doute que nous en retirerons un profit, tout comme la pensée de l’éternel retour, aussi extrême et inapplicable qu’elle puisse sembler à telle ou telle personne, projette une lumière soudaine et fulgurante de vérité sur ce que c’est qu’exister humainement.

b) skholé et valeur travail

Il n’est pas encore temps de donner l’idée essentielle du passage (mais il faudra que nous le fassions). S’il y a bien une expression typique d’aujourd’hui qui exprime une très profonde résonance avec ce texte c’est celle de la « valeur travail ». En économie, cette notion désigne cette valeur ajoutée que le travail donne à un bien et repose sur cette conséquence assez logique selon laquelle il est parfaitement viable qu’un produit compte d’autant plus cher à celle ou celui qui veut l’acheta qu’il a nécessité plus de travail.  Toutefois on pourrait se poser la question des distributeurs et des marges de bénéfices qu’ils engrangent sur des produits qu’ils n’ont pas fabriqués par eux-mêmes. Comment se fait-il que nous vivions dans une société au sein de laquelle les véritables producteurs: les artisans, les ouvriers, les paysans sont finalement les catégories les moins bien payées, alors que les commerciaux, les traders, les actionnaires, les publicitaires, etc; gagnent plus que celles et ceux sans la contribution physique desquels il n’y aurait pas de produits. 

Nous mesurons la profondeur du malentendu quand nous pensons au dernier sens de cette expression: « valeur travail » telle qu’elle fut utilisée par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne électorale et par Gabriel Attal encore tout récemment. Il n’est absolument plus question de l’apport matériel du travailleur sur le produit, tel que c’était le cas pour Adam Smith et pour Karl Marx, mais de l’emploi, de la nécessité de donner plus à celles et ceux qui ont un métier par rapport à celles et ceux qui n’en ont pas (et donc de diminuer les sommes allouées aux personnes réduites au chômage). Le fait d’être reconnu comme un travailleur salarié au sein d’une société est ainsi posé comme une condition donnant des droits et une rémunération, au détriment de celles et ceux qui n’en disposent pas. C’est là finalement le point crucial de tout cet aphorisme que de questionner et même critiquer cette « course effrénée » vers le travail salarié, cette valeur accordée sans réflexion à une certaine façon de rentabiliser son énergie dans certaines tâches rémunérées. La distinction entre l’énergie que nous consacrons à notre emploi et celle que nous consacrons à notre culture personnelle, à un certain type de loisir, de discussion est fondamentale pour comprendre cet aphorisme. Nietzsche souligne ici le mouvement d’une inversion des valeurs au terme de laquelle c’est finalement aujourd’hui à l’inessentiel que nous accordons aujourd’hui le plus de valeur. 

C’est un renversement qui n’est pas sans présenter un rapport profond avec cette étymologie troublante de la « scolarité »: skholé qui est plusieurs fois citée dans le passage sous son appellation latine: « l’otium » (mais c’est exactement la même chose: skholé nous permet justement de ne pas sous estimer la puissance de cet enracinement étymologique).

Skholè vent de la racine indo-européenne ékhô qui signifie posséder ou mieux encore « se posséder, être maître de soi ». Dans la Grèce antique à laquelle Nietzsche fait référence à la fin de l’aphorisme,  les hommes libres pratiquent la skholé, c’est-à-dire le loisir studieux. Ils ne se laissent pas envahir par ces tâches aliénantes qui consistent prosaïquement à satisfaire les besoins vitaux. Ils ne sont pas les esclaves du vital, de l’appétit instinctif, basique et animal. Ce qui s’ouvre alors à eux ressort pleinement des occupations de cet animal politique qu’est l’homme (rappelons qu’en fait animal politique signifie pas génétique). Le sociologique Pierre Bourdieu définit la skholé comme « ce temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences et au monde. » C’est un type de rapport qui peut se détacher de la dépendance du moi privé à la satisfaction exclusive de ces appétits (de l’oïkos)  grâce auquel l’idée même d’intérêt général peut voir le jour. La skholé c’est donc ce qui caractérise  le mode de vie propre aux politiques et aux philosophes.



