"Je n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent
encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune, et
que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter
même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas
la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette
opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que
l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne
n’aurait pu prédire. J’ai moi-même été tenté en certaines circonstances de
penser de cette manière. Néanmoins, afin que notre libre arbitre ne soit
pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de
nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. Je
compare la fortune à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent
en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices,
enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant
eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la
moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n’en reste pas
moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se
prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que,
si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et
ne deviennent pas déchaînées et nuisibles. Il en va de même pour la
fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée
pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour
la contenir."
MACHIAVEL,
Le Prince
Il existe
une attitude qui consiste à agir sur le fond de cette certitude selon laquelle
tout ce qui arrive est le résultat d’une force ou d’une volonté supérieure.
L’être humain n’y peut rien. C’est ce que l’on appelle le fatalisme. Nous sommes souvent confrontés à des formulations par
le sens commun de cette croyance en une puissance au regard de laquelle les
actions individuelles des hommes ne sont d’aucun poids : « C’est
comme ça. On ne peut rien y faire ! », « Ca va ? Faut bien
que ça aille, de toute façon, c’est comme ça ! » Devant l’expression
d’une telle fatalité, nous sommes nombreux à capituler, à nous résigner à
accepter les faits tels qu’ils ont sans nous révolter ni croire à l’émergence
d’une liberté humaine possible. La réalité est imprévisible. Lorsque les
évènements et leur enchaînement se déroulent de façon violente et
improgrammable, nous faisons l’expérience de notre totale inaptitude à
contrôler le cours des choses (Machiavel vivait à Florence dans une époque
politiquement très agitée sujette à de nombreuses intrigues ainsi qu’à des
bouleversements incessants).
Bien sûr,
nous influençons les évènements à la petite échelle de notre existence
personnelle ou familiale mais dés que nous sortons de ce périmètre privé, nous
percevons bien cette puissance invulnérable des choses qui ont un impact
considérable sur notre existence. Si nous pouvons décider de certains aspects
de notre vie, nous sommes bien incapables d’en maîtriser le cours dès lors que
nous nous situons à l’échelle des peuples, des Etats, des cités, des guerres,
des catastrophes naturelles et humaines. Machiavel va jusqu’à avouer qu’il a
été tenté de baisser les bras et de se résigner à la passivité.
Mais il
choisit de se rallier à une autre conception de l’existence. On pourrait dire
qu’il choisit de choisir ou plutôt de donner à notre faculté de décision une
certaine place dans le cours des choses moins parce que c’est bien ce que nous
observons que parce qu’il est nécessaire selon lui de donner du sens à
l’expression humaine de la volonté des sujets. Il faut que non seulement nous
puissions vouloir mais aussi que nous fassions l’expérience de ce que peut
notre volonté face au destin.
Or, que
peut-elle ? Et dans quelle proportion ? « C’est moitié /
moitié » nous dit Machiavel dans un pur souci d’équivalence comptable.
Déjà les Stoïciens insistaient sur la nécessité de distinguer dans toute
occurrence de notre existence ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Je ne peux pas décider de ne pas mourir mais je peux choisir et modeler mon
attitude face à la mort. Mais ni Epictète, ni Marc-Aurèle, ni Sénèque n’étaient
allés jusqu’à chiffrer cette proportion comme le fait Machiavel. Aussi rapide et "simplifié" que soit cet effort de comptabilité il manifeste un style, il
exprime une attitude, un souci rationnel, calculateur. Ce n’est pas seulement
que l’homme puisse faire des choses malgré la destinée, c’est qu’il importe de
savoir quoi, comment et "de combien" cette efficience humaine peut composer avec
l’avènement pur, brut de ce qui arrive.
C’est par
le biais d’une image que l’auteur va nous donner idée de tous ces éléments. Le
fait que cette description soit développée dans une bonne moitié du texte exprime son importance et pas
seulement d’un point de vue quantitatif. Un verbe se dégage avec netteté du
déploiement de cette image : « canaliser ». Ce terme est
d’autant justifié qu’il peut se classer dans le registre lexical de la
composition, de l’arrangement, de la régulation. On ne peut rien contre le
cours des choses mais on peut composer avec cette force, aussi implacable
soit-elle, et précisément du fait même de cette implacabilité. C’est tout un
modèle du comportement politique et éthique qui se dessine au gré de cette
comparaison avec la construction de digues qui permet de juguler la puissance
des fleuves et des précipitations. Il n’est pas au pouvoir des hommes
d’éviter les coups du sort mais ils peuvent comme le dit le sens
commun « faire avec ». C’est sur le fond de ce qui arrive que nous
pouvons orienter le flux des évènements. L’individu ne crée rien, n’arrête rien
mais il peut gérer des flux, réguler des lignes évènementielles et c’est
exactement tout l’art du gouvernant de
savoir faire la part dans l’acte de diriger une cité entre ce dont il peut
tirer profit pour la collectivité et ce
qu’il doit absolument accepter.
Le terme de
« vertu » utilisé par l’auteur est crucial, décisif précisément parce
qu’il revêt une dimension à la fois politique et morale. Machiavel donne en
effet, dans son œuvre un sens particulier à ce mot en le ramenant à son origine
étymologique latine « virtu » de vir : la force, l’habileté.
Machiavel
est un théoricien de l’art politique mais ce passage de son œuvre et surtout
l’image du fleuve et de l’inondation nous permettent de donner au terme de
« politique » un sens qui dépasse du cadre exclusif du pouvoir et du
gouvernement des hommes car il est finalement suggéré que tout est politique,
c’est-à-dire que tout dans l’existence est moins affaire de principe, de
finalité que d’ajustement, de
politique.
Il ne sert à rien de nous poser des questions sur l’existence de
Dieu, la distinction du bien et du mal, la conscience, tout ce que l’on appelle
les grandes questions métaphysiques. Nous pourrions dire du fait d’exister la
même chose que de la force du fleuve ou des grandes évolutions politiques, nous
n’y pouvons rien, nous ne l’avons pas choisie mais de la même qu’il serait
absurde de revendiquer un droit d’exister ou pas (un choix) avant d’exister, il serait insensé de
prétendre au titre de seul initiateur de nos actions. Il y a une force :
le fleuve, les populations, la vie, et l’individu se constitue dans et par
l’efficience de sa seule aptitude à réguler ses flux. Il existe donc un art
politique de vivre, Foucault parlerait de « techniques d’existence »,
de la même façon qu’il n’est question d’acquérir à l’égard des faits qu’une
« compétence politique de l’ajustement » ainsi qu'une intuition du "bon moment" (Kairos).
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