vendredi 5 avril 2013

Peuple et Design


On n’imagine pas aujourd’hui un designer déclarer qu’il travaille pour le peuple, comme si cet ouvrage qui ne saurait se concevoir autrement que sur un mode « avant-gardiste » ne pouvait pas rencontrer le cœur d’une population, son âme tout autant que sa masse directement, comme si le peuple ne pouvait pas constituer l’objet véritable de sa visée, le graal de sa quête. Un créateur peut bien affirmer qu’il cible une clientèle peu aisée, qu’il espère séduire les classes dites défavorisées ou disposant d’un faible pouvoir d’achat, il évoquera alors des catégories économiques mais évitera avec soin la nuance politique du terme de peuple. La notion de « design populaire » semble risquée, voire proche de l’oxymore, tout simplement, pourrait-on croire, parce que le concepteur, aussi désireux qu’il soit d’œuvrer pour « la plupart des gens » ne peut qu’anticiper sur ce que l’on pourrait appeler l’effet médiatique de son produit mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Y-a-t-il quoi que ce soit de ces deux expressions : « la plupart des gens » et « effet médiatique » qui rende compte du sens authentique de la notion de « peuple » ? Non, ne serait-ce que parce que le fond sémantique de ce concept suppose finalement que l’on est porté par lui. Au-delà de l’appellation politiquement « ringarde » du terme (du fait de l’effondrement historique du communisme – mais le peuple n’est pas exclusivement une valeur de gauche) ou de l’extrême ambiguité d’une conception du design qui se donnerait comme visée d’éveiller le peuple à des intensités de vie plus subtiles, ce qui fait légitimement peur dans l’association de ces deux vocables, c’est son dynamisme dans un sens aussi discutable (flou et manipulable)  que favorable (ouverture). C’est comme si l’un faisait pendant à l’autre pour s’orienter vers un horizon indéterminé, peut-être indéterminable mais avec « force ».
En d’autres termes, se fixer comme objectif de faire du design pour le peuple (populisme) c’est rater le sens exact de son efficience réelle qui ne saurait être qu’inspiratrice (populaire). Travailler pour lui, c’est passer à côté de la vérité de ce qui fait qu’on ne peut vraiment travailler que « par » lui, mais peut-on dés lors vraiment savoir où l’on va ? Ne pourrait-on pas se servir de cette appellation pour justifier n’importe quoi, pour donner à des approximations une valeur ou une validité aussi rétro projetée que parfaitement  superficielle, « sur jouée » ?
Il serait possible de répondre par l’affirmative à cette question si Gilles Deleuze
reprenant une formulation de Paul Klee n’avait pas donné à la notion de « peuple » de nouvelles lettres de noblesse (« donner un sens plus pur aux mots de la tribu » dit Mallarmé), c’est-à-dire un sens tout à la fois plus motivant et plus profond que les digressions politiques habituelles sur le peuple de la république. Paul Klee, constatant les limites de l’action du Bauhaus écrit dans « Théorie de l’art moderne » : « faute d’un peuple qui nous porte ». Dans sa conférence sur ce qui définit une idée en cinéma, Deleuze reprend cette affirmation en la prolongeant : « le peuple manque et il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que cette affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore, n’est pas, et ne sera jamais claire. »
La référence avec le design est ici particulièrement tentante, notamment à cause de ce que nous avons déjà évoqué sur la nécessité pour un projet design de se constituer comme « scenario d’un homme possible ». Les machines volantes de Léonard de Vinci ne peuvent peut-être pas voler mais elles nous racontent l’histoire d’un homme qui vole. Cela signifie qu’il n’est pas de projet réussi, « moteur », dynamisant sans ce mouvement étrange par lequel il pointe vers un fond d’efficience qu’il porte en lui sans qu’il soit pour autant la masse dont il se détache. Il faudrait se représenter une statue qui donnerait, en se sculptant toute seule, de l’intérieur, naissance à cette empreinte de marbre qui n’existerait en aucune façon avant que l’œuvre ne lui donne naissance (une sorte de positivité du négatif), comme si c’était dans la matière d’un peuple qui n’existe pas encore que l’œuvre mystérieusement se découpe et auquel elle fait signe. Après tout un quotidien constitue son public tout autant qu’il le flatte ou s’y conforme , n’est-ce pas là d’ailleurs le sens le plus profond et le plus subversif du terme « informer » (modeler) ?