c) le plan du texte

Nous pouvons rappeler que ce § est le 329e de la quatrième partie et que l’aphorisme sur l’éternel retour est le 341e de la même partie. Il n’y a que douze aphorismes entre celui-ci consacré à un diagnostic sur le rapport de notre société européenne et moderne au travail et celui-là qui écrit l’intuition fondamentale des dernières oeuvres de l’auteur allemand. Pourquoi c’est si important? Cela permet de mesurer le caractère réducteur et plus encore « faux » de l’accusation que l’on pourrait porter à l’encontre du penseur en le définissant comme réactionnaire et nostalgique.  Il ne fait aucun doute que la voix du préjugé antique résonne évidemment davantage de l’écho de l’éternel retour que celle de notre modernité accélérée, mais il n’y a dans cet aphorisme aucun incitation à revenir en arrière. Il n’est question ici que de mettre en regard une analyse de l’époque contemporaine avec des intuitions philosophiques fortes. 

il est également difficile de ne pas rapporter cet aphorisme de cet autre qui se situe dans un livre rédigé par Nietzsche un an plus tôt seulement:

« Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours de la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d'un intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail - c'est-à-dire de cette dure activité du matin au soir -, que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but limité et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille sans cesse durement jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême.
- Et voici (ô épouvante !) que c'est justement le “travailleur” qui est devenu dangereux ! Les “individus dangereux” fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers -
l'individu ! »
            (Nietzsche, Aurore, § 173)


 


 a) De la première ligne à la 4e :« stupéfiante »: la pandémie du travail salarié.

Un terme crucial est d’emblée évoqué dans cette première partie c’est « la course effrénée au travail »: vice du nouveau monde. On parle souvent de contagion galopante ou de vitesse virale. Il existe tout un vocabulaire de la toxicité invasive et rapide qui décrit le pouvoir de nuisance d’un habitus, voire d’un pli civilisationnel profond. Ce préambule est marqué par l’extrême ironie de l’auteur. Les colons ont substitué à la chasse aux bisons la poursuite aveugle du « gain » (de temps et d’argent) mais les plus barbares ne sont pas ceux que l’on croit et il y a plus de bêtise et d’obscurantisme chez les traders de Wall street que parmi les scalpeurs de blancs .

b)  de la 4e ligne jusqu’à la 19e « moins de temps qu’autrui »: Nous pourrions intituler cette seconde partie: « l’esprit de  lourdeur de la vitesse. » - Il s’agit bien d’un esprit de pesanteur exactement de la même façon que nous pouvons adresser à une personne dont nous trouvons l’attitude peu subtile: 

- « t’es lourd! » 

Ce qui se répand avec cet appât du gain venu d’outre-atlantique, c’est un manque d’attention dans les deux sens de ce terme: celui des attentions que l'on peut manifester à l’égard d’une personne, et celui de l’attention observatrice, de la concentration que l’on peut porter à ce qui nous entoure. Nous sommes alors victimes d’un manque de sensibilité. Le terme juste est peut-être celui de « tact ». Faire preuve de tact, d’obligeance envers autrui mais aussi à l’égard de l’existence en elle-même, d’une certaine « tessiture du temps » plus en prise avec le lent devenir de toute chose qu’avec les évolutions boursières.

c) jusqu’à mauvaise conscience, ligne 32:  discrédit de l’otium et loisir bête: l’européen contaminé par l’américain s’épuise dans l’inessentiel qu’il considère à tort comme l’essentiel de telle sorte que ces « loisirs » deviennent le contraire de l’otium ou de la skholè de l’antiquité grecque, on se cultive pour « donner le change », c’est-à-dire pour entretenir notre image de marque. On écoute de la musique classique pour dire que l’on en écoute. On va au musée pour dire que l’on y est allé. Le travail rémunéré envahit toutes les sphères de la société, toutes les strates de l’existence de l’européen d’aujourd’hui. On « s’excuse d’aller se promener » en invoquant sa santé comme s’il fallait s’inventer des raisons de marcher, de sortir de chez soi, « d’exister » en somme. 

