mercredi 2 juin 2021

Humanité et Féminité


L’avenir de l’homme est la femme
Elle est la couleur de son âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Et sans elle il n’est qu’un blasphème
Il n’est qu’un noyau sans le fruit
Sa bouche souffle un vent sauvage
Sa vie appartient aux ravages
Et sa propre main le détruit
 
Je vous dis que l’homme est né pour
La femme et né pour l’amour
Tout du monde ancien va changer
D’abord la vie et puis la mort
Et toutes choses partagées
Le pain blanc les baisers qui saignent
On verra le couple et son règne
Neiger comme les orangers
_______________________
Louis Aragon 1897-1982     le fou d’Elsa
 
 
 
 
        Si nous remontons aux origines de cette formulation célèbre ("la femme est l'avenir de l'homme"), nous devons évoquer "le fou d’Elsa" d’Aragon et nous réalisons plusieurs choses assez évidentes mais qui définisssent  vraiment l’intention première de l’auteur authentique (Jean Ferrat écrit à partir d’Aragon une chanson dans laquelle d’ailleurs « l’avenir de l’homme est la femme » devient « la femme est l’avenir de l’homme »).
           La première chose à remarquer est que l’interprétation qui consiste à faire de sa phrase un argument pour la guerre des sexes est littéralement stupide, parce qu’évidemment ce n’est pas de l’homme « mâle » dont il est question ici mais de l’humain. Aragon évoque finalement un changement de paradigme, une sorte de révolution douce au terme de laquelle ce que l’on peut appeler le féminin va en finir avec un mode de gouvernementalité patriarcal pour conduire l’humanité. Il n’est donc aucunement question de dire que le pouvoir va passer de mâle à femelle mais bien au contraire que l’humanité, homme et femme ensemble, va évoluer devenir autre chose, quelque chose de jamais vu:

Tout du monde ancien va changer
D’abord la vie et puis la mort
Et toutes choses partagées
Le pain blanc les baisers qui saignent
On verra le couple et son règne
Neiger comme les orangers

            

      « On verra le couple et son règne »: ce vers est fascinant, ne serait-ce que parce que deux interprétations sont possibles mais aussi parce qu’on mesure bien que ce n’est pas en terme de supériorité d’un sexe sur l’autre qu’Aragon envisage l’avenir féminin de l’humanité. C’est une révolution grâce à laquelle le couple devient « un règne » et ce terme peut à la fois définir une régence, un type de gouvernementalité, une certaine forme de souveraineté mais aussi un nouveau genre, une nouvelle espèce exactement comme on parle de règne végétal ou de règne animal. Le règne du couple pourrait ainsi désigner l’avènement d’une entente nouvelle entre homme et femme, probablement plus égalitaire évidemment mais aussi peut-être plus unie, plus complice, plus confondue.
        On peut remonter à l’histoire célèbre d’Oedipe et à son face à face avec le Sphinx. En fait on a vraiment tort de dire « le sphinx » au masculin puisque ce monstre a un buste et une tête de femme, un corps de lion, des ailes d’oiseau. Dans cette rencontre fatale, quelque chose nous est dit de l’homme et de la femme mais aussi plus symboliquement du destin de l’humanité, de ses choix, de la conséquence de ses choix. Il faut considérer qu’œdipe incarne à la fois le principe masculin et l’humanité et que la sphinge désigne quelque chose d’un principe féminin. Mais avant d’aller plus loin, il convient vraiment de distinguer le principe féminin du sexe féminin (Féminin ne veut pas dire femelle). On peut bénéficier de la compréhension de ce principe même si on est de sexe mâle. La phrase d’Aragon de toute façon est incompréhensible si l’on en reste à ce niveau d’interprétation: Aragon ne nous parle pas des mâles et des femelles, pas du tout, mais vraiment pas.
               
Donc de deux choses l’une: soit on ne parvient pas à s’élever au-delà de la distinction des genres mâle et femelle, et alors, on se condamne à tenir des propos très limités (style Julien Rochedy), soit on va plus avant et on essaie alors de comprendre ce fond de nuances entre le féminin et le masculin sachant qu’il n’est pas rare que des femmes se révèlent plus masculines que bien des hommes (on peut ici citer, comme le chanteur Renaud Margaret Thatcher) et que des hommes peuvent parfois cultiver davantage le féminin que beaucoup de femmes (comme Gandhi ou à l’écrivain anglais David Herbert Lawrence qui a écrit notamment « l’amant de Lady Chatterley). Autant il est complètement faux de dire qu’il y a des tâches qui seraient faites pour les hommes en tant que mâles et d’autres pour les femmes (femelles), autant il est exact qu’il y a un type d’intelligence voire de rapport au monde qui constitue ce que l’on pourrait appeler « le féminin »  plus intuitif, plus singulier, plus naturel et un autre que l’on peut appeler le masculin qui est plus rationnel, plus généralisant, plus édifiant, plus solennel, en un mot: plus législateur. C'est peut-être le fondement même de toute prière, de toute gestuelle ou de tout rite dont la formule liminaire est: "au nom du Père".
        Nous saisissons parfaitement cette différence dans le face à face entre Oedipe et la sphinge. Lui est le déchiffreur d’énigmes, l’intelligence claire qui veut toujours imposer la lumière dans la confusion, qui veut savoir d’où il vient, quelle est son origine, qui peut deviner la solution de l’énigme, qui veut comprendre pourquoi il y a la peste à Thèbes et qui va ainsi déclencher l’enquête visant à en désigner le responsable sans savoir qu’il s’agit de lui. Face à lui, il y a ce monstre mi-femme mi-animale qui représente la confusion des genres et des règnes, un savoir plus intuitif, plus caché, plus indescriptible mais surtout irréductible à toute classification, à toute catégorisation linguistique ou conceptuelle. Dans ce duel, c’est le principe du masculin qui s’oppose au principe du féminin, c’est aussi deux types d’intelligence: conceptuel et humain pour œdipe et intuitif, subtil et plus naturel, presque animal pour la sphinge.
          
