Introduction
L’une des manifestations les plus troublantes du moi se situe dans la culpabilité des rescapé.e.s des camps de la mort. Alors que nous pourrions penser que la simple survie aux conditions les plus extrêmes de maintien de l’existence favoriseraient la simple tenue d’un constat voire d’une pure satisfaction à être, malgré tout « en vie », plusieurs témoignages confirment un sentiment de culpabilité, une interrogation lancinante: « pourquoi suis-je en vie MOI et pas tel autre? »
La réponse à ces questions est tout sauf simple. Il existe bien des raisons strictes, au sens de causes qui expliquent ces faits, la survie des uns la mort des autres. Mais la torture de ces questions demeure inexplicablement comme s’il y avait à se reprocher d’être en vie « moi » alors que tel autre a disparu.
Il y a bien des raisons au sens de « causes » mais il n’y a pas de « Raison » au sens de justification par la raison, d’ordre providentiel, de justification religieuse ou métaphysique. Ce que les prisonnier.ére.s ont vécu, c’est justement ça: le chaos, l’absurdité incarnée sur un territoire où n’importe qui peut faire disparaître n’importe qui d’autre pour n’importe quelle raison. C’est en ce sens que les camps, c’est finalement la réduction du moi au dasein heideggerien.
C’est là que nous pouvons invoquer ce dialogue cité par Jorge Semprun dans l’écriture ou la vie:
Athée: mais comment fais tu pour croire ici???
Croyant: c’est justement ici que l’on peut croire, c’est même la seule chose que l’on puisse faire.
De fait, on ne peut que croire parce que justifier prouver, démontrer l’existence de dieu est absolument impossible sur un territoire désertée de toute « présence » de Dieu, d’ordre, de sens.
Cette réponse extrêmement puissante nous dit quelque chose de fondamentale: Dieu c’est une croyance et il n’est pas davantage rationnel de croire à dieu dans un camp de la mort qu’il ne l’est de croire au moi dans ce même lieu.
Mais alors? Et si le moi, tout comme Dieu était une simple croyance, une idée régulatrice dont la nécessité est d’autant plus pure qu’elle ne s’impose pas du tout du réel mais d’elle-même. Il FAUT que Dieu soit parce que c’est la seule façon de donner au chaos réel l’orientation d’un sens possible. C’est parce que Dieu n’est pas sensible, réel, qu’il faut qu’il soit et qu’il ne soit qu’une croyance, une fiction nécessaire, aussi puissante qu’irréelle.
De même sans le moi nous ne pourrions pas structurer cette poussière d’évènements d’expériences, de fragments infimes et désordonnés, dispersés dans la certitude de penser quand même UNE vie.
Le moi n’est-il qu’une croyance? Nous pourrions en rester là, mais nous pouvons rajouter à cette hypothèse qui finalement constitue la problématique de notre cours, la perspective de l’histoire, du story-telling. La croyance au moi est reliée à l’appétit d’histoires que nous éprouvons mais pourquoi aimons nous autant les fictions? Parce qu’elle nous permettent d’entretenir la fiction de héros et d’héroïnes « définis, identiques, dotés d’un moi alors que ce que nous vivons c’est finalement cette même aspiration mais procrastinée, renvoyée à plus tard.
Toutefois n’est ce pas justement cette procrastination qui finalement permet à Shéhérazade de rester en vie chaque nuit malgré les pulsions féministes du sultan Schahriar?
C’est bien le fil rouge des mille et une nuits que nous retrouvons ici et cela suffit enrichir notre problématique: Peut-on dire du moi qu’il est finalement une fiction romanesque qui traverse nos vies en leur donnant un sens, celui là même de la narration, et de la langue écrite ou parlée dans le flux de laquelle quelque chose de la revendication à une unité demeure et surtout demeure aussi intacte, aussi intouchée que Shéhérazade? C’est bien cela qui retient le sultan de mettre un terme à la vie de la fille du Vizir de peur de ne pas connaître la fin de l’histoire.
- Le moi développement et enveloppement des mondes par Autrui
Avec Gilles Deleuze nous avions compris deux idées réversibles et parfaitement articulées l’une à l’autre: 1) si je perçois le monde (et des objets à l’intérieur de ce monde) c’est parce que j’y présuppose la présence d’autrui et 2) quand je vois autrui, je ne peux pas faire autrement que d’y présupposer (par son expression) l’existence de mondes.
« Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. »
Mais alors le moi finalement, ce n’est pas ce moi intérieur, cet égo, cette substance immuable qui demeure identique malgré tous les changements de ma vie, ce n’est que le point d’ancrage par le biais duquel l’expression du possible en autrui va se cristalliser dans une actualité, dans un instant là (auquel cas, il tiendrait davantage du da-sein en fait). Autrui s’impose à moi avec son expression de peur ou de joie ou d’attente. J’en déduis l’existence d’un monde effrayant ou joyeux ou désirable. Quelque chose se transmet d’autrui à moi de l’ordre d’une signification, d’un message, d’un sens. Je perçois autrui comme un émetteur infatigable de signes. Et c’est bien l’interprétation de ces signes qui me fait être « moi » là, ici et maintenant. Pour saisir toute la force de ce que dit Deleuze il faut saisir l’importance de la langue dans notre perception d’autrui. Nous sommes des animaux dressés vers l’incessant dépassement des choses "qui sont" vers l’horizon de ce qu'ils peuvent "vouloir dire", par ce qui s’annonce dans leur posture, leurs expressions de visages, leur paroles. Les animaux aussi sont des déchiffreurs infatigables de signes mais sur un mode plus physique, plus sensible, et plus actif aussi, mieux harmonisé avec l’ensemble de la nature (les informations que tel animal peut retirer des traces du passage de tel autre de la même espèce sont impressionnantes par leur nombre et leur précision - Sur cette question, il faut lire Baptiste Morizot)
Le moi, c’est le postulat d’un destinataire et d’un axe de perception à partir duquel l’expression d’un monde par autrui est susceptible d’être développée. Nous pouvons vraiment réfléchir à cette possibilité dans le cinéma. Pour que film « il y ait », il faut certes qu’il y ait des images disposées les unes à la suite des autres sur une pellicule. Il faut ensuite un projecteur dans lequel un moteur va faire défiler la bobine, mais même tout cela ne suffit pas à « faire » le film. Il faut aussi une faculté d’enregistrement des images passées et une autre susceptible d’anticiper l’image à venir, bref ce qu’il faut, c’est exactement ce que le philosophe Emmanuel Kant appelle un « je pense », « une puissance capable d’accompagner toutes mes représentations.» Il faut un espace de résonance mentale et de synesthésie sonore, visuelle, spatiale et temporelle. C’est dans le « je pense » des spectateurs du cinéma que le film se fait.
Mais si nous nous fions à Emmanuel Kant, es-ce que cela suffirait un « je pense » pour faire un spectateur de films, un « effectueur » de vie? Non, tout simplement parce que le « je pense » chez lui se situe dans le "JE transcendantal » et pas dans le MOI empirique.
Par conséquent, ce n’est pas seulement en tant que "je" mais bien en tant que moi que je peux développer ces mondes portés par les expressions des autres, et ce n'est pas un hasard si c’est Proust qui décrit le mieux ces développements, que ce soit dans l’épisode de la madeleine ou dans celui de la première rencontre du narrateur avec Albertine.
L’effet Kouletchov au cinéma pointe précisément cette nécessité de poser un moi, c’est-à-dire un développeur de sens à la source même de toutes les images. Nous présupposions tellement la perspective que de la simple vision d’un visage dont l’expression est en fait identique, nous inférons le rapport à la tristesse portée par la vision du cercueil, de la femme désirable ou de la soupe. Un visage n’est jamais simplement fixe, ni plastique, ni charnel il exprime ce à quoi seul la postulation d’un moi peut donner sens et vie. Le moi c’est finalement ce pour quoi et ce par qui des images prennent sens. C’est le présupposé d’une unité par l’entremise de laquelle toute production d’image, de tableaux, d’heccéités par le réalisateur ou par le monde, par la nature se voit intégrée à des trames qui font l’histoire ou les histoires.
