Introduction: Nous faisons tous l’épreuve quotidienne de ces petites lâchetés sur le fond desquelles une vie simple de citoyen, de consommateur, de salarié suit son cours habituel: nous ne donnons pas toujours aux SDF qui nous demandent de les aider, nous achetons des vêtements bon marché dont nous savons bien qu’ils ont été produits dans des conditions douteuses, nous prenons notre voiture quand nous n’ignorons pas les répercussions catastrophiques du dégagement de gaz carbonique dans l’atmosphère. A force de faire semblant de méconnaître ces évidences, nous finissons par les perdre définitivement de vue, opposant clairement aux lanceurs d’alerte une fin de non-recevoir. Dans ce passage Simone Weil décrit exactement ce processus de dénégation à la fois dans sa formation au sein de la conscience de l’individu et dans ses conséquences les plus directes sur la relation que nous entretenons avec les autres, le monde et soi-même. Mettant à part les actions dont nous ne voulons pas endosser la responsabilité parce qu’elle engendrerait de la culpabilité nous finissons par nous rétracter purement et simplement de la visibilité même de notre action, et cela jusqu’à ne plus opérer les rapports les plus évidents de causalité entre les auteurs des actions et les actions elles-mêmes. L’enjeu de ce texte n’est donc pas de nous mettre en face de nos actions quand elles s’apparentent à des crimes mais de ce qui les a fondamentalement rendues possibles: c’est dans le rapport intime d’une conscience à elle-même que se situe l’origine même du mal.
Jusqu’à quel point les « aléas » de notre conscience morale peuvent-ils avoir un impact non seulement sur notre conscience réfléchie mais aussi notre conscience spontanée, voire notre perception? Pouvons-nous produire ce type très particulier et très pervers (peut-être la perversité même) d’effort visant à nous extraire de la part de responsabilité évidente qui nous revient à l’égard d’actes ou de pensées dont nous sommes les auteurs, ou du moins les agents? Notre conscience est l’instance décisive dans laquelle nous pourrions dire que « tout se joue ». Elle est en effet ce qui crée en chacun de nous cette dualité par le biais de laquelle je suis à moi-même mon incessant témoin, rapporteur et juge de mes actions, de mes pensées et aussi, par l’effet même de ce dédoublement, ce qui peut biaiser, travestir l’intégrité de mon être. Conscient, je ne suis plus « un », je peux me mentir à moi-même, puisque je suis autre à moi-même mais je peux aussi maintenir une forme de droiture en dénonçant cette supercherie. C’est toute l’ambiguïté de l’utilisation qui sera faite dans ce passage du terme de volonté: à la fois volonté furtive dans le premier paragraphe, c’est-à-dire volonté qui fera semblant de ne pas vouloir, et finalement de ne pas voir et d’autre part effort propre de la volonté, à la fin du deuxième paragraphe, volonté intègre et courageuse qui jette la clé qu’elle s’est forgée pour elle-même dans ce que nous pourrions appeler "un moment d’absence ».
C’est aussi ce recentrage perpétuel du texte sur la notion de conscience qui explique la relation instaurée par l’auteur entre les notions de visibilité et d’intimité. Dans ce rapport intime d’une conscience à elle-même se forge la clé de la licence absolue, laquelle me permet littéralement de m’extérioriser du champ de visibilité des actes infâmes que je suis dés lors à même d’accomplir. Ce n’est jamais sous la pression extérieure d’une chose à faire, d’une tentation que les circonstances me mettraient sous les yeux, d’un appel auquel nous serions incités à réagir par la violence, la lâcheté, la complaisance que nous agissons « mal » mais plutôt parce que nous nous en sommes accordés intiment la licence.
A cause de cette origine qui se situe dans ce que nous appelons notre for intérieur, Simone Weil peut faire usage d’une expression purement verbale formulée sans complément d’objet: « Mettre à part ». Il est inutile de préciser les choses ou les pensées ou les actes que nous mettons à part, l’essentiel est que nous obscurcissions volontairement ce rapport de soi à soi dont la transparence définit l’intégrité même d’une personne.
