1) Quelques repères biographiques
Hannah Arendt est née le 14 octobre1906 à Hanovre, dans une famille juive, laïque et lettrée (son père est passionné par les auteurs de l’antiquité grecque, et sa mère pratique le français et la musique). Elle se tourne dés ses études secondaires vers la philosophie. En université, elle est successivement l’élève de Husserl, de Heidegger et de Karl Jaspers.
En 1929, elle est arrêtée par la Gestapo et échappe miraculeusement à la déportation, grâce à la sympathie d’un policier. Elle fuit immédiatement l’Allemagne et réside à Paris de 1931 à 1939. Mariée à Gunther Stern, elle milite en France pour la création d’une entité judéo-arabe en Palestine. Elle divorce en 1937 et se remarie en France avec Heinrich Blücher, un réfugié communiste allemand, qui sera son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. L’avancée des troupes allemandes en 1940 provoque son internement au camp français de Gurs. Lors de l’armistice, en juin 40, elle est libérée, et retrouve son mari. Ensemble, ils se rendent à Marseille d’où ils obtiennent un visa pour le Portugal et en mai 1941, ils émigrent vers les Etats-Unis. Après une période financièrement difficile, elle commence sa carrière universitaire américaine en 1951. C’est aussi l’année de sortie de son oeuvre essentielle: « les origines du Totalitarisme ». Parmi ses oeuvres fondamentales, on peut également citer "condition de l’homme moderne » en 1958, et « la crise de la culture » en 1961 (version définitive en 1968). Elle a alors 55 ans.
Ses travaux sur le procès Eichmann qui furent publiés en 1963 provoquèrent un tollé qui mit en danger ses relations et sa carrière. Mais elle est finalement nommée à la nouvelle école de recherches sociales à New York, poste qu’elle occupera jusqu’à sa mort le 4 décembre 1975.
2) L’oeuvre de Hannah Arendt
Elle se fonde sur trois sujets essentiels:
- Le totalitarisme
- La distinction entre l’espace privé et l’espace public
- La tripartition de la vie active humaine (vita activa): le travail, l’oeuvre et l’action.
Sur le premier sujet, Hannah Arendt décrit l’impérialisme comme le premier mouvement à partir duquel se constituent les totalitarismes. L’impérialisme désigne la première phase de la domination politique de la bourgeoisie. C’est aussi le moment où la volonté d’expansion économique entre en contradiction avec l’Etat. Appuyé sur une pensée raciale et une bureaucratie, le désir d’expansion (la théorie de l’espace vital) du nazisme se structure donc à la fois comme une conquête militaire et une dynamique identitaire fondée sur le bouc émissaire (le juif). Fondamentalement distincts et incompatibles économiquement les totalitarismes Hitlérien et Stalinien se rejoignent néanmoins dans leurs visées annexionnistes et leur rejet radical de la démocratie.
Hannah Arendt insiste énormément sur la nécessité de dissocier dans nos activités ce qui relève de l’espace privé, celui de l’oïkos (maisonnée) à l’intérieur duquel nous travaillons afin de survivre, d’accroître les biens de consommation et ce qui relève de la polis (cité), c’est-à-dire de l’espace public, domaine à la fois fragile parce que soumis aux contingences de la natalité et crucial puisque c’est là que se joue, selon elle, la question fondamentale de la liberté humaine. Si nous ne nous consacrons qu’au travail et à l’accumulation de biens individuels, cela signifie que nous désertons la seule sphère au sein de laquelle nous pouvons accéder à notre liberté authentique, celle d’un sujet de droit dont les actes, les décisions et les paroles « comptent ».