d) a partir de « eh bien! Jadis, c’était l’inverse… »  Ce jadis ne décrit pas forcément un âge d’or, même si évidemment Nietzsche adhère totalement à cette inversion des valeurs de l’antiquité par rapport à notre époque moderne. Il faut savoir dans quel terreau s’enracine nos concepts, suivre le fil généalogique des notions et éventuellement s’étonner de ce qu’abusivement nous tenons pour « acquis »  alors que cela ne l’est pas du tout.  Il fut un temps et un lieu où les êtres humains s’intéressaient au fait même d’une existence dont le caractère « donné », brut, efficient ici et maintenant ne cessait jamais de les situer dans une posture d’étonnement. Or c’est bien du fait de revenir de cet étonnement là qui devrait aujourd’hui susciter le notre à l’égard de cette tribu dégénérée que nous sommes bel et bien en train de devenir. Mais enfin c’est quoi: cette créature stupide qui s’agite en tous sens pour gagner de l’argent, pour aller plus vite et plus loin (mais « pour faire quoi, au juste ?) sans s’intéresser à cette réalité première, troublante, incompréhensible  qu’est le fait donné de l’existence du monde, des animaux, de soi-même.           


 Il convient de relier l’esprit même de l’otium et de la skholé de ce rapport libre, intéressé et donc désintéressé à l’égard de ce qui concerne la satisfaction des besoins vitaux. Il y a quelque chose de vil, de peu intéressant voire de dénaturant dans l’attention exclusive que l’on porte à ses besoins vitaux parce que quelque chose de plus noble se dit, s’énonce dans cet étonnement de la créature humaine à l’égard de l’existence.


" C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libre, puisque seule elle est à elle-même sa propre finalité. » 

            Aristote


d) Le zôon politikon  (animal politique)

« L'être humain, dit Aristote, est un animal naturellement politique ». Quiconque ne possède aucune notion de grec ne peut, en aucune façon saisir le sens profond de cette phrase qui ne signifie pas du tout que l’être humain serait doté en plus du fait d’être vivant de la capacité politique à se réunir au sein d’une cité, et à vivre avec ses concitoyens sous des lois communes, en suivant un intérêt général (ce qui définit exactement la cité, la polis). Cet « en plus » se serait exprimé dans le terme grec « bios » qui désigne un mode  de vie. Si tel avait été le terme utilisé, alors Aristote aurait voulu dire que l’être humain dispose de plusieurs genres de vie, de plusieurs façons d’effectuer sa vie et que parmi ceux-ci il y a le mode de vie politique. 

Mais le terme « zôon politikon » atteste de ceci que le vrai sens de cette phrase est plutôt le suivant: « c’est dés sa façon d’être vivant que l’être humain est marqué par une spécificité qui est un mode de vie politique. » En d’autres termes, c’est dans la modalité d’ancrage de l’être humain au vivant que le politique déjà s’effectue et marque cette créature du sceau d’un « avoir à être » voire d’un « avoir à faire » spécifique qui le dissocie du règne animal ou végétal, lesquels sont constitués par des animaux naturellement naturels. Etre un humain, c’est une réalité au sein de laquelle la politique est déjà incluse. Il n’y a pas le fait d’être vivant en soi et à partir de cet être vivant des modalités distinctes d’effectuer cet être parmi lesquelles il y aurait le fait d’être humain et le fait d’être animal, ou le fait d’être végétal. Il y a dans le fait d’être vivant pour l’être humain quelque chose qui fait que déjà à ce stade absolument premier, donné, originel, l’être humain se produit d’une façon différente des autres animaux et cette différence est une vie collective spécifique empreinte d’un rapport à un bien général à un intérêt commun.  C’est donc déjà au niveau de l’être que la politique entre en jeu pour les êtres humains.

C’est à partir de cette considération que nous pouvons reprendre la distinction entre vivre et exister, ou plus encore entre vivre et être. Les animaux ne semblent pas s’étonner du fait qu’ils vivent, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aurait pas d’être, mais simplement que leur être, ce qu’ils sont est déjà impliqué dans le fait qu’ils vivent. La vie naturelle les guide déjà vers l’accomplissement de leur être au sein d’un biotope. L’être humain n’a pas de biotope et par conséquent être est pour lui (et pour lui seulement) une tâche, là où pour les animaux c’est une direction implicite à suivre (l’animal n’a pas à se soucier de savoir ce qu’il a à être, il a juste à l’être), ce qui signifie que pour eux, vivre et être ne font qu’un. Pour l’être humain au contraire, il y a à structurer dans le fait naturel de vivre les conditions à partir desquelles il lui sera possible « d’être ». 

C’est comme si pour l’être humain, quelque chose de la nature se testait, s’improvisait, tentait peut-être une sorte de défi impossible: peut-on envisager qu’un être puisse s’inventer lui-même une façon d’être qui ne soit pas « que vivre » c’est-à-dire  pour lequel être signifierait  "plus que vivre », un être qui serait mis en demeure par le silence de signaux que la nature précisément ne lui enverrait pas de susciter de lui même et pour lui-même un mode de vie qui soit sa façon d’être?  L’être humain donc serait un mode d’être spécifique (politique) dans l’auto-construction duquel quelque chose de sublime serait essayé (un animal politique qui créait de lui-même la matrice de son être: la cité) mais en même dans le risque pris qu’il soit moins qu’un animal, puisque lui ne sera pas doté de biotope, si de fait il faillait dans cette tâche. Dans ces difficultés extrêmes que le mode de vie politique traverse, dans ses impasses et ses drames, ce qu’il nous faut lire, décrypter dés lors, ce n’est pas du tout la corruption fondamentale d’une pratique délétère et caduque mais bien au contraire les errances d’une orientation qui se cherche parce qu’elle ne peut que se chercher et éventuellement se rater, se retrouver en butte à l’incompétence de dirigeants inaptes parce qu’inconscients de la véritable nature de leur pratique qui n’est rien de moins qu’ontologique, métaphysique. Il en va de l’être humain de la nature même de son être, de ce que c’est qu’être que de ne jamais renoncer à effectuer cette gageure, cet insoupçonnable ouvrage d’une stylisation métaphysique de soi.



D’Aristote à Heidegger, nous pourrions dire que « la ligne est directe » parce que finalement du zôon politikon  au Da sein, c’est une seule et même « voie » qui se déploie, celle d’un rapport au monde spécifique au sein duquel il revient à une créature de se doter par elle-même des moyens de se faire exister. « Le da sein est cet être pour lequel il est dans son être question de son être. »  C’est la définition de l’être humain par Martin Heidegger. Cela veut dire pour le moins deux choses distinctes: premièrement que l'être humain n'est pas un être qui peut appréhender le fait d'être comme une affaire conclue. Il ne peut l'aborder que comme un suspens, un point d'interrogation, une indétermination d'où son étonnement, et deuxièmement, être, c'est ce qui, pour l'être humain, devient par là même une question politique. C'est cela qui fait de lui un être politique, à savoir un être dont la stylisation, la "facture", la sculpture est un travail d'orfèvre. Nous sommes mis en demeure de réaliser cette tâche incroyable d’avoir à œuvrer, à travailler très finement cette matière là: "exister" (ce que Sartre appellerait cette "pâte d'existence") pour "ciseler"en l'improvisant le fait d'être.

                  Mais quel rapport avec le travail et ce texte de Nietzsche?  Aristote est né en 384 avant JC et mort en 322. Il fait donc partie de cette époque évoquée par Nietzsche dans ce "jadis". Les premières cités sont probablement apparues entre l'Egypte et la Mésopotamie vers 2300 avant JC. . Il y a donc à peu prés la même durée qui sépare les premières cités et l’œuvre philosophique d'Aristote que celle qui s'étend entre nous aujourd'hui et Aristote, soit 2000 ans. Aristote décrivant l'être humain comme un animal naturellement citoyen ne commente pas un fait "récent". Toutefois il y a dans la vie sociale des grecs dans l'antiquité quelque chose qui est encore empreint de la sensibilité et de l'intelligence de cette émergence de la chose politique chez les êtres humains, soit cette compréhension qu'il y a dans le fait d'être humain, une attente, un questionnement une exigence et une curiosité   par l'entremise de quoi se stylise un mode politique d'existence qui doit se détacher d'une vie purement organique. Le souci d'être (qui inclue le fait de constituer un genre humain, une polis), plus de vivre ou de bien vivre (qui ne concerne que notre ego, notre vie privée, notre intérêt personnel, notre oïkos) est en train de se perdre et cela se traduit par l'appât du gain, par la vulgarité de cette vitesse et la cécité de esclavage dans lequel nous nous asservissons nous-mêmes.

            Nous parvenons ici au fin mot du texte, à ce qui nous assurera sa compréhension authentique, celle sans laquelle aucune étude de son sens ne pourra être effectué. Si nous interrogions aujourd’hui toutes les personnes travaillant moyennant un salaire en leur demandant pourquoi elles travaillent, elles répondraient probablement à une écrasante majorité:

  • Pour vivre!

Et si après cette réponse nous nous représentions le temps de la vie de ces personnes qu’elles passent à travailler, nous trouverions probablement entre 8 et 12 h par jour, cinq jours par semaine, soit 60 h sur 84 heures « ouvrables » (il faut bien dormir). Par conséquent, la majorité des travailleuse.r.s travaille pour vivre et vit pour travailler dans un cycle qui revient sans cesse sur lui-même et qui remet à plus tard l’instant venu d’être, ce que l’on pourrait appeler le kaïros de l’être, du « moment venu d’être ». 

Il se pourrait que la question de l’identité, celle de savoir « qui » nous sommes soit totalement faussée, accessoire par rapport à celle de savoir « quand » nous sommes, tout simplement parce que la première question dépend entièrement de la seconde. Je ne peux me faire idée de celle ou celui que je suis qu’à la condition de réaliser quelles sont les activités au sein desquelles je me sens exister plus que les autres. Être soi, c’est davantage une question de quantités intensives que de qualités nominales, de  "qualificatifs". Quoi que je dise de ce moi en termes de qualités, il n’est rien du temps qui me reste à vivre qui ne soit potentiellement susceptible de les démentir. Par contre, les intensités d’existence ne trompent pas elles.

Or il ne fait aucun doute que l’otium ou la skholé décrit exactement des modalités d’occupation au cours desquelles il est vraiment donné à des individus de cultiver leur être davantage que des moyens de vivre, ou de bien vivre. Comment en sommes nous arrivés à donner notre accord pour une considération du métier, de l’emploi au sein de laquelle il serait admis, voire évident que nous devons remettre à plus tard le temps d’être au profit d’une polarisation de toute notre énergie vers les moyens de vivre, de survivre. Si nous acceptons cela (et finalement l’écrasante majorité des travailleuse.r.s l’accepte) alors nous sommes des morts vivants avant même d’arriver sur le marché d’un travail dont les données sont d’emblée falsifiées, tordues, viciées.

Finalement il y a dans ce texte, au-delà des différences vraiment fondamentales, conséquentes de perspectives entre ces deux penseurs des rapprochements avec l’œuvre de Marx, notamment par rapport à la question de l’aliénation. Karl Marx insiste en effet sur le fait que le salaire est déjà en lui-même une extorsion d’une point de vue économique et d’un point de vue ontologique, existentiel:

  1. économique d’abord parce que, dans une économie capitaliste, le travailleur accepte de se vendre comme force de travail au lieu d’exiger un rapport proportionnel entre ce qu’il produit et le prix de revient de ce qu’il produit, de telle sorte que le propriétaire des moyens de production (le patron) peut exiger sans cesse plus de produits sans pour autant augmenter le salaire de l’employé. En d’autres termes, dans le capitalisme prévaut un rapport  de type: « force de travail /temps passé au travail » au lieu d’un rapport plus équitable « main d’œuvre / produit ». 
  2. Existentiel ensuite parce que le travail constitue selon Marx, une modalité spécifique de l’être humain. Dans l’activité de transformation d’une matière donnée, l’être humain se spécifie, gagne une autonomie, une liberté. La capacité à transformer l’arbre en meuble, l’eau en puissance motrice, le charbon en vapeur et la vapeur en mouvement manifeste une puissance de l’être humain à s’émanciper des contraintes naturelles. En confisquant les produits de cette activité au seul bénéfice des instances de gestion des moyens de production, la classe des propriétaires des  dits moyens rendent l’accomplissement du travailleur impossible. C’est l’aliénation du travailleur

C’est sur ce point qu’il faut faire preuve de précision, Nietzsche ne peut s’accorder avec Marx sur cette idée d’un travail émancipateur qu’à la condition de bien définir ce que travail « signifie » et il va de soi qu’ils n’entendent pas la même chose par ce terme. Il faudrait différencier « travailler pour être » et « travailler pour avoir » (ceci dit on retrouve chez Marx une distinction entre travail mort (mécanique) et travail vivant (dynamique)). Bref, les deux auteurs pourraient s’entendre sur ce terme d’aliénation même s’ils ne mettent pas exactement la même chose derrière le mot.

Nous pouvons essayer d’être plus clair là-dessus: que l’être humain se ruine dans le travail capitaliste parce qu’il devient le moyen d’un processus de production dont il devrait en réalité être la finalité est une évidence pour les deux penseurs, mais la pensée de Nietzsche est davantage imprégnée de tout ce que la civilisation grecque, notamment à ses débuts, a découvert et exploité quant à l’individu comme puissance de création. Il n’est pas question de prendre ce terme d’individu au sens de personne privée, ni de « moi » mais plutôt de stylisation de soi, de souci éthique de soi, ce qu’exprime bien l’éternel retour (point crucial de la pensée Nietzschéenne que l’on peut concevoir comme carrefour vers lequel convergent toutes les directions explorées par l’auteur).

Rien dés lors ne saurait être plus parlant que l’opposition du seul appât du gain tel qu’il peut se manifester dans l’invention américaine (fordisme) du travail à la chaîne et la pensée Nietzschéenne. Pour s’en rendre compte, il suffit de se demander ce que pourrait répondre un travailleur dans une chaîne de montage au questionnement de l’éternel retour. La réponse est assez évidente. Ce qui est devenu absurde, c’est l’attitude et le mode de pensée correspondant consistant à poser que l’on peut "moyenner la vie humaine", moyenner signifiant soumettre à condition de moyens, comme si quoi que ce soit du fait que nous existions pouvait « se moyenner », comme si de fait nous n’étions pas en train d ‘exister là en cet instant de façon claire, donnée et absolument inconditionnelle, même s’il se trouvait qu’en cet instant je serais affamé, malade, voire agonisant.

Tout ce qui doit nous occuper dans l’explication de ce texte tourne autour de cette obsession des êtres humains de notre époque de gagner les moyens de vivre, de moyenner ce qui précisément d’eux mêmes est le moins moyennable puisque de fait « être est », « être est un fait ». C'est même la donnée la plus irrévocablement "donnée" de leur vie. Monnayer la vie des hommes (tu me donnes ton travail et je te donne de quoi vivre)  impose de moyenner l'existence humaine, de rendre négociable, échangeable ce qui  pourtant ne l'est en aucune façon: le fait qu'ils soient et plus encore qu'ils soient humains!

Dans son livre « totalité et infini », section 2: « économie et intériorité », le philosophe français d’origine Lithuanienne Emmanuel Lévinas (1906 - 1995)  explique précisément  ce point, à savoir la nature profondément non monnayable, non moyennable de l’existence:

« Nous vivons « de bonne soupe », d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc…. Ce ne sont pas là des objets de représentations. Nous en vivons. Ce dont nous vivons, n’est pas non plus « moyen de vie », comme la plume est ce moyen par rapport à la lettre  qu’elle permet d’écrire; ni un but de la vie, comme la communication est but de la lettre. Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni des ustensiles. Leur existence ne s’épuise pas par le schématisme utilitaire qui les dessine, comme l'existence des marteaux, des aiguilles, des machines. Elles sont toujours, dans une certaine mesure, objets de jouissance (et même les marteaux, les aiguilles et les machines le sont). De plus alors que le recours à l’instrument suppose la finalité et marque une dépendance de l’autre, vivre de… dessine l’indépendance même, l’indépendance de la jouissance et de son bonheur qui est le dessein originel de toute indépendance. »

Le travailleur à la chaîne vit de son travail, de ses heures passées à faire inexorablement le même geste à la même fréquence sur la même chaîne de montage. Mais ce que veut ici nous faire comprendre Emmanuel Lévinas c’est que ce « moyennant », ce « donné pour un rendu » serait justifié si effectivement vivre n’était qu’au terme de l’échange, si le travailleur était en quelque sorte un peu mort en l’accomplissant et vivant une fois le salaire empoché.   Quand nous faisons une chose pour une autre chose, cela signifie que nous n’avons pas dés le départ la chose pour laquelle nous faisons la première (sans quoi ce ne serait pas la peine de la faire, justement). 

        Mais ici ce n’est pas le cas, le travailleur « vit » son travail il ne fait pas que vivre de son travail. Cela signifie qu’existentiellement quelque chose de lui s’en nourrit, ce quelque chose c’est justement son être. En l’occurrence ici, il s’en nourrit peu, il y a peu de choses de son être qui se nourrissent de ce moment de travail à la chaîne, mais ce « travail » de transmutation, ce métabolisme de la transformation par le biais duquel notre être se nourrit constamment continuellement d’absolument tout ce qui nous arrive, c’est cela qui nous fait être, et qui nous fait être tout le temps mais ici en l’occurrence on ne peut « qu’être peu », comme tout travail robotique, répétitif, aliénant (télé démarchage, enregistrement des produits, chaîne de montage, d'emballage, etc.)