Or c’est volontairement que nous créons des zones d’ombre ou plus encore des « coupes » dans la trame de ce rapport permanent que nous nous envoyons à nous-mêmes sur ce que nous faisons et ce que nous sommes. C’est bien ce que le paradoxe de l’expression: « se mentir à soi-même » souligne avec évidence: je ne peux être à la fois le trompeur et le trompé du mensonge. Le trompé fait semblant de l’être mais il n’est pas dupe, c’est donc volontairement que je « fais comme si » je ne savais pas que c’est bien moi qui choisis de ne pas entendre la demande de ce SDF qui me réclame un peu d’argent, ou cette femme agonisante qui crie dans la rue de mon quartier (38 témoins).
Simone Weil suit dans ce texte un mouvement de déploiement au fil duquel nous passons de ce rapport intérieur de soi à soi où se forge la clé de la licence absolue à l’universalité, c’es-à-dire à l’extériorisation la plus objective et la plus pure que l’on puisse concevoir: soit celle du calcul. Dans le suivi de ce mouvement, nous traversons ainsi plusieurs significations de la notion de « Vérité ». Nous passons du droit de se mentir à soi-même à celui de mentir aux autres et cela jusqu’à un droit à l’erreur qui n’a aucune commune mesure avec son sens habituel. Le droit à l’erreur signifie ordinairement que nous ne pouvons pas exiger de nous-mêmes que nous ne nous trompions jamais mais il n’englobe en aucune façon le droit que l’on s’accorderait volontairement à l’erreur parce que cela arrange nos petites affaires.
Dans le mouvement croissant qui affecte petit-à-petit jusqu’à nos facultés de calcul, Simone Weil passe finalement en revue des « défections ». Nous faisons d’abord preuve de mauvaise foi, au sens Sartrien du terme, puis de perversité, ce qui finira par aboutir à de la bêtise.
Comme cela est mentionné dans le texte original juste avant ce passage: « En appréciant le christianisme, on met le mal à part. » C’est donc bien de mal dont il est question et tout ce qui intéresse l’auteur ici c’est d’expliquer ce mouvement étrange par le biais duquel un adepte du christianisme, religion plaçant l’amour d’Autrui au-dessus de toute autre considération, peut, au nom même de sa religion, se comporter comme le pire des tortionnaires. Elle impute l’absurdité d’un tel comportement moins à une mauvaise lecture, ou interprétation qu’à cette faculté de mettre à part ses actes de sa compréhension des textes.
Si nous étions bêtes dés le départ, tout serait plus simple: le mal serait exclusivement causé par notre ignorance mais ce n’est pas du tout le cas ici: cette ignorance est volontaire. Simone Weil peut ainsi élargir le rayonnement de toutes les situations qui sont ainsi touchés par l’acte de mettre à part en les imputant à une perversion de la volonté: ce n’est pas que nous mettons à part sans le savoir, c’est en ne voulant pas le savoir que nous nous accordons ainsi toute latitude à commettre les pires des crimes.
L’habitude et l’accélération sont les forces sur lesquelles nous nous appuyons pour nous tromper nous-mêmes, ou plutôt faire semblant de nous tromper nous-mêmes. Mettre à part est une action dissolvante qui s’exerce sur elle-même, un peu comme l’ivrogne qui boit pour oublier qu’il boit pour oublier..qu’il boit et ainsi de suite. Si je ne me souviens pas que j’ai mis à part, je ne pourrai pas me démarquer de cette dénégation originelle et ne ferai dés lors que m’enfoncer dans une spirale infinie de mensonge . On se ment à soi-même en allant vite, comme si les lois qui s’appliquait ici était vraiment celle de la lumière et de la visibilité physique. J’agis rapidement, furtivement mais l’attention qu’il s’agit de tromper étant celle-là même de celui qui fait le geste nous ne voyons pas comme cette furtivité pourrait se révéler efficace.
L’habitude, par contre, est d’une toute autre nature et son action est, elle, redoutablement probante, car c’est bien à force de mettre le mal à part que nous finissons par ne plus vraiment réaliser ce qu’il y a d’injustifiable à ne pas porter assistance à un SDF en train d’agoniser, ou à une femme qui se fait harceler dans le métro. On atteint ainsi réellement un fond de faculté authentique: c’est-à-dire que l’on se rend effectivement inopérant, impropre, non qualifié pour agir. On ne peut plus savoir que l’on met à part. Nous avons intégrer cette faculté d’indifférence, de dérobade, de rétractation des faits gênants de la trame même du réel dans notre attitude jusqu’à ne plus même se rendre compte que nous l’avons faits. Nous nous sommes "bétonnés », nous nous sommes constitués cette carapace qui nous rend indifférents aux malheurs des autres. Et pourtant le trouble demeure et tout ce que Simone Weil affirme ici est à relativiser, car du fait même que c’est volontairement que nous nous sommes rendus amnésiques, le processus même de cet oubli ne sera jamais entièrement inconscient. C’est même ce qui distingue radicalement Simone Weil et Freud, car autant ce dernier situe dans l’inconscient le mécanisme même de mensonge à soi que l’on retrouve dans la paranoïa et dans l’hystérie, autant Simone Weil ne fait à aucun moment appel à cette instance, à laquelle, nous savons par ailleurs qu’en bonne élève d’Alain, elle ne croit pas.
Tout est conscient ici et c’est bien sur le fond de la transparence inhérente à toute conscience que s’opère le mouvement pervers de cette dissimulation « feinte » à soi-même par le biais de laquelle, ce sera toujours volontairement que l’on mettra à part. Nous pouvons comparer très légitimement le processus décrit par Simone Weil avec celui de la mauvaise foi pointé par Jean-Paul Sartre. Telle femme apprécie d’être courtisée avec tout ce que cela induit d’arrière fond sexuel mais il ne faut pas que ce plaisir se montre sons son véritable aspect. L’homme lui saisit la main et un choix s’impose mais c’est un choix cornélien: laisser sa main c’est consentir à la grossièreté de la nature physique de la relation amoureuse, la retirer, c’est rompre le charme de ce climat dans lequel l’admiration voisine avec la fascination érotique. Elle laisse donc sa main, dit Jean-Paul Sartre, c’est-à-dire qu’elle fait semblant de ne pas se rendre compte qu’il lui prend la main. Elle « met à part » ce fait dont elle sent indiscutablement la pression dans la chaleur de cette autre main qui recouvre la sienne et elle continue de bavarder comme ce pur esprit qu’elle n’est pas. Elle se « chosifie » de la même façon que nous nous confondons avec les éléments du décor du métro quand un SDF qui sans aucun doute en a vraiment besoin, nous demande quelques euros pour manger. Nous nous résorbons dans notre efficience physique, plastique: de purs corps sans parole ni faculté de faire signe, ni manifestation quelconque d’empathie. Ce que nous mettons à part, c’est l’âme. Nous ne donnons pas davantage au SDF que la femme ne donne son accord à l’amoureux pressé. Nous nous soustrayons à quelque chose, donc pourtant nous sentons bien la présence, l’appel. Quoi? Le don de soi, ce que nous pourrions aussi appeler en un sens « la grâce », même si Simone Weil insiste dans toute son oeuvre sur le fait que cette grâce est toujours silencieuse, humble, presque indécelable parce que proportionnelle à l’effacement complet du moi qui donne. La grâce est une affaire d’instant et jamais de personne. Donner, ce n’est jamais donner de soi, c’est donner, et, par ce don, « s’annuler » pour se confondre avec une « nécessité" qui fait toute la grâce.
A l’inverse, "mettre à part » est un geste de l’ego, et surtout quand on se met à part, c’est toujours pour soi, pour son profit personnel, pour le bénéfice de notre moi privé que nous le faisons. C’est là le paradoxe le plus intéressant de ce texte: se mettre à part caractérise en réalité l’affirmation la plus éhontée et la plus pernicieuse de soi-même alors que l’assomption authentique et exhaustive de nos actes définit une attitude de disparition et d’annulation de notre être au profit de celui-là même de Dieu: « Moins je suis, plus Dieu est. »
En-deçà de l’engagement total de Simone Weil dans la foi chrétienne, il nous faut maintenir les affirmations de ce texte dans une dimension morale et philosophique. Il y a donc bel et bien un effort de la volonté pour mettre à part mais cet effort est « pervers » parce qu’il va à l’encontre de ce qu’est vraiment la volonté, soit le courage de sortir de la caverne.
Une fois que nous avons consciemment décidé de mettre à part et plus encore de mettre à part le fait qu’on a choisi de mettre à part, nous nous sommes accordés un blanc-seing, un « passe-droit » dont les applications ne sont plus limitées que par une seule chose: l’éducation. Nous pouvons dépasser tous les impératifs, moraux, légaux, religieux, voire pervertir les mots d’ordre de ces autorités diverses, mais nous ne pouvons pas violer les interdits qui nous ont été inculqués pendant notre enfance. C’est bien la seule limitation à laquelle il sera fait allusion dans ce passage, par rapport à cette clé de la licence absolue.
Le texte se partage ensuite suivant les trois domaines auxquels va s’imposer la puissance libérer par un tel mécanisme de perversion du vouloir:
Le social et le collectif
La morale (supériorité au plaisir contre le devoir)
Le politique (l’anneau de Gygès et son rôle dans le dialogue entre Socrate et Glaucon)
Le dernier paragraphe porte sur la notion de lien et tout ce qu’elle implique dans le rapport entre le monde, la logique et l’intelligence humaine.
En premier lieu, c’est donc dans le cadre de toutes ces situations dans lesquelles nous sommes incités en tant que citoyens, patriotes, soldats, ouvriers, patrons, employeurs ou employés à agir d’une façon qui n’est pas conforme à ce que notre conscience nous dicte que cette clé nous permet de dépasser les éventuelles réticences que nous pourrions éprouver à nous comporter inhumainement. Dés que nous avons à assumer une fonction ou un statut social, ce n’est plus en tant que conscience, ni vraiment en tant qu’être humain que nous nous comportons. Tout cela est placé « ailleurs » dit Simone Weil. Nous pouvons évidemment penser à toutes les atrocités que la guerre non seulement permet mais réclame. Je tue des envahisseurs si mon pays est occupé: quel rapport avec le fait de tuer un homme? L’ennemi n’est plus humain, il est l’adversaire.
La procrastination à laquelle nous cédons lorsque notre devoir nous mobilise, ou devrait le faire se nourrit de la même perversion. Nous soustrayons le temps qui passe de l’urgence du contexte en jouissant de la sorte de cette même excitation que celle décrite par Edgar Pöe dans « le démon de la perversité ».
C’est alors que Simone Weil utilise le vecteur d’un autre symbole. De la clé, nous passons à l’anneau. Il faut ici préciser que le titre du chapitre du livre s’intitule Gygès et que Simone Weil est une très grande lectrice (et experte) de l’oeuvre de Platon. Ce passage d’un objet à l’autre lui permet de donner à son propos un enjeu supérieur au précédent, car c’est au coeur d’une discussion sur l’enracinement de la justice dans la volonté des hommes que surgit dans La République de Platon cette référence par Glaucon à l’anneau de Gygès. Qu’essaie de faire le frère de Platon (Adimante et Glaucon sont en effet les frères de Platon)? De prouver que pour l’opinion, la justice ne saurait en aucune façon constituer un bien en soi-même. Ce n’est pas pour être juste que nous obéissons aux lois mais parce que nous avons clairement mesuré les avantages et les inconvénients de l’acte qui consisterait à commettre l’injustice. Celle-ci nous plairait bien si nous pouviez être sûrs de ne pas nous exposer à la vengeance de ceux que nous volons ou agressons. Tout est dans cette phrase: « il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre » Les lois sont les conséquences directes de cette prise de conscience. Si nous laissons libre cours à nos pulsions agressives, à notre désir de piller les biens d’autrui , voire à le tuer ou le traiter en esclave, nous entrons dans une dimension du tout ou rien infiniment dangereuses. Pourquoi les lois sont-elles des conventions? Parce que les hommes s’entendent pour constater que la jouissance d’un bien volé est moindre que la souffrance de la victime. Nous optons pour un « consensus mou », parce que tout en sachant très bien que ce serait pour nous un grand bien que de commettre l’injustice, nous savons aussi que cela nous expose à la vengeance de la personne spoliée et surtout que cela crée une très grande souffrance pour elle, donc nous préférons éviter ce très grand bien et ce très grand mal en créant ce champ quadrillée de lois que nous appelons la vie citoyenne.
