dimanche 6 avril 2025

Terminales: Texte de Henri Bergson - Bac blanc 2025

 


Leffort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus quil ny avait, on sest haussé au-dessus de soi-même. […] Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de lhomme nont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir nest quun artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il nindique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, quelle a gagné du terrain, quelle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce quelle a conscience de lavoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef dusine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de largent quil gagne et de la notoriété quil acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction quil ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce quil goûte de joie vraie est le sentiment davoir monté une entreprise qui marche, davoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de lartiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. […]  Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de lartiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, lagrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce quil y avait de richesse dans le monde ?

(Ce qui suit n'est pas une correction ni une "explication type" d'un point de vue méthodologique. Au contraire, il n'y sera question que du "fond", c'est-à-dire finalement que des trois thèses qui s'y articulent:  a) la joie n'est pas un objectif de vie mais un signe b)  Elle est le bénéfice collatéral  de la création  c) la raison d'être qui œuvre au sein même du vivant  est d'être le principe créateur de soi.  Toute création de l'être humain en quelques domaines que ce soit est donc la manifestation ponctuelle de ce qui dans la vie œuvre en continu: la création de soi par soi)


Il convient de réfléchir à ce qui nous est dit ici: « grâce à lui (l’effort), on a tiré de soi plus qu’il n’y avait. » Imaginons un chapeau dans lequel on met 20 euros et dont on retire 40 ou 100. A moins d’être un magicien, c’est impossible. Le seul moyen de comprendre cette phrase c’est d’envisager la possibilité que le moi ne soit pas un chapeau , qu’il soit comme le corps selon Baruch Spinoza: « on ne sait pas ce que peut un corps ».  Évidemment ce n’est pas un rapprochement fait au hasard, non seulement parce qu’il y a des rapports voire des points de rencontre entre les philosophies de Spinoza et de Bergson, mais aussi parce qu’il nous est toutes et tous arrivés dans de bons moments d’avoir mené à son terme, une tâche physique dont pourtant nous ne nous savions pas capables. L’effort physique peut nous conduire là où nous ne nous savions pas capable d’aller, parce qu’il le fallait bien, parce que nous étions bien accompagné.e, parce que miraculeusement ce jour là en ce lieu là, le corps et l’exercice imposé se sont parfaitement coordonnés dans une harmonie heureuse.

D’emblée le texte nous invite à une inversion radicale du rapport entre le corps et l’effort: ce ne sont pas les caractéristiques du corps qui rendent possible tel ou tel effort, c’est l’effort qui révèle les possibilités du corps  les révèle telles qu’elles sont, c’est-à-dire imprévisibles, non programmables. On ne sait pas ce que peut un corps. Évidemment ce qui est dit ici de l’effort physique vaut dans les mêmes termes pour n’importe quel effort intellectuel, existentiel, artistique, etc. Mais il ne faut pas passer trop vite sur ces premières lignes, il y a l’effort, l’œuvre auquel il aboutit, et puis il y a ce moi et ce moi qui est au-dessus de lui, qui s’est dépassé, qui n’est pas vraiment situable ni limitable, insérable dans une représentation figée de soi.  De la même façon qu’il existe un surcroit de valeur, de prix (préciosité) dans l’effort par rapport à l’œuvre, laquelle donc n’est pas vraiment « l’aboutissement rêvé » de l’effort mais seulement le prétexte, il y a une sorte d’agrandissement du moi, d’augmentation, d’intensification de l’être qui par l’effort « persévère dans son être » (Spinoza). En d’autres termes l’effort n’est pas une action d’un moi, il n’est pas ce que le moi « fait », mais ce par quoi le moi se révèle étonnamment autre chose qu’une chose, qu’une substance, qu’un être fini et déposé dans une portion d’espace. Le moi (physique) est bien là dans un espace délimitable et à un temps défini, mesurable par une horloge mais voilà qu’étrangement ce moi est « plus que lui-même » par l’intensification d’un effort qui manifeste une autre dimension que celle de l’espace. 

