Maintenant que nous avons clarifié l’opposition ontologique entre le deinos et l’idée de dieu pour Saint Anselme (laquelle repose finalement sur deux formes de transgression structurelle, deux modalités d’infini distinctes), nous pouvons aborder la perspective technologique en partant une fois encore du premier stasimon d’Antigone. D’où vient que l’être humain ne soit pas naturellement limité? Du fait qu’il n’est pas naturellement « constitué ». En 1945, le statisticien Alfred Lotka utilise ce terme d’« exosomatisme » pour désigner ce trait propre à l’être humain de créer des prothèses prolongeant ses organes biologiques (véhicules, ordinateurs, outils) Les autres animaux sont dans leur très grande majorité endosomatiques, c’est-à-dire que leur corps est en eux , que leur corps est « eux », ce qui n’est pas le cas pour l’animal exosomatique qu’est l’être humain,et cela se manifeste dans l’ode à l’être humain de Sophocle.
En effet, il est évident que chacune des actions citées au début du stasimon pointe vers un outil: le navire, puis la charrue, puis le joug, les rênes, les instruments de chasse, les maisons, les cités, le savoir qui finalement présuppose l’écriture (ce que Platon définit comme pharmakon dans le Phèdre). L’être humain est doté de cette particularité d’intercaler entre lui et ce qui l’entoure naturellement des accessoires, des objets.
Objet étymologiquement vient du latin ob/jactum qui signifie « jeté devant ». Quelque chose se cristallise dans l’objet, mais quoi? Exactement cette expérience que fait le dasein de se retrouver « interdit » « ennuyé », désemparé devant cette existence dont il ne vit pas naturellement la réalisation, l'effectuation. On pourrait dire que, dés son émergence, le dasein existe à la limite de ce que c’est qu’exister puisque il ne se sent pas intégré à cette condition d’existant qui est pourtant indéniablement la sienne. Il y a dans l’outil, c’est-à-dire dans cette caractéristique propre à l’humain d’intercaler des outils entre lui et la nature un écho évident à ce mode d’être spécifique (intégré et non intégré) du dasein. Ce n'est pas tout de nous percevoir comme des producteurs insatiables d'objets, encore faut-il que nous réalisions que cette aptitude à produire ne peut pas venir d'ailleurs que d'une expérience fondamentale de nous- mêmes en tant qu'objets, en tant qu'ob/jetés, que dasein.
Cependant il existe d’autres animaux qui utilisent des outils: des singes, des loutres, des oiseaux. Toutefois, ces comportements, bien que remarquables, restent limités en complexité, en diversité et en transmission culturelle. Chez la plupart des espèces, l’utilisation d’outils est rare, souvent rudimentaire, et généralement confinée à un but précis et immédiat. Ce qui distingue fondamentalement l’humain, c’est l’ampleur, la diversité et la sophistication de son exosomatisation. En effet L’humain ne se contente pas d’utiliser des objets trouvés dans l’environnement ; il les transforme, les assemble, les perfectionne et les transmet de génération en génération, créant ainsi une véritable culture technique cumulative
En second lieu, les outils humains ne sont pas seulement des extensions ponctuelles du corps, mais deviennent des systèmes complexes (machines, réseaux, infrastructures) qui modifient profondément notre rapport au monde et notre environnement. Cette capacité permet à l’humain de transcender ses limites biologiques : voler sans ailes, nager sans nageoires, communiquer à distance, stocker et transmettre une mémoire collective, etc.
Ce qui s’instaure à partir de cet exosomatisme, c’est une interaction réciproque entre l’humain et l’outil: L’humain crée l’outil qui en retour crée un nouvel humain, lequel invente un nouvel outil, et ainsi de suite (L'être humain en tant qu'"homo faber" - Bergson) de telle sorte qu’un rythme finit par s’installer, rythme croissant à une vitesse exponentielle jusqu’à ce que la question se pose de savoir si ce que nos derniers outils ont créé est encore un être humain ou bien un être « post humain », un homme « augmenté » comme on l’entend parfois dire dans certains ouvrages.
Nous retrouvons ainsi exactement le pendant technologique de ce que nous avons déjà exprimé dans la première partie sur l’ontologie. Avec l’être humain, il y a du trouble dans l’être, du mou dans les rouages de l’être, c’est-à-dire l’émergence d’un être qui de cette expérience qu’il fait de ne pas se sentir dans le fait d’être comme dans un lieu qui lui serait intégré, propre, dont il ferait spontanément (et aveuglément) partie fait un développement, une temporalité imprégnée et structurée, impulsée par de la technologie jusqu’à ce que la question se pose de savoir ce qu’il en est de lui, jusqu’à quel point cette situation limite de son être dans l’être ne le déporterait pas « ailleurs » mais où? Le mode d’existence de l’être humain pose problème parce qu’il est limite, borderline, transgressif. La route qu’il suit est exactement comme le fil d’un rasoir. Sophocle ne formule finalement rien d ‘autre que ce danger: « Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »

b) le pharmakon
Comprenons bien ce rapport fondamental entre l’être humain et « l’objet » puisque il est finalement le seul à pouvoir expliquer que nous soyons des animaux exosomatiques, ce qu’exprime assez bien finalement le fameux mythe de Prométhée décrit par Platon dans son dialogue Protagoras. Les deux titans chargés de donner des qualités naturelles à toutes les espèces animales se mettent au travail mais epiméthée oublie l’être humain, de telle sorte que son frère va dérober aux Dieux le feu et l’intelligence artificielle au sens intelligence susceptible de créer des artifices, des outils. On sait que Zeus n’appréciera pas ce vol, mais on n’insiste moins sur une notion qui dans cette histoire occupe pourtant une place fondamentale: l’aidos, c’est-à-dire la vergogne, la honte. Lorsque les espèces animales libèrent leurs qualités propres, l’être humain ne s’en sort pas parce qu’il n’est pas capable d’utiliser les dons dérobés par le titan sans nuire aux autres humains. Zeus va donc rajouter (mais volontairement cette fois) la Diké (la justice) et l’Aidos (la honte). Il s’agit de faire honte aux êtres humains de l’usage toxique qu’ils sont susceptibles de faire de la technique. Le sens de la justice et de la honte est donné à tous les êtres humains contrairement à la capacité technique qui n’est octroyée qu’à quelques uns.
En d’autres termes, il n’y a que les êtres humains qui sont dotés de la capacité à ressentir de la honte à l’égard de ce qu’ils sont par justement « ce qu’ils sont » est toujours sujet à caution, sur le fil du rasoir, jamais clairement établi.
Mais pourquoi? Précisément parce qu’à partir de cet oubli d’Epiméthée, c’est finalement l’endosomatisme qui est « raté ». La thèse défendue par Alfred Lotka sur l’exomatisme humain est déjà en germe dans le mythe de Platon puisque finalement l’erreur initiale d’Epiméthée explique, au-delà du vol, le fait que l’être humain bénéficiera de « dons » qui ne lui revenaient pas de plein droit (de droit naturel) et qui d’ailleurs ne sont pas incorporés à son corps comme l’est par exemple la vitesse à certains félins, la carapace à certains mammifères, l’agilité aux singes, bref tout ce qui va rendre possible une chaîne alimentaire cohérente et circulaire. La honte de l’homme vient de ceci qu’il n’est pas endosomatique, c’est-à-dire que finalement « être » n’est pas une condition qu’i aborde à partir d’une constitution achevée donnée, préétablie ou disons: établie dés l’abord contrairement à toutes les autres espèces animales.
Evidemment cette « situation » n’est pas sans évoquer le dasein de Martin Heidegger. L’homme a un corps qu’il perçoit d’emblée comme susceptible d’être prolongé, optimisé par des organes technologiques parce que finalement dés l’abord le rapport qu’il a à son corps est extériorisant. Il ne l’habite pas davantage de plain pied que cette condition d’étant qu’il partage pourtant avec les autres étant, avec tout ce qui vit. Qu’est ce que ça veut dire? Que si la pensée de l’objet lui vient (et nous allons voir qu’elle lui vient très tôt) c’est parce qu’il se perçoit lui-même en tant qu’objet. Pourquoi? Parce qu’en tant que dasein il se sent ob/jeté dans le monde.
A quoi est-il fait allusion par cette idée que s’impose très tôt à l’enfant humain? Sur un plan psychologique Donald Winnicott pédiatre et psychanalyste insiste sur ce qu’il appelle l’objet transitionnel, c’est-à-dire le fait que l’enfant va porter l’affection initialement dirigée vers sa mère à un objet appelé souvent doudou et qui marque dés l’origine la capacité de l’être humain à se porter vers des objets de substitution sachant que l’ob/jet est fondamentalement de substitution, en un sens qui n’est pas seulement celui de l’individu enfant, mais aussi et surtout du dasein qui de fait ne se sent pas dans le fait d’être comme dans un lieu familier. Nous ne nous sentons pas naturellement affiliés à l’être et ce sentiment d’exil (nous serions presque tentés de dire d’ob/jection) se traduit par la quête d’objets susceptibles de nous rassurer, d’assurer une transition entre nous et ce monde dans lequel nous nous sentons étrangers. C’est comme si les désinhibiteurs naturels et donnés grâce auxquels les animaux sont d’emblée placés dans les « starting-blocks » de leur biotope étaient pour l’homme remplacés par des objets, par des substituts qui sont aussi ces prothèses par le biais desquels ses organes naturels font advenir un monde mais aussi le transforment.
Dans le devenir artificiel de la créature humaine s’insinue dés lors à jamais l’éventualité toujours pesante d’une instabilité, d’une chute, d’une démesure, c’est-à-dire du fait de ne pas être à la hauteur de ce que c’est qu’être, risque que n’encourt évidemment pas l’animal puisque lui est endosomatique. Le sort de l’être humain se joue à chacune de ses inventions et c’est bien ce qui apparaît dans la définition donnée par Bernard Stiegler du pharmakon:

« En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire1Tout objet technique est un pharmakon : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la « pharmacologie » qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Si, pour prendre un autre exemple, le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling.
En principe, un pharmakon doit toujours être envisagé selon les trois sens du mot : comme poison, comme remède et comme bouc-émissaire (exutoire). C’est ainsi que, comme le souligne Gregory Bateson, la démarche curative des Alcooliques Anonymes consiste toujours à mettre d’abord en valeur le rôle nécessairement curatif et donc bénéfique de l’alcool pour l’alcoolique qui n’a pas encore entamé une démarche de désintoxication.Qu’il faille toujours envisager le pharmakon, quel qu’il soit, d’abord du point de vue d’une pharmacologie positive, ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas s’autoriser à prohiber tel ou tel pharmakon. »
L’être humain ingénieux crée des outils qui ne lui permettent et ne lui permettront jamais de se dégager de l’être terrible dans lequel il consiste aussi. Comme nous l'avons dit, son exosomatisme le situe toujours sur le fil du rasoir. On pourrait se demander s’il n’est pas ontologiquement incorrect et du coup (mais en un sens qui n’est VRAIMENT pas le sens usuel mais plutôt un sens aristotélicien politiquement correct, exclusivement politique, en fait).
c) E=MC²
Peu d’exemples sont susceptibles d’être aussi éclairants que la formulation de la conversion de la matière en énergie attribuée à Einstein mais Henri Poincaré en avait déjà posé les bases en 1900 et C’est Max Planck qui en formalisera la démonstration rigoureuse (on pourrait dire que cette équation est assignable à ces trois noms). Ce qu’ils ont prouvé c’est que la matière et l’énergie sont interchangeables. Une toute petite masse libère une énergie colossale, comme dans les actions nucléaires où 1 gramme de matière équivaut à 22000 tonnes de TNT. Grâce à cette découverte, on a beaucoup mieux compris la fusion qui est à l’œuvre dans le soleil (qui est une usine nucléaire), on a considérablement progressé dans la radiothérapie médicale puis dans l’énergie nucléaire tout court.

Découvrir et utiliser une telle puissance est aussi génial qu’incroyablement horrifique et le film de Christopher Nolan sur Oppenheimer et le projet Manhattan décrit parfaitement à hauteur d’humain ce que cela peut signifier que de travailler « de bonne foi » (avec des ambitions pacifistes) à ce qui finalement revient à la fin de l’humanité et à la destruction de la planète. Ce que nous réalisons grâce à Sophocle ainsi qu’à l’analyse de Derrida puis de Stiegler sur le pharmakon, c’est qu’en fait c’était cela dés le départ, ou plus exactement qu’il n’y a rigoureusement rien dans la bombe atomique qui n’ait été déjà en germe dans le premier Stasimon de Sophocle. Ce n’est pas tant que nos outils nous dépassent c’est 1) que nous ne pouvons pas ne pas créer des outils (exosomatisme) 2) que ces outils créent ce que Stiegler « un destin humain pharmacologique », et par ce terme il faut entendre pharmakon 3) que du coup, le terme de « destin » pose question parce qu’un destin est tracé alors que pour l’humanité, précisément ce traçage n’existe pas (on peut dire que la bombe atomique était déjà efficiente dans le deinos de Sophocle, cela n’empêche pas que l’être humain aurait peut-être pu résister à la tentation de l’utiliser, qu’il aurait pu trouver dans la honte d’être un humain la motivation de ne pas faire ce qu’il pouvait faire). Notre destin n’est pas tracé parce que les limites restent toujours à tracer ce qui fait de nous des animaux structurellement éthiques.
Être humain c’est un défi technologique vertigineux, une sorte de tâtonnement incessant entre la curiosité, le pouvoir et la retenue. On peut néanmoins envisager la possibilité qu’il y ait dans cette équation E=MC² et dans la bombe atomique un seuil franchi dans ce destin pharmacologique au sens donné ce terme par Bernard Stiegler, parce que, comme le dit le philosophe Gunther Anders, l’humanité entre dans une ère de vulnérabilité structurelle. C’est un peu comme si le Dasein heideggerien exacerbait technologiquement et un peu absurdement la donnée fondamentale dans laquelle il consiste existentiellement, à savoir l’angoisse d’être jeté dans un monde qui ne lui garantit rien. De fait il a d’autant moins d’assurance de survivre à cette minute qu’il a créé la possibilité que cette minute ne soit plus comptable pour lui.
On peut revenir au contrepoint développé en première partie entre l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé (Dieu pour Saint Anselme) et le deinos: créature telle que rien de plus terrifiant ne peut être croisé, rencontré dans la réalité (l’être humain). C’est comme si la technologie et la notion de pharmakon donnait à ce contrepoint métaphysique un remplissement, une réalité physique.
Nous avions vu que finalement si ce contrepoint fonctionnait c’est parce que Dieu et le deinos sont ici présentées comme deux êtres (ou idée d’être pour Dieu) transgressifs. Avoir en soi l’idée de Dieu, c’est nécessairement avoir à reconnaître l’existence de Dieu hors de mon idée. La transgression de l’idée de Dieu semble claire (même si on peut la discuter). Désormais nous comprenons mieux la transgressivité du deinos: quelle pouvait être cette dimension « autre » dont l’infinie puissance technologique et pharmacologique du deinos peut franchir le seuil? Celle de la non réalité et du néant, de la désolation, de la destruction même de la nature. Ainsi, la bombe atomique, en révélant la puissance destructrice contenue dans la matière, fait de l’homme un être dont la négativité peut, en un instant, rivaliser avec la positivité absolue attribuée à Dieu par Anselme. Ce contrepoint éclaire la modernité : l’homme, porteur d’une puissance quasi divine, peut choisir d’être l’artisan du néant plutôt que de la plénitude.
Il y a dans la matière un potentiel de destruction proprement hallucinant, c’est bel et bien cela que révèle la formule E=MC². Dans cette équation, « m » représente la masse et « c » la vitesse de la lumière dans le vide, soit environ 300 000 km/s. Or, le carré de cette vitesse (c²) est un facteur gigantesque : environ 9 × 10¹⁶ m²/s². Cela signifie que même une perte infime de masse, multipliée par ce facteur, libère une quantité d’énergie colossale.
Par exemple, la transformation d’un seul gramme de matière en énergie, selon E = mc², produirait environ 90 000 milliards de joules, soit l’équivalent de l’énergie dégagée par l’explosion des premières bombes atomiques. C’est ce principe qui explique la puissance des réactions nucléaires : lors de la fission ou de la fusion, une minuscule fraction de la masse des noyaux atomiques se transforme en énergie, mais cela suffit à provoquer des effets dévastateurs.
Ainsi, E = mc² révèle que la matière recèle un potentiel énergétique immense, et que la conversion d’une toute petite quantité de masse suffit à libérer une énergie phénoménale, ce qui a bouleversé la compréhension et l’utilisation de l’énergie à l’échelle humaine. L’humain, par la connaissance, peut accéder au cœur de la matière, transformer l’invisible en puissance, mais aussi libérer des forces démesurées, comme l’a montré l’histoire nucléaire.
Nous pouvons ainsi relier cette phrase de Einstein « L’énergie totale d’un corps devient donc la somme de son énergie cinétique et de son énergie de masse. » concernant la relativité restreinte au pharmakon tel que Jacques Derrida le définit dans le dialogue Phèdre de Platon: " Le pharmakon est ce qui sauve et ce qui perd, ce qui soigne et ce qui tue. L’humain, en tant qu’être de technique, manipule le pharmakon : il est celui qui fait advenir la limite, qui décide, qui risque. Là encore, l’humain est le point critique, le lieu où le remède peut devenir poison, où la limite du soin se renverse en destruction. Ce mot de pharmakon, qui signifie à la fois remède et poison, est le nom de ce qui, en l’homme, fait la limite. » (Platon, Phèdre, 274e ; Derrida, La pharmacie de Platon, 1968)

Dans le poème Ozymandias de Percy Shelley (1818), le voyageur découvre les ruines d’une statue gigantesque au milieu du désert, vestige d’un pouvoir jadis absolu, celui de Ramsès II. L’inscription « Look on my Works, ye Mighty, and despair! » (Regardez mes œuvres, Ô tout puissants, et désespérez !) souligne l’ironie tragique : toute puissance humaine, aussi démesurée soit-elle, porte en elle sa propre fin. L’humain, en voulant dépasser la limite, rencontre le néant. Il est le point critique où l’être bascule dans la ruine.
« My name is Ozymandias, king of kings:
Look on my Works, ye Mighty, and despair!
Nothing beside remains. »
(Percy Bysshe Shelley, Ozymandias, 1818)
« Il ne reste plus rien ». Ce n’est même pas que l’être humain incarne parmi toutes les créatures existantes celle qui est en soi la plus problématique, ce n’est pas tant le fait qu’il soit borderline DANS l’être qui pose problème mais qu’il soit finalement ce que c’est qu’être borderline POUR l’Etre. L'être humain est l'exercice limite de ce que c'est qu'être pour soi mais aussi pour l'être lui-même. C’est l’amplitude de ce dont il est la ligne critique, à savoir l’être.
Le poète allemand Hölderlin, dans Patmos (1803), médite sur la condition humaine comme tension entre la lumière et l’abîme, la proximité du divin et la menace du néant. Il écrit :« Wo aber Gefahr ist, wächst / Das Rettende auch.( "Mais là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve."). Cette phrase célèbre condense l’idée que l’humain, en tant que point critique, est aussi celui par qui le salut peut advenir. La crise, le danger, la possibilité du néant sont le revers de la possibilité de l’être pour l'être humain.
C’est donc la même intuition qui ici dépasse les distinctions entre les disciplines scientifiques, technologiques et littéraires. L’humain est le point critique de l’être : il est le seuil, la frontière, celui par qui l’être peut se réaliser ou se perdre, celui où le tout de l’être et du néant se concentre et se décide. Le deinos désigne finalement ce que l’on peut appeler « le point critique » : il détient le pouvoir de révéler ou d’anéantir, d’unifier ou de dissoudre, incarnant la limite entre l’être et le néant. Il est ce point de bascule où se joue tout ce qui peut se jouer, où tout ce qui est peut ne plus être et inversement. « Etre ou ne pas être » (Hamlet de Shakespeare) , c’est la question de l’être incarnée par et dans le deinos, lui-même.
3) Le zôon politikon et l'auto-limitation
a) L’oxymore de la vie non vitale
Peut-être sommes nous davantage en mesure de saisir à quel point l’intuition tragique de l’être humain en tant que Deinos est juste. Ce que nous vivons c’est l’onde de choc créée par l’existence de cet être dont l’être est purement et simplement la remise en question de ce que c’est qu’être aussi bien dans sa définition que dans son effectuation. Dans Antigone, Sophocle relie le statut ontologique ambigu de cet être avec la question de l’éthique. Tout se joue ici sur scène: dans ce dialogue entre une adolescente exaltée, suicidaire et un tyran aveuglé par son pouvoir. Mais au-delà de ça, la pièce nous place devant un vide, un abîme et c’est bien ce que pointe le stasimon: l’être humain est devant une absence totale de direction, de prescription. Ce n’est pas seulement l’inverse en contrepoint de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, c’est aussi son contraire: nous sommes seuls et responsables et détenteurs d’un tel pouvoir que cette responsabilité est absolument totale exactement dans les termes utilisés par Dostoievski dans les frères Karamazov: « je suis responsable de tout et de tous et moi plus que les autres. » mais appliqué à l’être humain, à la condition humaine.

La capacité scientifique et technologique de l’être humain à libérer le potentiel de destruction hallucinant contenu dans la matière fait de lui une créature dont l’existence est imprescriptible en ce sens que l’on ne peut rien lui prescrire. Il n’est rien qui puisse lui être adressé d’ailleurs qu’à partir de lui-même. C’est en ce sens qu’il est, de pas sa nature même, la créature éthique pure par essence, ce qu’Aristote formulera par le terme zôon politikon. « L’homme est un animal spécifiquement politique ». Il n’y a pas d’autre espèce vivante dont la nature soit aussi exclusivement politique.
Qu’est-ce que ça veut dire? Comme le fait très opportunément remarquer Giorgio Agamben dans la préface de son livre consacré à « l’homo sacer », il faut prêter attention au terme zôon qui vient de zoé: la vie, sachant que la vie peut aussi se dire en grec « bios » mais que ce terme désigne alors un certain genre de vie. Si Aristote avait évoqué le bios politikon, il aurait voulu dire autre chose, en l’occurrence que parmi plusieurs modes de vie possibles, il exigerait chez l’homme un mode d’être politique. Mais en écrivant zôon politikon, il veut dire autre chose, à savoir que le fait d’être vivant chez l’être humain, c’est ce qu’il faut considérer politiquement. L’être humain n’est pas vivant et, en plus, politique, il est ce que c’est que de n’être vivant qu’en tant qu’être politique, de telle sorte qu’être politique, c’est en l’être humain ce qui va "se substituer" au fait d’être vivant (pas complètement évidemment). Il est l’être dans lequel et pour lequel se joue à tous points de vue la question de l’être et pas du tout celle de savoir comment rester vivant. Il se trouve que les animaux sont et vivent en même temps, corrélativement, consubstantiellement. Ils vivent exactement tels qu’il faut qu’ils vivent en tant qu’ils sont ce qu’il sont. L’être humain vit mais la question de l’être en lui et par lui est posée. Ce n’est pas du tout qu’il soit vital pour l’être humain de vivre en cité, c’est même exactement le contraire de cela: une cité est un lieu propre à l’être humain, au deinos, au sein duquel ne va cesser de se constituer, de se définir et de se pratiquer ce que l’on pourrait appeler « l’art de la décision politique de déterminer et de pratiquer ce que c’est qu’être. » L’être humain est l’être par lequel et au sujet duquel se joue de l’être tout ce qui peut se jouer et nous pouvons maintenant rajouter: « DANS LA CITÉ »
En effet l’humain ne vit pas en cité pour survivre, mais pour bien vivre, c’est-à-dire pour réaliser le « bien-vivre » (eudaimonia) qui est la véritable finalité de la vie politique. Ainsi, Aristote met en garde contre le « piège de la biopolitique » avant la lettre : la cité ne doit pas devenir un simple instrument de gestion de la vie ou de l’utilité, mais rester le lieu où s’accomplit la nature éthique et politique de l’être humain, orientée vers le bien-vivre. Cette lecture est confirmée par les analyses récentes qui montrent qu’Aristote approfondit sa réflexion entre les livres I et III des Politiques pour affirmer que la finalité de la cité est le bonheur et non la simple survie ou l’avantage matériel. En ce sens, Aristote anticipe et avertit contre une dérive biopolitique qui réduirait la politique à la gestion de la vie nue, ce qui est précisément le danger que Foucault et Agamben identifient dans la modernité, mais qui ne correspond pas à la conception aristotélicienne de la politique.

