mardi 8 avril 2025

terminales 1 / 4 / 5: L'art (2)

 


2) L’oeuvre d’art est l’ouverture vers un monde reconnu comme un monde nu

a) Les trois conceptions

- Pour Platon et Aristote, l’art est une imitation de la réalité.  Dans La République, Platon considère l’art comme une imitation de second ordre. L’œuvre d’art est une copie des objets sensibles, eux-mêmes copies des Idées ou Formes idéales. Ainsi, l’art est doublement éloigné de la vérité et de la réalité essentielle. Platon critique l’art comme une illusion dangereuse, capable de détourner les citoyens de la vérité et de la justice. L’artiste est vu comme un illusionniste qui crée des apparences trompeuses.

Aristote reprend le concept de mimesis (imitation) mais lui donne une valeur positive. Dans sa Poétique, il affirme que l’imitation artistique permet de mieux comprendre la réalité en représentant les choses sous une forme plus belle ou plus accessible. Contrairement à Platon, Aristote valorise le plaisir esthétique et le rôle cognitif de l’art. L’imitation devient un moyen d’apprentissage et de connaissance, permettant aux spectateurs d’accéder à l’essence des choses.

Pour Kant et Hegel, l’art est défini comme une création. Dans Critique de la faculté de juger, Kant distingue le beau naturel du beau artistique. Il considère que l’art est une libre expression du génie humain, qui dépasse les simples règles techniques pour produire des œuvres originales et uniques. Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif mais universellement communicable. L’art ne vise pas à imiter la nature mais à exprimer des idées à travers une forme sensible.

Hegel voit l’art comme une manifestation spirituelle de l’Idée. Dans ses Leçons sur l’esthétique, il affirme que l’œuvre d’art est une réalisation sensible de l’Idée, où le divin se révèle par la médiation humaine. L’art dépasse la simple imitation ou reproduction : il exprime les dimensions spirituelles et historiques des civilisations. Hegel classe les formes artistiques en trois étapes : symbolique, classique et romantique, illustrant leur développement philosophique.

Pour Lavelle, Bergson et Deleuze, l’oeuvre d’art est affirmée comme une révélation de la réalité. Lavelle considère l’art comme une révélation métaphysique qui dévoile l’être dans sa plénitude. L’œuvre d’art ne reproduit pas simplement la réalité mais révèle ce qui est caché dans celle-ci.

Bergson interprète l’art comme un moyen de percevoir la réalité au-delà des automatismes intellectuels et pratiques. L’artiste révèle les aspects cachés du monde en libérant notre perception des schémas habituels. Selon Bergson, l’œuvre d’art nous permet d’accéder à une intuition profonde de la vie et du mouvement, en montrant ce que les mots ou concepts ne peuvent exprimer.

Deleuze conçoit l’art comme une révélation des forces invisibles qui structurent le réel. L’art ne représente pas mais crée des blocs de sensations autonomes qui permettent d’expérimenter directement ces forces. Dans Francis Bacon : Logique de la sensation, Deleuze montre comment l’art peut révéler les intensités du corps et du monde en échappant aux formes conventionnelles.

Pourquoi de ces trois conceptions de ce qu’est une œuvre d’art, c’est la troisième qui retient notre attention (indépendamment du fait que les artistes eux-mêmes semblent s’y retrouver le plus)?  Si l’œuvre n’était qu’une imitation de la réalité, ou de la vérité, de l’essence idéale des choses et du réel comme l’affirme Platon, nous aurions vraiment du mal à expliquer que cela produise en nous un tel effet.  Platon associe l’art à une forme de sophistique ou d’illusion qui détourne les hommes de la vérité. Il critique les artistes pour leur capacité à produire des apparences trompeuses, capables de séduire les sens mais incapables d’éduquer ou d’élever l’âme.

Or Aristote montre que la mimesis artistique n’est pas une tromperie mais un moyen d’apprentissage et de catharsis. Dans La Poétique, il explique que la représentation artistique permet aux spectateurs de mieux comprendre les émotions humaines et les principes universels. En fait la catharsis est une réfutation complète de Platon: si  l’oeuvre d’art détient cette  puissance de purifier nos passions, de les concentrer sur une séquence sensible donnée, alors cela signifie que l’on peut dans le sensible être mis en contact avec la vérité de la réalité, ce que Platon notamment avec son allégorie de la caverne veut absolument réfuter.  C’est exactement comme si contrairement à ce que Platon veut affirmer, il existait une opération possible sur l’ombre par le biais de laquelle nous pourrions accéder à ce dont elle est l’ombre. Platon est LE philosophe de la transcendance, celui qui la démarche du philosophe comme une élévation vers le concept vers la généralité dont les objets sensibles ne serait que les illustrations singulières, étant entendu que pour lui il ne fait aucun doute que le singulier est faux. Me voici en face d’un arbre: la vérité pure de l’arbre est davantage dans le concept que dans l’expérience sensible que j’en  aurai. Platon n’est pas simplement l’inventeur de l’Idée mais aussi le promoteur de la pensée selon laquelle il y a plus dans l’Idée d’une réalité que dans l’expérience sensible des singularités que nous faisons dans notre vie physique. 

Mais Nietzsche conteste également cette « idée de l’idée » dans La Naissance de la Tragédie. Pour lui, l’art n’est pas une illusion trompeuse mais une puissance révélatrice qui permet aux hommes d’affronter les vérités tragiques de leur existence.

En fait Platon néglige complètement le potentiel ontologique et métaphysique de l’art. Pour lui, seul le philosophe peut accéder aux Idées ; l’artiste est condamné à produire des copies dégradées du réel sensible. Cette exclusion repose sur une méfiance envers la sensibilité et les émotions. Si nous parcourons jusqu’à son terme cette conception, nous parvenons à la notion de réminiscence, à savoir cette thèse développée dans le Phèdre selon laquelle nos âmes aurait fait l’expérience originelle des Idées pures dans une dimension originelle et métaphysique, mais en décrivant (d’ailleurs très poétiquement: Platon ne ferait-il pas paradoxalement cela même le contraire même de ce qu’il dit qu’il fait: une critique de l’art, en en faisant?) cette expérience « hors monde », c’est comme s’il forçait la supériorité d’une expérience philosophique fondée sur l’existence idéale des idées sur celle beaucoup plus efficiente et directement efficiente dans le réel de nos vies de l’art.

En fait, si nous adhérons à l’idée selon laquelle l’œuvre d’art serait une imitation de la vérité, qui en serait éloignée de trois degrés, alors l’œuvre d’art ne ferait que nous mettre en face d’un monde connu, déjà connu (et donc serait inutile ce qui explique l’exclusion de l’artiste de la cité).

Si nous préférons la seconde possibilité (création), alors l’œuvre d’art nous placerait en face d’un monde inconnu. Mais comment expliquer cette impression marquée de « reconnaissance » alors? 




Reste donc la troisième possibilité: l’œuvre d’art nous met en face d’un monde reconnu mais reconnu comme étant « nu », c’est-à-dire comme étant « là », simplement « là » et « là » tout s’explique, non seulement tout ce qui a déjà dit sur la capture des forces à l’œuvre dans l’œuvre. L’artiste est seulement un révélateur. Évidemment le « seulement » est ironique car cela signifie que l’artiste nous rappelle par son œuvre à une vérité première des choses, des êtres et du monde: à savoir qu’ils sont « là » avant d’être ceci ou cela et que finalement rien ne saurait être plus objectif, plus vrai et indéfectible que cette présence.

Heidegger montre dans L’Origine de l’œuvre d’art que l’art est un lieu où la vérité se dévoile (aléthéia). L’œuvre d’art ne se contente pas d’imiter ; elle ouvre un monde en révélant des dimensions cachées du réel. Par exemple, un tableau ne reproduit pas simplement un objet ; il dévoile son essence et son rapport au monde toile de Van Gogh: les souliers.

b) L’oeuvre d’art et l’aléthéia (Heidegger)




« Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.

Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée, met de côté ses chaussures ; quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit. L’être-produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un être essentiel du produit. Nous l’appelons la solidité. Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce produit à l’appel silencieux de la terre grâce au sol qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi dans le produit. Nous disons « ne... que », mais ici la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux permanent de la terre.

L’être-produit du produit, sa solidité, rassemble toutes les choses en soi, selon le mode et l’étendue de chacune. L’utilité du produit n’est cependant que la conséquence d’essence de sa solidité. Celle-là vibre en celle-ci, et ne serait rien sans elle. Le produit particulier s’use et s’épuise, mais en même temps l’usage lui-même tombe dans l’usure, s’émousse et devient quelconque. L’être-produit lui-même parvient à la désolation, et tombe au niveau du simple « produit quelconque ». Cette désolation de l’être-produit, c’est le dépérissement de sa solidité. Mais le dépérissement comme tel, auquel les choses de l’usage doivent leur banalité ennuyeuse et importune, n’est qu’un témoignage de plus en faveur de l’essence originelle de l’être-produit. La banalité usée des produits arrive alors à se faire valoir comme l’unique et exclusif mode d’être propre au produit. On n’aperçoit plus que l’utilité toute nue. Elle fait croire que l’origine du produit réside dans sa simple fabrication, laquelle impose à une matière une forme. Et pourtant, en son authentique être-produit, le produit vient de plus loin. La matière et la forme, ainsi que la distinction des deux, remontent elles-mêmes à une origine plus lointaine.

Le repos du produit reposant en lui-même réside en sa solidité. C’est elle qui nous révèle ce qu’est en vérité le produit. Cependant, nous ne savons toujours rien au sujet de ce que nous cherchions tout d’abord : ce qu’il y a de proprement chose dans la chose ; nous en savons encore moins sur ce que seul et expressément nous cherchons: ce qu’il y a de proprement œuvre dans l’œuvre, au sens d’œuvre d’art.

Ou bien, serait-ce que nous aurions déjà, sans nous en apercevoir et pour ainsi dire en passant, appris quelque chose sur l’essence de l’œuvre ?

L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l’explication d’une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on utilise réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être.

L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau. Si quelque chose doit ici faire question, c’est que nous n’ayons appris que trop peu à proximité de l’œuvre, et que nous ne l’ayons énoncé que trop grossièrement et trop immédiatement. Mais avant tout, l’œuvre n’a nullement servi, comme il pourrait sembler d’abord, à mieux illustrer ce qu’est un produit. C’est bien plus l’être-produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre, à son paraître.

Que se passe-t-il ici ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre ? La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. Cet étant fait apparition dans l’éclosion de son être. L’éclosion de l’étant, les Grecs la nommaient  aléthéia (ἀλήθεια) . Nous autres, nous disons vérité, en ne pensant surtout pas trop ce mot. Dans l’œuvre, s’il y advient une ouverture de l’étant (concernant ce qu’il est et comment il est), c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre.

Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en oeuvre. « Mettre » signifie ici instituer. Un étant, une paire de souliers de paysan vient dans l’œuvre à l’instance dans le clair de son être. L’être de l’étant vient à la constance de son rayonnement.

L’essence de l’art serait donc : le se mettre en œuvre de la vérité de l’étant. »

 




Martin Heidegger n’est pas un auteur philosophique qu’il est facile de comprendre mais si nous donnons ce texte dans son intégralité et allons essayer de l‘éclaircir un petit peu, c’est que ce texte déploie une perspective d’une profondeur inouïe sur ce qu’une œuvre d’art est, et qu’à bien des titres,  au-delà du parcours politique très controversé (à juste titre) de ce penseur qui a approché d’assez près le nazisme, la conception de l’œuvre d’art décrite a considérablement influencé le 20e siècle (et cela il faudrait être vraiment stupide pour le contester, mais ça se trouve!).

