« Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées (et
pour cela, chacune se veut totalité une) : société sans classes - pas de
riches exploiteurs des pauvres -, sociétés sans division en dominants et
dominés - pas d’organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre
complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés
primitives. La séparation entre chefferie, et pouvoir
signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s’y pose pas, que ces sociétés
sont a-politiques ? A cette
question, la pensée évolutionniste et sa variante en apparence la moins
sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu’il en est bien ainsi et
que cela tient au caractère primitif, c’est-à-dire premier de ces
sociétés : elles sont l’enfance de l’humanité, le premier âge de son
évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à
grandir, à devenir adultes, à passer de l’a-politique au politique. Le destin
de toute société, c’est sa division, c’est le pouvoir séparé de la société, c’est
l’Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur
imposer.
Telle est
la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme
sociétés sans Etat. L’absence de l’Etat marque leur
incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité.
Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu’un tel jugement n’est en fait
qu’un préjugé idéologique, fondé sur une conception de l’histoire comme
mouvement nécessaire de l’humanité à travers des figures du social qui
s’engendrent et s’enchaînent mécaniquement. Mais que l’on refuse cette néo-théologie de
l’histoire et son continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives
cessent d’occuper le degré zéro de l’histoire, grosses qu’elles seraient en
même temps de toute l’histoire à venir, inscrite d’avance en leur être. Libérée
de ce peu innocent exotisme, l’anthropologie peut alors prendre au
sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés
primitives sont-elles des sociétés sans Etat ? Comme sociétés
complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les
sociétés primitives n’ont pas l’Etat parce qu’elles le refusent, parce
qu’elles refusent la division du corps social en dominants et dominés.
La politique des Sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à
l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance
sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société
Primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est
pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme totalité
une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en
son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu.
Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur
qui Il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent
pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir,
pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité,
refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives.
Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer
ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission
et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la
domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur
liberté.
La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé,
apparent du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C’est le corps social
lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la
société s’exerce en un seul sens, Il anime un seul projet : maintenir dans
l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité entre les hommes
installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur
tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire
l’inégalité : Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait
surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous
surveillance : la société veille à ne plus laisser le goût du prestige se
transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop
évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même
on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais
elle possède les moyens de l’exorciser.
L’exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n’est
pas inhérente à l’être du social, qu’en d’autres termes l’Etat n’est pas
éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ?
La question de l’origine de l’Etat doit se préciser ainsi : à quelles
conditions une société cesse-t-elle d’être primitive ? Pourquoi les
codages qui conjurent l’Etat défaillent-ils, à tel ou tel moment de
l’histoire ? Il
est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des
sociétés primitives permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être
la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’Etat éclairera-t-elle
également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort. »
Quelques éléments
pour comprendre le texte
Pour bien
comprendre ce texte qui contient probablement l’une des critiques les plus
intéressantes de toute argumentation en faveur de l’Etat (puisque la thèse
défendue consiste à montrer non seulement qu’il est possible de « faire
société sans Etat », mais encore que la société occidentale a fondé
arbitrairement toute sa conception du pouvoir sur l’Etat au point de considérer
comme « primitive » tout modèle de société différent du sien), il
convient de comprendre ce que signifie l’expression « société primitive ».
Elle désigne toute communauté humaine qui ne connaît pas l’écriture et qui suit
une économie dite « de subsistance » (c’est-à-dire que le groupe
consomme dans la journée la nourriture produite ou chassée dans la journée,
sans faire de provision).
Que
signifie d’autre part « la séparation entre chefferie et pouvoir »,
point également crucial pour saisir toutes les implications de ce
passage ? Dans les sociétés primitives, comme par exemple, celles des
indiens d’Amérique, il y a bien des « chefs », mais ces derniers sont
chargés de veiller à la cohésion des membres de la tribu et en aucune façon de
donner des ordres à qui que ce soit : « l’ethnologue Lowie isole
trois propriétés essentielles du leader indien : a) il est un faiseur de
paix, instance médiatrice du groupe, celui qui règle les conflits b) il doit
être généreux de ses biens, et ne peut se permettre de repousser les demandes
de ses administrés (il est donc plus pauvre qu’eux) c) seul un bon orateur doit
accéder à la chefferie.
Le point le
plus fondamental de toute la thèse défendue par Pierre Clastres consiste à
interroger nos présupposés. S’il y a bien une possibilité que Thomas Hobbes
n’envisage à aucun moment dans son texte, c’est bien celle qui verrait les
hommes s’organiser politiquement avec un chef sans que ce chef exerce la
moindre autorité. La distinction entre la chefferie et le pouvoir, entre la
société et l’Etat se situe exactement dans la nuance de cette éventualité qui
échappe à toutes les catégories de la philosophie politique occidentale. En
qualifiant d’emblée les sociétés sans état de primitives, nous les inscrivons
arbitrairement dans le schéma de ce que nous considérons comme l’évolution
« normale » de ce que doit être pour nous une société, à savoir
hiérarchisée en classes et dominée par un état.
Si
l’ethnologie veut se débarrasser de cet ethnocentrisme – et nous ne voyons pas
bien comment elle pourrait s’exonérer de cet effort – elle renonce à situer les
différents modèles de société tels qu’ils furent pratiqués sur tous les
continents, notamment le continent américain, par rapport à une évolution.
Force est alors de reconnaître qu’aussi « fragiles » et rudimentaires
que puissent nous apparaître les sociétés des indiens, par exemple, elles
réussissent là où indiscutablement, nous les sociétés européennes, nous
échouons : maintenir la cohésion du corps social.
Le dernier
paragraphe de ce texte essaie de tirer les conclusions que nous pouvons retirer
de ce changement de regard : dés lors que nous nous sommes débarrassés du
préjugé de la corrélation entre Société et Etat, nous pouvons envisager la
possibilité d’une cohésion qui précède son institution, et qui la rendent non
plus nécessaire mais accidentelle. L’Etat devient le phénomène d’une histoire
contingente, un événement dont il est possible de se détacher, quelque chose
qui s’est imposé à nous moins du fait de l’exercice de notre raison que du
déroulement d’une certaine histoire, dans un certain cadre, au gré de certaines
circonstances. Marx ne nous parle d’une société sans classe qu’à partir de la
progressive prise de conscience née dans une société de classes de l’évolution
inévitable des modalités de production et du sens des forces productives. Mais
avec l’analyse de Pierre Clastres, la représentation d’une société sans classes
apparaît moins comme le produit d’une évolution que comme un fait positif, une
évidence, un fait premier plus que primitif.
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