Il est anachronique de faire ici valoir ici pour le zôon politikon une réflexion portant sur les milieux animaux telle qu’elle a été développée par Jacob Von Uexküll (et par Heidegger) 24 siècles plus tard. Mais cet anachronisme peut se révéler éclairant par rapport à notre sujet notamment parce que cette distinction grecque entre Zôon et Bios est ici fondamentale (finalement nous réalisons avec le deinos et avec la zoé que la question de la limite réside peut-être en dernier ressort sur des distinctions sémantiques. Pour les animaux être et vivre se confondent et c’est bien ce qu’établit clairement la notion de biotopes. Les animaux sont ce qu’ils sont par leur effectuation dans leur milieu au sein duquel ils font ce qu’ils ont à faire, de telle sorte que le souci éthique ne peut s’appliquer à eux non pas parce qu’ils seraient imparfaits mais bien au contraire parce qu’ils sont parfaits et s’intègrent toujours à l’entrecroisement des biotopes ou s’éloignent au contraire des biotopes avec lesquels ils ne sont pas naturellement corrélés. Cela ne signifie pas nécessairement que leur façon d’être soit immuable mais qu’elle fait corps avec une sorte d’harmonie naturelle (dans l’image que nous avons utilisée, c’est la symphonie qu’ils jouent grâce à la partition, qu’au contraire des humains, eux ils animaux et les végétaux possèdent). Il y a donc bien une sorte de manifestation de limites, chaque biotope étant déterminé par un territoire révélé par des signaux sensibles, inscrits dans la nature. Ce sont là les limites à l’intérieur desquelles les animaux sont ce qu’ils sont. La question de l’être ne se pose pas, elle est finalement occultée par la réalisation effective, vivante de sa réponse.
L’être humain n’a pas de biotope, pas de signaux déclencheurs à partir desquels son être lui serait « donné », donc pas de directive harmonisée de la nature avec d’autres biotopes. C’est cela aussi: être là pour le Dasein humain. La question de l’être « ici » se pose dans le silence assourdissant de réponse. Construire une cité, c’est-à-dire un mode de vie collectif dans lequel les comportements humains seront limités par des lois que les Humains se fixeront à eux mêmes est la seule « solution ». C’est pour cela que l’homme est un citoyen: un être éthique, un être qui s’interroge sur son ethos et se fixe à lui-même des directives puisque il n’en a pas naturellement. Puisque vivre et Etre ne sont pas confondus pour l’être humain, il va falloir que vivre soit pour lui une donnée qu’il lui revient d’aborder politiquement comme une question d’être et que la question de l’être excède absolument toute préoccupation seulement vitale. On pourrait presque dire que l’être humain est cet être un peu étrange pour lequel vivre ne peut en aucune façon être une question vitale.
Cet oxymore d’une vie non vitale, c’est un peu la piste tracée par le personnage d’Antigone sauf qu’elle pousse ce caractère non vital jusqu’à la mort choisie et qu’on ne voit pas comment l’aventure d’une espèce pourrait ici s’effectuer, se dessiner. Mais c’est aussi la distinction grecque si fondamentale entre la sphère privée du foyer (oïkos) que se régule par une gestion de vie et la sphère publique (la polis) où se pose vraiment et exclusivement la question de l’être. La parfaite compréhension par l’être humain de ce destin non vital dans lequel il consiste passe évidemment par la réalisation qu’il n’a pas de biotope (mais cela s’impose à lui par l’étonnement (chez Aristote) et l’angoisse (chez Heidegger) MAIS surtout par la distinction et la supériorité hiérarchique dans les priorités de son existence qu’il doit accorder à la polis sur l’oïkos, c’est-à-dire à la politique sur l’économie.
Dés lors que l’on observe dans les états se mettre en place une sorte de soumission mondialisée à un certain type d’économie de telle sorte que les questions politiques sont totalement étouffées par des nécessités économiques, alors cela signifie que la question de savoir comment rester en vie ou bien comment jouir du maximum de produits de consommation possible a littéralement détruit le zôon politikon. L’humain n’est plus l’humain: il ne s’est plus manifesté dans l’oxymore de cette vie non vitale qui était sa condition initiale et finalement structurelle. ATTENTION: par ce terme de « vie non vitale » il ne faut pas du tout entendre une vie qui se serait donné les moyens de s’émanciper du vivant par la jouissance de biens superficiels et parfaitement inutiles. Il faut comprendre plutôt l’existence d’un être capable de maintenir ouverte la question de l’être dans ses institutions, c’est-à-dire de composer une cité au sein de laquelle la question de l’ethos des humains est toujours, toujours posée, re-posée et re-re-posée.

Les pharmaka imposent absolument cela. La bombe atomique est finalement la manifestation incontournable et décisive de l’absolue nécessité de cet ethos là. Plutôt que de nous indigner de l’existence de la bombe nucléaire, il nous faut l’intégrer à cette évolution de nos mentalités, de nos comportements et de nos réflexions de façon à ce qu’exister avec la bombe « se puisse ». De fait l’être humain est cet être incroyable, capable du meilleur et du pire qui va avoir à composer un mode d’existence extrêmement ténu et tendu, presque improbable, compatible avec la bombe. Nous ne pouvons exister autrement ni ailleurs que sur le fil de ce rasoir dont nous avons nous-même affuté la lame. Ce risque de la destruction totale toujours possible presque imminente, ce n’est pas vraiment ce qui travaille nos vies depuis la conception de la bombe par Oppenheimer, c’est le mode de vie propre au deinos depuis toujours, c’est ce qui maintient nos vies dans l’ouverture éthique vers la question de l’être étant entendu qu’il faut que se maintienne aussi la possibilité de n’être pas, de la disparition de l’être. C’est un peu comme si nous ne pouvions exister que dans l’air raréfié de cette pression là, celle de la puissance destructive imminente, de telle sorte que vivre devienne un exercice de très haute voltige éthique, de très haute exigence stylistique, tout simplement parce que personne ne s’y est frotté tant nous et personne ne le fera après. Ce n’est que dans des conditions de vie précaires qu’exister devient un style d’être humain. Nous pouvons rappeler ici que « précaire » étymologiquement désigne ce qui tellement menacé qu’on l’obtient seulement par la prière. C’est exactement comme si l’être humain soumettait la vie à cette exigence là pour en faire un art, un style, d’autant plus inimitable qu’il se dessine à l’encre des pharmaka, lesquels jouent continuellement à pile ou face la destinée de l’être humain et avec elle celle de l’être même.