 Or, il n’est pas ici seulement question de public, mais de « peuple » justement et c’est exactement comme si Deleuze, emboîtant le pas de Klee, en donnant au terme un sens artistique et non plus social ou politique, renouvelait l’acception du concept. Je vois clairement l’homme qui vole dans la machine volante mais que vois-je dans la fontaine de Duchamp ou dans « l’homme qui marche » de Giacometti ? Je distingue le peuple dans la matière de laquelle l’œuvre rétroactivement chemine de son avenir vers son passé, comme si c’était de la sensibilisation accomplie et paradoxale d’un peuple encore à faire que jaillissait, presque de rien (puisque cet effet de masse n’existe pas encore), le souffle inspiré d’une victoire assurée. Ce n’est pas seulement ici l’idée selon laquelle Van Gogh, par exemple, avait forcément raison avant d’être reconnu, c’est plutôt que Van Gogh travaillait déjà dans la matière meuble d’un peuple encore à faire, peuple se structurant autour de sa peinture plutôt que le contraire. Suivre le peuple qui n’est « que là » et qui réclame, c’est être populiste. Sentir l’appel de celui qui n’existe qu’en manquant, c’est-à-dire qu’en tant que flux, que dynamisme, que force, c’est être populaire. On travaille alors sous la poussée du « devenir peuple » du peuple et aucunement dans la médiocrité de son appétence à s’y complaire. On est Claude François (qui renouvelle le genre de ce que c’est que « se produire » pour un chanteur, qui travaille le rapport du visuel au sonore (play back)) plutôt que Michel Sardou.
Il y a une différence profonde entre ce que dit Paul Klee et ce qu’en fait Gilles Deleuze, car l’artiste semble déplorer du peuple une forme de défaillance ou de retard comme si l’œuvre du Bauhaus pouvait exister « avant » le peuple alors que l’affirmation du philosophe est beaucoup plus ambiguë et troublante comme si l’œuvre se constituait en tant qu’œuvre dans le rapport même qu’elle tisse avec un peuple à venir étant entendu que c’est le propre du peuple de n’être qu’à venir. Il est, à cet égard, « un effet de souffle de l’effet de masse », quelque chose qui tiendrait à la fois d’un phénomène, d’une efficience et de l’inexorabilité du mouvement.
Phénomène d’abord par tout ce que l’œuvre a d’inattendu, d’actualisation d’un
potentiel. Il est difficile, en écoutant les variations Goldberg de Bach, ou en contemplant le Cri de Munch, de ne pas se dire que de telles œuvres s’imposent du fond d’une nécessité « physique », sonore et picturale. On est alors soulevé par la lame de fond d’une évidence mais cette évidence n’a rien d’historique, ni de social, ni de politique. Ce n’est pas de l’homme en tant  que citoyen que cela vient. Ce n’est pas d’une humanité prédictible par le fil des actes retentissants qu’elle accomplit au gré d’un axe temporel linéaire, mais de l’évolution plastique du peuple en tant que masse, des glissements du positionnement physique de l’être humain dans l’univers. C’est ce que c’est qu’être humain dans un monde  de forces qui change et qui rend nécessaire « cette » œuvre, qui en accouche si l’on peut dire à condition d’aller jusqu’au bout de la métaphore de l’accouchement. Ce que c’est qu’ « être humain dans un monde de forces », c’est ça « le peuple » et le peuple ne peut paradoxalement accoucher de l’œuvre qu’à la condition que l’œuvre accouche du peuple à venir, ou si l’on préfère, du « devenir peuple » du peuple. Est-il besoin d’aller chercher une métaphore très complexe pour saisir le mouvement de cet accouchement réciproque ? N’est-il pas évident qu’une mère attend de l’accouchement qu’elle fait l’accouchée qu’elle devient ? Cette métaphore n’a rien d’un tout de passe-passe intellectuel car l’enfant « paru » décrit dans ses contours la chair qu’il a sculptée.
