On n’imagine pas
aujourd’hui un designer déclarer qu’il travaille pour le peuple, comme si cet
ouvrage qui ne saurait se concevoir autrement que sur un mode
« avant-gardiste » ne pouvait pas rencontrer le cœur d’une
population, son âme tout autant que sa masse directement, comme si le peuple ne
pouvait pas constituer l’objet véritable de sa visée, le graal de sa quête. Un
créateur peut bien affirmer qu’il cible une clientèle peu aisée, qu’il espère
séduire les classes dites défavorisées ou disposant d’un faible pouvoir
d’achat, il évoquera alors des catégories économiques mais évitera avec soin la
nuance politique du terme de peuple. La notion de « design
populaire » semble risquée, voire proche de l’oxymore, tout simplement,
pourrait-on croire, parce que le concepteur, aussi désireux qu’il soit d’œuvrer
pour « la plupart des gens » ne peut qu’anticiper sur ce que l’on
pourrait appeler l’effet médiatique de son produit mais est-ce bien de cela
qu’il s’agit ? Y-a-t-il quoi que ce soit de ces deux
expressions : « la plupart des gens » et « effet
médiatique » qui rende compte du sens authentique de la notion de
« peuple » ? Non, ne serait-ce que parce que le fond sémantique
de ce concept suppose finalement que l’on est porté par lui. Au-delà de
l’appellation politiquement « ringarde » du terme (du fait de
l’effondrement historique du communisme – mais le peuple n’est pas
exclusivement une valeur de gauche) ou de l’extrême ambiguité d’une conception
du design qui se donnerait comme visée d’éveiller le peuple à des intensités de
vie plus subtiles, ce qui fait légitimement peur dans l’association de ces deux
vocables, c’est son dynamisme dans un sens aussi discutable (flou et
manipulable) que favorable (ouverture).
C’est comme si l’un faisait pendant à l’autre pour s’orienter vers un horizon
indéterminé, peut-être indéterminable mais avec « force ».
En d’autres termes, se
fixer comme objectif de faire du design pour le peuple (populisme) c’est rater
le sens exact de son efficience réelle qui ne saurait être qu’inspiratrice
(populaire). Travailler pour lui, c’est passer à côté de la vérité de ce qui
fait qu’on ne peut vraiment travailler que « par » lui, mais peut-on
dés lors vraiment savoir où l’on va ? Ne pourrait-on pas se servir de
cette appellation pour justifier n’importe quoi, pour donner à des
approximations une valeur ou une validité aussi rétro projetée que
parfaitement superficielle, « sur
jouée » ?
Il serait possible de
répondre par l’affirmative à cette question si Gilles Deleuze
reprenant une
formulation de Paul Klee n’avait pas donné à la notion de « peuple »
de nouvelles lettres de noblesse (« donner un sens plus pur aux mots de la
tribu » dit Mallarmé), c’est-à-dire un sens tout à la fois plus motivant
et plus profond que les digressions politiques habituelles sur le peuple de la
république. Paul Klee, constatant les limites de l’action du Bauhaus écrit dans
« Théorie de l’art moderne » : « faute d’un peuple qui nous
porte ». Dans sa conférence sur ce qui définit une idée en cinéma, Deleuze
reprend cette affirmation en la prolongeant : « le peuple manque et il ne manque pas. Le peuple manque, cela
veut dire que cette affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui
n’existe pas encore, n’est pas, et ne sera jamais claire. »
La référence avec le design
est ici particulièrement tentante, notamment à cause de ce que nous avons déjà
évoqué sur la nécessité pour un projet design de se constituer comme « scenario
d’un homme possible ». Les machines volantes de Léonard de Vinci ne
peuvent peut-être pas voler mais elles nous racontent l’histoire d’un homme qui
vole. Cela signifie qu’il n’est pas de projet réussi, « moteur »,
dynamisant sans ce mouvement étrange par lequel il pointe vers un fond
d’efficience qu’il porte en lui sans qu’il soit pour autant la masse dont il se
détache. Il faudrait se représenter une statue qui donnerait, en se sculptant
toute seule, de l’intérieur, naissance à cette empreinte de marbre qui
n’existerait en aucune façon avant que l’œuvre ne lui donne naissance (une
sorte de positivité du négatif), comme si c’était dans la matière d’un peuple
qui n’existe pas encore que l’œuvre mystérieusement se découpe et auquel elle
fait signe. Après tout un quotidien constitue son public tout autant qu’il le
flatte ou s’y conforme , n’est-ce pas là d’ailleurs le sens le plus profond et
le plus subversif du terme « informer » (modeler) ?