Nous n’insisterons pas trop sur le premier paragraphe qui est remarquablement écrit mais aussi très poétique. Disons qu’il approche poétiquement une donnée évidente: lorsque nous regardons les souliers peints sur cette toile, nous sommes d’abord en phase avec quelque chose de simple. Il n’y a vraiment aucune volonté d’ornement ou de sophistication. Ce ne sont vraiment que des souliers, laissés là sur un sol complètement « neutre », abandonnés par une personne qui ne les a pas rangés et dont tout laisse à penser qu’elle (nous savons que c’est une paysanne) va les reprendre, les remettre à nouveau à ces pieds pour la journée qui recommence. Cette toile se porte vers un cliché du quotidien dans la banalité de cet usage quotidien. Ils sont juste là: abandonnés sur la terre battue d’une chambre qui n’est pas luxueuse et dont tout nous porte à croire que la vie y est rude, difficile, en proie avec la nécessité de travailler et de travailler durement comme en témoigne l’usure des souliers. Mais ce sur quoi insiste l’auteur c’est le fait que ce « produit appartient à la terre. » Lorsque l’on étudie un texte de Heidegger, il faut bien connaître l’étymologie des termes. Pourquoi utilise-t-il le terme de « pro-duit » qui justement peut être très ambigu (surtout si on le met en rapport avec Andy Warhol, ce qu’il ne faut justement pas faire). Le terme vient du latin pro / ducere et signifie conduire, mettre devant, ce qui, comme nous le verrons correspond précisément à ce qu’est une œuvre d’art. Autant le mot est aujourd’hui déchu, presque péjoratif, autant son étymologie est riche et parlante. Van Gogh a peint les souliers de telle sorte qu’ils sont dans leur monde.  Ils sont peint dans leur « milieu », mais ce terme de "milieu" sous la plume de Heidegger est inadéquat. Celui de « monde » par contre est juste. On pourrait dire qu’ils sont dans le contexte de leur usage mais qu’en même temps le fait que ces souliers soient peints manifestent bien qu’ils ne sont pas « utiles ». Les souliers sont utiles pour la paysanne mais la toile elle ne l’est pas évidemment. Pourtant les souliers sont peints de telle sorte qu’un monde se détache de la toile et que ce monde rural, dur, laborieux, pénible est exactement celui dans lequel les souliers « sont ».

Mais il faut faire attention car finalement c’est déjà l’une des thèses fondamentales de Heidegger qui ici s’énonce. Ce n’est pas que Van Gogh ait peint les souliers dans leur monde, c’est plutôt que l’œuvre « les souliers « installe ce monde qui certes existait avant  qu’il le peigne mais n’était pas perçu comme « monde » et donc n’était pas vraiment « là » avant. C’est vraiment fondamental: « Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée, met de côté ses chaussures ; quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit. L’être-produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un être essentiel du produit. Nous l’appelons la solidité. Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce produit à l’appel silencieux de la terre grâce au sol qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi dans le produit. Nous disons « ne... que », mais ici la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux permanent de la terre. »

Van Gogh a peint les souliers tels qu’il les a vus, mais il les a peint de telle sorte que ce monde paysan dans lequel ils étaient déjà devient un monde "posé", qui n’était pas vraiment là avant précisément parce que les souliers n’étaient pas peints. La toile crée le regard de la contemplation, laquelle est une suspension de l’utilité, de la banalité, du quotidien. Avant il n’y avait pas de « monde », parce qu’il n’y avait pas de verticalité. Ces objets étaient pris dans une routine, celle des champs labourés, des travaux paysans, de la pénibilité etc. On pourrait peut-être dire que c’était le décor d’une multiplicité de fonctions, d’opérations prévisibles, programmées et orientées vers le rendement , l’utilité, le vital: gagner son pain à la sueur de son front.  La vie suivait son cours dans le fil d’un rapport de moyens à finalités dans le quotidien où les gens ne pensent qu’à vivre. Et dans cette dimension là, il n’y a pas de « monde ». Pour qu’il y ait monde il faut qu’il y ait présence des choses et des êtres, présence sentie, reconnue comme effective en soi, et pas seulement comme reliant des éléments dans des buts, dans des actions finales visant à maintenir en vie les humains. 

Avant l’œuvre, il y a des gens qui vivent, après il y a un monde où les étants peuvent exister et c’est ça UNE ŒUVRE D’ART.  C’est exactement cette verticalité qui justifie dans le texte le passage du terme d’utilité à celui de solidité. Dans l’œuvre la paysanne existe parce que les souliers sont peints au travers d’une contemplation qui met en suspens le milieu de l’utilité, exactement comme si Van Gogh nous disait: « Attention! Les souliers sont là » et par conséquent la paysanne qui les enfile chaque matin est elle aussi « là ». Les objets sont des présences et les personnes qui les utilisent sont des présences aussi ce qui justement nous interdit de les banaliser sous la dimension de leur utilité, de leur fonction. 

        Avant d’être une paysanne,  la femme qui met les souliers est une existence dans un monde qui est là. Et ici finalement TOUT CHANGE. Les souliers sont peints et ils le sont dans toute l’usure de leur usage, donc de leur utilité sauf que le fait même qu’ils soient peints impose qu’ils ne soient pas montrées en tant qu’ils sont utiles. Ils sont verticalisés; Ils sont là, ils sont des présences AVANT d’être des souliers que l’on met à ses pieds pour marcher. Il nous faut vraiment suivre la prose de Heidegger avec minutie: « monde et terre ne sont là qu’ainsi dans le produit . Nous disons  « ne…que » mais ici la restriction a tort ». Si vous regardez cette toile en vous extasiant devant la capacité de Van Gogh à avoir peint un monde qui était « déjà là », vous êtes en train de croire à l’œuvre d’art comme répétition et surtout vous passez à côté de l’œuvre elle-même.  Van Gogh n’a pas peint les souliers qui étaient « là », il a peint « l’être là » des souliers. Il a peint ce que c’est qu’être là pour ces souliers là, ici et maintenant, ce qui signifie qu’il n’existait pas avant d’ici et maintenant des souliers ou du moins personne n’avait réalisé cette présence là, ce miracle là, parce qu’après tout l’énigme d’un monde là ici et maintenant, personne ne l’a encore résolu (et il y a des chances que personne ne le résolve jamais). 



C’est cela un artiste: un être humain qui voit autour de lui d’autres êtres humains vaquer tranquillement à leurs occupations comme s’il allait de soi que le monde est là et qu’il n’attendait que nous alors que NON. Nous n’avons toujours pas résolu cette énigme là et nous existons dedans, ou plutôt nous y vivons, de telle sorte qu’en fait ce n’est pas un monde mais c’est le décor de notre  vie pitoyable d’organismes horizontaux qui ne pensent qu’à vivre, survivre, vivre mieux, confortablement, avec de quoi manger, nous conserver, susciter quelques soubresauts pour notre système de récompense. Avant l’œuvre, nous vivions couché.e.s dans le décor idéal de notre oïkos, après l’œuvre nous sommes opportunément connecté.e.s à la présence d ‘un monde  là au sein duquel nous pouvons enfin exister politiquement (en ce sens et seulement en celui-là, toute œuvre d’art est politique). Si nous lisons bien ce passage et le registre lexical qui est utilisé par Heidegger (sol, solidité, soudé, stabilité, afflux permanent de la terre), l’image même d’une matrice verticale et nourricière s’impose. Un monde est là, c’est-à-dire qu’il est là debout. Les souliers ne sont que des souliers mais ils ne sont pas peints dans l’horizontalité d’un rapport de moyens à fin (ils ne peuvent pas l’être de toute façon). Ils sont peints à ce tout premier niveau de leur présence. Ils sont une présence et surgit alors une dimension dans laquelle tout est vertical « tout est là » avant d’être utile à….

Qu’est-ce qu’il y avait avant que l‘œuvre soit? La terre et c’est justement le monde, c’est-à-dire finalement la réalisation par l’être humain que les choses et les éléments sont présents avant d’être utiles qui va installer la paysanne dans un monde. Tout ce qui naît après l’œuvre c’est de la verticalité. 

Ici il faut vraiment réfléchir à ce qui nous est dit, penser à des exemples parce que la plupart des lecteur.trice.s ne peuvent qu’avoir du mal à réaliser ou bien alors se montrer très sceptiques alors que la thèse développée est, répétons le, extrêmement et littéralement juste. « Une œuvre d’art installe un monde » et nous pourrions presque dire « le » monde en ce sens qu’avant que l’œuvre soit, nous vivotons dans les différents décors contextuels des types d’utilités avec lesquels nous allons aux choses et aux êtres, autrement dit avec des arrières pensées. Nous pouvons aussi dire qu’avant, nous sommes sur la terre mais qu’aprés nous sommes dans le monde et que c’est le monde par l’œuvre qui relie vraiment la paysanne à la terre, de telle sorte que la paysanne n’est pas qu’une fonction d’extraction des récoltes dans la terre. 

Les anthropologues ont été frappés par la découverte archéologique de harpons de chasse préhistorique dont les manches étaient sculptés et cela de telle façon qu’il était évident que les chasseurs avaient passé plus de temps à tailler esthétiquement le manche qu’à affûter utilitairement la lame. Quel rapport avec ce que nous dit ici Heidegger? Le harpon de chasse étaient pour ces hommes préhistoriques une œuvre d’art avant d’être un ustensile, ce qui signifie qu’ils chassaient dans le monde avant de chercher du gibier sur la terre. L’animal chassé était un être avant d’être de la viande. Nos ancêtres n’allaient pas à la chasse pour ramener à leur tribu de quoi manger, en tout cas, pas en premier lieu.  La chasse était d'abord une cérémonie dans laquelle des existants étaient fascinés par la présence d’êtres « autres » qu’ils souhaitent rencontrer dans ce qui étaient certes une lutte, mais une lutte existentielle plus que vitale. Il n’était pas question de survivre mais de se montrer curieux d’un monde qui étonnamment surgissait ici, dans les milieux animaux, les forêts, les plaines, les montagnes , etc. La faim n’animait nos ancêtres que secondairement dans l’ordre de leur préoccupation. La chasse était premièrement un rituel au sein duquel la mort prenait sa place (et d’ailleurs nous savons bien que la mort n’était pas que celle des animaux, et pas seulement pour des raisons qui tiendraient à des techniques de chasse rudimentaires). Notre esprit d’aujourd’hui est tellement différent que nous avons peine à imaginer que le rendement ou l’efficacité ne soient pas les premières motivations de nos ancêtres préhistoriques et pourtant les traces archéologiques ne cessent de nous éclairer sur une condition humaine originellement davantage en prise avec le sacré qu’avec la nécessité alimentaire ou vitale.  




Or comment chasser les animaux dans le monde et pas sur la terre? En imposant par l’œuvre cette verticalité qui remettra d’aplomb les milieux de chasse et de vie pour y faire apparaître le monde des êtres.  Chasser avec un harpon sculpté c’est faire apparaître le rite dans des milieux fonctionnels qui dés lors ne sont plus ça ou que ça mais prennent de la valeur dans ce qui dés lors peut s’effectuer comme une cérémonie mêlant la mort et l’existence, l’animal et l’homme, la pulsion et le sacré. Cette parenthèse nous permet de mieux comprendre ici les thèses de Heidegger.