                Or si l’on peut croire que le savoir conceptuel parvient à dépasser et à vaincre l’intelligence intuitive dans un premier temps puisque Œdipe devine l’énigme de la sphinge et la condamne ainsi à la mort, on sait bien que cette victoire conduira Œdipe à se marier avec sa  propre mère et à occuper la charge royale, ce qui va susciter une réaction en chaîne de malheurs aboutissant au suicide de Jocaste et à l’aveuglement d’œdipe. Cela veut dire qu’il va se crever les yeux de l’intelligence masculine, conceptuelle, techno-scientifique pour s’ouvrir peut-être à une intelligence plus intuitive, plus fine, plus subtile et plus inconsciente, celle-là même qu’il avait croisé sans la reconnaître dans son duel avec la sphinge. Elle n’a en fait pas tant perdu que ça le face à face, puisque c’est en tant qu’homme errant, vagabond, marginalisé, errant seul avec sa fille Antigone, qu’Oedipe, le si clairvoyant déchiffreur d’énigmes, va finir sa vie. Que cette  ultime errance est plus riche qu’il n’y paraît c’est ce que l’écrivain Henri Bauchau a magnifiquement développé dans un livre qui s’intitule « Oedipe sur la route ».
        Oedipe manifeste d’abord à l’égard de sa situation et du trouble de ses origines une intelligence conceptuelle, presque scientifique, humaine, législatrice. Il veut comprendre les lois et clarifier son rapport à sa naissance, tout comme l’Homme en fait parce que ce trouble qu’Oedipe ressent à son égard c’est aussi celui qui définit le genre humain, comme Pascal l'a souvent écrit. Il est ainsi parfaitement aveugle à la perspective de l’intelligence intuitive, plus confuse, plus fine mais aussi plus implicite et inconsciente. Sa vie décrit le renversement de cette perspective en aboutissant à l’épreuve d’un malheur si total qu’il n’a comme issue que de fermer ses yeux à l’intelligence conceptuelle et législatrice pour s’ouvrer à celle, intuitive, d’une errance guidée par une femme: Antigone, femme dont on sait bien qu’elle incarnera elle aussi, contre le pouvoir du roi Créon, l’affirmation d’une autorité plus individuelle (ce qui signifie le contraire d'individualiste), moins légale et plus charismatique, plus naturelle, plus féminine et plus autarcique.
           

                    Il est possible que finalement Aragon n’exprime rien d’autre que la justesse de cette lecture du mythe d’œdipe, avec tout ce qu’elle contient d’éclairant. Il existe une intelligence que l’on peut qualifier de masculine à condition de bien préciser qu’elle n’a rien à voir avec le sexe mâle. Cette intelligence ou cette approche du monde et de la vie est conceptuelle, législatrice (elle veut voir les lois dans l’univers et en imposer des civiles dans la cité), universelle, à portée scientifique. Elle est classificatrice, fondée sur la langue et les catégorisations, sur tout ce qui est rationnel, clair, démonstratif.  Elle a à voir avec ce que Pascal appelle  « la vérité de raison ». Elle est très utile et a constitué jusque là notre modèle de compréhension de l’univers, de la vie et de l’homme, modèle de compréhension imposant par là-même un modèle de transformation.
              
Seulement voilà: elle a donc une part de responsabilité dans l’évolution du monde que nous connaissons actuellement. Elle à l’origine de la place prépondérante qu’ont pris dans nos sociétés occidentales, mais maintenant via la mondialisation, dans le monde entier: le pouvoir, le patriarcat, la techno-science.  Et il n’est pas interdit de penser que cette voie est en train de montrer qu’elle nous conduit dans une impasse. Il est donc temps de changer de " paradigme", de modèle de compréhension de soi, de l’homme, de la vie, du monde, du cosmos, pour obéir non plus au pouvoir mais à la puissance, non à la loi, mais à l’intuition, non plus à l’universalisation de la techno-science ou du capitalisme mais de libérer ces flux d'attention que nous sommes susceptibles de porter à ces points remarquables qui constituent la texture souple de la vie.
        Cette affirmation de l’avenir féminin de l’humanité apparaît de façon plus évidente dés lors que nous manifestons cette aptitude à débarrasser entièrement ces principes du masculin et du féminin de leur ancrage biologique sexuel (Mâle / femelle).  Dés lors la distinction entre le masculin et le féminin se retrouve entièrement dans celle de la puissance et du pouvoir.
                Le pouvoir est discontinu, il s’impose par la rupture, il est décrété, délégué, élu mais repose donc toujours sur des institutions humaines. Il est transcendant et s’appuie sur une autorité légale, artificielle. La puissance est exactement tout le contraire de cela: elle est continue, naturelle, charismatique, fluide. Elle est immanente et ne s’impose spontanément qu’à partir d’elle-même et de ce qu’elle devient en suivant inexorablement et naturellement son cours. La phrase d’Aragon reprise par Jean Ferrat doit donc se comprendre de la façon suivante: le féminin est le seul avenir de l’humanité possible et de ce que nous percevons nous aujourd’hui de l’état de l’humanité et de la terre tel qu’elles sont, de la pandémie au réchauffement climatique , en passant par le creusement des inégalités provoquées par le mondialisme, nous ne percevons pas comment le résultat de cette analyse pourrait être contredit.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire