b) La question du Sens de l’œuvre
Ce n’est pas pour autant que nous avons tranché la
question du sens de l’œuvre. Le poème de Ghérassim Luca pourrait nous
apparaître comme absurde puisqu’aucune règle de la grammaire n’est vraiment
respectée. Pourtant, nous comprenons bien le message de l’œuvre et nous le
comprenons d’autant mieux qu’il est mal exprimé, incorrectement exprimé. Nous
n’avons donc pas affaire au sens habituel d’un énoncé linguistique dans lequel
c’est de la mise en relation de mots dont chacun assure une fonction dans une
phrase que naît la signification. Le linguiste Roman Jakobson (1896 – 1982) met
en évidence dans la compréhension d’un énoncé l’interaction entre son axe
syntagmatique et son axe paradigmatique. L’axe syntagmatique désigne les
groupes en présence dans « une » phrase. « Je prends le
train » et « le chat mange la souris » sont deux énoncés
différents mais qui suivent le même axe syntagmatique, c’est-à-dire que le sujet
(Je et le chat) exerce une action (prendre et manger) sur l’objet (le train et
la souris). Cela signifie que je ne saisis pas seulement le sens de cette
phrase parce que je fais valoir les différences entre les trois syntagmes
présents mais aussi parce que je maîtrise l’axe paradigmatique et situe
d’emblée la phrase en lui appliquant un sens schématique vertical le je et le
chat sont des paradigmes du sujet, prendre et manger sont des paradigmes du
verbe, la souris et le train sont des paradigmes de l’objet. Autant d’un point
de vue syntagmatique, on ne peut pas changer la place des termes sans
transformer le sens ce qui revient à poser que les termes en présence ne sont
pas du tout interchangeables. Autant d’un point de vue paradigmatique, au
contraire, n’importe quel terme pourrait aussi bien valoir dans une
structure : sujet/verbe/complément. Nous saisissons le sens de ce que l’on
nous dit parce que nous faisons jouer constamment et ensemble ces deux axes
dans la réception d’un énoncé.
Mais, dans le poème de Luca, on ne peut plus
référer les différences des termes mis en présence (axe syntagmatique) à des
différences paradigmatiques (sujet/verbe/complément). C’est comme si, dans le
jeu des différences mises en présence : « Je te clavecin / Tu
m’oiseau / etc, l’ordre des différences en absence était invalidé, impossible à appliquer :
on ne sait pas vraiment quelle est l’action puisque il n’y a plus de verbe.
« Je te clavecin, tu m’oiseau » : ça veut dire quoi ? Privé de
l’effet d’élucidation de l’axe paradigmatique qui permet de faire valoir des
relations fonctionnelles entre les différents groupes de syntagmes, nous sommes
confrontés à deux options : soit rejeter ces énoncés comme absurdes, de
purs non-sens, soit nous « avouons » que nous comprenons bien le
sens, mais confusément : l’auteur « veut dire que de l’action du je
sur le te et du tu sur le « m’ » naissent des mots qui sont comme des
atmosphères, des ambiances, comme si la proximité érotique du corps de l’être
aimé créait une nouvelle grammaire au fil de laquelle des noms, c’est-à-dire
des substantifs (donc des substances) se voient ramenés à l’action d’un corps
sur un autre corps (donc un verbe). Dans cet entredeux, c’est une nouvelle
syntaxe du rapport de l’homme avec le monde qui voit le jour.
Nous comprenons ainsi d’où vient le sens de
l’œuvre. Quand nous saisissons le sens d’un énoncé linguistique courant, usuel,
nous le faisons toujours à partir des principes donnés, implicites d’une
structure acquise presque depuis toujours : la grammaire de notre langue
maternelle. C’est à partir de ces principes que l’axe syntagmatique des
différences valant entre les termes présents de la phrase sont automatiquement
catégorisés et organisés au gré de l’axe paradigmatique. Cet axe est toujours
celui du passé, celui prévalant dans notre apprentissage de la langue. Or, dans
le poème de Luca, cette référence à la structure grammaticale de notre langue
maternelle (axe paradigmatique) est invalidée. La totalité du poème est une
suite de néologismes, et plus encore de solécismes (la forme existe mais la
syntaxe est brouillée). Il nous revient donc soit de refuser à ce poème le
statut d’œuvre (mais cela nous conduirait à cette étrangeté qui consisterait à
soutenir qu’un poème doit se lire comme un énoncé linguistique courant et peu
de poèmes trouveraient grâce à des yeux continuellement parés de lunettes à
verres « correcteurs « (« qui peut être assez aliéné pour
parler à sa douleur ? » reprocherions-nous à Baudelaire), soit au
contraire, nous acceptons tout, c’est-à-dire en l’occurrence la possibilité
pour l’axe syntagmatique de redistribuer complètement la donne de l’axe
paradigmatique. Ce n’est plus à un énoncé de se soumettre aux règles
préexistantes d’un usage, c’est plutôt à de nouvelles règles de s’élever à partir
d’un énoncé à tous égards « imprévisible ».
Il n’existe pas d’œuvre d’art sans que s’y
accomplisse le double mouvement d’éradication des règles anciennes et
l’avènement d’une nouvelle structure d’où émerge un nouveau sens du Sens
lui-même. Nous ne comprenons jamais le sens d’une œuvre d’une autre façon qu’en
suivant le jeu de référence qui s’instaure de l’œuvre elle-même. Il faut donc
être cultivé pour apprécier une œuvre d’art si par « cultivé », nous
désignons en nous cette ouverture d’esprit nous rendant capables de voir se
forger au fil de l’œuvre même le nouveau système de référence à partir duquel
se constitue un tout nouvel ordre de compréhension. Ce qui « œuvre »
dans une œuvre, c’est précisément ce nouveau sens à partir duquel elle se
comprend, comme un ustensile qui nous imposerait par l’émergence d’une
ergonomie incompréhensible selon les anciens usages, les principes mêmes d‘un
nouveau mode d’emploi.
Toute
œuvre d’art est donc un message crypté par sa propre aptitude à renouveler les
codes mêmes de sa compréhension. Les tableaux sont à eux-mêmes les nouveaux
codes picturaux à partir desquels ils émettent un sens. Ils prennent le risque
assumé de nous déplaire, de nous scandaliser parce que notre mouvement naturel
et paresseux est de leur appliquer une grille de lecture et d’interprétation
ancienne. Ce que « disent » les peintures de Jérôme Bosch est
beaucoup plus complexe que la peur d’aller en enfer parce que les tableaux sont
cryptés, fourmillant de figures démoniaques et improbables qui sont autant de
symboles exclusivement décryptables à partir d’une autre grille de lecture que
celle qui prévalait dans l’Herméneutique (science de l’interprétation)
religieuse. Le tableau est Sens à lui tout seul
comme si l’œuvre délivrait simultanément son message et le dictionnaire qui
permet de le saisir. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’accepter l’œuvre
et d’écouter ce qu’elle nous dit à partir de ce qu’elle est. Elle est donc une
manifestation de sens qu’il nous est impossible de dépasser ou de dissimuler
derrière la portée de son message. Dés que nous nous risquons à réduire l’œuvre
derrière un sens « exprimé », un message, comme si ce qu’elle est
pouvait se dire dans les expressions de « l’avant-œuvre » nous
passons nécessairement à côté de ce qu’elle est. Ce qu’elle est, c’est ce
qu’elle dit et ce qu’elle dit, c’est « qu’elle est ». « Une
œuvre n’est ni achevée, ni inachevée. Elle est. Ce qu’elle nous dit, c’est
exclusivement cela : qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire
dire autre chose ne dit rien. » Finalement de l’œuvre nous pourrions
exactement dire la même chose que ce que le philosophe Emmanuel Lévinas exprime
à l’égard du visage, à savoir qu’il est sens à lui tout seul :
Emmanuel
Lévinas (1906-1995), Ethique et infini
(1982)
Affirmer que le visage n’est pas vu
signifie qu’il n’est pas réductible à un « contenu » que notre vision
pourrait enfermer, limiter, circonscrire. Il n’est pas davantage un objet de
vision qu’une toile, qu’une sculpture ou qu’une installation artistique. Quand
nous apercevons un visage au milieu des autres éléments d’un décor, il se produit
à son endroit un décalage au niveau de la perception. Je vois les objets, je
rapporte leur présence à d’autres éléments comme si chacun d’eux contribuait à
l’installation du décor précisément. Supposons que j’aperçoive par exemple un
agent en uniforme qui assure la circulation. Tant que je fixerai mon attention
à son uniforme, je rattacherai sa présence à sa fonction et rien ne manifestera
alors quoi que ce soit de différent ou « d’anormal ». Je verrai cet
agent, c’est-à-dire que j’intégrerai sa présence à un contexte : assurer
la circulation.
Mais voilà que mon regard s’oriente
vers son visage et je réalise alors qu’il y a dans sa présence quelque chose
que l’on ne peut pas résorber dans sa fonction. Cette personne « n’est pas »
agent de la circulation ou du moins cette fonction lui a été assignée de
l’extérieur, elle ne qualifie pas le fait qu’elle soit, qu’elle existe d’abord
et fondamentalement par elle-même. Elle est agent comme elle aurait tout aussi
bien pu être n’importe quoi d’autre. Ce qu’elle est de façon moins négociable,
plus authentique, c’est précisément cette expression étrange que son visage ne
cesse de signifier et qu’aucun élément extérieur ne me permet de situer,
d’englober, de décrypter. Un visage peut bien m’envoyer un message décryptable
en me souriant par exemple mais il ne s’agira que d’un message momentané,
circonstanciel qui ne recouvrira aucunement ce qu’il est structurellement,
c’est-à-dire cette suite inextinguible dans lequel il consiste : même un
visage endormi, voire mort envoie du sens. Le visage « est » émission
de sens, qu’il m’envoie intentionnellement de temps à autre tel ou tel message
est purement anecdotique et ne décrit aucunement la réalité dans laquelle il
consiste : à savoir pure expressivité sans contenu assignable. Le visage
ne cesse de dire sans que l’on puisse jamais le réduire à un « dit »
en particulier, ou plus encore, il n‘est rien de ce qu’il dit qui ne soit
compréhensible indépendamment de ce qu’il est, du fait qu’il soit. Comme le visage, l’œuvre est sens à elle
toute seule.
3) L’Art : « être-au-monde
en tant qu’homme » (Hegel) ou « être-à-l’homme en tant que monde »
(Heidegger) ?
Dans une conception beaucoup plus
classique, Hegel essaie également de situer l’œuvre en tant qu’expression. Il
la distingue fondamentalement du signe linguistique :
« Le but de l'art, son besoin
originel, c'est de produire aux regards une représentation, une conception née
de l'esprit, de la manifester comme son œuvre propre ; de même que, dans le
langage, l'homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses
semblables. Seulement, dans le langage, le moyen de communication est un simple
signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l'idée et
d'arbitraire. L'art au contraire, ne
doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence
sensible qui leur corresponde. Ainsi, d'abord, l'œuvre d'art, offerte aux sens,
doit renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu'elle le représente de
telle sorte que l'on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible
n'est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la
représentation et de l'activité artistique de l'esprit. L'intérêt fondamental
de l'art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles,
les pensées universelles de l'esprit humain qui sont offertes à nos
regards. »
GWF
Hegel - Esthétique
De la même façon que nous exprimons notre
pensée par des mots, l’œuvre d’art exprime quelque chose de propre à son
auteur, mais il serait très hasardeux d’en déduire que cette expression serait,
dés lors, subjective. C’est même le contraire. Une œuvre est l’expression pure
de l’esprit humain, la manifestation sensible d’une idée, c’est-à-dire ce par
quoi de l’intelligible vient aux sens, concrètement.
Le rapport du signe à l’idée exprimée est dans
le langage complètement arbitraire. Il n’y a aucun rapport direct entre le mot
chien et l’idée de chien. N’importe quel autre terme aurait pu faire l’affaire.
C’est là ce que Ferdinand de Saussure appellera l’arbitraire du signe. Au
contraire, il y a dans l’œuvre un rapport direct, effectif entre ce qu’elle est
et l’idée dont elle est le signe.
Nous mesurons ainsi la différence profonde qui
sépare Hegel et Heidegger : faut-il considérer qu’une œuvre demeure le
signifiant d’un signifié, c’est-à-dire une certaine façon (très particulière
puisque non arbitraire) de s’exprimer, de parler, de « vouloir dire »
quelque chose intentionnellement, auquel cas, nous définissons l’œuvre d’art
comme le produit spécifique de la conscience humaine, ou bien convient-il de
situer l’œuvre dans une perspective ontologique, comme dévoilement du processus
au gré duquel des instants de réalité,
ce que l’on pourrait appeler des clichés (une paire de chaussure, les couleurs
d’un soleil couchant sur le pont d’un fjord, des ritournelles (Ravel)) viennent
au monde. Dans cette dernière conception, loin d’incarner le mouvement d’une
intention, d’une conscience humaine, l’œuvre serait le résultat de l’attention
la plus désocialisée et la plus physiquement impliquée qu’un homme puisse
porter sur le monde, et plus encore finalement sur « ce qui est ».
L’art désigne-t-il une pratique permettant à
l’être humain de s’inscrire dans la nature, d’y imposer des œuvres qui soient
authentiquement des marques de son esprit et plus encore de ceci qu’il est
esprit, ou bien, au contraire, « ce qui reste » quand l’artiste se
défait de toutes ces façons humaines, trop humaines, de catégoriser la réalité
(langage), d’apprivoiser la nature (culture), de s’approprier ses éléments et
ses forces (technique) ? L’Art
est-il une affirmation de l’homme en tant qu’homme (conscience et esprit) ou
bien au contraire l’expression de ce dépouillement au gré duquel l’artiste
dépasse ou transgresse, ou encore subvertit (on pourrait dire
aussi : « comprend » mais en
anglais : « under / stand » : se tient dessous) sa
condition humaine pour ne plus assumer que ce statut minimal de simple
présence, l’assumer pleinement et réaliser dans l’efficience de cette
plénitude ce que l’on pourrait appeler une « œuvre-témoignage »
(inconscience et corps) ?
C’est ici probablement que se joue l’opposition
la plus haute entre deux conceptions vraiment irréconciliables et également
cohérentes de l’Art. Autant l’homme vise à se faire reconnaître en tant
qu’homme pour la première perspective, autant il n’aspire qu’à rentrer dans
l’anonymat dans la seconde, qu’à se défaire de toutes les marques de distinction
honorifiques pour ne prêter attention qu’au processus au gré duquel des formes,
des volumes, des sons viennent au monde et s’y contractent dans l’émergence
d’un temps présent. La position de Hegel est sans ambiguité à cet égard. La fin
du passage cité énumère les trois conditions nécessaires à ce qu’une œuvre
d’art soit : a) elle doit « renfermer un contenu », être
physiquement là, c’est-à-dire manifester quelque « chose » (même s’il
s’agit moins d’une chose que d’une idée, c’est-à-dire de l’intelligible rendu
sensible par l’œuvre) b) Mais il importe précisément que cette présence soit
« humaine », c’est-à-dire qu’elle fasse signe dans sa manifestation
de ceci qu’elle est le résultat d’une conscience, d’une pensée et non une
réalité naturelle c) L’art a donc bel et bien un intérêt, un
« devoir » : celui de faire voir, toucher, entendre de
« l’universel », des concepts, comme si dans l’Art enfin, l’esprit
pouvait s’imposer physiquement dans une forme qui ne se contente pas de rester
idéale ou plutôt « idéelle ». Une
œuvre, c’est de l’idée faite « chair ». Nous y retrouvons
exactement toutes les caractéristiques de la pensée la plus haute, la plus
abstraite : l’universalité, l’objectivité, la justice (non-partialité), la
beauté, etc. mais sous la forme d’une efficience tangible, insistante,
sensible. Le trouble que nous éprouvons devant ces toiles ou à l’écoute de ces
musiques, c’est d’y faire l’expérience physique d’une réalité
intelligible : Mozart saisit la forme universelle de l’hommage aux défunts
dans le « requiem », Bach de l’allégresse du fidèle dans la cantate
147: « que ma joie demeure », etc.
Qu’est-il possible d’opposer à cette conception
de l’art ? Peut-être qu’elle situe la célébration de la réalité par
l’œuvre dans une perspective trop philosophique, trop intellectuelle, et
surtout pas assez physique, involontaire. Si la conception de Hegel est exacte,
alors une œuvre s’adresse d’abord à l’intellect du spectateur ou de l’auditeur
auquel il reviendrait de saisir l’incitation à s’élever vers le concept que
serait l’œuvre. Mais nous verrions mal dans ce cas à quel intellect des œuvres
comme celles de Zoran Music : « nous ne sommes pas les
derniers » s’adressent. S’agit-il de comprendre en les contemplant la
réalité des corps martyrisés dans les camps de la mort nazis ? Est-ce
vraiment un intérêt d’ordre intellectuel, philosophique, historique, moral qui
a motivé leur exécution ? Music voulait-il porter témoignage de ce qu’il
s’était passé pour que nos retenions la leçon, comme un père de famille
sermonnant ses enfants ? Quel serait « l’universel » incarné par
ces tableaux, l’intelligible qui s’y verrait traduit sous sa forme
sensible ? Qu’est-ce qui pourrait ici être à la gloire de
l’universel humain, porter témoignage de la grandeur et de la dignité de
la pensée humaine ?
Rien de
ce qui est décrit ici n’est encore humain et pourtant c’est encore « célébré ». L’art c’est l’effort produit par un homme
pour rendre compte « de ce qui est » autrement qu’en tant qu’homme et
finalement de telle sorte que plus rien d’humain ne vient interférer dans la
réalisation de ce qui est. Qu’un
être humain puisse, au milieu de ces charniers, percevoir la grâce des cadavres
et des squelettes, saisir la subtilité de coloration de l’ouvrage de
décomposition des corps et s’efforcer de la rendre sans jugement, le plus
fidèlement possible, qu’il se révèle ainsi capable de célébrer, dans
l’expérience la plus pure de l’inhumanité des hommes, l’efficience surhumaine
de la nature est la claire manifestation de la puissance de l’Art.
La description, par Zoran Music lui-même, de
cette « transe » qui s’empara de lui, lorsqu’il sentit en lui la
nécessité de dessiner au milieu des charniers
de Dachau rend bien compte de la limite de la conception hégélienne de
l’Art : « Je dessinais comme en
transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé
par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. Tout en dessinant, je
m’agrippais à mille détails : quelle élégance tragique dans ces corps
fragiles ! Des détails si précis : ces mains, ces doigts minces, les
pieds, les bouches entrouvertes dans une ultime tentative de happer encore une
bouffée d’air. Et les os recouverts d’une peau blanche, à peine bleuie. Et la
hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les faire
parler, aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. »
Music
n’évoque à aucun moment l’universalité édifiante de l’horreur qu’il s’agirait
d’incarner ici par le dessin. Il n’est pas question d’imposer à l’homme l’élévation
de pensée d’une quelconque conceptualisation ou prise de conscience humaine de
telle ou telle réalité. Il s’agit simplement de se tenir au plus près de la
grâce du tableau, de saisir ce qui fait de cette expérience, dans l’instant
même où lui Music la vit, une vérité, une justesse, une exactitude, de la même
façon que van Gogh s’efforce de ne pas trahir les déformations imposées par les
travaux de la ferme au cuir de la chaussure. Tout du réel tombe « à point
nommé ». Ce qui est « est » et vient à la réalité « de
cette façon ». On peut toujours, après coup, alourdir le propos de Zoran
Music mais ce serait trahir son
témoignage, lui donner, malgré lui, une portée morale, édifiante, historique ou
philosophique, le dépouiller de tout ce que son geste revêt de profondément
artistique :
« Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre »
Rainer Maria Rilke
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