C’est donc à partir de cette distinction que nous pouvons aborder la tripartition fondamentale que conçoit Hannah Arendt entre le travail, l’oeuvre et l’action. Le travail caractérise l’activité qui vise à assurer la conservation de la vie (pour Hegel, ce serait sans nul doute, l’activité de l’esclave). Puisque elle se concentre sur les besoins vitaux, elle se définit par la production de biens destinés sans cesse à être reconduite au fur et à mesure que nous les consommons. Le travail est ce qui fait du travailleur un « animal laborans ». Si nous nous consacrons exclusivement à lui, nous sommes alors aliénés par l’activité la moins humaine qui soit. Hannah Arendt critique donc une modernité dans laquelle nous ne faisons que produire et consommer, car non seulement elle accroit l’importance de la sphère privée sur la sphère publique, mais ce faisant, elle contribue à faire de nous des esclaves volontaires qui perdent de vue le seul espace à même de les rendre libres. Les grecs ne considéraient pas sans raison le travail comme une activité indigne des hommes libres.
L’oeuvre, elle, nous définit comme Homo Faber (homme fabricant, artisan). Elle désigne notre aptitude à créer des bâtiments, des institutions, des oeuvres d’art marqués par une certaine durée et stabilité. L’oeuvre contribue à installer un monde proprement humain. Elle est donc détachée des exigences purement vitales, puisque elle instaure un monde qui n’est plus naturel, qui se détache des aléas et des contingences de la vie physique. Il s’agit d’instaurer un monde au sein duquel une action humaine peut prendre place, s’incarner, se doter d’une autre chair que celle là seule de la résonance physique d’une action, (laquelle resterait pour un homme isolé, très limitée). Conçue dans la sphère privée, l’oeuvre doit, une fois achevée, paraître et s’édifier dans la sphère publique puisque c’est bien là sa finalité et sa richesse.
La troisième notion de cette tripartition est la plus importante et celle où se jour réellement notre condition: c’est l’action, celle qui fait de nous des « zoon politikon » (des animaux politiques, selon l’expression d’Aristote). C’est aussi à partir du philosophe grec qu’Hannah Arendt conçoit sa réflexion politique (texte: « L’homme est par nature, un animal politique »). « L’action et la liberté ne désigne qu’une seule et même chose. » dit Hannah Arendt dans « Qu’est-ce que la liberté, » Il est vrai que l’action rend possible ce que ni le travail ni l’oeuvre ne peuvent réaliser, à savoir « qui nous sommes ». Par ces deux instances, nous pouvons nous faire une idée de ce dont nous sommes capables tant comme force de travail qu’en tant que fabricant, ou artisan, ou artiste mais il ne nous est pas possible de nous incarner directement par des paroles ou par des actes au sein d’un milieu. Et c’est cela que l’action effectue.
Nous nous apercevons qu’en passant ainsi du travail à l’oeuvre, puis à l’action, nous dépassons progressivement la sphère privée pour aboutir enfin à la sphère publique. Ce qui se réalise dans la cité, c’est la venue au monde d’un espace au sein duquel nous apparaissons aux autres et où les autres nous apparaissent. De ce phénomène d’apparition d’un « nous » découle la possibilité d’actions communes nées de la concertation et de la réflexion publiques. Nous sommes très loin ici de Sartre et de la nature problématique voire conflictuelle de l’apparition d’autrui. Du surgissement de cet espace public au sein duquel nous « inter-sommes », naît la « pluralité »: la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction ». Par ces deux termes, Hannah Arendt veut dire qu’aucun homme ne peut à la fois vivre et saisir sa singularité, son unicité et son égalité sans être membre d’une cité. On mesure à quel point elle se démarque entièrement de la figure de l’intellectuel réfléchissant toujours en marge de la cité et du politique. Penser ne se conçoit vraiment qu’au sein même de cette pluralité au sein de laquelle elle retrouve ses propres et exclusives conditions de possibilité.
3) La crise de la culture
L’objectif poursuivi par Hannah Arendt dans son livre est largement développée dans la préface. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » a écrit le poète René Char après quatre années passés dans la résistance active à l’occupation allemande. Il convient de prendre cette citation de façon assez littérale: hériter est une donation de biens accordée par des parents à certains membres de leurs familles, généralement les enfants. Le testament est la déclaration de cette donation. René Char veut dire ici que la résistance fut pour lui l’occasion de posséder une sorte de trésor, sans que lui soit précisé, ni notifié d’où il lui venait comme si quelque chose de la guerre et de l’occupation avait insinué une rupture. Le testament fait le lien entre le passé et le futur: moi qui possède un patrimoine (passé) lègue ce bien à mes enfants qui en feront quelque chose (futur). Voilà qu’un fait brut: pour la France, la débâcle de Juin 1940, place certains français en possession d’un « trésor »: l’action, laquelle allait changer totalement l’avenir. Avec la guerre et la résistance, quelque chose d’imprévisible surgit dans l’histoire, rompant le lien entre passé et futur et créditant les résistants d’un bien inappréciable. Or ce trésor là, René Char affirme qu’il ne le léguera pas par testament.
Mais quel est ce trésor? Dans une optique beaucoup moins intellectuelle que Sartre (« nous n’avons jamais été plus libres que sous l’occupation »), René Char désigne par ce terme le voisinage concret avec une liberté appréhendée comme une absolue nécessité et détruisant par là même toute inauthenticité dans le combat. « Celui qui a épousé la résistance a découvert sa vérité ». On n’est plus le simple acteur (au sens de comédien) de sa vie « frondeur et soupçonneux », et l’on peut se permettre, dit René Char « d’aller nu ». Par cette nudité, ce qu’il convient de comprendre, c’est que la résistance, dans les conditions de vie extrêmement dures qu’elle impose et l’esprit de liberté qui l’anime détruit la moindre possibilité de « faire semblant », tout ce qui agit dans les ressorts de toute vie sociale ou professionnelle en temps de paix. Ce n’est pas du tout que les résistants étaient libres, mais ils pouvaient éprouver physiquement dans leur combat et dans la pression militaire de l’occupant, l'évidence, l'obligation légitime de recouvrer la liberté, comme un invité, dit-il « qui ne vient jamais à la table mais pour lequel le couvert est toujours mis ».
« L’action, dit encore René Char, qui a un sens pour les vivants, n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que pour les consciences, qui en héritent et la questionnent. » Cela signifie qu’un acte ne peut être considéré comme humain, c’est-à-dire culturel qu’à la condition d’avoir 1) un sens (une intention au moment où il a été accompli) 2) une valeur pour celles et ceux qui sont morts en l’exécutant 3) un aboutissement (une sorte de résonance, de prolongement) pour les vivants qui existent après cet évènement et le reçoivent, l’intègrent à leur actualité en le soumettant à des questions d’aujourd’hui. Or après la libération, laquelle paradoxalement mais logiquement a fait disparaître cette liberté « d’aller nu » puisque la résistance avait cessé, la troisième condition de la texture culturelle et humaine de cette action: « résister » se révéla impossible à mener.
Ce qui s’est produit dans cette période a marqué un divorce entre la pensée et le réel, comme si l’évènement ne pouvait donner lieu à aucun souvenir, réflexion, à aucun récit historique. Il convient d’être précis sur ce point et de se souvenir de ce qu’entend René Char par « trésor ». Les historiens ont joué leur rôle, mais l’efficience de ce qu’agir « est », la réflexion autour de la signification de ce que se battre pour la liberté fut et implique notamment pour la compréhension de la politique (liberté publique) n’ont pas été réalisées. « Notre héritage n’est précédé par aucun testament » signifie qu’à cette époque, ce qui a été transmis l’a été par le devenir, par la dynamique pure d’un passé devenant présent mais par l’histoire, pas par le récit ou la réflexion. Une génération s’est vue dotée par une autre génération d’un « bien » ou « d’une réalité » non commentée, ni comprise, ni questionnée.
Hannah Arendt rapproche la phrase de René Char de cette citation de Tocqueville: « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. ». Pour elle, celui qui a réussi à voir le plus clair dans les ressorts de cette étrange mécanique du temps et de l’homme aux prises avec le passé et le futur est Kafka dans cette parabole:
« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de l’arrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »
Supposons que « il » désigne l’homme et que la première force soit celle du passé alors que la seconde est celle du futur. L’homme se bat continuellement contre les deux en utilisant toujours contre l’un l’aide de l’autre: il se bat contre le passé par l’anticipation et contre le futur par le souvenir, mais l’idéal dit Kafka serait qu’il puisse s’abstraire de ce combat et simplement l’arbitrer, le neutraliser plutôt que l’encaisser de part et d’autre.
Comprendre la parabole de Kafka n’est pas facile, ne serait-ce que parce qu’une parabole est toujours une histoire qui laisse le récepteur interpréter son sens et tirer lui-même la conclusion. Hannah Arendt la rapproche de la formule énigmatique de René Char. Que faire de l’évènement, une fois qu’il s’est produit? Questionner, comprendre, intégrer par la pensée ce qui s’est produit dans les faits, sous peine, comme le fait remarquer Hegel de toute réalité non assimilée par la conscience de nous empêcher de vivre en paix. L’évènement questionné, intégré nous permet de pacifier l’époque, mais c’est précisément ce questionnement de l’évènement qui n’a pas été réalisé. Pourquoi?
Selon Hannah Arendt, il y a deux raisons: d’abord le développement avant la guerre de l’existentialisme, c’est-à-dire d’une philosophie presque anti-philosophique en ce sens qu’elle soutenait l’exigence d’un engagement, d’une action pour l’intellectuel. La philosophie est sommée par l’existentialisme d’être autre chose qu’une théorie: un acte. « La situation, dit Hannah Arendt, devint désespérée, quand fut montré que les vieilles questions métaphysiques étaient dépourvues de sens; c’est-à-dire quand il commença à devenir clair à l’homme moderne qu’il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n’étaient même pas capables de poser des questions adéquates, significatives, pour ne pas dire des solutions réclamées à ses propres problèmes. » C’est à ce moment là que l’action, notamment au travers de l’existentialisme, pouvait donner l’impression de donner aux hommes la possibilité de vivre une époque troublée sans être totalement un « salaud » au sens Sartrien du terme (un hypocrite).
La deuxième raison est encore plus datable: elle se situe à ce moment évoqué par René Char, moment paradoxal durant lequel « la libération libère étrangement les hommes de la liberté (c’est-à-dire de l’action résistante) ». C’est comme si l’action n’avait rien résolu et rejetait l’homme en dehors d’elle-même, vers la pensée. Deux cercles se présentent alors à notre esprit: celui par lequel la pensée se voue à l’action (existentialisme) et celui où l’action se voit brutalement ramenée vers une exigence de pensée, exigence finalement non satisfaite. Cet appel à la pensée, à assimiler ce qui fut fait révèle alors un intervalle pendant lequel les acteurs eux-mêmes remarquent l’émergence d’une parenthèse temporelle, d’un moment suspendu dans l’histoire déterminé par ce qui n’est plus d’un côté et de l’autre, par ce qui n’est pas encore. Ces moments sont nécessairement des instants de vérité, de crise, au sens étymologique du terme, du grec « Krisis » (séparer, distinguer », l’instant critique, celui durant lequel il faut prendre une décision.
Ce passage de la préface nous permet donc de comprendre le titre de l’ouvrage: ce que décrit René Char finalement c’est cet instant de « crise » dans la suspension duquel l’homme s’est trouvé dans l’incapacité de penser le moment et de le vivre, comme si l’acte de penser se dérobait au profit de l’acte tout court mais qu’à son tour l’action éprouvait son inaptitude à assumer l’instant. De ce fait, le passé et le futur se révèlent sous leur jour le plus cru et le plus vrai, mais précisément parce que quelque chose de leur continuité fait défaut. Le présent que l’on vit est à la fois le fruit du passé et l’annonce d’un futur que l’on peut pressentir mais il n’est que cela, comme si le présent renvoyait le futur et le passé à eux-mêmes.
