3) La notion de « régimes de vérité » selon Michel Foucault
Il est particulièrement intéressant ici d’explorer une autre
possibilité explorée par le philosophe Michel Foucault, lequel a
toujours situé cette partie de ses travaux concernant la vérité sous
l’influence de Friedrich Nietzsche.
Elle consiste finalement à
poser que la vérité de la vérité ne peut résider que dans un travail de
généalogie de la vérité. Plutôt que de s’épuiser sur la question
métaphysique du « pourquoi la vérité? », question vaine en fait, parce
que la vérité est comprise dans le droit que se donne l’orateur ou
l’écrivain de parler ou d’écrire. Foucault propose de travailler plutôt
la question: « comment la vérité? »
Finalement, il s’agit
pour Michel Foucault de diagnostiquer ce symptôme qu’est l’émergence de
la vérité dans la société des humains, l’importance qu’ils lui donnent,
et non plus de savoir si une vérité universelle est possible. Voici les
objectifs décrits par Michel Foucault dans le cours qu’il consacre à
cette question au Collège de France. Il s’agit de savoir:
« – si
on peut, sous l’histoire des discours vrais, mettre à jour l’histoire
d’une certaine volonté du vrai ou du faux, l’histoire d’une certaine
volonté de poser le système solidaire du vrai et du faux ;
– si on
peut, deuxièmement, découvrir que cette mise en jeu historique,
singulière et toujours renouvelée du système du vrai ou faux forme
l’épisode central d’une certaine volonté de savoir propre à notre
civilisation ;
– si, enfin, on peut articuler cette volonté de
savoir, qui a pris la forme d’une volonté de vérité, non point sur un
sujet ou une force anonyme, mais sur les systèmes réels de domination. »
C’est de la philosophie pure, c’est-à-dire de la pensée qui
s’interroge toujours sur les présupposés à partir desquels elle pense
plutôt que sur n’importe quel autre sujet, pensée qui donc n’obéit pas à
son maître. La philosophie, en ce sens est de nature profondément
spinoziste: elle est dans son mouvement et dans l’inspiration de son
déploiement une émancipation. Finalement on pourrait résumer l’esprit de
la recherche de Michel Foucault sur la notion de vérité en deux points:
Voir
dans quelle mesure le savoir n’aurait pas été depuis toujours un
instrument de pouvoir permettant de plébisciter un certain type de
discours contre d’autres réputés « faux ». Il s’agirait alors pour des
dominants de faire dire par les dominés la vérité qui leur convient à
eux les dominants.
Etudier la parrêsia cynique dans l’antiquité et la
pointer comme un moment où précisément les dominés construisent un
dire-vrai courageux, à partir des bases d’une autre conception de
l’éthique. La parrêsia, consiste à manifester dans l’attachement même à
la vérité qu’on dit la vérité qu’on « est ». Greta Thunberg est
probablement une figure de la parrêsia au 21e siècle précisément parce
que la puissance de son discours ne vient pas tant de la validité
scientifique de ce qu’elle énonce (qui consiste en fait toujours dans
les conclusions du GIEC) mais dans l’implication physique, émotive,
intuitive avec sa parole.
En d’autres termes, des idées ou des thèses ne sont vraies que parce qu’on les crédite de ce statut là. La question n’est donc pas du tout de savoir si une thèse est vraie mais comment à un moment donné, des humains ont donné à cette thèse ce statut, ce crédit d’être vraie. Evidemment la démarche de Foucault ne peut pas être comprise indépendamment d’un processus de relativisation de la vérité, mais cela ne revient aucunement à discréditer cette notion ou à la minorer, bien au contraire. Puisque la vérité est un statut humain, il a une histoire, une évolution, il est un processus et nous devons suivre ce processus généalogiquement. En fait, on mesure bien ici le fond même de la démarche d’examen de la vérité à partir de Nietzsche, à savoir que ce que le philosophe allemand a vraiment amené à la philosophie de façon révolutionnaire, c’est qu’il n’existe pas de dimension absolue au regard de laquelle la vérité serait vraie.
Du coup la logique elle-même est à relativiser au fil d’une généalogie. Il est impossible d’adhérer à un énoncé quelconque sans le référer à son époque, à ce que Foucault a appelé « son epistémè ». De quoi s’agit-il? D’un ensemble de problématiques, d’hypothèses, de méthodes de recherche qui constitue pour cette époque « un invariant ». L’epistémè, c’est un champ de savoir dans lequel certaines vérités sont tenues et elles ne peuvent l’être que dans cette époque, autrement dit, l’epistémè est une façon pour Foucault d’affirmer qu’il est impossible de comprendre l’émergence d’une thèse reconnue comme vraie sans tout ce qui dans son époque l’a rendue « énonçable ».