b) L’autolimitation et le zôon politikon
Il n’y a qu’un siècle entre la première représentation d’Antigone et les écrits d’Aristote mais cet écart est considérable et les deux conceptions de l’être humain qui s’en détachent ne semblent pas du tout identiques. En effet, pour Aristote, l’être humain est un animal politique ancré dans le logos. Il n’atteint son essence que dans la cité (πόλις), car il possède le logos (raison/langage), lui permettant de discerner le juste et l’injuste, et de fonder une communauté de valeurs. Contrairement aux animaux simplement sociaux (comme les abeilles), l’homme est politique parce qu’il partage des normes et construit un monde commun. La cité n’est pas un artifice : elle émerge naturellement de l’association familiale au village, puis à la polis, répondant au besoin d’autosuffisance (autarcie)
« Celui qui ne peut vivre en communauté, ou qui n’en éprouve pas le besoin, est soit une bête, soit un dieu » (Politiques, I, 2).
Cette vision finalisée (telos) postule une harmonie entre nature humaine et ordre politique, où la réalisation du bien-vivre (euméria) dépend de l’appartenance à un collectif structuré. L’être humain ne serait pas ainsi doté de la langue si cela n’était pas censé éveiller en lui la compréhension de l’idée d’un bien général et public qui dépasse du cadre exclusif de son bien être sensible et physique. Cela prouve selon Aristote qu’il existe en l’être humain une puissance (entéléchie) un potentiel qui ne peut trouver son accomplissement que dans la cité et qui réside dans la réalisation de son âme réflexive, de sa nature d’être raisonnable.
Sous cet angle, la pensée Aristotélicienne est tout sauf tragique. Mais il n’est pas du tout absurde de penser qu’elle tente de répondre à l’angoisse née de la conception Sophocléenne ou Eschylienne de l’être humain dans laquelle il est confronté à un cosmos indifférent, où les dieux sont sourds, cruels, ou indifférents et où la démesure mène à la catastrophe. Le zôon politikon répond au Deinos et nous pourrions même avancer en reprenant certains passages du premier stasimon d’Antigone que c’est dans le chemin tracé par le chœur que le Zôon politikon s’engage avec beaucoup d’optimisme. Le finalisme d’Aristote (c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’être humain est naturellement voué à construire et à vivre en cité pour y accomplir la perfection raisonnable dans laquelle il consiste) répond terme à terme au désespoir et à la solitude terrifiante du deinos de Sophocle. Antigone est comme le sillon, la bordure tragique qu’il revient au zôon politikon de suivre étant entendu que ce qu’Aristote présente comme une sorte de devenir perfectible de l’être humain c’est ce la tragédie avait préalablement décrit comme la seule et très difficile voie.

Le philosophe grec du 20 siècle Cornelius Castoriadis éclaire considérablement ce « dialogue » (qui à bien des égards peut apparaître d’abord comme une opposition entre un optimisme radical et un pessimisme foncier) entre la pensée théâtrale tragique et la philosophie aristotélicienne. Il n’est pas possible de comprendre le fondement même de l’aventure politique de l’être humain sans l’appuyer sur l’expérience tragique du deinos, et cela s’impose à la lecture de quiconque perçoit aussi bien chez Sophocle que pour Aristote l’avertissement contre l’hybris (la démesure). C’est littéralement comme si le « naturellement » d’Aristote dans l’affirmation « naturellement politique » trouvait son sens et sa racine dans l’impossibilité de la nature de fixer à la puissance technologique de l’être humain des limites. C’est parce que le deinos ne connaît aucune limite naturelle à l’exercice de sa puissance qu’il est absolument nécessaire qu’il s’en fixe à lui-même. Il est donc naturellement voué à devenir politique non pas parce que la nature l’a désigné comme tel mais parce qu’elle est totalement dépourvue de moyens contre lui. C’est exactement le sens de ce passage de Cornelius Castoriadis:
" L’autolimitation est indispensable justement parce que l’homme est terrible (deinos), et que rien d’extérieur ne peut limiter véritablement cette faculté d’être terrible, pas même la justice des dieux garantie par les serments. Celle-ci est un des principes qui régissent la vie des hommes mais elle ne saurait suffire en aucune manière. Si elle suffisait, il n’y aurait ni Antigone ni tragédie. Comme il n’y a pas et ne peut pas y avoir de tragédie là où une autorité ultime donne des réponses à toute question : dans le monde platonicien et dans le monde chrétien (…)
L’homme est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus terrible, parce que rien de ce qu’il fait (…) ne peut être attribué à un don « naturel ». Le « qu’est-ce que c’est? » de l’homme qui s’exprime et se développe à travers ses différents attributs, est l’oeuvre de l’homme lui-même. En termes philosophiques l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme crée son essence et son essence est auto-création. L'homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique."
Cornélius Castoriadis (1922 - 1997)
Il convient ici d’être particulièrement précis et clair: l’opposition entre Aristote et Sophocle est absolument indiscutable. Pour se conjuguer il faut opérer ce que l’on appelle un retournement dialectique. Il ne fait aucun doute que selon Sophocle, l’être humain n’est naturellement fait pour rien et qu’il n’est absolument aucune caractéristique qui pourrait lui être assigné « naturellement ». Le Zôon politikon s’oppose au Deinos parce que ce dernier est sans limite extérieure et qu’il lui revient alors exclusivement de se doter de ce dont aucune puissance ne pourra lui faire ressentir la nécessité. Antigone et Créon sont deux solitudes décrivant finalement des impasses éthiques pour faire comprendre à l’être humain qu’il est seul et que son développement repose sur sa capacité auto-législatrice.
Mais c’est le terme d’auto limitation que Castoriadis utilise ici avec pertinence et qu’il ne cesse d’approfondir. L’être humain « s’auto-décrète » et il n’existe aucune autre créature qui puisse en dire ni en faire autant. Comme Nietzsche le fait remarquer à plusieurs reprises Platon est l’auteur d’une oeuvre visant à sortir le monde grec du désespoir et surtout de la solitude tragique en inventant le monde des Idées. Dés lors, il peut y avoir des réponses qui viennent d’un ciel intelligible. Il est même possible de définir la philosophie comme l’ascension vers ces idées pures et supraterrestres.