3) La crise de la culture
L’objectif poursuivi par Hannah Arendt dans son livre est largement développée dans la préface. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » a écrit le poète René Char après quatre années passés dans la résistance active à l’occupation allemande. Il convient de prendre cette citation de façon assez littérale: hériter est une donation de biens accordée par des parents à certains membres de leurs familles, généralement les enfants. Le testament est la déclaration de cette donation. René Char veut dire ici que la résistance fut pour lui l’occasion de posséder une sorte de trésor, sans que lui soit précisé, ni notifié d’où il lui venait comme si quelque chose de la guerre et de l’occupation avait insinué une rupture. Le testament fait le lien entre le passé et le futur: moi qui possède un patrimoine (passé) lègue ce bien à mes enfants qui en feront quelque chose (futur). Voilà qu’un fait brut: pour la France, la débâcle de Juin 1940, place certains français en possession d’un « trésor »: l’action, laquelle allait changer totalement l’avenir. Avec la guerre et la résistance, quelque chose d’imprévisible surgit dans l’histoire, rompant le lien entre passé et futur et créditant les résistants d’un bien inappréciable. Or ce trésor là, René Char affirme qu’il ne le léguera pas par testament.
Mais quel est ce trésor? Dans une optique beaucoup moins intellectuelle que Sartre (« nous n’avons jamais été plus libres que sous l’occupation »), René Char désigne par ce terme le voisinage concret avec une liberté appréhendée comme une absolue nécessité et détruisant par là même toute inauthenticité dans le combat. « Celui qui a épousé la résistance a découvert sa vérité ». On n’est plus le simple acteur (au sens de comédien) de sa vie « frondeur et soupçonneux », et l’on peut se permettre, dit René Char « d’aller nu ». Par cette nudité, ce qu’il convient de comprendre, c’est que la résistance, dans les conditions de vie extrêmement dures qu’elle impose et l’esprit de liberté qui l’anime détruit la moindre possibilité de « faire semblant », tout ce qui agit dans les ressorts de toute vie sociale ou professionnelle en temps de paix. Ce n’est pas du tout que les résistants étaient libres, mais ils pouvaient éprouver physiquement dans leur combat et dans la pression militaire de l’occupant, l'évidence, l'obligation légitime de recouvrer la liberté, comme un invité, dit-il « qui ne vient jamais à la table mais pour lequel le couvert est toujours mis ».
« L’action, dit encore René Char, qui a un sens pour les vivants, n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que pour les consciences, qui en héritent et la questionnent. » Cela signifie qu’un acte ne peut être considéré comme humain, c’est-à-dire culturel qu’à la condition d’avoir 1) un sens (une intention au moment où il a été accompli) 2) une valeur pour celles et ceux qui sont morts en l’exécutant 3) un aboutissement (une sorte de résonance, de prolongement) pour les vivants qui existent après cet évènement et le reçoivent, l’intègrent à leur actualité en le soumettant à des questions d’aujourd’hui. Or après la libération, laquelle paradoxalement mais logiquement a fait disparaître cette liberté « d’aller nu » puisque la résistance avait cessé, la troisième condition de la texture culturelle et humaine de cette action: « résister » se révéla impossible à mener.
Ce qui s’est produit dans cette période a marqué un divorce entre la pensée et le réel, comme si l’évènement ne pouvait donner lieu à aucun souvenir, réflexion, à aucun récit historique. Il convient d’être précis sur ce point et de se souvenir de ce qu’entend René Char par « trésor ». Les historiens ont joué leur rôle, mais l’efficience de ce qu’agir « est », la réflexion autour de la signification de ce que se battre pour la liberté fut et implique notamment pour la compréhension de la politique (liberté publique) n’ont pas été réalisées. « Notre héritage n’est précédé par aucun testament » signifie qu’à cette époque, ce qui a été transmis l’a été par le devenir, par la dynamique pure d’un passé devenant présent mais par l’histoire, pas par le récit ou la réflexion. Une génération s’est vue dotée par une autre génération d’un « bien » ou « d’une réalité » non commentée, ni comprise, ni questionnée.
Hannah Arendt rapproche la phrase de René Char de cette citation de Tocqueville: « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. ». Pour elle, celui qui a réussi à voir le plus clair dans les ressorts de cette étrange mécanique du temps et de l’homme aux prises avec le passé et le futur est Kafka dans cette parabole:
« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de l’arrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »
Supposons que « il » désigne l’homme et que la première force soit celle du passé alors que la seconde est celle du futur. L’homme se bat continuellement contre les deux en utilisant toujours contre l’un l’aide de l’autre: il se bat contre le passé par l’anticipation et contre le futur par le souvenir, mais l’idéal dit Kafka serait qu’il puisse s’abstraire de ce combat et simplement l’arbitrer, le neutraliser plutôt que l’encaisser de part et d’autre.
Comprendre la parabole de Kafka n’est pas facile, ne serait-ce que parce qu’une parabole est toujours une histoire qui laisse le récepteur interpréter son sens et tirer lui-même la conclusion. Hannah Arendt la rapproche de la formule énigmatique de René Char. Que faire de l’évènement, une fois qu’il s’est produit? Questionner, comprendre, intégrer par la pensée ce qui s’est produit dans les faits, sous peine, comme le fait remarquer Hegel de toute réalité non assimilée par la conscience de nous empêcher de vivre en paix. L’évènement questionné, intégré nous permet de pacifier l’époque, mais c’est précisément ce questionnement de l’évènement qui n’a pas été réalisé. Pourquoi?
Selon Hannah Arendt, il y a deux raisons: d’abord le développement avant la guerre de l’existentialisme, c’est-à-dire d’une philosophie presque anti-philosophique en ce sens qu’elle soutenait l’exigence d’un engagement, d’une action pour l’intellectuel. La philosophie est sommée par l’existentialisme d’être autre chose qu’une théorie: un acte. « La situation, dit Hannah Arendt, devint désespérée, quand fut montré que les vieilles questions métaphysiques étaient dépourvues de sens; c’est-à-dire quand il commença à devenir clair à l’homme moderne qu’il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n’étaient même pas capables de poser des questions adéquates, significatives, pour ne pas dire des solutions réclamées à ses propres problèmes. » C’est à ce moment là que l’action, notamment au travers de l’existentialisme, pouvait donner l’impression de donner aux hommes la possibilité de vivre une époque troublée sans être totalement un « salaud » au sens Sartrien du terme (un hypocrite).
La deuxième raison est encore plus datable: elle se situe à ce moment évoqué par René Char, moment paradoxal durant lequel « la libération libère étrangement les hommes de la liberté (c’est-à-dire de l’action résistante) ». C’est comme si l’action n’avait rien résolu et rejetait l’homme en dehors d’elle-même, vers la pensée. Deux cercles se présentent alors à notre esprit: celui par lequel la pensée se voue à l’action (existentialisme) et celui où l’action se voit brutalement ramenée vers une exigence de pensée, exigence finalement non satisfaite. Cet appel à la pensée, à assimiler ce qui fut fait révèle alors un intervalle pendant lequel les acteurs eux-mêmes remarquent l’émergence d’une parenthèse temporelle, d’un moment suspendu dans l’histoire déterminé par ce qui n’est plus d’un côté et de l’autre, par ce qui n’est pas encore. Ces moments sont nécessairement des instants de vérité, de crise, au sens étymologique du terme, du grec « Krisis » (séparer, distinguer », l’instant critique, celui durant lequel il faut prendre une décision.
Ce passage de la préface nous permet donc de comprendre le titre de l’ouvrage: ce que décrit René Char finalement c’est cet instant de « crise » dans la suspension duquel l’homme s’est trouvé dans l’incapacité de penser le moment et de le vivre, comme si l’acte de penser se dérobait au profit de l’acte tout court mais qu’à son tour l’action éprouvait son inaptitude à assumer l’instant. De ce fait, le passé et le futur se révèlent sous leur jour le plus cru et le plus vrai, mais précisément parce que quelque chose de leur continuité fait défaut. Le présent que l’on vit est à la fois le fruit du passé et l’annonce d’un futur que l’on peut pressentir mais il n’est que cela, comme si le présent renvoyait le futur et le passé à eux-mêmes.
