Avant de reprendre le fil de ce qui a été écrit hier, je voudrai insister sur la démarche que je suis dans ces séances de juin qui sont les dernières. Il s’agit pour moi de revenir sur tout ce qui a été fait durant l’année et d’insister sur des notions ou sur des références, disons des « moments » dont la liaison fait vraiment « sens ». Il n’est pas du tout indifférent que nous terminions l’année sur le thème de la « honte d’être un Homme », sujet vraiment intéressant dés lors que l’on comprend à quel point il ne s’agit pas d’une honte personnelle, d’un appel à la culpabilisation, à la repentance. Cette « honte d’être un humain », nous la ressentons nécessairement toutes et tous et elle fait sens car il n’existe pas de honte d’être un tigre ou de honte d’être un insecte. Il s’agit de comprendre ce mode d’être particulier qui inclue à la fois l’exosomatisation et la honte parce que les deux vont ensemble et cela: on ne peut le réaliser que lorsque on saisit l’ambiguïté du pharmakon, lequel désigne à la fois le poison et le remède mais revêt aussi ce sens de la victime expiatoire directement lié à la culpabilité.
Ressentir cette honte, c’est manifester à l’endroit de son espèce, de son genre, une sensibilité philosophique forte, une « pudeur » au sens le plus noble du terme et force est de constater que les personnalités ou les figures invitant les humains à revenir à la vérité de cette pudeur sont, le plus souvent, des femmes, d’Antigone à Greta Thunberg. S’il est un lieu conceptuel à partir duquel on peut concevoir un féminisme pertinent et réellement « porteur » (enfin plus porteur que celui de Marlène Schiappa) c’est celui-là, non pas que les hommes (mâles) en soit privés (Nietzsche, Gilles Deleuze, Bernard Stiegler sont des hommes) mais précisément c’est un féminisme qui désigne moins un sexe qu’une modalité de pensée, voire qu’une modalité de prise de parole, qu’un recul, qu’une maturité dont les êtres masculins heureusement ne sont pas tous dépourvus.
Cette infinie justesse, ce tact de la parole vraie et pudique de la parrhèsia (on peut écrire aussi la « parrêsia »), c’est ce que l’on retrouve dans le style de Virginia Woolf et la philosophie de Simone Weil (à ne pas confondre avec la femme politique). Laissons là ce sujet pourtant réellement fascinant mais qu’il aurait vraiment été plus facile pour nous à traite en présentiel pour de multiples raisons (s’il vous intéresse, n’hésitez pas à me contacter par mail).
Le rapprochement entre Antigone et Greta Thunberg peut sembler « loufoque », hasardeux voire complètement hors de propos. Le philosophe Bernard Stiegler pense que non (et évidemment il me semble qu’il a complètement raison):
« Il faut honorer ses morts. Voilà ce que dit Antigone avant tout (Antigone s’oppose à Créon qui refusait que le frère d’Antigone Polynice soit enterré dans le sol de la cité de Thèbes). Mais il faut honorer sa descendance en en prenant soin: c’est la condition de l’honneur fait aux morts - c’est-à-dire aux savoirs, aux ascendants. C’est ce que, depuis l’intransigeance de sa colère contenue et sublime, Greta Thunberg nous dit en ne cessant d’en appeler à la science, alors mêmes que les traces du passé que nous conservions sont en train d’être labourées par les algorithmes qui détruisent cet humus noétique (la noèse désigne l’acte même de penser - Par « Humus noétique » Stiegler désigne ces connaissances grâce auxquelles nous sommes à même de penser aujourd’hui grâce à l’héritage notamment scientifique de la génération antérieure à la notre) sur le fond duquel seulement il nous est donné de faire époque. »
Le discours de Greta Thunberg à l’ONU est une illustration parfaite de la parrêsia, tout comme celui qu’Antigone adresse à Créon. Ce n’est pas du tout un discours fondé sur une indignation de posture mais sur une épreuve de vérité, sur le désir précis de pointer de la dénégation (nier contre toute évidence: la dénégation c’est l’élève pris en flagrant délit qui répond absurdement: « j’ai rien fait » ou « c’est pas moi ») dans les prises de position, notamment sur la croissance de nos dirigeants. « Comment osez-vous? » Comment pouvez-vous vous entêter dans la dénégation de cette honte d’être un Homme qui nous constitue, qui nous « sauve », qui nous permet d’assumer ce que nous sommes, à savoir une espèce fondamentalement et originellement (2001, Odyssée de l’espace) exosomatique.
Mais pour vraiment saisir ce lien entre l’exosomatisation et la honte d’être un Homme, il importe de la fonder sur d’autres bases que celle de l’actualité la plus récente. Si la personnalité médiatique de Greta Thunberg est aussi intéressante philosophiquement, c’est parce qu’elle reprend (inconsciement probablement) une association de concepts qui nous était signifiée dés le mythe de Prométhée.
Il faut bien avoir en tête qu’il existe plusieurs versions de ce mythe. Celle-ci développe l’idée d’une répartition qu’Epiméthée, frère de Prométhée, exécute en vue de préserver l’équilibre entre les espèces animales. Nous dirions aujourd’hui qu’Epiméthée est finalement chargé de constituer une sorte de « chaîne alimentaire » permettant à tous les animaux de survivre en compensant toujours telle faiblesse par telle force. Oubliant l’être humain, son frère Prométhée dérobe à Héphaïstos et à Athéna le feu et le savoir faire technique.
Cette partie est très largement commentée notamment parce qu’au delà de la part surnaturelle inhérente à tout récit mythologique, elle pointe probablement le trait distinctif le plus incontournable de l’animal humain dans la création, soit ce que le statisticien Alfred Lotka appelle l’exosomatisation, terme abondamment repris par Bernard Stiegler. Epiméthée a fait don aux espèces animales de facultés endosomatiques qui les caractérisent en propre. Le fait que les qualités humaines aient été dérobées aux Dieux et données aux hommes comme un présent extérieur décrit bien en effet le fait que les capacités humaines sont produites à l’extérieur de son corps naturel, physique. Ce que l’homme peut, il le peut extérieurement par des organes qui sont des artefacts, des outils. L’homme ne se différencie en rien des animaux à cette différence prés qu’il est un animal « prothétique ». Il échappe ainsi à la planification naturelle et régulée mise en place par Epiméthée pour tous les autres animaux. L’objection qui consisterait à arguer que d’autres animaux que l’homme utilisent des outils est réfutable parce que ces espèces ne donnent pas à l’outil la place centrale, déterminante, définitoire que les hommes lui accordent. Nous consistons dans cet accroissement de notre corps exosomatique par les outils technologiques.
Toutefois le récit ne s’arrête pas là et Platon rend également compte de ce qui se produisit lorsque les Dieux décidèrent de faire commencer cette aventure de la vie animale sur terre:
« Puisque l'homme avait sa part du lot divin, il fut tout d'abord, du fait de sa parenté avec le dieu, le seul de tous les vivants à reconnaître des dieux, et il entreprit d'ériger des autels et des statues de dieux ensuite, grâce à l'art, il ne tarda pas à émettre des sons articulés et des mots, et il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures et les aliments qui viennent de la terre. Ainsi équipés, les hommes vivaient à l'origine dispersés, et il n'y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu'elles, et leur art d'artisans, qui constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s'avérait insuffisant dans la guerre qu'ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet, ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler pour assurer leur sauvegarde en fondant des cités. Mais à chaque fois qu'ils étaient rassemblés, ils se comportaient d'une manière injuste les uns envers les autres, parce qu'ils ne possédaient pas l'art politique, de sorte que, toujours, ils se dispersaient à nouveau et périssaient. Aussi Zeus, de peur que notre espèce n'en vînt à disparaître tout entière, envoie Hermès apporter à l'humanité la Vergogne et la Justice pour constituer l'ordre des cités et les liens d'amitié qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la justice et de la Vergogne: « Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été ? Leur répartition a été opérée comme suit: un seul homme qui possède l'art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la justice et la Vergogne entre les hommes, ou dois-je les répartir entre tous ? » Zeus répondit : « Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part, comme c'est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu'on mette à mort, comme un fléau de la cité, l'homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la justice. C'est ainsi, Socrate, et c'est pour ces raisons, que les Athéniens comme tous les autres hommes, lorsque la discussion porte sur l'excellence en matière d'architecture ou dans n'importe quel autre métier, ne reconnaissent qu'à peu de gens le droit de participer au conseil, et ne tolèrent pas, comme tu le dis, que quelqu'un tente d'y participer sans faire partie de ce petit nombre ; ce qui est tout à fait normal, comme je le dis, moi ; lorsqu'en revanche, il s'agit de chercher conseil en matière d'excellence politique, chose qui exige toujours sagesse et justice, il est tout à fait normal qu'ils acceptent que tout homme prenne la parole, puisqu'il convient à chacun de prendre part à cette excellence — sinon, il n'y aurait pas de cités. Voilà donc, Socrate, la cause de ce fait.