Par exemple, la question ne se pose pas vraiment de savoir si l’argumentation de Descartes aboutissant au « Je pense donc je suis » est « vraie » mais plutôt de saisir ce qui fait de cette thèse « une » vérité de son époque, de son epistémè. On peut ainsi faire une généalogie qui consiste dans l’exploration des strates d’epistémè, de champs de savoir rendant possible telle ou telle « vérité » de l’époque à cette époque. Autrement dit, dés lors que l’on a abandonné complètement la possibilité qu’une vérité dépasse son époque et vaille en tout temps, on accède à une vision dynamique, intéressante pertinente et surtout mutante dans le mouvement de laquelle ce qui compte n’est plus du tout « LA » vérité mais les conditions relatives rendant possible à chaque epistémè l’éclosion d’ « UNE » vérité. Ce qui intéresse Foucault, c’est plutôt le souci de vérité, c’est-à-dire la nature de cet attachement des hommes d’une époque à certains régimes de vérité (qu’ils soient d’ordre politique, religieux, scientifique, philosophique, etc.):
« Je crois, dit Michel Foucault dans « du gouvernement des vivants », qu’il faut bien comprendre que la science n’est que l’un des régimes possibles de vérité et qu’il y en a bien d’autres. Il y a bien des façons de lier l’individu à la manifestation du vrai […]. Régimes très nombreux dont certains ont une proximité d’histoire et de domaine avec les régimes scientifiques proprement dits, par exemple la chimie et l’alchimie […]. Vous avez d’autres régimes de vérité qui sont très cohérents, très complexes, et qui sont forts éloignés du régime scientifique d’auto-indexation du vrai. »
Il faut prêter une grande attention à cette citation: ce n’est pas du tout un hasard si Foucault prend l’exemple de la chimie et de l’alchimie. Quoi de commun à ces deux disciplines? Pas grand chose, a priori, puisque l’alchimie est une discipline ésotérique, quasiment mystique tenant davantage de la magie que de la recherche scientifique et pourtant la chimie est née de l’alchimie et la science a pris le relais de ce que l’on pourrait qualifier de « science occulte ». Il y a une vraie recherche de vérité mais celle-ci va passer d’un régime mystique à un régime scientifique.
D’autre part le terme d’auto-indexation du vrai pour définir le régime scientifique de vérité est également important. Il pointe la capacité de la science à instaurer à l’égard de toute donnée une sorte de système la codifiant dans le registre qui lui est propre, à elle en tant que Science, de telle sorte que la vérité apparaîtra nécessairement comme ayant à se recommander d’un mode proprement scientifique de validation.
avoir été intégrés presque à leur insu dans une procédure dont on a cru qu’elle allait de soi comme la langue ou la symbolisation.
Déjà donc on pourrait dire que Nietzsche et Foucault contribuent à déplacer le curseur de la question de la vérité, laquelle ne réside pas dans le problème consistant à savoir ce qui est vrai par opposition à ce qui est faux mais plutôt à s’interroger sur les critères changeants au gré duquel des propositions sont admises comme « vraies ». Il existe ainsi des « régimes de vérité », selon l’expression de Foucault.
Dans « Dits et écrits 2 », nous pouvons lire une analyse très claire et très synthétique sur les régimes de vérité fonctionnant à notre époque, disons à la fin du 20e siècle:
« Dans les sociétés comme les nôtres, l’« économie politique » de la
vérité est caractérisée par cinq traits historiquement importants :
- la « vérité » est centrée sur la forme du discours scientifique et sur les institutions qui le produisent
-
elle est soumise à une constante incitation économique et
politique (besoin de vérité tant pour la production économique que pour
le pouvoir politique)
- elle est l’objet, sous des formes diverses,
d’une immense diffusion et consommation (elle circule dans des appareils
d’éducation ou d’informations dont l’étendue est relativement large
dans le corps social, malgré certaines limitations strictes)
- elle
est produite et transmise sous le contrôle non pas exclusif mais
dominant de quelques grands appareils politiques ou
économiques (Université, armée, écriture, médias)
- enfin, elle est l’enjeu de tout un débat politique et de tout un affrontement social (luttes « idéologiques »). »
Il convient de reprendre chacun de ces traits précisément.
Foucault souligne cinq caractéristiques modernes définissant la
puissance et l’effet des régimes de vérité fonctionnant à son époque:
1) Le régime scientifique de vérité est dominant
2)
Les orientations et les débats politiques, économiques sont fondés sur
le critère de vérité (vérité des chiffres et de la parole politique)
3)
La vérité est banalisée, soumise à ce que l’on pourrait appeler une
« consommation et diffusion de masse » du fait de l’augmentation
considérable des moyens de communication
4) Elle est confisquée par des appareils d’autorité politique, militaire, éducatif, culturel
5) Elle est disputée. Les luttes sociales et politiques s’effectuent sur ce terrain là.
Questions (facultatives à envoyer à mon adresse mail perso):
1) Pourquoi peut-on dire que Foucault approfondit une perspective de Nietzsche sur la notion de vérité?
2) Foucault détruit-il complètement la notion de vérité?
3) Que faut-il entendre par les expressions suivantes: "Epistémè", "régime de vérité"?
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