Lucas Belvaux a repris,
pour son film, la plupart des éléments du crime de Katty Genovese qui s’est
produit dans la nuit du 13 mars 1964 à Kew Gardens. L’un des nombreux traits
sidérants de ce meurtre commis en pleine rue réside dans le fait que
l’agresseur, après avoir infligé deux coups de couteau à sa victime et avoir
été dérangé par le cri d’un voisin (cri lancé de sa
fenêtre) : « vous allez laisser cette fille
tranquille ! » a parfaitement compris que personne n’interviendrait
physiquement ni n’appellerait la police et a donc pu suivre la blessée et
« l’achever » sans crainte. C’est sur le fond de cette apathie, de ce
matelas d’indifférence humaine que le meurtrier a pu aller jusqu’au bout de son
geste.
En un sens, c’est donc
encore trop peu de parler ici du délit de « non-assistance à personne en
danger ». Nous sommes à deux doigts d’une forme inédite de
« complicité involontaire ». S’il va de soi qu’aucun des témoins
du meurtre ne voulait la mort de Kitty, il semble néanmoins évident aussi
qu’ils n’ont pas voulu la sauver.
Il convient cependant de
se retenir de vouloir ici chercher à tout prix des coupables, des personnes qui
porteraient l’entière responsabilité de ce crime, non pas que ces personnes
soient vraiment « excusables » mais nous savons tous que nous n’avons
pas vraiment la certitude de nous comporter différemment d’eux, dans la même
circonstance. Nous l’espérons bien sûr mais nous percevons aussi l’efficience
d’un mécanisme dont nous avons été, à telle ou telle occasion, les agents plus
ou moins conscients. De quoi s’agit-il exactement ? De cette sorte de
commun accord se tissant entre des personnes inconnues dans des espaces publics
afin de mettre en place, de façon tacite et concertée, le cadre, le décor,
excluant certains faits considérés comme anormaux, illégaux, exceptionnels par
leur violence ou leur crudité, du champ de visibilité de la scène publique.
C’est exactement comme si n’étaient décrétés comme dignes d’être vus que les
faits s’intégrant dans les éléments habituels de notre quotidien.
Il y a fort à parier que
de nombreux pickpockets comptent à juste raison sur cette mécanique pour
perpétrer leur forfait. Il importe moins qu’ils soient techniquement habiles
que capables d’accomplir leur geste « comme si de rien
n’était » aux yeux de spectateurs aussi préoccupés qu'eux
d’installer comme fond d’écran à leur méfait la faible clarté de cette
veilleuse « en stand-by » : « comme si de rien
n’était ». L’expression est intéressante : comme s’il n’était
question de rien ici : une femme agressée, un SDF mourant appelant à
l’aide, un pickpocket dérobant le portefeuille d’une passante. Tout cela bien
que « vu », n’est pas « notable ». On peut le faire
absorber par l’arrière plan de nos sensations sur le fond duquel se détachent
nos préoccupations : notre monde, c’est-à-dire notre habitation, notre
famille, notre métier. Tout se passe comme si, pris que nous sommes constamment
dans un bombardement continuel d’informations sensibles, nous mettions en œuvre
un travail insoupçonnable et continu d’ourdissage de la trame de « notre
réel », reliant entre eux les affects dont nous estimons qu’ils nous
concernent et abandonnant les autres. Cet effort de sélection des points
d’ancrage sur le support desquels nous suspendons la toile de fond, le décor
« bienséant » de notre existence quotidienne s’accomplit dans un état
indiscutablement conscient mais en même temps si basique, si fondateur, si
propre à cet ouvrage de « venue » de notre être à un monde que nous ne
cessons de construire, qu’il est « compréhensible » que nous nous
comportions exclusivement dans le cadre, dans la « bulle » des
éléments que nous avons jugés convenables, adéquats à nous fournir un
« chez soi », exactement comme ces éléments hétéroclites que certains
oiseaux vont chercher pour se faire leur nid. Mais ce n’est pas parce que c’est
compréhensible que c’est excusable.
Dans le film de Lucas
Belvaux, « 38 témoins », Pierre, le témoin récalcitrant
(récalcitrant, parce que, bien qu’étant resté comme les 37 autres, chez lui, il
brise la loi du silence et s’efforce de retrouver « quelque chose »: une
sorte de dignité dans l’indignité pourtant irrévocable de son geste, de sa
personne. Il dit à la journaliste : « je ne crois pas au pardon
mais je crois à la Justice », mais la justice pénale, comme nous le fait
comprendre le discours du Procureur refusera de lui donner cette forme de
rédemption) sait bien que son acte est contraire à ce fond d’empathie qui nous
relie les uns aux autres, en-deçà de nos accrochages, de nos hostilités de
circonstances, de la contradiction de nos intérêts. Mais il sait aussi que tous
ces temps de retard dans la réaction qu’il aurait du avoir, l’étirement en
longueur de cet état de choc durant lequel, subissant l’impact de ce cri
inhumain, il est resté tétanisé chez lui, spectateur de la détresse de cette femme qu’il n’a pas
secouru alors même qu’il l’a vu titubante et perdant son sang dans la rue ne
sont pas imputables à sa seule personne. Ils le sont également aux autres mais
aussi à ce mécanisme dont l’instauration n’est, en elle-même, assignable à
aucun de ces 38 témoins en particulier, mais derrière laquelle étrangement, aucun
d’eux ne peut éthiquement se dissimuler pour prendre prétexte de l’apathie des
37 autres.