Mais qu’il y ait quelque chose de l’être humain qui le destinent aux hauteurs de l’idée ou de « l’Un », c’est justement ce que le deinos de Sophocle réfute totalement. L’être humain n’est fait pour rien il est fait pour se faire tout seul à partir de rien et personne ne l’aide ni ne l’aidera. C’est le sens de la fin du passage cité: ’ « l’homme est autocréation; et cette phrase peut être comprise en deux sens: l’homme crée son essence et son essence est auto-création. L'homme se crée lui-même comme créateur, dans un cercle dont la logique apparemment vicieuse dévoile sa primauté ontologique. » Le propre de l’être humain consiste à se faire advenir par lui-même et à se faire advenir comme tel, comme celui qui est doté de cette puissance d’auto-création, Ce que c’est qu’être humain, c’est à l’humain d’en décider. Nous sommes la seule créature impitoyablement et incessamment ramenée à elle-même pour savoir et en même temps faire advenir ce qu’elle est, ce qu’elle a à être.

La « primauté ontologique » de l’être humain, c’est sa spécificité fondamentale, le fait qu’il soit le premier et finalement le seul en son genre, la seule espèce à évoluer dans la nature en free lance, ce qui veut dire aussi en « borderline ». Il n’est nulle part dit ou écrit ou programmé, ou prévu que l’être humain soit ceci ou cela. Cela lui revient et suffit à décrire sa ligne d’existence dans un horizon précaire, « ce que l’on obtient par la prière » ou peut-être plus spécifiquement « par un mode d’attention à soi », ce que l’on veut dire à une personne quand nous lui conseillons de prendre soin d’elle-même, parce que personne ne le fera à sa place ou à son insu (c’est le contraire absolument de la théodicée, de l’intervention supposée de Dieu dans l’histoire).
Nous mesurons bien ici les raisons pour lesquelles ce qui serait absolument impossible avec Platon et a fortiori tout penseur chrétien l’est avec Aristote, au-delà de l’opposition de ce philosophe avec le tragique. La parole, la délibération, l’action, l’agora: autant de concepts profondément politiques et aristotéliciens que l’on peut entendre et construire à partir du deinos dans le prolongement de cette solitude auto législatrice. Chez Sophocle, le deinos désigne la puissance ambiguë de l’homme : à la fois admirable et inquiétante, capable de prodiges mais aussi de démesure et de transgression. L’humain y est présenté comme un être qui ne cesse de dépasser les limites, inventif mais aussi porteur de risques pour l’ordre établi.
Or il existe un dialogue, voire une tension, entre la rationalité politique du zôon politikon et l’ambivalence du deinos sophocléen. On peut en effet penser que la cité grecque et la politique naissent de l’articulation entre ces deux dimensions :
- La puissance raisonnable de l’homme (Aristote) cherche à instituer un ordre collectif fondé sur le logos, la parole partagée, la délibération.
- Mais cette puissance est toujours travaillée, voire menacée, par l’ambiguïté du deinos, par la capacité humaine à franchir les bornes, à faire surgir l’imprévu, à troubler l’ordre rationnel.
C’est dans l’entre-deux, dans le dialogue entre la raison politique et l’inquiétante étrangeté de l’humain, que se construit la cité grecque : la politique n’est pas la simple réalisation d’une nature raisonnable, mais la tentative toujours recommencée de canaliser, d’organiser et de contenir cette puissance ambivalente. Par conséquent l’auto-limitation comme l’a si bien vu Castoriadis est bien la définition du deinos mais littéralement il ne peut s’agir d’une définition, laquelle décrit une finitude. C’est plutôt d’une infinitif qu’il s’agit et c’est exactement l’ouverture de cette infinition politique qui fait de l’histoire humaine, l’aventure imprédictible et dangereuse du zôon politikon.
c) Retour vers l’ontologie
Dans cette articulation (difficile) entre le deinos et le zôon politikon, nous percevons bien en même temps que travaille clandestinement un rapport entre l’ontologie (le premier stasimon situe l’être humain dans la nature et finalement dans l’être) et la politique (Aristote). Le travail de Cornelius Castoriadis se révèle très précieux ici parce qu’il plonge ses racines dans le deinos de Sophocle, qu’il en retire la conclusion essentielle, à savoir que l’être humain pour se garder d cela démesure doit se donner à lui même ses propres lois, ce qui implique une autonomie , et fait le lien avec l’animal naturellement politique d’Aristote.
Toutefois, il ne se conforme pas totalement au philosophe de l’antiquité. S’il s’inspire d’Aristote pour poser comme lui que l’essence de l’individu humain se trouve dans la socialisation, il ne définit pas cette destination comme « naturelle ». L’être humain n'est pas tant un animal politique naturellement qu’ « inlassablement », toujours de nouveau. Cent fois sur le métier de l’atelier politique il doit remettre l’ouvrage de la création de nouvelles institutions, ce qui implique une auto-limitation réflexive. La cité aristotélicienne, fondée sur la philia et la recherche du bien commun, rencontre ici une tension avec l’idée de Castoriadis d’une société toujours en devenir, où la démocratie radicale exige une remise en question permanente des structures établies.
Il n’existe pas de lien prouvé, assumé d’Aristote au deinos de Sophocle et il faut bien souligner que nous ne trouvons ce terme que sous la plume de Sophocle. Nous avons insisté sur la rupture radicale entre ce que nous pourrions appeler l’ère du tragique et les philosophes qui comme Platon (à la même époque) et Aristote un peu plus tard vont ouvrir un cadre de pensée autrement plus « optimiste ».
Pour autant la corrélation est "conceptuellement" fondée, ne serait-ce que parce que le premier Stasimon d’Antigone grave quelque chose de l’être humain dans le marbre d’une vérité immuable, infrangible fût ce pour inscrire son destin du côté d’un devenir contingent et incroyablement fragile, « borderline », précaire. L’être humain est un être qui ne connaît aucune limites extérieures et donc qui ne peut se définir que par sa capacité à se donner, ou pas, des limites à lui-même. Son histoire sera ainsi à jamais marquée du sceau d’une hybris toujours possible et indiscutablement effective à plusieurs moments de son développement, comme le transhumanisme en témoigne.
