Expliquez le texte suivant. La connaissance de la
doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte par la compréhension précise du texte du problème dont il est
question.
"Quelle
est l'attitude du savant face au monde? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté.
Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs
efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé
en un mot: "l'essayeur". Homme de l'artifice, le savant est un
activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée
appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de
notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste
n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les
palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la
doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la
puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la
proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur
les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur
rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à
l'artiste, il devient habitable."
(Quelques remarques
liminaires : la vision que de nombreuses personnes se font de l’artiste
est caricaturale : celle d’un fou comme Van Gogh, un ivrogne comme
Verlaine, un fugueur comme Rimbaud, un « fumeur » comme Baudelaire,
bref un marginal. Même les artistes les plus « rangés », les plus
intégrés à la société de leur temps sont considérés par elle comme
« différents », perdus dans leur monde, plus ou moins déconnectés des
réalités du quotidien. Mais qu’est-ce que la réalité ? C’est d’abord cette
pesanteur de la table sur laquelle j’écris, cette dureté que je sens sous ma
main, sa couleur, le son qu’elle renvoie si je la heurte du coude, etc. Tout ce
que nous entendons habituellement par dures réalités : le loyer à payer,
le métier à trouver, les enfants à « élever » sont finalement des
réalités sociales, marqués par un fort potentiel symbolique, abstrait, moral,
supposé, bref : des projections de mon esprit plus que des sensations de
mon corps. A l’apogée de cet univers largement fantasmé (pour ne pas dire
totalement) qu’est le monde social se situe « le scientifique » qui a
le maître mot (c’est-à-dire le dernier sur la nature vraie des choses et des
êtres). Lui seul dit vrai (comme le spécialiste dressant dans un procès le
profil psychologique de l’accusé) alors que l’artiste dit ou fait « ce qui
lui vient », ce qui, dans le meilleur des cas, est « beau, émouvant,
touchant » mais n’a aucun contact avec la « vraie réalité »). Nous
tenons là un début possible : une vision du sens commun que l’auteur va
radicalement « dynamiter » : l’idée selon laquelle l’artiste ne
vit pas dans la réalité.)
Explication du texte
« On oppose souvent les figures du scientifique et de l’artiste.
Alors que le premier s’implique dans les réalités du monde physique pour en
extraire la vérité, le second se complaît dans le rêve et la fiction, préférant
vivre loin de nous et de la dureté qu’impose la nécessaire confrontation avec
le réel. Le scientifique sait ce qu’est le monde parce que c’est la matière
même sur laquelle il travaille. L’artiste lui s’en évade pour nous donner à
voir d’autres mondes, ailleurs et autrement. Le scientifique est écouté parce
qu’il nous donne le fin mot de l’histoire de la vie, l’artiste est célébré
parce qu’il sait nous en distraire, parce qu’il s’exile volontairement de la
réalité et du monde. Mais comment expliquer, si l’on suit le fil de cette
opposition que nous ressentions devant certaines œuvres non pas le sentiment
tiède, distrait, anecdotique d’une vie seconde ou retirée mais plutôt
l’exaltation la plus pure du réel, l’exacte vibration de son impact, le choc enfin vécu « à
nu » de la vie même ? Et si le scientifique, a contrario, nous
donnait du monde la représentation la plus adéquate, comment rendre compte de
ce fait que nous ne sommes jamais « de plein pied » avec ses
découvertes et ses inventions ? Comment se fait-il que les vérités du
scientifique se situent toujours au-delà de la stricte perception que nous
avons du monde, c’est-à-dire dans le résultat de certaines opérations,
expérimentations, démonstrations dont aucune ne marque, ni ne se réclame
d’un accord plein, éprouvé, vécu avec la
réalité sensible ? Dans ce texte, Merleau-Ponty, en reprenant le fil de la
distinction entre le scientifique et l’artiste, affirme que c’est au second
plutôt qu’au premier cité que nous devons de jouir du sentiment authentique
d’être au monde, c’est-à-dire de faire de la réalité sensible l’épreuve la plus
puissante, la plus indépassable et la plus vraie.
Ce qui caractérise ce texte est la figure du
renversement. L’auteur part d’une simple question en vue de définir l’attitude
scientifique. Or la réponse à l’interrogation va révéler au milieu du texte une
faille dans cette attitude, voire une contradiction : « C’est
pourtant le tissu même de notre présence au monde ». Censé nous dire la
vérité sur le monde, le scientifique est celui, qui, par excellence, y projette
ses propres représentations et se replie hors de toute épreuve authentique,
« vraie » du monde. Il est contradictoire que celui qui prend sur lui
l’autorité de nous dire ce qu’est vraiment le monde soit justement le plus
inapte à le faire. Les mots eux-mêmes changent de sens de part et d’autre de
cette « phrase pivot ». La vérité n’est plus l’adéquation entre la
représentation scientifique du phénomène et le phénomène mais l’authenticité du
contact brut avec ce phénomène qu’est le monde, le fait irréductible de sa
présence. Par quoi l’on comprend que la
description de l’attitude de l’artiste (deuxième partie) n’est pas qu’une
opposition à celle du scientifique (première partie) mais une sorte de
dépassement, de reprise du relais par un coureur d’un autre genre qui, lui,
franchira la ligne d’arrivée (peut-être parce que l’artiste comme disait
Picasso en parlant de lui-même, contrairement au scientifique ne cherche pas mais trouve).