Cet effort est une concentration de la durée, tout simplement parce qu’on ne voit pas d’où ni comment ce moi aurait pu « augmenter » dans l’espace (puisque il n’a pas grandi) ou dans le temps puisque il n’a pas augmenté son espérance de vie (en un sens il en a même perdu). Ce n’est pas ça qu’il a fait, il a produit un effort, il n’a fait qu’être là, mais « plus » et si nous nous demandons sur quelle échelle nous pouvons inscrire ce « plus », nous ne pouvons la définir autrement que dans les termes d’une intensité

Une intensité est le contraire d’une extension, d’une extensivité. Ce n’est pas dans la conquête de son territoire, dans l’extension de lieux dans lesquels il pourrait exercer un pouvoir que mon moi a produit son effort mais intensivement. Cela signifie donc que cet effort ne consiste pas dans la preuve extérieure que je peux fournir du fait d’avoir accompli un effort. Ce n’est pas le résultat tangible, physique de l’effort, mais l’intensité pure de l’effort, la libération de cette puissance qui m’est propre et finalement dont moi seul peut juger.

  • «  J’ai fini ma dissertation donc j’ai bien travaillé 
  • Mais de quel intensité fut l’effort libéré pour aboutir à ce produit fini, détachable, extérieurement là?


C’est ça la vraie question. Nous ne nous situons plus du tout ici dans l’espace, dans la preuve, dans l’exhibition d’attestation ou de justificatif. Nous investissons plus ou moins d’intensité d’existence dans certains ouvrages, sentiments, actes, gestes et finalement il y aurait une satisfaction qui se manifesterait en deçà du produit fini résultant de l’effort. C’est la joie, laquelle donc n’est qu’un signe, un bénéfice collatéral de l’effort, indépendamment du produit de cet effort.  Il se peut parfaitement que la valeur objective de ce produit ne soit pas vraiment estimée par qui de droit, qu’elle ne soit pas reconnue comme correcte ou parfaite ou digne d’intérêt. Cela n’a rien à voir avec la joie qui peut accompagner sa confection et pointer quelque chose de tout à fait étonnant aux yeux de quiconque ne raisonnerait qu’en termes de résultats. 
            Mais quoi? Le fait que la joie n’a que faire de la reconnaissance, des marques d’estime, des prix ou des récompenses dispensées par des organisations, des « comités », des autorités habilitées par la société à juger des œuvres, des actions, des ouvrages créés par les êtres humains. Tout cela: ce bric à brac de médailles, de distinctions honorifiques, de salaires, de prix, de reconnaissance constitue un ensemble de choses et de marques extérieures de considération, de jugement qui valent entre les humains, mais Bergson ne parle pas du tout de cela. Il évoque le rapport qui relie celle ou celui qui a dispensé l’effort et la nature. Elle nous envoie un signe grâce auquel nous ne pouvons pas nous tromper sur la valeur authentique de ce que nous avons fait. Mais qu’avons-nous  fait? Pas forcément « quelque chose », mais nous avons, à l’occasion de quelque chose, libéré un effort, accru nos intensités de vie. Nous avons été « plus », nous nous sommes impliqué..e.s dans une tâche, et dans l’instant même de l’effort produit à l’occasion de cette tâche, nous avons ressenti de la joie dans le courant de sa réalisation, dans le flux intensif de notre implication. 

Par conséquent, ce n’est pas en vue de ressentir de la joie que nous avons libéré cet effort mais celle ci est venue très opportunément et simultanément dans le kairos de cette libération là. Elle est le bénéfice collatéral de l’effort et pas du tout sa finalité. C’est justement aussi à cela que l’on reconnaît la vie et pas du tout les rouages inhérents à toute récompense humaine, laquelle équivaut à un marchandage. Pour la société, c’est du donnant/donnant (et nous avons institué toute une éducation du "mérite" là dessus): tu as fait un livre et je te donne peut-être le prix Goncourt, tu fais une bonne dissertation et je te donne une bonne note, mais ici, c’est tout autre chose: la joie vient AVEC l’effort. L’effort produit pour hausser mon intensité de vie à la hauteur de l’implication requise par ceci ou cela s’accompagne d’un signe envoyé par la nature pour confirmer le fait que l’auteur de cet effort abonde dans son sens. C’est juste un avertissement, une indication voire un encouragement: « ce que tu fais, là où tu l’as vraiment fait, c’est-à-dire dans le cadre de ce rapport intime de soi à soi où se décide finalement l’investissement de notre énergie, c’est « bien », ça va dans le bon sens. Pourquoi? Parce que cela fait advenir du nouveau, de l’inédit. Un nouveau visage de la réalité, une variable insoupçonnable de telle ou telle direction qui semblait destinée à….s’est opérée grâce à cette intensification de la présence du monde de telle ou telle personne. 