- Je, moi et Dasein: l’opposition entre Montaigne et Pascal
Emmanuel Kant distingue le je transcendantal et le moi empirique. En tant que je, je suis un sujet universel. Je suis le je du je pense de Descartes ou bien encore celui qui fait la synthèse des représentations et il n’est rien de tout ceci qui fasse référence à quoi que ce oit que j’aurai vécu personnellement. Par contre je suis actif. Je suis cela même qui construit la cohérence d’objets synthétisés là où mes sens eux ne me mettent en contact qu’aves des fragments, des aperçus partiels et incomplets. On pourrait dire que le je est constituant. Il spécule et dépasse les données éparses des sens pour en fair l’espacé, les objets un monde.
Par contre le moi est empirique, c’est-à-dire qu’il est sensible, cantonné à des données personnelles, physiques, pathologiques au sens le plus strict (pathein; subir, être affecté.e par, pâtir de…)? Descartes et Kant ne développent pas du tout les mêmes thèses mais sur ce point ils se rallient, à savoir que le je est ce qui fait de nous des êtres humains, beaucoup plus que le moi qui reste engoncé dans les données physiques sensibles, immédiates de l’existence.
Ce primat du je sur le moi va si loin pour Descartes qu’il crédite le je du statut de substance au détriment du moi, alors que spontanément nous serions davantage incliné.e.s à attribuer ce terme au moi. Pourquoi? Parce qu’une substance est une « chose » et que dans le moi, nous retrouvons cette aspiration à être « une personne toute », un « tout en un », une cellule, close sur elle-même. Quiconque dit qu’il ou elle est « moi » désigne une forme de totalisation de son être qui d’ailleurs sous-entend que quelque chose d’une auto-suffisance spontanée s’énonce dans cette déclaration: "je suis comme je suis » comme le poème célèbre dans lequel Jacques Prévert fait parler une prostituée:
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j’ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J’aime celui qui m’aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n’est pas le même
Que j’aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi?
Je suis telle que je suis et il faut m’accepter telle que je suis pour ce que je suis. Il n’est pas indifférent que ce soit précisément celle qui se vend qui décrive de façon aussi affirmée et intransigeante un moi totalisant. Acceptez moi telle que je suis (et payez) ou passez votre chemin. On peut bien comprendre cette spontanéité mais sans jamais oublier qu’elle est comme l’auto-promotion d’un produit en vente sur un marché. C’est là une référence qui va plus bien plus loin qu’on pourrait le croire car la plupart des personnes soucieuses de s’imposer ainsi comme un moi total qui est à prendre ou à laisser sont toujours dans une démarche de séduction et de recherche d'approbation. Il s’agit bel et bien de se présenter, de paraître aux yeux de groupes par lesquels nous souhaitons être assimilé.e. FaceBook n’est rien d‘autre sous cet angle qu’une vaste foire à la fausse amitié.
La substance de Descartes correspond au mot substance dans son sens ontologique et étymologique, ce qui est « par soi ». Être un « je pense » c’est découvrir qu’il existe en soi, par l’exercice de sa pensée une donnée ontologique, irrévocable qui résiste à tout, y compris à un malin génie. C’est presque un coup de force ontologique qui d’ailleurs sera gravement contrarié par Nietzsche deux siècles plus tard, Mais c’est aussi un coup de force eu égard au fait que traditionnellement le je est un sujet alors que le moi est un tout ou du moins la revendication à être un tout, ce qui apparaît parfaitement dans le poème de Prévert.
