Trois points essentiels sont à rappeler dans l’abord de ce texte:
- Il utilise la première personne
- Il décrit un processus presque masochiste par le biais duquel ce « je » va jusqu’au bout d’un sentiment de honte
- C’est un poème (cela semble évident mais il est important de rappeler que c’est la prise de parole d’un poète s’exprimant en tant que poète)
Nous nous proposons simplement d’expliquer linéairement ce texte afin de faciliter le travail d’interprétation ou celui de rédaction d’un essai. Autrement dit, tout ce qui va suivre porte sur le fond du texte et pas sur la méthode (pour ce faire, il faut consulter l’article concernant le texte de Philippe Lançon: « Le Lambeau ».
Mais ce n’est pas du tout la même démarche ici, ne serait-ce que parce que Pascal souhaitait pointer du doigt le caractère vain et dérisoire, pathétique de l’amour propre humain par rapport à la plénitude divine. Il s’agit bien pour Henri Michaux de viser un « lointain », mais certainement pas celui de la transcendance de Dieu. C’est à un mouvement résolument contraire qu’il se prête: celui d’une immanence pure. Il n’est pas question de se juger rien par rapport à un tout, mais de n’être rien vraiment, c’est-à-dire de réaliser à quel point « n’être rien et être » désigne une seule et même expérience: celle de la nullité.
La honte est, en effet, un cercle sans fin: nous avons honte puis honte d’avoir honte et ainsi de suite jusqu’à ce que finalement la honte devienne une sorte de compagne de route insistante, gênante et perpétuelle. Il nous revient donc de toucher du doigt cette incroyable rosée d’une modalité de présence dépourvue de honte, mais est-elle possible? La honte ne serait-elle pas liée à l’expérience d’être? Ne sommes nous pas fondamentalement des êtres dotés de cette capacité d’avoir honte? De fait la honte est le premier ressenti d’Adam et Eve et l’aidôs (pudeur, honte) est la « qualité » que Zeus lui-même est obligé de donner aux hommes pour qu’ils ne s’entretuent pas grâce à la technique que prométhée a commis l’imprudence et la faute de leur confier (mythe de prométhée Platon dans le Protagoras). La honte a à voir avec l’être humain, comme l’affirme avec beaucoup de subtilité et de justesse Emmanuel Lévinas: « Ce qui apparaît dans la honte c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est patente à notre être, elle est son intimité ultime. Et celle de notre corps n’est pas la nudité d’une chose matérielle antithèse de l’esprit, mais la nudité de notre être total dans toute sa plénitude et solidité, de son expression la plus brutale dont on ne saurait ne pas prendre acte. [...] C’est notre intimité, c’est-à-dire notre présence à nous-mêmes qui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant mais la totalité de notre existence. [...] Ce que la honte découvre, c’est l’être qui se découvre. »
Ce n’est donc pas seulement ici pour Henri Michaux une question d’état d'âme humain à abattre. Il ne s’agit pas d’humilier l’orgueil humain, mais d’aller jusqu’au bout de la honte afin de faire l’expérience authentique d’une ouverture à un être qui ne serait plus humain, à une plénitude au sein de laquelle être soi-même ne ferait plus référence à un être humain qui ferait retour à soi. Il n’y aurait plus ici d’humain pas davantage qu’il n’y aurait vraiment de « retour ». Jusqu’où pouvons nous aller dans l’expérience d’une absolue non réflexivité, c’est-à-dire d’une existence sans revendication, sans persona, ni ipséïté, ni « moi ». Une expérience indivise d’être: c’est cela qui est visée par l’« auteur » et cela précisément en annihilant radicalement toute référence à un moi, à un auteur, à une autorité.
- L’arrachement (à la persona en particulier)
- L’anéantissement (notamment par rapport à l’ipséité qui n’est aucunement empruntée)
- Le plongeon
On se détache de ce que l’on croyait être (1) pour se réaliser enfin tel que le néant qu’on est (2) et plonger enfin dans l’espace ouvert d’une épreuve de « l’infini-esprit » (3).
Parallèlement à cette perspective ontologique (ontos: l’être), il semble difficile de se dérober à une analyse plus linguistique de ce texte tout simplement parce que c’est aussi et surtout à une prise de parole poétique que nous sommes confrontés. C’est dans cette perspective que plusieurs auteurs sont convocables en premier lieu desquels Giorgio Agamben qui dans son livre: « ce qui reste d’Auschwitz » évoque la subjectivation désubjectivante de l’humain d’abord, et conséquemment du poète ensuite. Agamben s’appuie sur une lettre que le poète anglais John Keats a envoyé à John Woodhouse. La thèse défendue par John Keats concerne « l’aveu honteux du sujet poétique lui-même, la façon dont il manque sans cesse à soi-même pour ne plus résider que dans l’inexistence. Parmi les idées défendues par Keats nous trouvons celle-ci: « l’expérience poétique est celle honteuse de la désubjectivation, de la déresponsabilisation (absence d’ipséïté) intégrale et sans réserve qui emporte tout acte de parole. »
Dans un souci de clarté, nous nous réfèrerons ici à Giorgio Agamben qui est précisément celui qui a utilisé ce terme de glossolalie. En fait il est impossible d’être humain sans que parler tienne nécessairement de cette glossolalie. Pour le dire autrement: nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons quand nous parlons et nous ne parviendrons jamais à rendre compatible et harmonieux l’acte de la prise de parole et celui de tenir des énoncés linguistiques. De fait nous faisons les deux ensemble mais il est impossible de faire se tenir ces deux actes ensemble: c’est ça la condition humaine, c’est cet oxymore là: espèce parlante et pensante.
De fait la langue est organisée, systématiquement close sur elle-même. Il est absolument impossible d’émettre une proposition linguistique sans posséder implicitement la totalité de la langue (c’est le fond essentiel de la thèse Saussurienne selon laquelle dans la langue il n’y a que des différences: nous n’apprenons jamais des signes isolément, ce que nous apprenons c’est un système dans lequel tout signe est lié à un autre dans un seul et même ordre en faisant valoir des rapports de recoupements de compensations de métaphore de métonymie, etc.). Une langue est fermée: elle ne fonctionne qu’au gré de relations de sens qui lui sont propres. Cela veut dire qu’il est absolument impossible de faire dire quoi que ce soit par la langue qui ne vienne pas de cette langue. Tenir un énoncé linguistique c’est être le dépositaire d’un sens qui ne peut qu’échapper à celui qui le dit. Cela veut dire que quand je dis: « le petit chat est mort », même si c’est pour exprimer que le chat est mort, je ne sais pas bien ce que je dis parce que le rapport entre ces mots et ce verbe sont inhérents à la langue et pas du tout à moi. La langue est fasciste: cela veut dire aussi ça. Quoi qu’on dise, ce que l’on dit n’est pas « de nous », mais de la langue.
La parole qu’il prend retourne à son origine honteuse de subjectivation (dire je) désubjectivante (on n’est personne quand on écrit « je » parce qu’on devient le pantin de sa langue). Le clown ne décrit donc pas du tout ici un état d’âme plus ou moins lucide mais une condition ontologique qui est celle de tout sujet parlant et c’est la condition même de l’humain. Le poète-clown, c’est celui qui travaille suffisamment le rapport de l’humain à la langue pour y saisir à l’oeuvre l’opération honteuse de cette subjectivation désubjectivante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire