Il semble difficile d’évoquer ces deux notions de médias et de démocratie sans être interpellé par la notion de représentation puisque nous vivons dans une démocratie représentative et que les médias se définissent par ce travail qui consiste à nous donner une certaine représentation du monde. Il est donc légitime de s’interroger sur la coexistence d’un mode de représentation politique permettant d’échapper aux dangers d’une démocratie directe et d’un mode de représentation médiatique imprimant une certaine vitesse à la res publica. Autrement dit, la nécessité contractuelle d’une représentation par le biais de laquelle les citoyens voient dans leurs députés les incarnations de leur volonté est-elle trahie, malmenée, gauchie par un effet de surenchère dans la spectacularisation de la vie publique ou conduit par elle dans ses conséquences ultimes mais logiques ? Peut-on avoir les bons effets (ou supposés tels) de la représentation électorale: sa nature contractuelle, l’espace offert à l’échange d’idée, à la promotion d’une vision, d’un idéal, sans en subir les mauvais : la théâtralisation des intrigues, l’impatience du public à l’égard d’actions politiques que l’on juge trop lentes dés lors qu’elles nous sont présentées comme des films, la confusion des genres entre la compétence d’un dirigeant et son aptitude à occuper efficacement le terrain de la scène médiatique ? N’est ce pas le propre d’une démocratie représentative que de pencher dangereusement vers une démocratie en représentation dans les coulisses de laquelle s’orchestrent tranquillement, silencieusement, constitutionnellement des mécanismes de reconnaissance purement aristocratiques et inégalitaires?
On peut citer ce constat très amer d’un ancien premier ministre et poser la question en empruntant l’image qu’il nous propose :
« L'opinion publique est devenue consumériste et d'une certaine façon, presse aidant, les responsables politiques, fussent-ils président ou Premier ministre, peuvent être insultés à merci. Et cela c'est insupportable pour les proches. Moi-même, si c'était à refaire, je ne referais pas ce métier. La rapidité des techniques, la mondialisation financière font que l'espace de responsabilité du gouvernement de la république française a considérablement diminué, alors même que les gens vous rendent responsables de tout. La profession politique ne bénéficie plus du respect qu'on avait pour elle du temps où elle passait pour efficace c'est-à-dire du temps du plein emploi. Aujourd'hui on nous insulte, on nous veut pauvres et on nous moque. Nos rois avaient leurs bouffons, mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui les bouffons occupent la cathédrale, et les hommes politiques doivent leur demander pardon. Ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de la profession. »
Que les hommes politiques en exercice aient de moins en moins de marge de manœuvre alors qu’on leur impute de plus en plus la responsabilité de la crise et qu’on leur manque ainsi cruellement de respect, est-ce injuste, est-ce à mettre sur le compte d’une certaine évolution consumériste, ou bien encore, possibilité qui est la moins explorée des commentateurs attitrés de la vie politique, ne serait-ce pas la suite logique d’un régime au sein duquel de façon larvée la République corrompt l’esprit de la Démocratie. En d’autres termes, il est tellement commun aujourd’hui de rendre les médias responsables des avatars de la spectacularisation de la vie publique qu’on peut, au moins, s’interroger sur la possibilité que ce dévoiement soit inscrit en germe dans cette pétition de principe de l’idéal républicain selon laquelle aucune démocratie ne peut se concevoir sans représentation (même si Kant et Rousseau sont en désaccord sur ce point). N’est ce pas pour ne pas avoir à aller chercher dans les profondeurs d’un déficit structurel, inhérent à l’héritage philosophique des lumières et de la révolution française, les origines du mal dont nous souffrons aujourd’hui que nous incriminons, comme le fait Michel Rocard la presse, le consumérisme, la mondialisation, les nouvelles technologies ?
Cela ne signifierait pas que ces facteurs ne soient pas concernés par ce manque de considération de la chose publique mais qu’ils ne seraient pas déterminants. Autrement dit, que les bouffons puissent désormais occuper la cathédrale : n’est-ce pas dû au fait qu’il fait partie intégrante de la fonction des rois d’aujourd’hui d’être les bouffons de leurs bouffons, tout simplement parce qu’aucune compétence à la représentation ne peut être reconnue par les représentés sans devenir l’enjeu d’une théâtralisation de la part des représentants ? Il y a manque de respect parce qu’un certain effet d’intimidation de la fonction ne joue plus aujourd’hui. Mais d’où vient qu’il aurait à valoir si ce n’est d’une sacralisation de l’autorité de l’Etat ? Ce qui prête à discussion dans l’image de Michel Rocard c’est que l’exercice d’un pouvoir républicain fondé sur la représentation, sur l’incarnation, ne peut se concevoir qu’en se situant toujours déjà, comme un fait accompli, dans l’enceinte de la cathédrale. La chaise vide de Giscard d’Estaing en 81 n’est pas un siège, c’est un trône laissé vacant. Il est impossible de jouer du symbole sans devenir à son tour le jouet des déplacements du symbole (Lacan). Qu’un ancien homme d’état, même dans une image, évoque la profanation d’un espace sacré pour évoquer le déficit de considération de la chose publique marque assez nettement l’impossibilité dans laquelle tout régime républicain se trouve de pouvoir débarrasser la notion de représentativité publique de celle, religieuse, d’incarnation. L’esprit public, c’est forcément aussi l’esprit saint.
Il est possible d’objecter à cette thèse selon laquelle toute autorité fondée sur un mode de représentation électorale s’expose au risque de devenir une instance spéculaire, le fait que les médias ne jouent pas le rôle qui devrait leur revenir, soit celui de lier non seulement les hommes et l’actualité mais aussi l’opinion et les instances de l’autorité publique. Ils auraient substitué à la fonction de faire lien celle de servir d’interface par quoi chacun des deux acteurs se juge, se jauge et se satisfait d’être lui-même dans le reflet que les médias lui renvoient et, de fait, il est indiscutable qu’une certaine évolution des moyens d’information tend moins à nous tenir au courant de… qu’à nous inviter à prendre position sur…C’est exactement comme si les médias se situaient maintenant dans une telle proximité avec la trame des évènements qu’il s’agirait pour eux d’instaurer un climat d’instantanéité réactive et englobante plutôt que d’attention réceptive et distante. Comme dit Bourdieu, le fait divers fait alors diversion notamment parce qu’il s’impose à nous comme un fait à l’égard duquel on ne peut pas ne pas se situer, se définir, se constituer un genre, une appartenance, un type de discours mais aussi parce qu’il nous éloigne de ce flux lent et insensible, de ce jeu souterrain d’interactions dans l’efficience duquel la propension des choses suit efficacement son cours. Ce qu’on mesure alors ce sont les ravages d’une déformation par le biais de laquelle l’opinion se révèle plus pressée de travailler son « être en représentation » dans la réactivité aux faits que de connaître les faits.
Or cela pose la question de savoir dans quelle mesure un régime politique installant au sommet de sa hiérarchie pyramidale un être dont la fonction est fondamentalement représentative peut totalement se dédouaner de cette dérive. Nous sommes tellement accoutumés à invoquer les prestations piteuses de la télé réalité pour expliquer les dévoiements de la considération de la chose publique qu’il serait peut-être intéressant d’inverser le principe de causalité. Le fait que le « plus » de la fonction présidentielle réside dans l’optimisation symbolique de la représentativité de l’être ne peut s’imposer à nos regards sans nous interroger sur la pertinence de cet axiome de la vie publique selon lequel le poids de notre ancrage à l’être est proportionnel à celui de l’aura de notre représentation sociale, comme si l’incarnation était le gage d’une existence plus riche, plus « fondée », comme si « faire notre numéro » nous ancrait davantage dans le cryptage existentiel de notre chiffre.
Le fait que le président d’un état républicain « incarne » nos institutions constitue-t-il le principe d’excellence d’un peuple réalisant dans la modalité même de cette délégation le fondement contractuel de son adhésion à la nation, ou bien décrit-il la faille dans laquelle va s’insinuer très logiquement dans ce lien du citoyen à l’Etat une dimension fragilisante et spéculaire au sein de laquelle ce que le vote entérine n’est plus tant notre consentement au contrat républicain qu’un processus de « fantômisation », d’ectoplasmie, au sens propre du terme ? Ce serait dans le mouvement par lequel nous exprimons notre plus grande liberté citoyenne que paradoxalement nous la perdrions, ou du moins, nous ne la vivrions plus qu’à l’état de « spectre ».
Cette question pointe d’abord vers l’ambiguïté philosophique du rapport entre République et Démocratie. Lorsque Platon décrit ce qui lui apparaît comme le mode de gouvernement idéal dans « La république », ce ne sont pas les principes d’une démocratie qu’il expose mais ceux d’une aristocratie dans laquelle le pouvoir revient aux philosophes. Bien plus tard, Kant ne cachera pas son extrême scepticisme à l’égard du « démos » auquel il fera porter la responsabilité de toutes les errances de la Révolution Française, celle-ci illustrant par ailleurs, selon lui, par ses conquêtes inestimables, l’excellence de la République. Ce qui porte l’idéologie des Droits de l’Homme, ce n’est pas le peuple de la démocratie mais l’universalité de l’esprit républicain. L’excellence de la représentation est telle pour Kant qu’il fonde la supériorité de l’aristocratie par rapport à la démocratie sur le fait qu’elle installe au pouvoir peu de représentants. Si la représentation est le critère de la bonne république, alors plus il fonctionne et plus on voit de nombreux représentés élire peu de représentants, donc l’aristocratie est plus républicaine que la démocratie.
Certains intellectuels se sont aujourd’hui fait une sorte de « profession de foi » de reprendre ce flambeau républicain et d’assigner tous les dysfonctionnements dont nous souffrons aujourd’hui à une sorte de populisme médiatique dont les ravages se feraient aussi bien sentir dans le soi-disant nivellement par le bas de notre éducation nationale que dans le rapport à une chose publique dont l’aura n’impose plus ni respect ni intérêt citoyen. C’est finalement l’esprit de la tirade de Michel Rocard. Si le niveau du débat politique se dégrade, ce ne serait pas à cause de la nature de nos institutions, mais à cause de la télé-réalité (pour faire court). La proposition exactement inverse reste néanmoins formulable, voire possible : dans quelle mesure n’est-ce pas plutôt la télé-réalité qui serait inscrite presque en germe dans l’esprit même de nos institutions républicaines ? Dés lors que la sphère représentative est posée comme un gage de légitimité et un critère d’excellence, comment pourrait-on éviter que s’activent en son sein des glissements progressifs et insensibles par l’entremise desquels elle travaille l’opinion pour tirer son épingle d’un jeu dans lequel c’est bel et bien l’esprit des institutions républicaines qui lui a accordé ce pouvoir d’être un rouage déterminant ?
Dans cette perspective, nous assisterions alors à des prouesses d’indignation particulièrement « plaisantes » lorsque ces intellectuels, gardiens du temple de la République, condamnant (d’ailleurs sur les ondes) la dégradation de l’intérêt porté à la chose publique dont ils assignent la cause au populisme des médias, critiqueraient sans s’en rendre compte l’évolution du processus même dont ils se font les défenseurs. Lorsque Andy Warhol, dans les années 60, déclarait que « Dans le futur, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité », il ne pensait peut-être pas à la télé réalité, mais d’où aurait-il pu retirer une intuition aussi troublante si ce n’est de l’évidence d’une montée en puissance de la capacité des médias à « produire de la célébrité » artificiellement, comme une usine fabrique des voitures.
Finalement, quelque chose de cette médiocrité ambiante donne peut-être occasion au penseur de la république de rappeler que le peuple doit être éduqué. Lorsque Kant évoque le gouvernement républicain, il n’omet jamais d’insister sur le rôle central de l’Université. C’est ainsi que des débats éventuellement violents peuvent créer, comme par un effet magnétique, une sorte de champs de force installant chacun des contradicteurs dans une posture avantageuse parce que fondé sur la même base spéculaire même si l’un considère l’autre comme un gauchissement du bon usage de la représentativité. On imagine sans peine ce qu’Alain Finkielkraut, par exemple, pense et peut-être écrira sur la dernière sortie de Nabila (« les anges de la télé-réalité »), mais qu’il y ait des Nabila capable de confondre la guerre de 14-18 avec « la guerre de 78 » donne raison à ses charges contre l’enseignement français, lequel selon lui perd, au nom d’un égalitarisme débilitant, toute sa justesse et sa fonction d’élévation par l’abandon des « vrais » critères d’excellence.
Toutes les émissions de télé réalité depuis loft story semblent cultiver, de façon différente, un trait commun : celui de démontrer « de visu » la grande difficulté d’inconnus à cohabiter sous un même toit, comme s’il s’agissait de renvoyer aux téléspectateurs, la preuve indiscutable de leur incapacité structurelle à s’entendre. Il suffit de voir avec quelle délectation les scènes de heurts et de disputes entre les candidats sont reprises et commentées. On envoie ainsi au public de la télé réalité une image de lui-même suffisamment divisée et dépréciative pour conforter en lui le présupposé de son indiscipline, de son inaptitude à se constituer comme une unité, comme un bloc. Que « le bois dont l’homme est fait est trop courbe pour que l’on puisse rien y tailler de bien droit », comme le dit Kant, c’est exactement ce que filme ces émissions. Nabila ne comprend pas que Capucine, en tant que fille, n’ait pas de shampoing. Elle pose les limites de son « seuil de normalité » dans un cadre très étroit. Une fille ne peut pas ne pas s’occuper de ses cheveux 1) puisque elle en a 2) puisque le but de sa vie ne peut être autre que de plaire aux garçons. Il semble clair qu’avec un seuil de tolérance et d’ambition aussi bas, Nabila va avoir des difficultés à vivre avec Capucine.
Mais posons-nous la question de savoir pourquoi depuis une semaine, cette tragique affaire s’est répandue comme une trainée de poudre sur la toile et dans les conversations. La réponse est simple : parce que la façon dont Nabila exprime cet ostracisme est excessivement « maniérée » : « Allô quoi ! ». Inconsciemment, chacun de nous perçoit bien que Nabila n’y croit pas elle-même ou plus exactement qu’elle s’y croit. On ne peut dire une telle chose et surtout d’une telle façon sans se caricaturer soi-même, et c’est cela qui nous fascine, qui engendre sur la toile quantité de parodies, de déclinaisons. La caméra produit sur Nabila un effet d’ « auto caricature » auquel réagissent quantité d’internautes soucieux de marquer ainsi leur désolidarisation en vertu de ce principe selon lequel on n’est pas ce dont on se moque. Mais ne tombons-nous pas alors dans le piège de la représentation, piège dont on pourrait peut-être faire remonter l’origine à la nécessité pour le pouvoir de fonder l’idée de son autolégitimation sur la représentation au peuple d’un peuple divisé, intolérant, peu éclairé ? Les internautes s’auto-caricaturent ironiquement pour pointer l’auto caricature de Nabila dont ils soupçonnent (peut-être à tort d’ailleurs) qu’elle est, elle, involontaire. Mais quand cesse-t-on de s’autocaricaturer ? N’existerait-il pas, aussi étrange que cela puisse sembler un rapport entre le processus d’autocaricature de Nabila et celui bien plus profond, bien plus agissant et bien plus dissimulé d’un mécanisme d’autocaricature du citoyen ? N’est-ce pas exactement parce que nous nous laissons prendre au piège de cette autocaricature d’une certaine image du peuple incarnée par Nabila, soit en l’adoptant, soit en nous en démarquant, mais, en tout cas, en y « réagissant » que nous donnons à l’efficience hiérarchique d’un « tout en représentation » du pouvoir républicain le droit de s’imposer à nous dans la mesure où, dans une sphère de cohabitation, dans laquelle il semble aller de soi que le « vivre ensemble » est une affaire de jeux de rôles, il va également de soi que la fonction suprême ne saurait être d’une autre nature que « représentative ».
Sur quoi repose le cercle vicieux de cet étrange jeu de miroir accréditant aux yeux de la population la certitude qu’il n’est pas mûr pour la démocratie, pour la vraie démocratie, c’est-à-dire celle qui n’est pas représentative ? Le marquis de Sade s’était peut-être trompé de terme en écrivant : « Français ! Encore un effort pour être républicains ! » C’est de l’effort pour être démocrate dont il s’agit maintenant de parler, parce que celui-ci n’a peut-être pas été politiquement tenté depuis longtemps, et cet effort passe par la juste attitude qu’il nous revient d’adopter face à « Nabila », laquelle consiste d’abord à réaliser qu’elle n’est ni stupide, ni vulgaire, ni même « jugeable » mais seulement prise au piège de sa propre caricature (consciemment ou pas), et ensuite à « passer à autre chose », ou plus exactement à retrouver exactement ce socle populaire que tous ces processus médiatiques de caricatures de soi s’activent à nous faire perdre. Une telle puissance de représentation et de « stéréotypie » ne se mettrait pas ainsi en marche, de façon aussi systématique et constante, s’il ne s’agissait pas pour elle de gauchir quelque chose, de pervertir le flux d’une puissance : celle du peuple à faire « bloc », à faire « peuplement », à retrouver l’authenticité du « Démos ».
Nous pourrions rendre grâce aux intellectuels gardiens du temple de la République de nous indiquer très clairement la voie à suivre pour retrouver ce corps du « Démos » : « Internet, dit Alain Finkielkraut, est une poubelle dans laquelle on trouve peut-être quelques trésors » Que trouve-t-on exactement dans cette poubelle ? De quoi dépasser largement les talents de visionnaire d’Andy Warhol car ce que la toile nous donne l’occasion d’investir aujourd’hui, c’est une agora capable de substituer à la Res Publica représentative, la « toute publicité » paradoxale, anonyme et libératrice d’une « non chose », c’est-à-dire d’un territoire d’affects où se multiplient d’étranges et fécondes rencontres. Il n’est pas question des réseaux sociaux, lesquels sont encore, en grande partie, sous l’emprise de la « Nabila attitude », mais des blogs, du développement de l’art numérique, des sources infinies de documentation, de l’activation d’une autre « information », d’une intelligence pure, grouillante et anonyme revenant à la justesse de son étymologie : « faire des liens ». Ce qu’Alain Finkielkraut condamne dans Internet, c’est peut-être l’émergence d’une véritable démocratie constituée de citoyens auxquels est donnée la possibilité d’accéder anonymement à l’efficience d’un tout publiable qui fait imploser la conception hiérarchique et républicaine de la représentation ainsi qu' à une masse de connaissances sur laquelle le monopole de la détermination des bons critères de classification du professeur ne peut plus s’exercer. C’est bel et bien un enjeu décisif pour lui de réduire Internet à Nabila car elle est l’arbre qui lui permet de se cacher à lui-même l’évidence de la forêt, celle d’une communauté à laquelle est enfin offerte la possibilité d’être composée d’autodidactes de la chose publique.
Parmi les expérimentations effectuées dans ce « laboratoire de la démocratie » que fut Athènes au 5e siècle avant JC, il faut insister sur ce glissement par lequel le nom de famille des citoyens fut remplacé par celui de leur « dème », de leur quartier. Le critère de la noblesse ou de la réputation d’une famille a été ainsi remplacé par celui de l’appartenance à un territoire et Athènes vit à cette époque quantité de « métèques », c’est-à-dire d’étrangers (c’est l’origine du terme avant qu’elle soit péjorative) accéder au statut de citoyen. Il ne fait qu’aucun doute qu’internet nous donne aujourd’hui la possibilité de revenir à des expériences de démocratie « pure ». Quelque chose d’anonyme, de stylisé et d’inexorable en quoi se retrouve l’effet de souffle du vrai « peuple » s’y constitue. Nous n’avons pas, grâce à la toile, droit à quinze minutes de célébrité mais à toute une existence d’ « anonymat public ».
Sous le populisme de Nabila, et bien plus profond qu’elle, il y a le populaire du carnaval, des Saturnales et des fêtes dionysiaques, il y a l’émission incessante des affects par quoi un peuple se constitue en envoyant des signes de vie, en dessinant des tags, en scandant des rythmes, en écrivant de la liberté autre chose que le nom voulu par Paul Eluard parce que ce n’est plus de la liberté révolutionnaire, républicaine ou résistante qu’il est ici question mais du simple mouvement de libération de la vie, celui que Nietzsche a baptisé : « Volonté de puissance ». Ce qu’Internet rend possible aujourd’hui, c’est tout simplement « la démocratie », celle qui passe maintenant par une nouvelle considération de la notion de « territoire » (les mouvements de territorialisation et de déterritorialisation chez Gilles Deleuze) ainsi que par une « redistribution » de ces territoires. Quiconque réalise cette puissance comprend à quel point c’est exactement de la notion d’ « espace vital » telle qu’elle a été si dramatiquement instrumentalisée par le nazisme qu’il s’agit de revenir (parce que, peut-être, nous n’en sommes pas autant revenus que nous le croyons) en lui substituant celle d’une territorialisation par les affects et d’un jeu d’interaction constant par le biais duquel cette territorialisation s’ouvre et s’enrichit incessamment du territoire de l’autre, lequel déjà, n’est plus l’autre (voire ne l’a jamais été). Peut-être internet décrit-il le mouvement de cette lame de fond sous la force de laquelle une conception républicaine de l’instrumentalisation du peuple est en train de céder et révèle ce fond de « démos » par quoi chacun de nous retrouve, dans l’ancrage dynamique à ce territoire d’affects qui fait de nous des créateurs, la force de croissance de son « dème » authentique c’est-à-dire de son style.
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