dimanche 6 mars 2016

"38 témoins" de Lucas Belvaux - Faux témoins ou vrais coupables ?


Lucas Belvaux a repris, pour son film, la plupart des éléments du crime de Katty Genovese qui s’est produit dans la nuit du 13 mars 1964 à Kew Gardens. L’un des nombreux traits sidérants de ce meurtre commis en pleine rue réside dans le fait que l’agresseur, après avoir infligé deux coups de couteau à sa victime et avoir été dérangé par le cri d’un voisin (cri lancé de sa fenêtre) : « vous allez laisser cette fille tranquille ! » a parfaitement compris que personne n’interviendrait physiquement ni n’appellerait la police et a donc pu suivre la blessée et « l’achever » sans crainte. C’est sur le fond de cette apathie, de ce matelas d’indifférence humaine que le meurtrier a pu aller jusqu’au bout de son geste.
En un sens, c’est donc encore trop peu de parler ici du délit de « non-assistance à personne en danger ». Nous sommes à deux doigts d’une forme inédite de « complicité involontaire ». S’il va de soi qu’aucun des témoins du meurtre ne voulait la mort de Kitty, il semble néanmoins évident aussi qu’ils n’ont pas voulu la sauver. 


Il convient cependant de se retenir de vouloir ici chercher à tout prix des coupables, des personnes qui porteraient l’entière responsabilité de ce crime, non pas que ces personnes soient vraiment « excusables » mais nous savons tous que nous n’avons pas vraiment la certitude de nous comporter différemment d’eux, dans la même circonstance. Nous l’espérons bien sûr mais nous percevons aussi l’efficience d’un mécanisme dont nous avons été, à telle ou telle occasion, les agents plus ou moins conscients. De quoi s’agit-il exactement ? De cette sorte de commun accord se tissant entre des personnes inconnues dans des espaces publics afin de mettre en place, de façon tacite et concertée, le cadre, le décor, excluant certains faits considérés comme anormaux, illégaux, exceptionnels par leur violence ou leur crudité, du champ de visibilité de la scène publique. C’est exactement comme si n’étaient décrétés comme dignes d’être vus que les faits s’intégrant dans les éléments habituels de notre quotidien.

Il y a fort à parier que de nombreux pickpockets comptent à juste raison sur cette mécanique pour perpétrer leur forfait. Il importe moins qu’ils soient techniquement habiles que capables d’accomplir leur geste « comme si de rien n’était » aux yeux de spectateurs aussi préoccupés qu'eux d’installer comme fond d’écran à leur méfait la faible clarté de cette veilleuse « en stand-by » : « comme si de rien n’était ». L’expression est intéressante : comme s’il n’était question de rien ici : une femme agressée, un SDF mourant appelant à l’aide, un pickpocket dérobant le portefeuille d’une passante. Tout cela bien que « vu », n’est pas « notable ». On peut le faire absorber par l’arrière plan de nos sensations sur le fond duquel se détachent nos préoccupations : notre monde, c’est-à-dire notre habitation, notre famille, notre métier. Tout se passe comme si, pris que nous sommes constamment dans un bombardement continuel d’informations sensibles, nous mettions en œuvre un travail insoupçonnable et continu d’ourdissage de la trame de « notre réel », reliant entre eux les affects dont nous estimons qu’ils nous concernent et abandonnant les autres. Cet effort de sélection des points d’ancrage sur le support desquels nous suspendons la toile de fond, le décor « bienséant » de notre existence quotidienne s’accomplit dans un état indiscutablement conscient mais en même temps si basique, si fondateur, si propre à cet ouvrage de « venue » de notre être à un monde que nous ne cessons de construire, qu’il est « compréhensible » que nous nous comportions exclusivement dans le cadre, dans la « bulle » des éléments que nous avons jugés convenables, adéquats à nous fournir un « chez soi », exactement comme ces éléments hétéroclites que certains oiseaux vont chercher pour se faire leur nid. Mais ce n’est pas parce que c’est compréhensible que c’est excusable.

Dans le film de Lucas Belvaux, « 38 témoins », Pierre, le témoin récalcitrant (récalcitrant, parce que, bien qu’étant resté comme les 37 autres, chez lui, il brise la loi du silence et s’efforce de retrouver « quelque chose »: une sorte de dignité dans l’indignité pourtant irrévocable de son geste, de sa personne. Il dit à la journaliste : « je ne crois pas au pardon mais je crois à la Justice », mais la justice pénale, comme nous le fait comprendre le discours du Procureur refusera de lui donner cette forme de rédemption) sait bien que son acte est contraire à ce fond d’empathie qui nous relie les uns aux autres, en-deçà de nos accrochages, de nos hostilités de circonstances, de la contradiction de nos intérêts. Mais il sait aussi que tous ces temps de retard dans la réaction qu’il aurait du avoir, l’étirement en longueur de cet état de choc durant lequel, subissant l’impact de ce cri inhumain, il est resté tétanisé chez lui, spectateur  de la détresse de cette femme qu’il n’a pas secouru alors même qu’il l’a vu titubante et perdant son sang dans la rue ne sont pas imputables à sa seule personne. Ils le sont également aux autres mais aussi à ce mécanisme dont l’instauration n’est, en elle-même, assignable à aucun de ces 38 témoins en particulier, mais derrière laquelle étrangement, aucun d’eux ne peut éthiquement se dissimuler pour prendre prétexte de l’apathie des 37 autres.