Le texte ne se conclue pas néanmoins par
l’expression claire du primat qu’accorde Merleau-Ponty à l’artiste sur le
scientifique mais sur une redistribution des rôles. Nous revenons au parallèle
scientifique/artiste : ils ne sont
pas de la même façon au monde parce qu’ils ne font pas la même chose du monde :
le scientifique y travaille et vise sans cesse à le remplacer pour un monde
toujours plus humain, rempli de ses artefacts alors que l’artiste y demeure. Il
y crée son séjour, ce qui lui tient « lieu d’être ».
Autrement dit l’évolution du texte est la
suivante : parti d’une question, l’auteur révèle, par sa réponse, la contradiction de l’attitude adoptée par
celui sur lequel la question porte : le scientifique n’est jamais face au
monde mais toujours d’abord face à lui-même dans le monde. D’où il ressort que
la question ne peut s’adresser qu’ à celui qui prend vraiment sur lui d’y
répondre : l’artiste. La bonne question qui serait à poser au scientifique
serait : « que faites-vous du monde ? De part et d’autre de
cette ligne de fracture du texte : « c’est pourtant le tissu
même… », on passe non seulement du scientifique à l’artiste mais aussi de
l’artificiel au réel, de l’action dans le monde
à l’accueil du monde, du registre lexical du travail et de la
technique : « ingéniosité, dispositif efficace, activiste, essayeur,
etc » à celui de la poésie, de la métaphore physique de la chair et de la
naissance, voire d’une relation quasi amoureuse de l’homme au monde (envers
charnel du visible, proximité de la possession). Il y a une sorte d’érotisme du
contact artistique de l’être au monde clairement marqué dans cette deuxième
partie. La dernière phrase établit clairement la distinction. Si la
disponibilité ne s’oppose pas frontalement au souci de l’habitation, cette
répartition suggère néanmoins la contradiction des directions que prennent
respectivement un homme voulant sortir du monde tel qu’il est (le scientifique)
et un autre n’ayant de cesse d’y entrer et de s’y contenter (l’artiste).
La question par laquelle débute le texte est
trompeuse non seulement parce qu’elle pose au savant l’interrogation à
laquelle précisément il ne peut pas répondre dans la mesure où son travail ne
réside pas à avoir une attitude ni même à se retrouver face au monde puisque il
s’active, en fait, à le transformer mais aussi parce qu’elle constitue plutôt
une affirmation qu’une demande, une réponse plutôt qu’une sollicitation. C’est
la faillite, la dérobade du scientifique à assumer cette question , à se la
poser qui le définit le plus authentiquement. La demande de définition suggérée
par la formulation interrogative contient déjà en elle-même la réponse.
Autrement dit, c’est la question cruciale, la manifestation d’un problème que
le scientifique ne devrait pas cesser de se poser parce qu’elle est justement
celle que sa pratique non seulement nie mais occulte. Etre un scientifique, ce
n’est justement pas être face au monde, attendre, contempler, écouter,
recevoir. Le savant face au monde n’a que faire de ce que le monde est, il est
au contraire celui par quoi le monde est autre chose que ce qu’il est :
des enchaînements de causes et d’effets, la manifestation apparente de lois souterraines
dont il s’agit de débusquer l’action afin de l’utiliser, de voir la vérité
profonde qui gît sous la « surface ». Je n’ai rien à apprendre du
monde si je ne lui pose pas de questions.
Mais
encore faut-il que je lui pose les bonnes questions. Si je me contente
d’observer, je peux croire, comme ce fut longtemps le cas, qu’un corps tombe
plus vite qu’un autre parce qu’il est plus lourd. A cette évidence, l’homme du
bon sens commun dira qu’il suffit d’être « réceptif ». Or, qu’un
corps tombe plus vite qu’un autre parce qu’il est plus lourd est faux comme
Galilée le montrera par le biais de ses expériences dans lesquelles il faisait
rouler de billes de poids différents sur des rampes inclinées parvenant, malgré
la distinction de leur poids au même endroit de la rampe au même instant. Dans
un espace « vide », débarrassé de la résistance de l’air tel que l’on
peut en créer en laboratoire, la plume
tombe aussi vite qu’une bille de plomb. Ce qui montre que la lourdeur d’un
poids est moins la qualité propre de ce poids que l’effet combiné de plusieurs
forces (celle de la densité de l’objet et de la résistance de l’air
notamment). Me fier à mes impressions
est le plus sûr moyen de n’adhérer qu’à des erreurs : la terre est fixe et
le soleil bouge, etc. Ce n’est pas en m’abîmant les yeux, les sens dans la
réception du monde que je saurai ce qu’il est. Ce qu’il est vraiment,
authentiquement n’est pas visible ni tangible. « Les faits scientifiques,
disait Pasteur, se cachent, il appartient au savant de les débusquer. »
C’est pourquoi le savant est
« ingénieux, habile ». Il n’a pas le temps d’attendre que les faits
arrivent. Si il les attend, ils n’arrivent pas de toute façon parce qu’un fait
scientifique, c’est, comme le dit Canguilhem, « ce que fait la science en
se faisant ».Aucune donnée scientifique n’apparaît d’elle-même :
elles sont toujours à la fois le produit d’un processus de recherche et
l’objectif vu, criblé par un instrument qui lui impose sa modalité
d’apparition. « L’invitation » faite à la nature de répondre aux
questions scientifiques est peut-être un terme trop doux car elle y est bien
plutôt contrainte. Ces « dispositifs efficaces » n’explorent pas la
nature, ils l’obligent à répondre et finalement à répondre : «
oui » puisque si l’expérimentation réfute l’hypothèse, le savant reprendra
l’hypothèse, la reformulera et l’expérimentera à nouveau jusqu’à ce que la
nature cède.