Quand au dasein, il évoque comme le définit clairement Heidegger « cet être pour lequel il est dans son être question de son être » et qui se retrouve « jeté là » dans l’existence comme dans un territoire exposé dont il ne sait ce qu’il est censé y faire ni y vivre. Le dasein est ontologiquement voué à l’angoisse ou à l’ennui de toute créature projeté sans raison ni sens ni destin dans une situation brute, donnée, incompréhensible. Il ne peut rendre raison de ceci qu’il existe et n’a aucune idée du « en tant que quoi il est supposé exister. » C’est ce qui explique que l’expérience des camps décrit une autre situation qu’historique. D’un point de vue ontologique ce que l’on vit dans les camps d’extermination, c’est l’annihilation du moi au profit du dasein. Mais comme nous l’avons vu cette annulation n’est pas consommée, aboutie et l’appel de dasein au moi est encore audible au-delà de l’écrasement que l’on a subi. Ne serait-ce pas dans cette tension du moi au dasein et du dasein au moi que se situe un moi que nous pourrions assimiler à une sorte de champ d’aimantation, à un espace traversé par la tension d’une polarisation vers.. ce qui nous permettrait de donner plus de sens à la question de ses métamorphoses? (Rien n'est identique à soi dans un champs de forces)
Qu’est-ce que le moi?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Pascal, Pensées, "Qu’est-ce que le moi ?" Laf. 688, Sel. 567.
Avec cet extrait très connu des Pensées, Pascal se livre à ce que l’on pourrait appeler une sorte de réduction eidétique (réduction à l’essence d’une chose ou d’un être) du moi en utilisant l’amour. Mais pourquoi?
Parce que s’il y a bien un sentiment par le biais duquel on aspire à être visé, abordé, chéri, pris en tant que « moi », et pas un autre, c’est l’amour. Si c’est pour ressembler ou pour être rapproché.e de quelqu’un d’autre dans l’amour même que l’on me porte, alors ce n’est pas moi qui suis aimé.e. Nous ne pouvons être aimé.e qu’inconditionnellement, comme si dans cet amour, l’ordre des raisons cessait et que venait le temps d’être accepté.e pour soi: une sorte de kairos de l’acceptation, de consentement pur à l’existence d’un être donné, tel qu’il est, pour ce qu’il est, sans que cette personne ait à faire de concessions à l’air du temps, aux critères de considération des autres, de l’époque, d’une société.
Il faut vraiment prendre très au sérieux cette revendication, aussi impossible (peut-être) qu’il soit de lui donner foi, de lui répondre positivement (comment, en effet, pourrions nous être aimé.e pour nous-mêmes, pour notre moi quand nous réalisons qu’il y a dans ce moi tellement d’autres moi que le notre, ou que le nôtre est en fait une étrange composition d’une multiplicité de rencontres et d’ascendances, comme un assemblage confus de pièces, un costume d’Harlequin ?). Pourquoi faut-il néanmoins prendre en considération cette aspiration?
Parce que ce temps venu de l’acceptation inconditionnelle du moi, telle que l’on peut la supposer à l’oeuvre dans l’amour parental notamment, est dans l’amour dit « romantique » la claire affirmation d’un rapport au dasein. Si l’amour « romantique » est aussi important pour nous, c’est justement parce qu’il répond exactement à la situation qui est celle du dasein: nous qui savons qu’il n’existe pas de raisons d’être à notre être sommes mis en présence d’une autre personne qui finalement nous en fournit une, nous choisit comme raison d’être de son existence et nous conforte dans l’idée que nous avons raison d’exister. En étant ainsi porté par l’amour que l’on nous voue, nous trouvons une raison autre, presque objective, d’être, parce que notre existence est légitimée par l’intensité du sentiment qui nous est adressé, sentiment que, sans le savoir ni forcément le vouloir, nous inspirons à la personne aimante. Dans l’étude de ce texte, il ne faut pas oublier cette donnée fondamentale (précisément parce que Pascal ne la prend pas en compte): il y a dans l’amour quelque chose d’une revendication du Dasein qui se voit satisfaite, entendue, prise en compte, et cela même dans le désir forcené (peut-être incongru) d’être aimé.e en tant que « moi »?
Fidèle à son style percutant, court et incisif, méchant, caustique, Pascal (dont le but avéré, revendiqué est toujours de châtier les humains, de les rabaisser pour les tourner vers la seule posture admissible à ses yeux qui est la foi du Christ) ne dit pas tout, fait des raccourcis qui par conséquent rendent la compréhension difficile.