Une fois que nous avons compris la différence entre la solidité et l’utilité, nous comprenons qu’en effet l’utilité ne serait rien sans la solidité tout simplement parce que rien ne peut être utile sans être là avant. Ces souliers sont usés jusqu’à la corde. Pourquoi le sont ils? Parce qu’ils ont été utilisés, parce qu’ils ont beaucoup servi  mais une fois peints, ce dépérissement des souliers devient « là ». Cela éclate sur la toile et se voit sorti de son contexte utilitaire.  C’est presque un "plus" que de montrer qu’il demeure en eux une dimension qui a toujours été hors d’usage, hors de l’usage. Si vous regardez des objets usés du point de vue leur utilité, alors vous les regardez comme en devenir vers leur obsolescence et ne leur accorderez pas le moindre prix, mais vous passez à côté du fait que ce dépérissement crée des mutations dans le cuir, dans les couleurs, dans la solidité du produit et que ces mutations sont particulièrement riches, fécondes tout simplement parce qu’elle sont là et que dés lors, nous réalisons que nous vivons dans un monde qui ne cesse de changer, monde mutant au sein duquel la dynamique des forces ne cesse de nous mettre sous les yeux un monde nouveau qui n’existera que cette seconde là. « On n’aperçoit plus que l’utilité toute nue » dit Heidegger, ce qui veut dire que l’utilité est perçue enfin comme telle, c’est-à-dire comme étant bien plus qu’utile, bien plus qu’un « moyen ». Nous sortons totalement de la fausse vision des ustensiles, des rendements, des moyens pour percevoir ce qui est toujours avant, et finalement ce qui est toujours seulement, à savoir un monde au sein duquel chaque chose, chaque objet, chaque élément, chaque seconde est une fin en soi, de la gratuité  pure. Je vois de l’usure, ce qui revient à dire que je vois de la pure entropie, physique, efficiente là maintenant mais non comme ce qui grève et nuit à mon rapport utile au monde mais au contraire comme ce qui l’enrichit? Je vois l’usure « pure » et sans arrière pensée, je la vois esthétiquement  comme cet ouvrage, ce travail des choses œuvrant en elles et leur donnant un prix incommensurable.  Cette usure est produite par le "pro-duit" des souliers, ce qui veut dire qu’elle est amenée dans la pleine lumière de l’œuvre jusqu’à ce que  je vois qu’en effet l’entropie aussi conspire à faire advenir un monde. 




Ces souliers sont en passe de servir de moins en moins, ce qui dans un premier temps peut me mettre simplement sur la piste de l’usure de leur être fabriqué. Ils ont été faits par un cordonnier, mais y-a-t-il quoi que ce soit de l’œuvre qui m’indique quelque chose de cette fabrication? Le tableau a-t-il été fait de telle sorte que son importance tiendrait à me faire saisir le mode d’emploi de la fabrication de souliers? Non. Je vois qu’ils sont usés, et que leur fabrication est de plus en plus éloignée, que le temps a usé ce que le cordonnier avait cousu, travaillé, raboté.   Dés lors je suis plutôt mis en présence de ce que l’usure fait aux choses, de ce que l’usure est en tant qu’elle participe à l’être là des choses si bien que je me rends sensible à l’existence d’un monde qui existait avant que ces souliers soient. Je me rends sensible à la dimension de la présence et dans cette présence il y a des forces physiques, dans ces forces physiques, il y a l’entropie et aucune monde là ne saurait être existant sans entropie.  Ce que je vois c’est le spectacle du dépérissement et je le vois enfin en soi débarrassé du souci affligeant de l’usure des choses qui me servent.  

Que veut dire Heidegger quand il affirme: « le produit vient de plus loin »? Je pourrais croire que l’usure des souliers me fait adhérer que les souliers n’existent qu’en tant qu’ils ont été fabriqués par le cordonnier et certes, sans lui ils ne seraient pas là et de fait ce que le cordonnier a fait que le temps défait. Mais Il y a quelque chose de la présence de ces souliers qui n’est pas du tout dû causée par le cordonnier , quelque chose qui remonte à plus loin et que  Van Gogh lui a bien vu. C’est quoi? C’est le fait que ces souliers, en tant qu’ils sont là, en tant qu’ils ne sont que « là » participe de ce que c’est qu’être là pour un monde et que l’être là du monde remonte à bien plus loin que la naissance du cordonnier. C’est ça qu’il faut peindre: l’être là pur des choses, des êtres et du monde, étant entendu que si maintenant, c’est l’être là des souliers, ce que c’est qu’être là en soi relève d’une autre temporalité, infiniment plus énigmatique que celle de fabrication, de ce moment où n’étant rien les souliers devient quelque chose. Être là, c’est cette toute présence, cyclique et aionique de l’être et rien ne peut exister à l’extérieur de cette temporalité sans extérieur ni terme, ni autre.  Van Gogh peint l’éternité de l’être là des souliers, et le cordonnier aussi habile soit il est largement battu ici. Peindre l’être là du monde à l’occasion de ces souliers qu’est-ce que cela veut dire? Qu’en se focalisant sur la multiplicité de tous les détails de cette présence saturante des souliers, sur tel pli de la chaussure sur tel effet de lumière de tel rayon, etc, Van Gogh se tient au plus prés de la singularité de cet instant T, de ce ci qu’il est une héccéïté et que finalement il n’est pas un seul micro moment du monde e qui soit autre chose que cela un flux d’état de choses absolument unique dans lequel rien jamais ne reviendra comme avant. Si je veux vraiment saisir ce que c’est qu’un monde là, il faut que je m’abime dans la contemplation de ce travail hallucinant par l’action quel c’est toujours un monde nouveau qui se fait jour à nous et cela grâce à l’œuvre. 




            Nous nous situons ici au plus prés de l’extrême difficulté de ce passage (et de l'oeuvre de Heidegger en général), mais en même temps, cette difficulté vaut la peine de faire l’objet de nos efforts de compréhension parce que c’est vraiment l’essence de l’art qui ici est en jeu. La thèse de Martin Heidegger, c’est qu’il n’y a pas de monde avant l’oeuvre d’art. C’est une thèse très étrange mais dont il faut saisir la puissance à l’occasion de ces souliers peints par Van Gogh. Qu’est-ce qu’il y a avant l’œuvre? 

        La terre, le travail de la terre, mais surtout il y a des fonctions vitales, des rouages, des fonctionnalités, des assemblages de moyens et de fins,  il y a de la vie mais pas d’existence. Que de l’horizontalité!. Ce qu’apporte l’œuvre d’art (et elle l’apporte parce qu’elle l’EST tout simplement) c’est ce que nous avons appelé « la verticalisation », la réalisation du fait que, sur la terre, « il y a » des êtres, des éléments, des forces, des situations, des objets. Ces réalités « sont ». La verticalisation est la même chose que l’eccéïté (il y a deux orthographes de ce terme: eccéïté et héccéïté, c’est un concept qui a été inventé par le philosophe et théologien Jean Duns Scott né en 1266 et mort en 1308 - Il désigne la teneur factuelle du monde ou d’un être ou d’un objet, c’est-à-dire le fait qu’il est, qu’il « vient au monde » et qu’il vient au monde dans un processus d’individuation - Deleuze reprendra ce terme en y apportant quelques modifications, notamment le h, mais en fait les deux orthographes sont porteuses, sensées). 