Par contre, dans toute activité artistique, dans toute rêverie, dans toute flânerie, contemplation, ou quelque activité dans laquelle nous nous sentons absorbé.e.s, nous « sommes », nous sommes beaucoup, parce que nous vivons intensément. L’ouvrier vit le serrage de ce boulon et Picasso vit le dessin de tel tracé de la colombe qu’il est en train de peindre, mais il est évident que Picasso est entièrement ce tracé alors que l’ouvrier ne peut qu’être « peu » ce serrage du 223e boulon de sa journée. Tout est une question de « combien » en réalité (de combien vis tu ceci, cela, etc?). Les choses dont nous disons que nous en vivons, nous les vivons, donc elles ne sont pas des "moyens". 

            Finalement c’est exactement cela l’otium, une façon de s’occuper qui garantit absolument à celles et ceux qui la pratiquent qu’elle nourrit énormément le fait d’être sans leur promettre rien d‘autre que cela qu’elle leur donne en effet, maintenant. Tout ce que l’on a faire c’est d’y être, de s’y accomplir en tant qu’être, ce que de toute façon le seul fait d’être stimule déjà en soi. Comment un conditionnement stupide et fallacieux construit sur le préjugé entièrement faux selon lequel il faut avoir pour être a-t-il pu nous détourner ainsi de cette façon spontanée d’être et de n’œuvrer que dans l’acte d’y être?  Comment avons nous pu créer autant de métiers débiles dont la caractéristique même consiste à faire en sorte que nous y soyons mais sans y être?  C’est ça la question et plus encore : comment avons nous pu créer des mentalités pour lesquelles ce type d’occupation désœuvrée constitue la panacée, le must, voire l’exigence absolue de telle sorte que tout temps passé au souci exclusif d’être apparaisse en comparaison comme honteux?

                    Nous sommes les produits d’un rapport au travail empreint de la certitude qu’il nous faut moyenner notre existence, soumettre notre vie à la condition du travail de telle sorte que travailler pour vivre, mais aussi travailler pour jouir des fruits de son travail, avoir un niveau de vie confortable, apporter à sa famille de quoi vivre et de quoi se réjouir de vivre avec des appareils, des biens de consommation sophistiqués, évolués, riches (ou qui fondent dans la société la posture du riche) apparaissent comme le but suprême, la seule et unique vraie finalité de notre existence.

Le problème posé par cette façon de penser et de se comporter, comme les grecs l’avaient bien saisi, c’est qu’il n’y a rien de tout ceci qui puisse satisfaire les exigences de notre être, de cette façon singulière d’être au monde par laquelle se concrétise, se spécifie un être humain. Mais quelle est cette façon singulière d’être? Celle-là même qui nous a été donné, indiqué par notre étonnement, par le fait qu’être au monde n’est pas pour nous l’occasion de créer notre biotope, mais d’abord de s’étonner d’être là, de s’étonner que le monde y soit, que l’être soit. Cela signifie qu’avec nous humains, quelque chose est tenté: l’aventure d’un être auquel est donné la tâche d’avoir à déterminé par lui-même ce que sera pour lui « être ». « L’homme est un animal naturellement politique » signifie que l’être humain est un animal auquel il revient de créer de toutes pièces un lieu, un cadre qui puisse servir de matrice à l’existence d’individus cultivant en même temps qu’ils sont, le fait qu’ils soient et surtout la modalité au gré de laquelle ils sont