C’est dans le fond de cette détresse de Pierre que nous touchons du doigt la fibre naturelle du droit naturel, dans tout ce qu’elle induit de résistance au droit positif. Car ce qui s’active souterrainement dans cette opposition entre droit positif et droit naturel c’est finalement le fond d’une contradiction entre la loi du nombre et la loi du chiffre. Peu de formulations peuvent prétendre à davantage de clarté, de ce point de vue, que celle du Procureur : « Un témoin qui se tait, c’est un salaud, trente huit, c’est Monsieur Tout-le-Monde ». Il est difficile d’inculper 38 personnes quand on sait que ce qui leur a dicté leur conduite, laquelle est pourtant sans contestation possible « inhumaine », est un effet de groupe dont nous subissons l’efficience à chacun des instants de notre apparition dans un espace public. C’est la loi du nombre, de ce qui désigne une quantité, un comptant, un comportement commun : Monsieur Tout-le-monde. Mais il existe aussi la loi du chiffre, qui reste en prise avec le réel qu’elle chiffre. Il y a, d'un côté, le fait d’avoir été un certain nombre à entendre des cris atroces dans la nuit, à avoir précisément dilué cela dans la conscience d’être plusieurs à l’avoir entendu sans avoir réagi : des humains, des oreilles, des consciences faisant « avec » ce cri (loi du nombre) et puis il y a, de l'autre côté, ce qui résiste à cette mécanique du consensus : ce soir là, cette femme a lancé des cris qui ont tous déchiré la toile sonore de cette rue à des points divers, c’est-à-dire à des points remarquables de l’onde sonore, créant ainsi toute une gamme d’affects différents, selon la situation spatiale des personnes, de « l’horreur » et touchant ainsi des solitudes dont aucune, dans le rapport avec soi-même qui s’instaure au fond de chaque solitude, n’a trouvé en elle-même le ressort nécessaire à se constituer soi, et pas un autre, voire totalement indépendamment du comportement des autres, comme une densité de comportement assumant ce cri et lui apportant la seule réponse naturellement, humainement concevable : le secours (loi du chiffre).


Le fond de cette affaire se situe peut-être dans le fait qu’il n’existe pas de protocole légal de responsabilisation d’une réalité (ou du moins que ces protocoles restent fluctuants, indéterminés) mais il y a des processus de contraction physique de différents affects et c’est ce que nous appelons des habitudes. Ces cris dans la nuit ont déchiré le voile des habitudes des habitants (il y a ici un lien étymologique à faire entre la sédentarité de l’habitation et la fermeture égocentrique de l’habitude) et aucun d’entre eux n’a trouvé solitairement en lui la force de recomposer un autre monde à partir de cet élément. Il leur manquait du fil, de la texture à tisser, de l’énergie suffisante à ourdir ici aussi, à partir de ce point là : le cri, la trame d’un monde vivable. Ils ont donc créé étrangement un milieu inhumain et pourtant habitable, comme il y a fort à parier que nous le faisons, nous aussi, très souvent, la plupart du temps. 


Selon Gilles Deleuze : « Autrui est l’expression d’un monde possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant. » Un cri est donc aussi l’intrusion brutale d’un monde possible de l’horreur dans un monde de l’habitude douillette et tranquille. Bien sur, le cri est réel, la mort de Kitty Genovese s’est physiquement réalisée, mais elle ne peut être éprouvée autrement que comme l’émergence d’un monde possible dans un monde habité et ce qu’il importe de stimuler en nous, c’est l’énergie de tisser inlassablement de nouveaux mondes à partir des anciens, d’entretisser les mondes possibles à partir des affects réels. Nous ne cessons jamais de faire signe de mondes possibles dans la plus infime de nos manifestations, de nos expressions, au gré des situations auxquelles nous sommes confrontés. Mais il est nécessaire de faire sans cesse entrer de nouveaux faits dans nos anciens mondes faute de quoi il se pourrait bien que, comme la loi de l'entropie l'illustre parfaitement dans le domaine de la thermodynamique, notre monde se désagrège, meurt, comme sous l'effet d'une vieillesse précoce. L’entropie désigne le degré de désorganisation d’un système. La loi de l’entropie caractérise l’augmentation irréversible de cette désorganisation tant que le système reste isolé, mais s’il s’ouvre à un autre, un principe d’équilibre s’active, l’énergie du nouveau système compensant le mouvement de désorganisation de l’ancien.  De la même façon, le monde que, sans cesse, nous constituons autour de nous par le tissage de tels ou tels points remarquables, a besoin de se reconstituer, d'intégrer à sa structure des expériences nouvelles, a fortiori si elles nous sont complètement inconnues, voire violentes ou déstabilisantes.

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