Or, il n’est pas ici seulement question de
public, mais de « peuple » justement et c’est exactement comme si
Deleuze, emboîtant le pas de Klee, en donnant au terme un sens artistique et
non plus social ou politique, renouvelait l’acception du concept. Je vois
clairement l’homme qui vole dans la machine volante mais que vois-je dans la
fontaine de Duchamp ou dans « l’homme qui marche » de
Giacometti ? Je distingue le peuple dans la matière de laquelle l’œuvre rétroactivement
chemine de son avenir vers son passé, comme si c’était de la sensibilisation
accomplie et paradoxale d’un peuple encore à faire que jaillissait, presque de
rien (puisque cet effet de masse n’existe pas encore), le souffle inspiré d’une
victoire assurée. Ce n’est pas seulement ici l’idée selon laquelle Van Gogh,
par exemple, avait forcément raison avant d’être reconnu, c’est plutôt que Van
Gogh travaillait déjà dans la matière meuble d’un peuple encore à faire, peuple
se structurant autour de sa peinture plutôt que le contraire. Suivre le peuple
qui n’est « que là » et qui réclame, c’est être populiste. Sentir
l’appel de celui qui n’existe qu’en manquant, c’est-à-dire qu’en tant que flux,
que dynamisme, que force, c’est être populaire. On travaille alors sous la
poussée du « devenir peuple » du peuple et aucunement dans la
médiocrité de son appétence à s’y complaire. On est Claude François (qui
renouvelle le genre de ce que c’est que « se produire » pour un
chanteur, qui travaille le rapport du visuel au sonore (play back)) plutôt que
Michel Sardou.
Il y a une différence
profonde entre ce que dit Paul Klee et ce qu’en fait Gilles Deleuze, car
l’artiste semble déplorer du peuple une forme de défaillance ou de retard comme
si l’œuvre du Bauhaus pouvait exister « avant » le peuple alors que
l’affirmation du philosophe est beaucoup plus ambiguë et troublante comme si
l’œuvre se constituait en tant qu’œuvre dans le rapport même qu’elle tisse avec
un peuple à venir étant entendu que c’est le propre du peuple de n’être qu’à
venir. Il est, à cet égard, « un
effet de souffle de l’effet de masse », quelque chose qui tiendrait à
la fois d’un phénomène, d’une efficience et de l’inexorabilité du mouvement.
Phénomène d’abord par tout
ce que l’œuvre a d’inattendu, d’actualisation d’un
potentiel. Il est difficile,
en écoutant les variations Goldberg de Bach, ou en contemplant le Cri de Munch,
de ne pas se dire que de telles œuvres s’imposent du fond d’une nécessité
« physique », sonore et picturale. On est alors soulevé par la lame
de fond d’une évidence mais cette évidence n’a rien d’historique, ni de social,
ni de politique. Ce n’est pas de l’homme en tant que citoyen que cela vient. Ce n’est pas
d’une humanité prédictible par le fil des actes retentissants qu’elle accomplit
au gré d’un axe temporel linéaire, mais de l’évolution plastique du peuple en
tant que masse, des glissements du positionnement physique de l’être humain
dans l’univers. C’est ce que c’est qu’être humain dans un monde de forces qui change et qui rend nécessaire
« cette » œuvre, qui en accouche si l’on peut dire à condition
d’aller jusqu’au bout de la métaphore de l’accouchement. Ce que c’est qu’ « être
humain dans un monde de forces », c’est ça « le peuple » et le
peuple ne peut paradoxalement accoucher de l’œuvre qu’à la condition que
l’œuvre accouche du peuple à venir, ou si l’on préfère, du « devenir
peuple » du peuple. Est-il besoin d’aller chercher une métaphore très
complexe pour saisir le mouvement de cet accouchement réciproque ?
N’est-il pas évident qu’une mère attend de l’accouchement qu’elle fait
l’accouchée qu’elle devient ? Cette métaphore n’a rien d’un tout de
passe-passe intellectuel car l’enfant « paru » décrit dans ses
contours la chair qu’il a sculptée.