Ce que cela induit c’est une façon de se sentir existant qui soit propre aux êtres humains.  Cela ne signifie pas que les animaux ne soient pas eux aussi des « êtres ». Au contraire, ils le sont tout autant mais pas exactement de la même façon que nous parce qu’ils vivent tels qu’ils sont, parce qu’ils sont des animaux naturellement naturels et que la nature a fait pour eux ce qu’elle n’a pas fait pour nous, à savoir qu’elle a fait correspondre leur vie et leur être. L’araignée, tout comme la tique, la fourmi est exactement tout ce qu’elle a à être. Elle s’inscrit dans un entrecroisement de biotopes pré-harmonisés à l’intérieur duquel elle « travaille » si l’on veut, sauf que ce qu’elle fait dans ce « travail » correspond exactement à ce qui lui permet de vivre, une toile qui va attraper des mouches. La nature semble avoir ainsi prédéfini des rapports entre les biotopes animaux et végétaux de telle sorte qu’il n’est rien de ce qu’exige le vivant qui dépassent pour ces espèces là ce qu’elles sont (chaîne alimentaire). Vivre et être pour l’araignée, pour la guêpe pour l’orchidée, c’est tout UN, une seule et même direction, un seul accomplissement, un seul "modus vivendi" qui se trouve être aussi un "modus essendi". Chez l’être humain seul: être est un « chantier » qui lui est laissé, ce qui explique aussi bien son étonnement, son aptitude à créer des cités (qui tiennent lieu pour lui de biotopes) et aussi ses difficultés à être à la hauteur de cette incroyable tâche peut-être « surhumaine »: créer sa façon d’être en même temps qu’il « est », devenir l’auteur d’un mode spécifique d’être qui n’est nulle part écrit, prédéterminé dans la nature. L’homme est un animal naturellement politique et pas naturellement génétique. Le "modus essendi" ne nous a pas été donné. Il reste à construire: c'est ça être humain: avoir à le devenir.

Cela explique aussi que même si l’animal se sent exister, il ne peut pas se sentir exister de la même façon que l’être humain. Se savoir être et se savoir vivant, c’est ici aussi une seule et même chose pour l’animal, alors que pour l’être humain se savoir existant n’est pas une question à laquelle la vie vient apporter sa réponse, ça reste une question d’où le fait que nous soyons des dasein, pour Martin Heidegger, des êtres pour lesquels il est dans notre être question de notre être, parce que notre être n’est pas rempli par du vivant, par du naturel, par du biotope, ou bien en d’autres termes parce que nous ne sommes pas « que vivants ».

Situer dés lors ce qui s'est passé dans les camps nazis apparaît plus clairement et mieux encore cela apparaît plus clairement comme une tentative dérisoire, vaine, absurde et vouée à l’échec: il s’agit de réduire une certaine catégorie d’êtres humains: les juifs, les tziganes, les homosexuels, les résistants, les déportés à du vivant en les affamant, en leur faisant éprouver leur totale dépendance à l’égard du vivant, à l’égard des besoins dits vitaux.  Il faut bien prêter attention au fait que cela s’est fait dans des camps (un camp c'est, au sens littéral, une anti-cité, le contraire de l'animal citoyen d'Aristote, c'est une matrice à déshumaniser - Il importe vraiment d'y penser par rapport à toute velléité à créer  de camps de migrants), comme s’il s’agissait d’appliquer une logique de biotopes à des êtres humains, créer dans un lieu des conditions de vie qui soient « limite » afin que certains êtres humains abdiquent de leur être, de leur condition de Dasein.                         Mais ce qui prouve que cette tentative est absurde c’est que justement aucune condition de vie n’est plus propice à susciter en l’être humain tout ce qui en lui suscite le dasein. Jamais l’évidence d’être en soi une revendication à être un questionnement de l’être n’est plus manifeste que lorsque on réduit un homme à n’être qu’un vivant. Il n’est pas possible de réduire  l’être humain à de la vie nue, parce que cette vie nue dépouillée, fragile, vulnérable, contingente ravive en lui l’efficience questionnante d’un ressenti proprement humain sur l’être, ce que c’est qu’être.  Ne donnera-t-on rien un être humain qui lui permettrait de survivre que se maintiendra quand même en lui, fût ce en ces derniers instants, de quoi s’étonner de ce fait qu’il est, de quoi se questionner sur ce qu’il est. Sans s’en rendre compte, les nazis n’ont fait que conforter les êtres humains qu’ils tentaient de déshumaniser  dans l'évidence qu'ils étaient plus humains encore, c’est-à-dire plus questionnants  sur ce que c’est pour eux d’être humains précisément parce que leur vie était menacée. Un humain aura toujours de quoi se nourrir du fait même qu’on ne lui donne pas à manger. Une tique, privée de ses affects déclencheurs de biotope, à l’inverse s’extrait du circuit vivant, et vit dans une espèce de léthargie. C'est là une observation de Jacob Von Uexkull.