Il faut opposer l’eccéité d’une chose (ecce veut dire « voici » en latin, le « voici » du monde ou  le fait qu’il y ait le monde - Finalement le monde par rapport à la terre c’est justement le « voici », la capacité à contempler, à reconnaître une chose comme étant « là ») à la quiddité, c’est-à-dire à la réponse à la question de savoir ce qu’elle est, quelle est son essence, à quoi elle sert. Ainsi si je me pose la question de la quiddité des souliers, je vais rapidement me rendre compte que je vais les définir comme des protections de cuir que l’on met à ses pieds pour les protéger. La quiddité des objets techniques est nécessairement reliée à leur utilité.  

Dans le vocabulaire de Heidegger il faut également bien comprendre le terme de « solidité ». Lorsque Heidegger affirme: « Grâce à la solidité, la paysanne est confiée par ce produit (les souliers) à l’appel silencieux de la terre grâce au sol qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi dans le produit. » Que veut-il dire?  Qu’il y a quelque chose de l’œuvre de Van Gogh, de ce qu’il appelle le produit « étymologiquement » qui donne du sol à la paysanne et par sol, ce qu’il faut entendre ici c’est ancrage, verticalité. Avant l’œuvre, il n’y avait pas monde, la paysanne travaillait la terre dans une perspective de rendement, de labeur. Ce qu’a fait Van Gogh, c’est confirmer quelque chose qui existait évidemment avant mais qui n’avait été pointé, souligné, révélé par personne, par rien (et c’est pour cela que l'œuvre est une révélation), c’est que la paysanne existe « verticalement » qu’elle est au monde avant de travailler la terre et la terre elle-même devient dés lors un monde. Voici la paysanne ET la terre ET les souliers ET la charrue, etc. (on passe d'une dimension prédicative (est) à une dimension conjonctive (et)).

Si chronologiquement la peinture des souliers par Van Gogh vient évidemment après le travail de la terre par la paysanne, ontologiquement (c’est-à-dire du point de vue de l’être, de l’existence)  il révèle ce qui nécessairement est AVANT parce qu’on ne peut pas travailler une terre sans qu’elle soit là d’abord et que l’œuvre c’est l’attention portée à ce fait qu’elle soit « là ». La terre alors devient ce qu’elle a toujours été, à savoir un monde. Elle est au monde. Il n’est donc pas faux de dire que l’œuvre installe un monde en ce sens qu’elle crée une modalité d’attention à la terre par le biais de laquelle elle s’impose comme ce qu’elle a toujours été (c’est-à-dire « là »). Cette phrase si compliquée s’éclaire maintenant: la paysanne est soudée à son monde (qui est celui de la paysannerie) par l’œuvre, ce qui veut dire qu’avant la paysanne était une travailleuse qui assurait une fonction dans une réalité horizontale où il n’y avait que des moyens et des fins et après elle devient un être. L’œuvre nous rappelle à l’eccéité de la paysanne par l’eccéité des souliers. Tout un monde s’élève à partir de l’œuvre. Tout se manifeste comme étant « là », comme des « voici » dans un « voici » qui est le monde, le fait d’être au monde avant d’y être ceci ou cela. L’eccéité précède la quiddité (c’est ce que veut dire Sartre quand il affirme (en copiant Heidegger) que l’existence précède l’essence).

Nous venons de comprendre le sens profond de l’alétheia, tel que les grecs l’avaient compris avant nous, c’est-à-dire de la vérité. Et c’est seulement, exclusivement l’œuvre d’art qui nous l’a fait saisir. « L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l’explication d’une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on utilise réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être.

L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. »




C’est pour nous dire cela que Heidegger a écrit ce texte et finalement ce livre. Je peux évidemment penser que pour que ces chaussures soient, il faut qu’un cordonnier les ait fabriqués, ou bien qu’un jour dans l’histoire de l’humanité, l’idée de construire des protections pour se protéger les pieds ait germé dans l’esprit d’un être humain, je ne serai pas pour autant plus avancé dans la compréhension de ce qui fait qu’en cet instant ces chaussures là viennent à ce monde là devant un être là qui s’appelle van Gogh et qui va (parce qu’il est génial) restituer dans sa toile cet angle infiniment singulier par le biais duquel tel rayon de soleil va éclairer sous telle perspective tel pli du cuir telle couture de la semelle, telle ombre pointant sur ce sol en terre battue là.  C’est comme si Van Gogh avait accompli quelque chose d’absolument hallucinant, très difficile à formuler et encore plus à peindre: c’est ce par quoi de l’invisible devient visible par le simple processus d’apparition d’un monde là ici et maintenant. L’œuvre c’est l’attention portée à ce moment dans lequel l’être se constitue comme monde par le biais d’une certaine modalité d’attention qui en fait est vraiment la sienne, c’est l’authenticité de l’être se faisant être au monde (par quoi il y a monde). L’artiste prend l’être en flagrant délit de cette opération par le biais de laquelle « il y a » l’être, et cet « il y a », c’est le monde, la verticalisation par le biais de laquelle la vie devient existence. En termes spinozistes, nous pourrions dire que van Gogh en peignant ces souliers a pris la nature en flagrant d'être naturante, c'est-à-dire de de donner naissance elle-même par elle-même. Une œuvre en ce sens (spinoziste), c'est saisir cet instantané de Dieu tel qu'il est à l’œuvre.


dimanche 6 avril 2025

Terminales: Texte de Henri Bergson - Bac blanc 2025

 


Leffort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus quil ny avait, on sest haussé au-dessus de soi-même. […] Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de lhomme nont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir nest quun artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il nindique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, quelle a gagné du terrain, quelle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce quelle a conscience de lavoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef dusine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de largent quil gagne et de la notoriété quil acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction quil ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce quil goûte de joie vraie est le sentiment davoir monté une entreprise qui marche, davoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de lartiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. […]  Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de lartiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, lagrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce quil y avait de richesse dans le monde ?