C’est donc la crainte qui est le ressort essentiel des lois et en aucun cas le respect inné et « pur » de la justice, laquelle n’est pas un idéal et pas même une idée, mais un accord tacite au gré duquel constatant leur force égale et leur commune incapacité à jouir de l’injustice sans risquer d’en être tôt ou tard la victime, les hommes s’entendent pour ne tomber ni dans l’injustice de commettre ni dans l’injustice de subir. Glaucon insiste bien sur ce point: s’il existait deux anneaux et qu’on les donne à un homme injuste et à un homme juste, ils se comporteraient de la même façon, car personne ne serait assez juste en lui-même pour agir selon la justice avec un tel pouvoir. Nous saisissons alors le fond de l’opposition entre Simone Weil et Glaucon: autant pour ce dernier la justice est profondément née de la vie en société, de la présence mutuelle des hommes dans la cité, autant pour Simone Weil, la justice est une affaire personnelle qui se joue dans la transparence du rapport à soi que crée la conscience. C’est pourquoi elle ne saurait en aucune manière dépendre de la visibilité extérieure de nos actes: serions-nous capable de nous soustraire au regard d’autrui que nous ne pourrions pas échapper à la conscience d’avoir agi injustement.
L’anneau est la continuité de la clé parce que c’est bien notre conscience qui s’est dévoyée en forgeant cette clé. Dans le Seigneur des anneaux de Tolkien, la guerre contre les forces de Sauron se double d’une aventure intérieure qui est authentiquement celle de Frodon. C’est en un sens exactement de cela même que Simone Weil nous parle ici: il faut jeter la clé, jeter l’anneau mais il ne saurait être détruit que par cela même qui l’a forgé: les forges du Mordor sont en réalité l’intimité même du rapport à soi instauré par la conscience. Ce ne sont pas là les qualités physiques ni même l’intelligence qui comptent mais seulement la volonté.
Mais le propos de Simone Weil est évidemment d’expliquer cette légende car si la question de savoir ce que l’on met à part ne se pose pas vraiment, ou du moins si sa réponse est plus qu’évidente, celle de savoir de quoi on le met à part est fondamentale: s’agit-il simplement de le soustraire au monde visible? Si Simone Weil pensait cela, le début du passage serait incompréhensible et absurde. C’est à soi que l’on ment fondamentalement, ontologiquement. On porte atteinte à son intégrité morale. On se donne un pouvoir quasiment sans limite sur les choses extérieures parce que l’on s’est absurdement menti à soi-même. Nous avons créé de l’opacité dans le rapport transparent par excellence. Dés lors notre rapport à la réalité de nos actes est d’une superficialité totale. Tout n’est qu’en surface: il n’y a que des actes sans auteurs, des « crimes » sans criminels. C’est un monde sans profondeur ni conséquence ni engagement, un monde dans lequel plus personne ne répond de rien. Quand nous disons: "je ne réponds plus de mes actes », nous suggérons que nous sommes hors de nous, dans un état de débordement et d’excès au sein duquel nous ne prenons plus la mesure de nos gestes. C’est le monde de la démesure, de l’hybris, celui-là même que Platon et Aristote ne cessent de définir comme inhabitable par l’être humain, celui-là même dont la cité doit s’éloigner le plus possible. Un monde sans profondeur au sein duquel plus personne ne répond de rien, c’est finalement un écran plat sur lequel s’agitent des ombres, et ce dernier rapprochement permet à Simone Weil de rapprocher exactement les perspectives: la sienne et celle de Platon. L’effort du prisonnier détaché qui gravit la montagne vers le feu, le soleil et finalement les Idées elles-mêmes est de même nature que celui qui nous est nécessaire pour jeter cette clé qui nous déresponsabilise de toute présence et de tout acte.