La question initiale est claire. Elle correspond parfaitement à notre cours. Mais que vient faire cette histoire de passant? Il fait jouer un parallèle de façon évidente mais encore faut-il en suivre le détour. Une fois que l’on a lu plusieurs fois le texte en entier, son objectif est plus clair: ce parallèle s’applique à une personne qui regarde au hasard les passants de sa rue en se mettant à la fenêtre et le fait d’être l’objet de l’amour d’une autre personne. Nous avons envie de dire que cela n’a rien à voir parce que dans le premier cas, si je fais partie de cette masse des passants que l’observateur regarde de sa fenêtre, c’est du hasard complet, alors que si je suis aimé.e, c’est exactement le contraire parce que j’aurai été choisi.e désiré.e élu.e. Je ne peux être aimée qu’en tant que je suis « moi » alors que ce n’est pas du tout mon « moi » que la personne veut voir dans la rue de sa fenêtre. Mais précisément, c’est bien cela l’objet de ce texte: en fait si! C’est tout aussi hasardeux. Nous sommes aimé.e.s pour des raisons totalement hasardeuses, contingentes, assez chaotiques en fait (au sens où cela tient vraiment à rien). Nous ne sommes aimé.e.s que pour des qualités provisoires que l’on « a » provisoirement qui peuvent disparaître, que ‘son partage avec toutes celles et tous ces qui les possèdent également tout aussi provisoirement.
Aimer quelqu’un ou être aimée par quelqu’un c’est un peu du loto. Une séquence chiffrée tombe avec des chiffres qui se suivent de la même façon que la liste des qualités pour lesquelles nous sommes aimé.e « tombe » et provoque l’amour d’un.e autre. On va se raconter des histoires sur la beauté de la rencontre. Nous allons ériger en destin ce qui n’a jamais été et ne sera jamais autre chose que du hasard. On va entretenir le mythe de l’élection, de la fatalité amoureuse là où il n’y a rien que de la contingence.
(« Amour », disait-elle, regardant
le ciel, le pied ferme,
« où est la foi
que le traître m'a jurée ? »
Pauvre d'elle !
« Fais que revienne mon
amour comme il faisait avant,
ou tue-moi, que je
ne me tourmente plus. »
Pauvre d'elle, ah, elle ne peut plus,
plus, supporter une telle froideur.
« Je ne veux plus qu'il soupire
s'il n'est loin de moi,
non, non, ces souffrances
il ne me les infligera plus, je le jure.
Parce que de lui je languis,
il est plein d'orgueil,
mais si, je fuis loin de lui,
il me suppliera à nouveau ?
Si ses cils sont plus sereins
que ne le sont les miens,
elle n'a pas en son sein,
Amour, une aussi belle foi.
Plus jamais de si doux baisers
il ne recevra de cette bouche,
ni de plus doux. Ah, tais-toi,
tais-toi, il le sait trop. »
Ainsi parmi ses larmes dédaignées,
elle remplit de ses cris le ciel ;
ainsi dans le cœur des amants
l'amour mêle le feu et la glace.
Claudio Monteverdi)
Il ne pense pas à moi « en particulier ». C’est donc sur cette particularité qu’il faut miser si l’on cherche le moi, selon Pascal. Puisque ce n’est pas moi qu’il voulait voir, le moi résiderait dans la visée particulière de ma personne, celle là même qu’aux yeux de la plupart des gens l’amour recherche: je t’aime toi parce que tu es « toi ». Mais quoi en toi, ou qui en toi? La réduction eidétique commence.
- Je te vois, tu es beau ou belle: c’est ça que j’aime.
- Mais un tel ou une telle ont aussi un physique agréable. Tu les aimes aussi donc?
- Euh…..Oui…Non…C’est toi que j’aime
- Mais pourquoi « moi », si c’est la beauté que tu aimes, tu l‘aimes chez toutes les personnes belles, alors?
- Euh…Non parce que toi, en plus, tu es avisé.e, intelligent.e, tu gardes le souvenir des instants que nous avons passés…
- Mais je ne suis pas seul.e à être intelligent.e (si je le suis effectivement comme tu le dis)….Et puis je peux devenir stupide, je peux être atteint de la maladie d’Alzheimer. Tu m’aimerais si je perdais chaque nuit le souvenir de la journée de la veille, si je te voyais comme un.e étranger.ère?