Par conséquent quand les philosophes utilisent de grands mots, de grands raisonnements sur le sens de l’histoire, sur la destinée humaine, sur l’évolution des sociétés, sur les causes politiques à défendre, ils "spéculent", ils en font trop parce qu’en réalité, il y a des signaux beaucoup plus modestes et en même temps absolument incontournables qu’une action, qu’une pensée, qu’un effort est vraiment « probant.e », c’est la joie. Nous allons nécessairement dans le bon sens lorsque nous nous sentons joyeux en agissant, en pensant, en exécutant une tâche parce que la nature nous avertit que nous venons de créer quelque chose, ou de faire advenir une variable dans le cours trop prévisible des évènements. 

La joie est un « signe » et nous retrouvons exactement l’étymologie de bonheur: « bon heur », sachant que heur vient du latin augurium qui signifie « signe favorable ». Le bonheur désigne donc le fait de saisir les évènements comme « de bon augure ». Nous ne jouissons pas des évènements mais de notre capacité interprétative à les cibler et à les ressentir comme de bons augures. C’est très exactement ce que fait la joie. Il n’est rien dont on ne puisse faire un bon augure dés lors que nous le faisons au fil d’un effort intense et créatif.  Par conséquent, notre destination est atteinte mais elle l'est « avant le terme initial ». Je pensais que je faisais ma dissertation pour avoir une bonne note mais voilà qu’une joie se manifeste bien avant que je la rende, dans le feu de l’écriture, dans  l’inachèvement de l’action d’écrire « en cours ». Ce n’est pas le produit fini qui me procure de la joie, c’est exactement le contraire, c’est le fait de n’en avoir pas fini, voire la réalisation de ceci que je n’en aurai fini. Dans le cours de l’effort, ma joie jaillit et « demeure ».... et la note alors?

Ça m’est presque égal en fait, mais disons que cela me fera plaisir tout en sachant que ce plaisir ne sera en aucune façon équivalent à la joie éprouvée PENDANT l’écriture. Quoi? Ce serait aussi facile que ça? Le bonheur et la joie seraient en fait ces signaux envoyés par la vie pour nous avertir de la justesse de cette intensification de notre désir d’existence? Oui. Mais alors tout ce dont le mérite social, les marques de considération et de reconnaissance dont la société ne cesse de faire la publicité et la promotion, tout cela ne constitue en fait qu’un second degré, que des artifices de seconde main par rapport au bonheur inhérent à l’effort de création? Oui. 

Le plaisir sexuel est l’artifice inventé par la vie pour nous donner envie de faire des enfants, ce qui va dans son sens puisque évidemment la vie veut que la vie se maintienne et se conserve. Mais il n’y a aucun rapport entre ce plaisir sexuel et la joie pure d’avoir participé à ce que des enfants, c’est-à-dire de nouveaux visages de la vie soient. Il y a ici deux choses différentes: le plaisir des corps par le biais duquel la nature veut qu’on se reproduise et la joie d’avoir fait advenir à la vie des êtres, d’avoir donné à l’être de nouveaux modes, de nouveaux styles, de nouveaux visages, bref d’avoir donné à l’être un surcroît d’être et de puissance. 




« Le plaisir n’indique pas la direction où la vie est lancée ». Il est ponctuel et ne dure que le temps de l’acte amoureux. Par contre, participer à la naissance mais surtout à l’ancrage d’un individu dans l’être, voir cet être grandir en puissance et sans cesse être plus, donner tout son comptant dans diverses activités au sein desquelles il se libère comme puissance d’agir, cela donne de la joie en soi et n’a strictement rien à voir avec la reproduction. On est l’auxiliaire de l’être, on participe à ce que c’est qu’être par l’affirmation de soi d’un être qui crée une toute nouvelle variable d’existence. Sans cette joie là, on ne comprendrait rien au désir d’adoption. Le plaisir sexuel est ce par quoi la vie se conserve (éventuellement), la joie de créer est ce par quoi l’être se renouvelle (nécessairement). Il faut distinguer sexualité et procréation, ce que finalement très opportunément les contraceptifs nous permettent de faire. Pro-créer est une action dont on aurait tort de limiter la durée et le sens à la seule dimension génitale. 

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