A quoi cède-t-elle d’ailleurs ?
Est-elle vraiment révélée ? Il serait plus juste d’affirmer qu’elle est
envahie, dénaturée, déformée. Elle se donne moins à voir telle qu’elle est
qu’elle ne se laisse transformer en autre chose que ce qu’elle est : une
représentation scientifique, un « modèle ». Qui pourrait prétendre
devant une image de synthèse que la nature s’y donne à voir « telle
qu’elle est ». Elle n’est pas vue, elle est interprétée. Quand on me
montre une radiographie de mes poumons, ou un scanner de mon crâne, vais-je
dire que c’est « tout à fait moi », que c’est « ma
vérité ». Au nom de quoi cette représentation médicale de mon corps serait
plus proche de la vérité de ce que je suis que ma dernière peinture, mon
dernier livre, ma dernière parole ou les vêtements que je porte ? Dans ces
représentations médicales du corps, le médecin ne détecte que du médical tout
comme le chimiste ne peut voir dans la réalité que des atomes, des substances
chimiques et leurs combinaisons ou que le mathématicien ne voit dans le monde
que des relations et des proportions réductibles à des opérations
mathématiques : « Le monde est écrit en langage mathématique » -
Galilée. L’univers entier est l’auberge espagnole du scientifique, il n’y voit
que ce qu’il y apporte.
Voir et concevoir ne font qu’un dans l’acte
scientifique. Plus le savant conçoit des hypothèses et des instruments de
mesure, d’observation précis, plus il a le sentiment d’aller loin dans
« le réel du réel » sans nécessairement se rendre compte que ce qu’il
voit est nécessairement le produit d’une procédure. Il perçoit au travers du
microscope une nouvelle vision de tel ou tel micro-organisme mais qu’un
organisme puisse être microscopique, c’est précisément ce que le microscope
fait « être ». Ce que le savant voit est ce qu’il produit. Ce n’est
pas le réel même qui se donne à percevoir, c’est une certaine modalité scientifique
de conception du réel qui se ratifie elle-même en se donnant à voir le niveau
de réalité qu’elle présuppose.
Il s’agit bien pour lui de provoquer et non
d’attendre, de prévoir plus que de voir, de questionner plus que d’écouter, de
forcer la nature et non de se laisser envahir par elle. Le scientifique
« essaye », comme le dit Galilée, c’est-à-dire qu’il expérimente. Or
qu’est-ce qu’expérimenter ? Mettre en œuvre une procédure
hypothético-déductive dont le trait le plus saillant réside dans l’occultation
de l’instant présent. Il s’agit, en effet, de prévoir un phénomène puis d’en
tirer des conclusions. Que le phénomène « soit », c’est ce qui n’est
jamais pris, vécu comme tel, gratuitement, naïvement, actuellement. Comment
pourrait-il l’être puisque il est, dans sa nature même, la réponse à une
question. Ce qui « advient » est moins purement advenant que
« concluant » . Comme le dit Kant, le scientifique « prend
toujours les devants » si bien qu’il ne coïncide jamais avec l’actualité
du phénomène qu’il provoque, ne serait-ce que parce qu’il le provoque. Ce qu’il
voit est ce qu’il avait prévu ou la contradiction de ce qu’il avait prévu, mais
dans un cas comme dans l’autre, le résultat sanctionnant une hypothèse, une
prévision.
Le scientifique tente d'épouser la structure d’une
réalité qu’il ne voit que comme un enchaînement de causes et d’effets,
l’efficace de lois. Qu’une pomme tombe est la confirmation de l’effectivité des
lois de la gravitation. Cela s’explique, se mesure, se quantifie, se
rationalise. Ce n’est pas le fait de voir la pomme tomber qui importe mais
l’exercice par le savant de sa capacité à s’abstraire de ce qu’il voit pour
explorer en deçà de ce qu’il a vu les raisons logiques, les causes expliquant
qu’il ait vu ce qu’il a vu. Il est donc toujours en-deçà du « voir ».
Se laisser prendre par l’actualité du voir, c’est s’abandonner à l’illusion
d’une terre immobile et d’un soleil mobile. Me retirer d’un monde trop visible
pour voir, dans toute sa vérité, le processus logique par lequel ce qui est est
le produit de ce qui a été : telle est la façon du scientifique d’être au
monde. Occulter l’actualité du présent en l’insérant dans l’action souterraine
et continue d’une nécessité rationnelle par laquelle ce qui arrive doit
arriver. Rien n’est nouveau sous le soleil.