Tout être né de ses parents
en incarne, au sens propre (se faire chair), la complexification cellulaire et
dans le ventre de sa mère, l’enfant se sculpte de l’intérieur de lui-même dans
une matière dont on peut dire à la fois qu’il s’en nourrit et qu’il en dessine
presque extérieurement les contours (évidemment le « presque » ici
est fondamental). Si, par « peuple », on désigne ce « fond
matriciel », cette densité plastique, sonore, lumineuse, massive de
l’humain, son origine que désigne si bien l’ « etumos » (vrai) de la
langue : « l’humus », alors il n’est pas faux d’affirmer que
tout enfant naît de la puissance de fécondité de la mère à se faire peuple et aucune origine humaine ne peut être autre
chose ni autrement que « populaire » voire plébéienne au sens le plus
« glaiseux », le plus « plantaire » du terme. Il serait
difficile de rendre compte de la volonté des parents d’avoir aujourd’hui des
enfants indépendamment du mouvement irrépressible de l’ancrage à ce
« sol » dans le terreau duquel les notions grecques de genos
(naissance, genre, noblesse de sang mais aussi
générosité) et de demos (le peuple, le territoire) se mélangent. Avoir
un enfant n’est pas tant donner naissance à quelqu’un qu’entrer de plain pied dans
le processus de germination d’un sol humain, humique, œuvrer à la puissance de
maturation d’une matière humaine dont le principe est toujours le fruit ultime
et l’âme structurellement populaire.
Georges Orwell, l’auteur de « 1984 »
a dit : « Tant que nous préfèrerons rester vivants plutôt
qu’humains, Big Brother aura de beaux jours devant lui. » On pourrait
penser que cette phrase nous appelle à une forme d’héroïsme de la résistance,
mais le détour par la notion de peuple donne à cette citation un second niveau
de sens incroyablement plus riche. Il ne constitue pas tant un appel à la mobilisation
contre tous les totalitarismes que le consentement de chacun de nous à la
condition qu’il habite déjà précisément parce qu’elle n’est pas tant une
condition qu’une matière, que l’efficience plastique d’un devenir inexorable.
Le peuple manque à l’œuvre comme la
force naturelle de croissance manque à la plante c’est-à-dire comme une
puissance manque à ce qu’elle anime en travaillant par l’assoiffement
l’inépuisable dynamisme de l’organisme assoiffé, non pas parce qu’il existerait
quelque part un seuil d’assouvissement de cette soif mais précisément parce
qu’il n’en existe aucun. Aucune plante ne persévérerait dans son être de plante
si elle ne se vivait pas comme « jamais assez plante » et c’est à la
définition d’un tout nouvel héroïsme que nous invite cette
considération : « plutôt mourir que ne pas devenir ce que l’on
est » (héroïsme humble donc puisque nous ne pouvons pas devenir autre
chose) mais nous nous situons bien là dans un tout autre plan que celui de la
revendication politique à être reconnu comme légitimité d’un principe de
gouvernement républicain. Ce n’est pas de « chose publique » (res
publica) dont il est ici question mais précisément de chose anonyme, dissimulée
dans le fond fécond de notre intimité biologique, de notre puissance vitale et
d’ailleurs c’est moins une chose qu’une efficience.
Le peuple manque-t-il au
cri de Munch ? Reprenant les paroles de Gilles
Deleuze, nous pouvons
maintenant répondre : « non », parce qu’il n’est aucune de
ces ondes qui enserrent dans l’étau de leurs formes concentriques le cri de la
figure centrale dont on puisse dire qu’elles nous ratent. Le peuple, c’est
l’homme ramené à la matière « humique », « inhumée » au
sens de « nivelé dans son sol » et c’est exactement ce que peint
Munch. Mais on peut aussi répondre : « oui » : à cette
œuvre manque encore le peuple qui la réalisera, dans tous les sens du terme
(faire et comprendre) parce qu’une fois vraiment assimilée la notion de
« couleur sonore » qui constitue vraiment la réalité de cette toile,
reste encore à crier sous l’effet insoutenable de pressurisation de cette
lumière qui nous broie. On peut toujours sentir à quel point il est
indiscutable que l’artiste dit toujours la vérité, mais qu'attendons-nous, dés lors, pour la vivre?
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