(Ce qui suit n'est pas une correction ni une "explication type" d'un point de vue méthodologique. Au contraire, il n'y sera question que du "fond", c'est-à-dire finalement que des trois thèses qui s'y articulent:  a) la joie n'est pas un objectif de vie mais un signe b)  Elle est le bénéfice collatéral  de la création  c) la raison d'être qui œuvre au sein même du vivant  est d'être le principe créateur de soi.  Toute création de l'être humain en quelques domaines que ce soit est donc la manifestation ponctuelle de ce qui dans la vie œuvre en continu: la création de soi par soi)


Il convient de réfléchir à ce qui nous est dit ici: « grâce à lui (l’effort), on a tiré de soi plus qu’il n’y avait. » Imaginons un chapeau dans lequel on met 20 euros et dont on retire 40 ou 100. A moins d’être un magicien, c’est impossible. Le seul moyen de comprendre cette phrase c’est d’envisager la possibilité que le moi ne soit pas un chapeau , qu’il soit comme le corps selon Baruch Spinoza: « on ne sait pas ce que peut un corps ».  Évidemment ce n’est pas un rapprochement fait au hasard, non seulement parce qu’il y a des rapports voire des points de rencontre entre les philosophies de Spinoza et de Bergson, mais aussi parce qu’il nous est toutes et tous arrivés dans de bons moments d’avoir mené à son terme, une tâche physique dont pourtant nous ne nous savions pas capables. L’effort physique peut nous conduire là où nous ne nous savions pas capable d’aller, parce qu’il le fallait bien, parce que nous étions bien accompagné.e, parce que miraculeusement ce jour là en ce lieu là, le corps et l’exercice imposé se sont parfaitement coordonnés dans une harmonie heureuse.

D’emblée le texte nous invite à une inversion radicale du rapport entre le corps et l’effort: ce ne sont pas les caractéristiques du corps qui rendent possible tel ou tel effort, c’est l’effort qui révèle les possibilités du corps  les révèle telles qu’elles sont, c’est-à-dire imprévisibles, non programmables. On ne sait pas ce que peut un corps. Évidemment ce qui est dit ici de l’effort physique vaut dans les mêmes termes pour n’importe quel effort intellectuel, existentiel, artistique, etc. Mais il ne faut pas passer trop vite sur ces premières lignes, il y a l’effort, l’œuvre auquel il aboutit, et puis il y a ce moi et ce moi qui est au-dessus de lui, qui s’est dépassé, qui n’est pas vraiment situable ni limitable, insérable dans une représentation figée de soi.  De la même façon qu’il existe un surcroit de valeur, de prix (préciosité) dans l’effort par rapport à l’œuvre, laquelle donc n’est pas vraiment « l’aboutissement rêvé » de l’effort mais seulement le prétexte, il y a une sorte d’agrandissement du moi, d’augmentation, d’intensification de l’être qui par l’effort « persévère dans son être » (Spinoza). En d’autres termes l’effort n’est pas une action d’un moi, il n’est pas ce que le moi « fait », mais ce par quoi le moi se révèle étonnamment autre chose qu’une chose, qu’une substance, qu’un être fini et déposé dans une portion d’espace. Le moi (physique) est bien là dans un espace délimitable et à un temps défini, mesurable par une horloge mais voilà qu’étrangement ce moi est « plus que lui-même » par l’intensification d’un effort qui manifeste une autre dimension que celle de l’espace. 

Cet effort est une concentration de la durée, tout simplement parce qu’on ne voit pas d’où ni comment ce moi aurait pu « augmenter » dans l’espace (puisque il n’a pas grandi) ou dans le temps puisque il n’a pas augmenté son espérance de vie (en un sens il en a même perdu). Ce n’est pas ça qu’il a fait, il a produit un effort, il n’a fait qu’être là, mais « plus » et si nous nous demandons sur quelle échelle nous pouvons inscrire ce « plus », nous ne pouvons la définir autrement que dans les termes d’une intensité

Une intensité est le contraire d’une extension, d’une extensivité. Ce n’est pas dans la conquête de son territoire, dans l’extension de lieux dans lesquels il pourrait exercer un pouvoir que mon moi a produit son effort mais intensivement. Cela signifie donc que cet effort ne consiste pas dans la preuve extérieure que je peux fournir du fait d’avoir accompli un effort. Ce n’est pas le résultat tangible, physique de l’effort, mais l’intensité pure de l’effort, la libération de cette puissance qui m’est propre et finalement dont moi seul peut juger.

  • «  J’ai fini ma dissertation donc j’ai bien travaillé 
  • Mais de quel intensité fut l’effort libéré pour aboutir à ce produit fini, détachable, extérieurement là?


C’est ça la vraie question. Nous ne nous situons plus du tout ici dans l’espace, dans la preuve, dans l’exhibition d’attestation ou de justificatif. Nous investissons plus ou moins d’intensité d’existence dans certains ouvrages, sentiments, actes, gestes et finalement il y aurait une satisfaction qui se manifesterait en deçà du produit fini résultant de l’effort. C’est la joie, laquelle donc n’est qu’un signe, un bénéfice collatéral de l’effort, indépendamment du produit de cet effort.  Il se peut parfaitement que la valeur objective de ce produit ne soit pas vraiment estimée par qui de droit, qu’elle ne soit pas reconnue comme correcte ou parfaite ou digne d’intérêt. Cela n’a rien à voir avec la joie qui peut accompagner sa confection et pointer quelque chose de tout à fait étonnant aux yeux de quiconque ne raisonnerait qu’en termes de résultats. 
            Mais quoi? Le fait que la joie n’a que faire de la reconnaissance, des marques d’estime, des prix ou des récompenses dispensées par des organisations, des « comités », des autorités habilitées par la société à juger des œuvres, des actions, des ouvrages créés par les êtres humains. Tout cela: ce bric à brac de médailles, de distinctions honorifiques, de salaires, de prix, de reconnaissance constitue un ensemble de choses et de marques extérieures de considération, de jugement qui valent entre les humains, mais Bergson ne parle pas du tout de cela. Il évoque le rapport qui relie celle ou celui qui a dispensé l’effort et la nature. Elle nous envoie un signe grâce auquel nous ne pouvons pas nous tromper sur la valeur authentique de ce que nous avons fait. Mais qu’avons-nous  fait? Pas forcément « quelque chose », mais nous avons, à l’occasion de quelque chose, libéré un effort, accru nos intensités de vie. Nous avons été « plus », nous nous sommes impliqué..e.s dans une tâche, et dans l’instant même de l’effort produit à l’occasion de cette tâche, nous avons ressenti de la joie dans le courant de sa réalisation, dans le flux intensif de notre implication. 