Le savant se situe donc toujours en deçà ou
au-delà de la perception instantanée. Voir est pour lui l’invitation à revoir
(expliquer rétroactivement par une chaîne de causalité) et à prévoir (envisager
une observation expérimentale : si tel phénomène se produit maintenant,
alors tel phénomène devrait se produire plus tard). La vérité n’est jamais dans
le présent mais dans l’inscription du présent dans le passé ou la confirmation
d’un ancien futur dans le présent. S’agit-il bien de la vérité d’ailleurs ?
Le
philosophe autrichien Karl Popper insiste sur le fait qu’une hypothèse n’est
jamais tout à fait prouvée par sa ratification dans les faits ne serait-ce que
par sa ratification s’est produite une fois et ne saurait valoir pour toutes
les fois. L’expérimentation valide provisoirement mais ne vérifie jamais
définitivement. On pourrait voir ici comme un « retour de bâton » de
l’activisme du scientifique. Résolu dans le monde à ne rien attendre de lui
mais à tout lui extorquer, il se retient de voir et de vivre sa concomitance à
l’instant comme une présence absolue. Du point de vue du scientifique, Cézanne
peut bien se dilater la pupille sur un instant de la Sainte-Victoire, il ne
s’agira que d’un instant sur lequel il est impossible de fonder la moindre vérité
tout simplement parce que l’instant passe. Autant pour l’artiste, il importe de
prendre l’instant présent au sérieux, de se rendre attentif à la totalité de ce
qu’il est parce que précisément c’est la totalité qui, au travers de cet
instant, « est », autant pour le scientifique, c’est dans le temps
que se vit, se déploie et s’exploite l’efficace des lois traversant le réel de
liens nécessaires. Voilà pourquoi l’intérêt que le scientifique porte à
l’instant consiste à l’intégrer dans des processus lents, cachés alors que
l’attention de l’artiste à l’instant s’attache à l’imprégner d’une telle
intensité qu’éclatera dans toute la diversité des forces (lumière, couleurs,
etc.) qui le constitue l’éternité d’un Tout, vrai « d’un seul coup ».
Il ne suffit pas au savant qu’un instant
soit, encore faut-il qu’on le relie à d’autres instants prouvant l’existence de
lois déployant leurs effets dans un temps diachronique (fuyant, successif,
évolutif). Partant donc du principe de cette inaptitude fondamentale d’un instant
à révéler la totalité d’un processus naturel, le scientifique s’active,
expérimente des hypothèses, il « essaie » mais, par là même, il
se condamne à tout jamais à ne réaliser que des tentatives, des tests dont
aucun ne lui livrera des conclusions définitivement fiables précisément parce
que cet instant dans lequel l’expérimentation confirme l’hypothèse n’est
lui-même qu’un instant, soit le réceptacle approximatif, instable et fuyant
d’une vérité qui, selon lui, ne fait qu’y affleurer. Il n’y a pas de vérité
scientifique, selon Karl Popper, il n’y a que des
« véri-similitudes ». Le scientifique ne peut pas
« trouver ». Il ne peut que chercher, non pas que la vérité n’existe
pas mais il s’interdit lui-même de l’y percevoir en ne l’y voyant à aucun
moment, en posant d’emblée qu’aucun instant ne saurait à lui seul contenir tout
le poids de la révélation du vrai, en posant la vérité en deçà ou au-delà de
toute perception. Qu’une vérité puisse s’imposer « d’un coup », c’est
ce qu’un scientifique ne saurait admettre alors qu’il n’est pour l’artiste pas
d’instant qui ne soit en lui-même manifestation d’un absolu de vérité, d’une
séance plénière de l’univers, d’une divine divulgation.
Ainsi, lorsque le scientifique pose qu’il
faut se méfier de nos perceptions trop instantanées parce qu’elles nous
trompent : je vois le soleil changer de position et je crois qu’il bouge.
Il est une considération qu’il ne semble pas prendre en compte, soit le fait
que, comme Descartes l’a d’ailleurs remarqué, ce ne sont pas mes sens qui me
trompent mais les conclusions que j’en tire précipitamment. Qu’est-ce que mes
sens me font réellement sentir en l’occurrence ? Le changement de
trajectoire reliant la terre et le soleil. Le soleil n’a pas la même position
selon les moments de la journée. Chaque instant de la journée est l’occasion
d’éprouver que la position du soleil par rapport à la terre n’est pas la même
qu’avant. Il n’est rien là qui m’ induise en erreur. Redoublant d’attention
dans un instant donné, j’y verrai nécessairement mon ombre s’allonger ou
rétrécir, donc le mouvement du soleil se faire.
Le
scientifique dirait peut-être ici qu’on ne le voit vraiment que si on se
souvient de la position antérieure de l’ombre, donc qu’on se dérobe à l’instant
présent mais c’est là découper artificiellement dans ce phénomène de l’ombre un
avant et un après, scinder en phases ce qui justement ne peut se laisser ainsi
diviser. Que mon ombre bouge, c’est justement ce qui se fait insensiblement,
continûment, sans rupture. Donner à l’acte de voir dans l’instant présent toute
l’intensité dont on est capable, c’est précisément voir tout ce qui, du monde,
est indéclinable en termes de succession, division d’instants. La finesse du
jeu de touches impressionniste de Monet peint sur ce que l’on pourrait appeler
l’image arrêtée d’un instant présent de la cathédrale de Rouen, l’indivisible
mouvement du soleil, la progression continue de l’ombre qui fait varier les
contours, les couleurs et les zones sombres de l’architecture. Plus qu’un
scientifique et peut-être mieux que lui, il me donne à voir la relativité du
rapport de la terre au soleil par la variation infinie , lente et indivisible
de l’intensité du jour.