- Euh….je ne sais pas…
- Alors ne dis pas que tu m’aimes « moi ». Ce que tu aimes, ce sont des qualités, le numéro gagnant d’une certaines combinaisons de qualités qui ne sont pas moi, que je peux perdre ou que tu peux trouver identiquement chez plein d’autres « moi »… Restons en là si tu veux bien…Quant à moi, je rentre au couvent ou dans un monastère…Il n’y a que Dieu qui puisse m’aimer inconditionnellement et auquel je puisse adresser cette qualité d’amour. Lui m’aimerait aussi avec la maladie d’Alzheimer, parce qu’il aime toutes ses créatures.
Voici le dialogue souterrain qui œuvre dans ce passage, voilà l’échange de pures vérités qui travaille clandestinement (enfin pas si clandestinement que ça) cette « démonstration » de Pascal. Voilà ce qu’il va nous falloir réfuter, détruire, laminer parce que cela nous apparaît comme une bien étrange doctrine que de chercher l’amour dans l’isolement d’une retraite à l’écart de la société des humaine.s, hors de la cité. Mais, pour ce faire, il convient d’aller jusqu’au bout du raisonnement de Pascal.
Toute sa logique repose sur le fait que quelque chose de nous durera indépendamment de nos qualités qui disparaîtront, ou qui se partagent, se distribuent à d’autres personnes aussi dignes d notre amour dés lors. Ce qui est ton moi en toi c’est forcément ce qui reste, ce qui demeure. Or rien de ta beauté, de ton jugement, de ta mémoire ne reste intact, identique, stable, fixe. Par conséquent, rien de tout ça ne fait que tu sois ce moi là. Il faut chercher plus loin: ta beauté est ton corps, ta pensée, ta conscience est ton âme or tu peux perdre ta beauté, ta conscience ta mémoire, donc on peut en déduire que ton moi n’est ni dans ton corps ni dans ton âme. Mais alors Où est le moi?
Il faudrait trouver quelque chose en toi qui reste toi tout le temps que tu existes, quelque chose qui te soit si indissolublement attaché qu’on ne pourrait te l’arracher sans prendre ton moi, sans que tu ne sois plus. Le moi c’est ce qui fait ton être, ton essence. Il faut aussi que cette essence soit particulière, propre à toi, et seulement à toi, indépendamment de ces qualités qui finalement sont passagères et contingentes.
Or « cela ne se peut et serait injuste » dit Pascal. Voilà que ces qualités dont il s’est démené à souligner la nature provisoire, hasardeuse se voient maintenant légitimées, dotées de justice. On peut bien penser en effet que la personne aimé.e n’est pas en reste pour mettre ses qualités en valeur pour maquiller sa beauté, la faire ressortir davantage pour cultiver et stimuler son jugement, son intelligence, son brio dans les conversations mondaines. Les qualités tout aussi arbitraires que soit leur répartition se voient ensuite choyées, travaillées, optimisées pour stimuler la séduction et faire que l'on sera aimée pour des raisons étrangères à notre être.
Déjà la conclusion du passage s’amorce dans ce tournant dont la pertinence est sujette à discussion. Le moi pour Pascal est exactement cet effort que l’on allons fournir pour maintenir l’éclat de ces qualités qui miraculeusement nous ont été données par la providence. Le moi, c’est du paraître en fait et de fait il existe un certain mérite à paraître aux yeux des autres comme « étant » ce qu’en réalité nous ne faisons qu’AVOIR. Il y a du mérite à faire comme si l’on était cette intelligence que l’on a, qu’on n’aurait pu ne plus avoir et de toute façon qu’on n’aura plus tôt ou tard. Tout le mérite des humain.e.s est de simuler la permanence de ce qui ne durera pas, de tromper les autres en faisant comme si on ETAIT ce qui nous a été hasardeusement prêté et qu’on nous reprendra de toute façon.