C’est dans le fond de
cette détresse de Pierre que nous touchons du doigt la fibre naturelle du droit
naturel, dans tout ce qu’elle induit de résistance au droit positif. Car ce qui
s’active souterrainement dans cette opposition entre droit positif et droit
naturel c’est finalement le fond d’une contradiction entre la loi du nombre et
la loi du chiffre. Peu de formulations peuvent prétendre à davantage de clarté,
de ce point de vue, que celle du Procureur : « Un témoin qui se
tait, c’est un salaud, trente huit, c’est Monsieur Tout-le-Monde ». Il est
difficile d’inculper 38 personnes quand on sait que ce qui leur a dicté leur
conduite, laquelle est pourtant sans contestation possible
« inhumaine », est un effet de groupe dont nous subissons l’efficience
à chacun des instants de notre apparition dans un espace public. C’est la loi
du nombre, de ce qui désigne une quantité, un comptant, un comportement
commun : Monsieur Tout-le-monde. Mais il existe aussi la loi du chiffre,
qui reste en prise avec le réel qu’elle chiffre. Il y a, d'un côté, le fait d’avoir été un
certain nombre à entendre des cris atroces dans la nuit, à avoir précisément
dilué cela dans la conscience d’être plusieurs à l’avoir entendu sans avoir
réagi : des humains, des oreilles, des consciences faisant
« avec » ce cri (loi du nombre) et puis il y a, de l'autre côté, ce qui résiste à cette mécanique du
consensus : ce soir là, cette femme a lancé des cris qui ont tous déchiré
la toile sonore de cette rue à des points divers, c’est-à-dire à des points
remarquables de l’onde sonore, créant ainsi toute une gamme d’affects
différents, selon la situation spatiale des personnes, de
« l’horreur » et touchant ainsi des solitudes dont aucune, dans le
rapport avec soi-même qui s’instaure au fond de chaque solitude, n’a trouvé en
elle-même le ressort nécessaire à se constituer soi, et pas un autre, voire totalement
indépendamment du comportement des autres, comme une densité de comportement
assumant ce cri et lui apportant la seule réponse naturellement, humainement
concevable : le secours (loi du chiffre).
Le fond de cette affaire
se situe peut-être dans le fait qu’il n’existe pas de protocole légal de
responsabilisation d’une réalité (ou du moins que ces protocoles restent
fluctuants, indéterminés) mais il y a des processus de contraction physique de
différents affects et c’est ce que nous appelons des habitudes. Ces cris dans
la nuit ont déchiré le voile des habitudes des habitants (il y a ici un lien
étymologique à faire entre la sédentarité de l’habitation et la fermeture
égocentrique de l’habitude) et aucun d’entre eux n’a trouvé solitairement en
lui la force de recomposer un autre monde à partir de cet élément. Il leur
manquait du fil, de la texture à tisser, de l’énergie suffisante à ourdir ici
aussi, à partir de ce point là : le cri, la trame d’un monde vivable. Ils
ont donc créé étrangement un milieu inhumain et pourtant habitable, comme il y
a fort à parier que nous le faisons, nous aussi, très souvent, la plupart du
temps.
Selon Gilles
Deleuze : « Autrui est l’expression d’un monde possible. Un
visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant. » Un cri
est donc aussi l’intrusion brutale d’un monde possible de l’horreur dans un
monde de l’habitude douillette et tranquille. Bien sur, le cri est réel, la
mort de Kitty Genovese s’est physiquement réalisée, mais elle ne peut être
éprouvée autrement que comme l’émergence d’un monde possible dans un monde
habité et ce qu’il importe de stimuler en nous, c’est l’énergie de tisser
inlassablement de nouveaux mondes à partir des anciens, d’entretisser les
mondes possibles à partir des affects réels. Nous ne cessons jamais de faire
signe de mondes possibles dans la plus infime de nos manifestations, de nos
expressions, au gré des situations auxquelles nous sommes confrontés. Mais il
est nécessaire de faire sans cesse
entrer de nouveaux faits dans nos anciens mondes faute de quoi il se pourrait bien que, comme la loi de l'entropie l'illustre parfaitement dans le domaine de la thermodynamique, notre monde se désagrège, meurt, comme sous l'effet d'une vieillesse précoce. L’entropie désigne le
degré de désorganisation d’un système. La loi de l’entropie caractérise
l’augmentation irréversible de cette désorganisation tant que le système reste
isolé, mais s’il s’ouvre à un autre, un principe d’équilibre s’active,
l’énergie du nouveau système compensant le mouvement de désorganisation de
l’ancien. De la même façon, le monde que, sans cesse, nous constituons autour de nous par le tissage de tels ou tels points remarquables, a besoin de se reconstituer, d'intégrer à sa structure des expériences nouvelles, a fortiori si elles nous sont complètement inconnues, voire violentes ou déstabilisantes.
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