Le chapitre d’où ce passage est extrait s’intitule l’anneau de Gygès, preuve que dans l’esprit de l’auteur, l’anneau est premier par rapport à la clé. La tentation de Gygès est bien présente en nos consciences. Elle nous décharge de ce poids qu’est la conscience d’être la cause de la souffrance d’autrui. Nous pouvons nous exonérer à bon compte de l’évidence de tous ces liens qui nous engagent et nous impliquent au premier chef dans telle ou telle injustice. Il y a des actes: un cri dans la rue, moi dans mon lit qui ne sort pas de chez moi mais nous ne faisons plus le lien. « Suis-je le gardien de mon frère? » Demande Caïn à L’Eternel qui le questionne sur Abel alors qu’il sait bien que Caïn a tué son frère. Y’a t-il seulement des liens dans le monde de l’anneau? Sommes nous redevables de quoi que ce soit aux yeux de qui que ce soit puisque nous avons gommé l’efficience visible de notre présence sur cette terre? La nature d’un acte tient-elle seulement dans sa visibilité?
Sur ce point (et sur celui-là seulement), Simone Weil est d’accord avec Emmanuel Kant pour répondre que c’est dans l’intention que tient la nature authentique d’une action. Ce qui fait tout à la fois la fragilité et la force de l’action juste c’est qu’elle se décide dans la conscience du sujet. Pour Simone Weil, une action juste est une action dans laquelle la volonté du sujet se retrouve et s’assume sans partage, sans remise en cause. Une action juste est une action pleinement voulue par un sujet qui s’y engage sans réserve, et cela non pas pour s’affirmer dans le monde, mais justement pour s’annuler dans le monde, à son profit: c’est le « credo » auquel Simone Weil revient sans cesse dans cette oeuvre: « moins je suis, plus Dieu est ». Cette intelligence du rapport n’est pas tant une façon de comprendre le monde que de s’y annuler, de s’y effacer pour faire entièrement droit à sa justesse: « Je dois aimer être rien, dit Simone Weil, comme ce serait horrible si j’étais quelque chose. »
Ce dernier point est fondamental: il est essentiel de ne pas confondre la rétractation à toute visibilité par le criminel et celle à l’univers de la conscience juste et finalement « sainte » (puisque c’est bien de cela dont il est question pour Simone Weil: de sainteté). Rien au monde, Gygès est tout pour lui-même puisque il se donne le droit de piller sans vergogne les biens de qui lui plaît. Tout au monde, le saint homme n’est rien pour lui-même et c’est bien ce chiasme que résout le rapport à l’anneau, le désir plus désirable que tout autre de jeter la clé: c’est un désir dans lequel s’engage tout aussi bien la conscience que la justice voire le « salut » de tout homme comprenant la vérité de tout « rapport ».
Conclusion Simone Weil décrit donc ici les différentes modalités au gré desquelles nous faisons sécession en nous mettant à part de toute intelligence des liens entre nos actes et notre volonté, d’un monde visible dont nous nous abstrayons en ne répondant plus de nos gestes, nos paroles ou nos pensées. Cet univers de la conscience légère voire tout bonnement absente ressemble par bien des traits à celui qu’aujourd’hui la technologie, l’évolution des rapports et des pratiques dans un monde du travail refaçonné par l’informatique rend effectif. Nous ne disposons plus des moyens de savoir à quoi aboutira tel ou tel mail que le directeur d’un service envoie à ses subordonnés, telle décision que le PDG prend au regard d’une situation économique difficile, tel ou tel bouton que j’actionne dans mon tableau de bord. Les liens tissés par la communication dans notre réalité d’aujourd’hui ne sont aucunement les liens dont nous parle Simone Weil, mais cela ne signifie pas que ces propositions soient sans effet ni résonance dans notre quotidien d’homme du 21e siècle, car l’origine du problème ne nous est jamais extérieure et il serait particulièrement facile de nous exclure de l’effort décrit par Simone Weil comme étant celui de jeter la clé car c’est bien entre nous et nous que le choix d’en user ou de la détruire s’effectue. Ne pas mettre à part, c’est aussi accepter le monde tel qu’il est parce que ce n’est pas de lui que dépend ma décision d’être juste.