Platon, Protagoras, 320b-323a.
Platon, Protagoras, 320b-323a.
Il est peu de mythes qui essaient d’expliquer de façon aussi complète "le phénomène humain ». Nous cultivons les dons dont nous avons « illégalement « hérités » grâce à Prométhée mais cela ne suffit pas à nous protéger des animaux car endosomatiquement , nous ne sommes rien et l’intelligence a besoin d’un collectif donc d’une sociabilité qui puisse régler les rapports entre les Hommes. Deux décide alors de compléter les qualités divines de l’être humain par un nouveau don consenti cette fois-ci: la justice (Diké) et la vergogne (aidôs). Pour bien comprendre le sens de ce terme un peu ancien il suffit de penser à une expression qui est encore en vigueur: « sans vergogne ». Quelque qui agit sans vergogne c’est une personne qui comment un acte infamant sans en avoir honte. Cette association suffit à justifier dans l’esprit de Protagoras que le respect de la justice en chaque homme implique qu’il puisse avoir honte de commettre une injustice.
Suit alors une question du dieu Hermès et finalement , nous pouvons penser qu’en un sens, aussi imposante que soit la place consacrée par Protagoras à la description de ce mythe, c’est finalement là qu’il veut en venir, à savoir à la réponse de Zeus à la demande de Hermès qui s’interroge sur la répartition de ces deux cadeaux divins aux hommes: faut-il en gratifier seulement quelques Hommes ou chacun d’eux:
- Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part.
Telle est la réponse du Dieu des Dieux qui justifie à elle seule l’exercice de la politique à Athènes à cette époque. S’il existe une agora, s’il existe une chose publique, c’est parce que tout citoyen a été doté par Hermès de vergogne et de justice. Chaque citoyen possède le sens, l’intuition de ces deux perfections, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il les accomplira toujours dans ses actions.
Il y a beaucoup de commentaires à écrire sur cette dimension de la vie politique induite par le mythe, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse présentement, bien que tout élève de terminale doit vraiment garder en tête ce récit « dans son entier » (VRAIMENT). Le point qui retient aujourd’hui notre attention est la vergogne et la justice. Ce mythe relie entre elles l’exosomatisation de l’espèce humaine et la honte , comme si le sens de la limitation de nos actions devait, pour l’être humain et seulement pour lui, être assuré par une prédisposition à la retenue, à la pudeur, à l’efficience d’un réfrènement de soi, bref à un sens moral qui ne pourrait venir que des dieux.
Deux mentions assez récentes et très distinctes à la honte d’être un Homme méritent aujourd’hui d’être notées:
- Celle de Gilles Deleuze: « Et la honte d’être un homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. »
- Celle de Greta Thunberg évidemment: « Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s'effondrent, nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ! »
La mise en relation du mythe de Prométhée avec ces deux évocations de la honte est extrêmement éclairante. Elle l’est presque intimement pour autant que personne de bonne foi, parmi nous, ne peut nier qu’en effet, l’existence Humaine aujourd’hui nous place quotidiennement en situation d’avoir honte de ce que nous faisons, disons, portons, mangeons, utilisons, etc. La liste des infractions étrangement très légales, voire encouragées par les lois que nous commettons à l’égard de l’Humanité, de la nature, de la vie est tellement longue que nous commençons plus ou moins consciemment chacune de nos journées en la procrastinant ou en la déchirant.
Nous « pactisons », nous nous en remettons à des arrangements dont certains d’entre nous vont jusqu’à faire semblant d’être fiers, comme si, petits malins de l’existence, nous tirions toujours notre épingle du jeu en sortant de ces questions de conscience « intacts » pour avoir préservé ou accru notre pouvoir d’achat, notre compte en banque, notre capital social, notre « plus value » sur le marché du travail ou de la reconnaissance. Il n’est pas exclu après tout qu’à un niveau assez inconscient (espérons-le du moins) nous soyons portés à élire des dirigeants politiques dans lesquels nous retrouvons comme en miroir ce même renoncement à faire place à la honte, cette fausse gloire à laisser triompher en soi le déni sur la vergogne).
C’est tout pour aujourd’hui.
Pour la semaine prochaine, je vous demande un travail un peu particulier qui consiste à m’adresser toutes les questions, remarques et objections à tel ou tel point du cours depuis le début de l’année. S’il y a plusieurs passages sur lesquels vous souhaiteriez que nous revenions, il va sans dire que j’y consacrerai quelques paragraphes dans les quelques séances qui nous restent.
Bonne journée à vous!
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