Par conséquent, ce n’est pas en vue de ressentir de la joie que nous avons libéré cet effort mais celle ci est venue très opportunément et simultanément dans le kairos de cette libération là. Elle est le bénéfice collatéral de l’effort et pas du tout sa finalité. C’est justement aussi à cela que l’on reconnaît la vie et pas du tout les rouages inhérents à toute récompense humaine, laquelle équivaut à un marchandage. Pour la société, c’est du donnant/donnant (et nous avons institué toute une éducation du "mérite" là dessus): tu as fait un livre et je te donne peut-être le prix Goncourt, tu fais une bonne dissertation et je te donne une bonne note, mais ici, c’est tout autre chose: la joie vient AVEC l’effort. L’effort produit pour hausser mon intensité de vie à la hauteur de l’implication requise par ceci ou cela s’accompagne d’un signe envoyé par la nature pour confirmer le fait que l’auteur de cet effort abonde dans son sens. C’est juste un avertissement, une indication voire un encouragement: « ce que tu fais, là où tu l’as vraiment fait, c’est-à-dire dans le cadre de ce rapport intime de soi à soi où se décide finalement l’investissement de notre énergie, c’est « bien », ça va dans le bon sens. Pourquoi? Parce que cela fait advenir du nouveau, de l’inédit. Un nouveau visage de la réalité, une variable insoupçonnable de telle ou telle direction qui semblait destinée à….s’est opérée grâce à cette intensification de la présence du monde de telle ou telle personne. 

Par conséquent quand les philosophes utilisent de grands mots, de grands raisonnements sur le sens de l’histoire, sur la destinée humaine, sur l’évolution des sociétés, sur les causes politiques à défendre, ils "spéculent", ils en font trop parce qu’en réalité, il y a des signaux beaucoup plus modestes et en même temps absolument incontournables qu’une action, qu’une pensée, qu’un effort est vraiment « probant.e », c’est la joie. Nous allons nécessairement dans le bon sens lorsque nous nous sentons joyeux en agissant, en pensant, en exécutant une tâche parce que la nature nous avertit que nous venons de créer quelque chose, ou de faire advenir une variable dans le cours trop prévisible des évènements. 

La joie est un « signe » et nous retrouvons exactement l’étymologie de bonheur: « bon heur », sachant que heur vient du latin augurium qui signifie « signe favorable ». Le bonheur désigne donc le fait de saisir les évènements comme « de bon augure ». Nous ne jouissons pas des évènements mais de notre capacité interprétative à les cibler et à les ressentir comme de bons augures. C’est très exactement ce que fait la joie. Il n’est rien dont on ne puisse faire un bon augure dés lors que nous le faisons au fil d’un effort intense et créatif.  Par conséquent, notre destination est atteinte mais elle l'est « avant le terme initial ». Je pensais que je faisais ma dissertation pour avoir une bonne note mais voilà qu’une joie se manifeste bien avant que je la rende, dans le feu de l’écriture, dans  l’inachèvement de l’action d’écrire « en cours ». Ce n’est pas le produit fini qui me procure de la joie, c’est exactement le contraire, c’est le fait de n’en avoir pas fini, voire la réalisation de ceci que je n’en aurai fini. Dans le cours de l’effort, ma joie jaillit et « demeure ».... et la note alors?

Ça m’est presque égal en fait, mais disons que cela me fera plaisir tout en sachant que ce plaisir ne sera en aucune façon équivalent à la joie éprouvée PENDANT l’écriture. Quoi? Ce serait aussi facile que ça? Le bonheur et la joie seraient en fait ces signaux envoyés par la vie pour nous avertir de la justesse de cette intensification de notre désir d’existence? Oui. Mais alors tout ce dont le mérite social, les marques de considération et de reconnaissance dont la société ne cesse de faire la publicité et la promotion, tout cela ne constitue en fait qu’un second degré, que des artifices de seconde main par rapport au bonheur inhérent à l’effort de création? Oui. 

Le plaisir sexuel est l’artifice inventé par la vie pour nous donner envie de faire des enfants, ce qui va dans son sens puisque évidemment la vie veut que la vie se maintienne et se conserve. Mais il n’y a aucun rapport entre ce plaisir sexuel et la joie pure d’avoir participé à ce que des enfants, c’est-à-dire de nouveaux visages de la vie soient. Il y a ici deux choses différentes: le plaisir des corps par le biais duquel la nature veut qu’on se reproduise et la joie d’avoir fait advenir à la vie des êtres, d’avoir donné à l’être de nouveaux modes, de nouveaux styles, de nouveaux visages, bref d’avoir donné à l’être un surcroît d’être et de puissance. 




« Le plaisir n’indique pas la direction où la vie est lancée ». Il est ponctuel et ne dure que le temps de l’acte amoureux. Par contre, participer à la naissance mais surtout à l’ancrage d’un individu dans l’être, voir cet être grandir en puissance et sans cesse être plus, donner tout son comptant dans diverses activités au sein desquelles il se libère comme puissance d’agir, cela donne de la joie en soi et n’a strictement rien à voir avec la reproduction. On est l’auxiliaire de l’être, on participe à ce que c’est qu’être par l’affirmation de soi d’un être qui crée une toute nouvelle variable d’existence. Sans cette joie là, on ne comprendrait rien au désir d’adoption. Le plaisir sexuel est ce par quoi la vie se conserve (éventuellement), la joie de créer est ce par quoi l’être se renouvelle (nécessairement). Il faut distinguer sexualité et procréation, ce que finalement très opportunément les contraceptifs nous permettent de faire. Pro-créer est une action dont on aurait tort de limiter la durée et le sens à la seule dimension génitale.