Par la philia et son rapport avec le bonheur (les humains sont reliés entre eux par le fait de se savoir existant et la joie qui s’en libère ne peut être limités dans l’ego - Ce n’est même pas que le bonheur n’a de sens qu’à être partagé, c’est qu’il n’existe en tant que tel que dans le partage de la cité, dans le partage politique et conséquemment dans la délibération publique) Aristote postule et développe un finalisme de la perfection: l’entéléchie. Être humain ne peut se concevoir que dans la cité, parce que c'est là qu'il atteint la perfection de sa puissance.
Cornelius Castoriadis ne partage pas du tout ce finalisme et reste en ce sens fidèle à l’esprit de la tragédie, jusque dans le cœur de sa réflexion politique selon laquelle cette auto-limitation suppose une auto-création législative et institutionnelle sans fin, une sorte de « recréation politique à flux tendu ». Aucune structure sociale ne saurait dés lors jamais être établie. Mais c’est justement le sens de l’autolimitation qui impose cette autocréation. Ce que Castoriadis nous propose, c’est une théorie politique ambitieuse qui trouve ses racines dans l’esprit le plus profond de la tragédie grecque.
Cette perspective l’éloigne radicalement des thèses développées par Martin Heidegger, que l’on ne peut pas soupçonner d’indifférence à l’égard de cette même période (notamment parce qu’il a traduit également le premier stasimon et le deinos.). C’est probablement ici que se joue quelque chose d’essentiel dans cette réflexion sur le rapport entre les limites et l’être humain. Soit nous considérons avec Castoriadis que c’est à l’être humain de s’impliquer à jamais dans la tâche politique de constituer, puis reconstituer à nouveau et cela sans fin des institutions qui le tiennent à l’écart de l’hybris (une sorte de démocratie permanente), soit, nous nous rangeons plutôt du côté de Martin Heidegger ce qui impliquerait un retour vers l’ontologie et vers le dasein. Le Dasein, comme « berger de l’être », ne se contente pas de s’auto-instituer : il est « jeté » dans une ouverture à l’être qui le dépasse. Heidegger écrit : « L’homme n’est pas le seigneur de l’étant. Il est le berger de l’être » . Cette métaphore souligne une limite constitutive : l’humain ne maîtrise pas l’être, mais en est le gardien, exposé à une vérité qui le dépasse. Contrairement à l’autonomie de Castoriadis, qui postule une liberté collective auto-fondée, le Dasein heideggerien est marqué par la finitude – il est toujours déjà en rapport avec un monde dont « l’être là »lui est co-extensif et « fatalement » attaché (donc auquel il est passivement attaché). Il est absolument impossible de situer entre le dasein et le monde un rapport d’antériorité, de causalité ou de hiérarchie (cours sur l'art). Être pour le dasein c’est être passivement jeté dans un monde qui n’est pas là à cause de lui ni là avant lui mais là avec lui, indissociablement . Le dasein est au monde et le monde n’est monde qu’en tant que le dasein y est aussi. Ce qui s’effectue ici est de l’ordre d’une passivité fondamentale qui contraste singulièrement avec la pensée active et politique de Castoriadis. La passivité heideggerienne (être-jeté, disposition) n’est pas un obstacle, mais le sol nourricier du Souci. En prenant conscience de sa finitude, le Dasein découvre que le Sorge (sollicitude) n’est pas une charge, mais la manière d’habiter poétiquement ses limites. Comme l’écrit Heidegger : « Le Souci est l’être même du Dasein » – une structure où passivité et activité se co-appartiennent, révélant que l’authenticité naît de l’acceptation lucide de ce qui nous dépasse.
Conclusion
Si la pensée de Castoriadis éclaire le deinos sous l’angle d’une activité auto-législatrice perpétuelle au sein de laquelle il assume et contient le donné de cette absence de limitation, la philosophie de Heidegger se constitue au contraire dans l’évidence d’une passivité corrélative de notre situation de dasein, d’être jeté là dans un monde là. Né.e.s sans limite nous sommes certes voué.e.s à les construire politiquement mais peut-être plus encore (ou avant cela) à les pressentir dans notre rapport à l’être. Dans cette perspective, nous n’avons pas les moyens de manifester autre chose que ce tact de laisser intact et de célébrer par le sacré et l’art que l’être soit. C’est ce qui fait de nous, en tant qu’être humains des êtres soucieux de le limite et dotés de la capacité à en prendre soin. La sorge (disponibilité, sollicitude) est ce que l’on pourrait appeler la « bénédiction collatérale » de l’angoisse, ce qu’il nous faut assumer aussi et que finalement on ne peut pas ressentir séparément d’elle. C’est la même solitude que celle du deinos qu’il nous revient ici de comprendre, de percevoir et d’accepter, d'aimer. Par conséquent l’être humain est en effet cet être unique qui entretient à l’être un rapport de limitation, mais il est grand temps de mener à bien dans cette conclusion, une analyse de tous les champs lexicaux concernés par ce terme de limite. Est "limite", ce qui est:
- Tendancieux, borderline, tenté par la transgression
- Interdit, que l'on ne peut pas transgresser
- Impossible à faire
- Frontalier
- Ce qui maintient dans le cadre légal, ou moral, ou éthique
- A l'articulation de plusieurs territoires ( ce qui suit une bordure frontalière)
- Protège, défend, prend soin, et fait attention à....
- Maintient la ligne de partage entre le profane et le sacré, entre ce qui est horizontal et ce qui est vertical
il existe probablement beaucoup d'autres sens mais dans la notion de Sorge (sollicitude) telle qu'elle est reliée par Heidegger au souci du dasein (créature du souci), nous comprenons bien que ce sont les deux derniers sens évoqués qui sont concernés et appartiennent de plein droit à l'être (humain) de la limitation. Selon Heidegger les limites de l'être humain ne sont pas tant celles qu'il impose à la nature ou qu'il s'impose à lui-même mais celles qu'il pressent originellement dans le fait violent d'être jeté dans l'existence, tout comme Ulysse, naufragé, sur les rivages de la Phénicie qui s'agenouille devant Nausicaa (première référence à l'acte performatif dans l'odyssée selon Barbara Cassin: Ulysse ne peut pas se montrer car il est nu devant Nausicaa il se "genouille", il "dit" qu'il se met à genoux). C'est cette prédisposition performative à la révérence qui caractérise ontologiquement le dasein et fait de l'être humain la créature du souci.