Tout se passe comme si la nature nous
envoyait à chaque instant le message continu d’une vérité éternelle et, qu’apeurés
par cette impudique révélation, nous
nous y dérobions en invoquant l’impossible adhésion à l’instant, la nécessaire
défiance à « ce qui ne dure qu’un temps », à ce qui est trop visible
pour être vrai. Ainsi le savant évacue-t-il « les qualités
secondes » : ce que l’on voit, touche, sent de l’objet ne peut être
la vérité de l’objet. Descartes utilise l’exemple de la fusion d’un morceau de
cire pour désigner ces qualités secondes. J’approche une flamme du bloc de cire
et celui-ci se transforme en flaque : cela signifie-t-il que rien de ce
que j’y avais vu avant (quand il était un bloc) n’était vrai ? C’est ce
que de nombreux commentateurs font dire à Descartes mais on ne voit pas non
plus ce qui dans la flaque serait plus vrai que le bloc. Ce n’est pas le
produit des métamorphoses qui manifeste la cire vraie mais le fait de la
métamorphose. Il n’est dans cette opération aucun instant durant lequel ma
perception m’aurait trompé. Ce qui m’abuse, ou s’abuse tout seul, c’est le
préjugé, ce que l’on pourrait, à bon escient qualifier de « cliché »
d’une cire divisible en « visages fixes », en « images
arrêtées ». La cire n’est pas plus ou moins vraie ici que là, avant
qu’après. Beaucoup déduisent de cette expérience décrite par Descartes que les
qualités secondes de l’objet, son apparence sensible me trompent puisque il
n’est rien des qualités sensibles du bloc qui demeurent dans la flaque. Rien de
la cire ne serait identifiable puisque tout change. « Les apparences
sont trompeuses » dit le scientifique. Or Descartes veut au contraire
insister sur le fait qu’à aucun moment, pas plus à celui de la flaque qu’à
celui du bloc, je n’ai douté que c’était bel et bien là de la cire. Mon esprit
aurait-il vu, anticipé, supposé, abstrait la cire même là même où mes sens
auraient fait la preuve de leur incapacité à cibler la vérité ?
« Nullement » répondraient
Merleau-Ponty et Descartes lui-même, sans quoi d’ailleurs on ne voit pas
pourquoi il serait nécessaire d’éprouver la présence effective, instantanée de
la cire pour la concevoir, n’importe quoi pourrait être l’occasion d’y définir,
d’y concevoir la « cire » et tout serait cire. Ce que Descartes veut
montrer, au contraire, c’est l’extraordinaire lucidité d’un esprit humain qui
ne doute pas de ce qu’il voit, l’efficacité d’un jugement qui ne se dérobe pas
à l’instant présent de la perception, qui imprègne son attention à l’objet de
toute la force dont il est capable. Le scientifique raisonne comme si mes sens
n’était que l’avant garde du jugement, ce que mon esprit aurait à surmonter, à
démentir pour voir la vérité même derrière et après la vérité des yeux. Mais ne
suis-je pas en même temps esprit et regard ? Qui a divisé la cire en cire
sensible et en cire « idéalement vraie » si ce n’est ce réflexe
frileux d’un esprit apeuré devant la vérité pourtant manifeste, trop
immédiatement évidente d’une cire « totale », révélée en chacune des
étapes de sa métamorphose, d’une cire unie qui « suit son cours »,
qui s’explore, se raffermit en chacune de ses infinies variations, se sonde et
s’accomplit. Le savant reproche aux sens de ne pas accomplir ce dont il ne veut
pas voir qu’ils ne cessent précisément de l’accomplir. Le changement
d’apparences imposé par la flamme de Descartes est pour lui l’occasion
d’affirmer que la cire ne se dévoile jamais « toute, unie » aux
sens, ni au présent alors même que ce que le philosophe français veut montrer
c’est l’union profonde et indéfectible, incessamment réitérée non seulement de
l’esprit au sens, de l’âme au corps mais aussi de l’homme au monde. Que
l’apparence de la cire change et que je ne doute pourtant pas qu’elle est la
même cire ne prouve pas que mes sens me trompent encore moins que la cire ne
soit « pas-toute » mais, au contraire, atteste de l’intimité du lien,
de la divine concomitance de l’être au monde grâce à laquelle je vois dés le
début, ainsi qu’à chaque moment de ses variations d’apparences, la cire même.
Ces qualités secondes sont donc en fait les qualités premières et
Descartes lui-même ne les a distinguées de la cire « même » que pour
les réhabiliter. C’est tout un que de percevoir et de concevoir, non pas
seulement parce que c’est une seule et même force qui, finalement n’est rendue
qu’au travers de termes différents mais aussi parce que c’est en même temps que
je perçois l’impossibilité de cibler la cire par le biais de son apparence
première (le bloc) et que je vois par la métamorphose que la flamme lui fait
subir, la cire telle qu’elle est soit une « étendue susceptible d’une
infinité de figure. » La cire ne se refuse pas aux sens par le fait de sa
métamorphose. La cire, c’est sa métamorphose. Descartes abonderait parfaitement
à la phrase centrale du texte : « C’est pourtant le tissu même de
notre présence au monde. »
C’est non seulement le registre lexical qui change à partir de cette
phrase (activité/réception, travail/ perception, technique/poétique, agression/
amour fusionnel) c’est l’interprétation des mêmes termes qu’il conviendrait de
changer. Nous passons d’une conception scientifique de la vérité à une
conception artistique. La vérité que le scientifique cherchait à piéger par
tous ces processus d’expérimentation, c’est celle-là même que l’artiste trouve
« dés le départ » parce qu’il part de ce principe d’une vérité quasi génétique de
toute perception présente. Si je perçois et accepte totalement ce présent, j’y relève ce qui fait
la totalité et la cohérence de tous les présents, le principe même de la
présence, ce qui fait que le présent « est ». L’ambiguïté du sens du
verbe « hanter » traduit bien ce secret de l’ambivalence qui fait de
l’artiste l’homme qui, par excellence, s’accomplit. L’artiste est
« hanté » par ces qualités secondes comme sont hantés ces lieux que
l’existence d’un fantôme imprègne d’une présence à la fois évanescente et
totale. Un château hanté est possédé. Le fantôme est à la fois partout et nulle
part comme Cézanne devant la Sainte-Victoire. L’absorption du lieu par le
spectre est à la mesure de sa désertion du lieu : il ne saurait s’incarner
en aucun point particulier de son espace parce qu’il « est »
cet espace même comme dans le film « Poltergeist » où c’est
finalement la maison elle-même qui est le fantôme.
On comprend mieux ainsi l’origine du malentendu orchestré par le sens
commun à l’égard de l’artiste. Devant certaines œuvres, nous ne voyons pas
l’artiste : « qu’est-ce qui dans ces 3mn 24 de silence est de John
Cage ? » Vous avez envie de dire que vous auriez pu
« écouter » du silence à meilleur marché chez vous, sans vous
déplacer et c’est vrai sauf que précisément, les conditions mêmes du concert
auquel vous assistez vous place ipso facto dans des conditions telles que
l’inactivité des musiciens, le mutisme des instruments laissés à terre, la
résonance du rien dans cet espace sont, de fait, de John Cage puisque c’est lui
que vous êtes venu écouter, c’est à sa décision de ne pas faire jouer les
instruments que vous devez le silence actuel. Le silence est bien de lui même
si cela vous énerve (justement parce que ça vous énerve). Le
« message » : « Ecoutez ma qualité de silence » n’est
d’ailleurs pour cet artiste qu’une invitation qu’il lance à chacun de ses
auditeurs pour qu’il construise lui-même le sien, pour qu’il s’installe dans ce
son sans rupture, soubassement de tous les sons, pour qu’il s’aperçoive de la
puissance que peut parfois receler pour l’homme, en imprégnant le silence de sa
présence silencieuse, l’acte de ne rien dire et de ne plus attendre que quelque
chose soit dit ou joué.
Quand un instrument de musique joue, il est plus que possible que nous
soyons, nous les auditeurs « joués », transportés ailleurs, donc
fatalement trompés sur nous-mêmes, exaltés comme Hitler l’était par la musique
de Wagner (la musique comme chant des sirènes, sensation illusoire de la
puissance). John Cage prend précisément le contre-pied de cette conception
piégeuse et enchanteresse de la musique. Il n’est de musique que du monde, de
ce monde là, présent ici et maintenant. Sachez l’écouter et vous serez à jamais
sauvegardés de l’illusion de vous croire, par le biais de la musique, autre que
ce que vous êtes ou d’adhérer à une fausse représentation du monde. Mais
qu’êtes-vous vraiment ? L’artiste inimitable de votre propre silence (qui
n’est donc par là-même jamais déserté de présence). John Cage, en
« hantant » son silence vous a clairement donné les clés pour que
vous hantiez, à votre tour, le votre.
C’est donc d’être toujours trop évidemment là, dans son œuvre comme
dans le monde vraiment réel que l’artiste doit paradoxalement sa réputation
d’absent, d’original, de marginal. Si l’artiste est mis en retrait de la
société, c’est parce que lui n’est, au contraire de la société, jamais en
retrait du monde réel. C’est aux mots « image »,
et « imaginaire » que l’on peut désormais, maintenant que nous
avons « traversé le miroir », appliquer le principe de basculement du
sens habituel au sens artistique.
Imaginer, pour le sens commun, c’est se retirer du réel, se soustraire
à la confrontation du sujet avec le monde sensible. Mais qu’avons-nous, en ce
moment sous les yeux ? Qu’est-ce que mes yeux me donnent à voir réellement
du monde présent ? On répondra peut-être mieux à cette question en opérant
un léger détour sémantique et étymologique. L’image est une apparence, ce qui
en autorise la critique en ce sens qu’elle n’est qu’une apparence, qu’une
copie, une re-présentation mais cette apparence dont Merleau-Ponty nous dit
qu’elle est le tissu même de notre présence au monde est finalement plutôt
« apparition », issu du latin « apparere » qui signifie
présence. Le sens commun fait davantage crédit à la science qu’à l’art parce
que le scientifique, en évacuant les qualités sensibles du monde, construit un
nouveau monde rempli d’objets nouveaux qui participent à son confort et
allongent sa durée de vie. Face à cet activisme du scientifique, l’artiste ne
produit, aux yeux de la plupart des gens, que des images au sens d’apparences,
des copies, des imitations.
Mais si l’on donne au mot image son sens « réel », celui
précisément de modalité d’apparition du réel, alors, c’est l’art qui prend sur
la science « activiste », un avantage. Si l’image est prise comme ce
qu’elle est, soit la façon d’être du visible pour être visible, alors c’est
d’elle que naît l’authenticité du monde réel. Autant la réalité a pour le
scientifique besoin d’être authentifiée avant ou après avoir été saisie, ce qui
finalement aboutit à ce fait qu’elle ne l’est jamais, autant, pour l’artiste,
elle est authentique dans l’instant présent (incessamment réitéré) de sa saisie
si bien qu’elle l’est toujours.
Le choix des termes est ici particulièrement clair et précis :
l’imaginaire est la doublure du réel de la même façon qu’un manteau est, dans
sa matière même, doublé d’une étoffe qui fait son être de manteau, son
épaisseur. Doublure et non dédoublement par quoi s’immiscerait la perspective
trompeuse de la duplicité de l’œuvre. Cette comparaison se voit renforcée par
la métaphore de l’endroit et de l’envers qui la suit immédiatement.
L’imaginaire, en tant que modalité d’apparition du visible est cela même que je
ne vois pas tout simplement parce qu’il est la procédure même par le biais de
laquelle le visible est visible. Ainsi, par exemple, la déclinaison des rayons
du soleil en se matérialisant sur le grain de la pierre de la cathédrale de
Rouen s’y incorpore en la faisant, a fortiori au fil des quatre toiles, devenir
autre chose que de la pierre : soit un jeu d’ondes lumineuses d’intensité
variable. Or c’est bien cela que je vois, plus encore : c’est par ce jeu
d’ondes que je vois la lumière et la cathédrale de Rouen. Allons même encore
plus loin : c’est par la qualité d’apparition de cette image que la
lumière réelle et la cathédrale réelle « sont » effectivement les
ondes peintes par Monet. Ce n’est pas parce que je ne vois les choses que par
le biais des images que je ne vois pas ces choses telles qu’elles sont, c’est,
au contraire, parce que les choses sont des images que je ne vois que les
images des choses : parce qu’il n’ y a rien d’autre à en voir. Tout l’être
est dans l’apparence, la profondeur dans la surface, le monde dans sa sensibilité.
Rien n’est caché excepté la visibilité du visible, soit cela même que le
peintre, précisément, fait voir.
La mise en ondes des jeux d’eau, de lumière, des tissus, des
feuillages, bref du réel par Monet ne donnent à voir que la procédure même (y compris
d’ailleurs au sens scientifique du terme) par laquelle l’être du monde en se
faisant image, « est », c’est-à-dire n’est, dans son acception la
plus littérale et la plus dense, que cette mise en image, en « impressions
chromatiques ondulatoires » de la réalité par le peintre. Que l’invisible
est aussi indissociable du visible que l’envers d’une feuille l’est de
l’endroit, c’est donc justement ce que le peintre donne à voir par l’art de
rendre, par l’image, cette réalité même qui n’est nulle part ailleurs que dans
l’image, soit une apparition, l’épiphanie.
L’art mieux qu’une puissance qui demeure une
potentialité est un pouvoir, soit une force actuelle, actualisante. Derrière
l’apparente stylisation poétique de Merleau-Ponty se cache une précision dont l’esprit
est foncièrement philosophique. Ainsi, il est un verbe qui se dégage
implicitement de l’ambiguïté des termes utilisés pour rendre le pouvoir de
l’art : « révélation de ce qui se dérobe sous la proximité de la
possession », c’est le verbe « être » dont on pourrait dire
qu’il n’est compris dans aucun des mots de la phrase et qu’il les habite tous
en ce sens qu’il est le seul qui puisse résoudre toutes les contradiction.
« révélation- dérobe-proximité-possession » composent, en effet, un
appareillage étrange. Leur contiguïté dans l’espace graphique de la feuille va
de pair avec leur exclusion sémantique : révéler ce qui se cache, mais ce
qui se cache est en même temps proche (donc accessible), or cette proximité est
celle de la possession, terme encore ambivalent car si je ne suis
« que » proche, cette possession n’est pas totale. La proximité peut
toutefois marquer un lien d’appartenance mais est-ce bien de cette saisie là
dont il est question quand par exemple je suis devant la Sainte-Victoire de
Cézanne ? Ais-je le sentiment d’avoir ce motif, d’avoir ce paysage ?
Non, j’ai plutôt l’impression d’être en lui ainsi que celle qu’il est en moi.
Je vois
grâce au peintre ce qui est et que je n’avais pas su voir comme les effets de
lumière peints par Monet. Celui-ci éclaire l’éclairage, rend l’ombre ombreuse,
l’eau liquide, la matière matérielle, etc. Son effort ne peut se retrouver dans
le sens du verbe avoir posséder. Le talent qu’il « a » consiste à
« être » au monde avec une telle intensité qu’il participe de ces
forces par lesquelles le monde et lui-même « sont ». L’artiste se
fait être en se faisant le plus attentif à ce par quoi le monde est. Je ne
peux « révéler ce qui se dérobe sous la proximité de la
possession » m’insinuer dans le cours ambigu de toutes ces actions qui se
contredisent qu’en me situant au faîte de leur contradiction. Pour donner à
voir ce qui ne se laisse pas voir, soit ces forces invisibles sur le support
desquelles nous « appuyons » notre vision, il faut que les yeux de l’artiste
peintre « se voient voyant », que voir ne soient plus l’occasion de
voir ceci ou cela mais de prendre la vision à contre-courant , comme si le
processus de stimulation, l’impact rétinien de l’œil à ce qui est vu n’était
plus vécu comme mouvement de l’intérieur vers l’extérieur (je porte mon regard
vers..) mais rebroussement de l’extérieur vers l’intérieur (j’assiste en
moi-même au processus par lequel je suis un être regardant, je
« m’aperçois » ) .
Peut-être
touche-t-on là le sens le plus obscur de toute vision, celui-là même que l’on
retrouve dans le sens commun quand on dit d’une réalité trop manifeste qu’elle
est aveuglante ou à un enfant qu’il s’aveugle devant la télévision. Comment
s’aveugler en voyant ? Comment pourrais-je voir en étant aveugle ?
N’est-ce pas pourtant exactement ce que fait Cézanne ? Il ne voit plus
rien parce qu’il se laisse pénétrer de ces flux dont il n’est plus possible, au
point paroxystique d’attention à soi voyant dans lequel il se situe, de dire s’ils sont dans le monde ou dans son
œil. L’immersion de l’être au monde atteint alors son apogée et cette apogée
revient toujours parce qu’elle est ce miracle réitéré de la présence d’un tout
au tout. L’artiste n’est plus devant le monde ni même au monde, il est monde,
présence, être. Il n’est même plus possible de dissocier le mouvement par
lequel le monde vient à l’artiste de celui par lequel l’artiste vient au monde.
Aucun des deux ne vient à l’autre ni de l’autre. Ils participent tout deux de
cet instant d’éternité, d’attestation performative et actualisante par lequel
ce qui est est maintenant. « Je peins peut-être pour surgir » dit le
peintre André Marchand, ce que Merleau-Ponty commente, dans « l’Oeil et
l’esprit » de la façon suivante : « On dit qu’un homme est
né à l’instant où ce qui était au fond du corps maternel qu’un visible virtuel
se fait à la fois visible pour nous et pour soi. La vision du peintre est une
naissance continuée. »
La dernière phrase du texte résume son idée
essentielle mais les termes utilisés pour qualifier la différence entre
l’artiste et le scientifique prennent maintenant un sens et une ampleur peu
communes car si le scientifique rend le monde disponible, c’est parce que son
souci est précisément celui de sa possession, de sa maîtrise, de l’avoir alors que
si celui de l’artiste est de le rendre habitable, c’est parce que lui s’attache
à être. L’attitude au monde désigne plus profondément et plus obscurément un
rapport à l’instant présent précisément parce qu’il n’est de monde que
maintenant. L’activisme du savant ne lui donne pas d’autre comportement
possible à l’égard de l’émergence du monde que de l’attendre ou de la prévoir
mais jamais de la voir, l’approche quasi fantomatique du monde par l’artiste
lui permet au contraire de l’habiter comme son lieu propre.
Conclusion
La science décrite par l’auteur est
indissociablement liée au vocabulaire et à l’être même de la technique :
le savant agit sur le monde, il le transforme et le modèle selon ses
instruments. C’est l’une des raisons essentielles pour lesquelles il ne le voit
pas. Son attention n’est pas « attentive », c’est pourquoi il se
condamne lui-même paradoxalement à l’attentisme (prévision expérimentale) et à
la précipitation (explication rétroactive des effets par les causes). L’artiste
suit la voie contraire : il n’est rien que l’instant présent et cet
instant revient toujours. Rendre cet instant dans toute sa vérité, c’est
résoudre l’énigme du monde en actualisant l’être, ce qui n’est qu’une autre
façon d’être actuellement présent mais entièrement présent. Faut-il déduire de
cette comparaison que le scientifique n’ait, au sens propre du terme, pas
« lieu d’être », pas de présent dans le sein duquel il pourrait
« éclore », se faire véritablement c’est-à-dire présentement exister ?
La réponse est, selon Merleau-Ponty, « oui » à moins qu’il ne se
révèle capable de générer une autre posture scientifique qui tiendrait moins de
la technique que de l’art, qui serait moins soucieuse de s’imposer au monde que
de l’exprimer dans toute la complexité dont elle est capable. Ce tournant est
déjà en train de s’amorcer dans l’exploration fascinante des paradoxes et des
abîmes de la physique quantique.
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