Tout être né de ses parents en incarne, au sens propre (se faire chair), la complexification cellulaire et dans le ventre de sa mère, l’enfant se sculpte de l’intérieur de lui-même dans une matière dont on peut dire à la fois qu’il s’en nourrit et qu’il en dessine presque extérieurement les contours (évidemment le « presque » ici est fondamental). Si, par « peuple », on désigne ce « fond matriciel », cette densité plastique, sonore, lumineuse, massive de l’humain, son origine que désigne si bien l’ « etumos » (vrai) de la langue : « l’humus », alors il n’est pas faux d’affirmer que tout enfant naît de la puissance de fécondité de la mère à se faire peuple et aucune origine humaine ne peut être autre chose ni autrement que « populaire » voire plébéienne au sens le plus « glaiseux », le plus « plantaire » du terme. Il serait difficile de rendre compte de la volonté des parents d’avoir aujourd’hui des enfants indépendamment du mouvement irrépressible de l’ancrage à ce « sol » dans le terreau duquel les notions grecques de genos (naissance, genre, noblesse de sang mais aussi  générosité) et de demos (le peuple, le territoire) se mélangent. Avoir un enfant n’est pas tant donner naissance à quelqu’un qu’entrer de plain pied dans le processus de germination d’un sol humain, humique, œuvrer à la puissance de maturation d’une matière humaine dont le principe est toujours le fruit ultime et l’âme structurellement populaire.
 Georges Orwell, l’auteur de « 1984 » a dit : « Tant que nous préfèrerons rester vivants plutôt qu’humains, Big Brother aura de beaux jours devant lui. » On pourrait penser que cette phrase nous appelle à une forme d’héroïsme de la résistance, mais le détour par la notion de peuple donne à cette citation un second niveau de sens incroyablement plus riche. Il ne constitue pas tant un appel à la mobilisation contre tous les totalitarismes que le consentement de chacun de nous à la condition qu’il habite déjà précisément parce qu’elle n’est pas tant une condition qu’une matière, que l’efficience plastique d’un devenir inexorable. Le peuple manque à l’œuvre  comme la force naturelle de croissance manque à la plante c’est-à-dire comme une puissance manque à ce qu’elle anime en travaillant par l’assoiffement l’inépuisable dynamisme de l’organisme assoiffé, non pas parce qu’il existerait quelque part un seuil d’assouvissement de cette soif mais précisément parce qu’il n’en existe aucun. Aucune plante ne persévérerait dans son être de plante si elle ne se vivait pas comme « jamais assez plante » et c’est à la définition d’un tout nouvel héroïsme que nous invite cette considération : « plutôt mourir que ne pas devenir ce que l’on est » (héroïsme humble donc puisque nous ne pouvons pas devenir autre chose) mais nous nous situons bien là dans un tout autre plan que celui de la revendication politique à être reconnu comme légitimité d’un principe de gouvernement républicain. Ce n’est pas de « chose publique » (res publica) dont il est ici question mais précisément de chose anonyme, dissimulée dans le fond fécond de notre intimité biologique, de notre puissance vitale et d’ailleurs c’est moins une chose qu’une efficience.
Le peuple manque-t-il au cri de Munch ? Reprenant les paroles de Gilles
Deleuze, nous pouvons maintenant répondre : « non », parce qu’il n’est aucune de ces ondes qui enserrent dans l’étau de leurs formes concentriques le cri de la figure centrale dont on puisse dire qu’elles nous ratent. Le peuple, c’est l’homme ramené à la matière « humique », « inhumée » au sens de « nivelé dans son sol » et c’est exactement ce que peint Munch. Mais on peut aussi répondre : « oui » : à cette œuvre manque encore le peuple qui la réalisera, dans tous les sens du terme (faire et comprendre) parce qu’une fois vraiment assimilée la notion de « couleur sonore » qui constitue vraiment la réalité de cette toile, reste encore à crier sous l’effet insoutenable de pressurisation de cette lumière qui nous broie. On peut toujours sentir à quel point il est indiscutable que l’artiste dit toujours la vérité, mais qu'attendons-nous, dés lors, pour la vivre?

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