Hannah Arendt revient alors à la parabole de Kafka: le combat de l’homme avec le passé et le futur. Quelque chose de cette histoire étrange contient la vérité de ce temps de « crise ». Le passé et le futur y sont décrits comme des forces: le passé nous pousse et le futur nous maintient de telle sorte que l’instant où nous sommes est comme une faille et non un continuum. L’homme est ce à partir de quoi il y a du passé et du présent, c’est en cela que la brèche consiste: un présent humain, un présent sans précédent (autre qu’humain) et sans autre avenir qu’humain. L’homme est donc le « lieu » vers lequel se concentre le combat parce qu’il est aussi la condition de possibilité de ce temps fractionné qui divise une continuité en passé et en futur. Kafka garde la métaphore d’un temps linéaire (une ligne) dans lequel l’homme « rêve » d’un lieu à partir duquel il pourrait s’abstraire du combat entre le passé et le futur et l’arbitrer. Qu’est-ce que ce temps si ce n’est celui d’une temporalité pure où puisse s’accomplir une pensée purement conceptuelle (l’éternité du suprasensible platonicien)?
Mais il manque quelque chose à l’image de Kafka, c’est que l’on ne perçoit pas comme un évènement de la pensée pourrait surgir de cette opposition entre deux forces si celles-ci s’opposent sur une ligne; Physiquement, ces deux forces ne peuvent s’affronter sur un point (l’homme en l’occurence) sans faire pencher ce point et donc l’incliner, l’impacter à deux endroits différents de telle sorte qu’apparaîtra la figure décrite par les physiciens comme parallélogramme des forces. Ce que cela signifie, c’est tout simplement que l’homme ne peut être à la fois le lieu d’affrontement du passé et du futur sans « pencher », incliner, devenir une diagonale avec un statut particulier: 1) une origine connue: le point où il est impact par les deux forces, 2) une direction définissable celle qu’imposent là aussi les deux forces mais 3) une fin impossible puisque le passé et le futur sont deux forces dont l’origine est infinie. C’est l’exercice de l’homme au long de cette diagonale créée par l’antagonisme entre passé et futur qui fait advenir la pensée, laquelle n’est donc pas le rêve de s’élever abstraitement de cette ligne où s’affrontent le passé et le futur mais de la vivre au contraire, de la juguler dans la diagonale de leur point d’impact. Penser n’est pas se situer au-dessus de la confrontation des forces qui s’effectue dans le temps, mais l’enregistrer, l’endurer et l’assumer (car après tout, c’est lui qui est l’origine de cet affrontement).
Toutefois, cela ne se produira pas, l’homme échouera vraisemblablement à trouver cette solution. Il s’épuisera dans la béance de cette brèche, broyé par les deux forces qui s’affrontent en lui et finalement de lui. Ce qu’essaie de poser ici Hannah Arendt, ce sont les conditions de possibilité de l’acte de penser, lesquelles se situent dans la neutralisation au sein même du parallélogramme des forces du futur et du passé. Penser c’est ce qui se fait jour dans l’opposition entre le souvenir et l’attente, cet instant de grâce qui nous permet de nous inscrire ailleurs que dans la chronologie d’un temps fuyant et de penser « absolument », conceptuellement, mais pour un temps seulement. Penser, c’est trouver dans le temps, une dimension qui n’est plus celle de l’espace temps, dimension dans laquelle nous ne bougeons pas et ne vieillissons pas, où nous faisons, ne serait-ce qu’un temps, corps avec l’éternité des Idées. Penser, c’est s’installer dans la brèche, dans la ligne de faille créée par des forces temporelles antagonistes, mais nous ne sommes plus aptes à le faire, notamment à cause du totalitarisme, lequel a brisé le fil de la tradition qui nous permettait de nous installer dans la brèche. Penser suppose que nous puissions politiquement réinvestir cette brèche entre le passé et le futur.
« Comment penser aujourd’hui? »: tel est le but de ce livre, mais Hannah Arendt pose cette question d’une façon incroyablement précise, rigoureuse et c’est tout ce qui fait la difficulté de cette préface que de comprendre l’effort de penser produit par la philosophe. Elle nous a permis de comprendre ce que l’exercice de la pensée doit fondamentalement à l’histoire et de façon sous-jacente tout ce que le totalitarisme implique: rendre impossible l’acte de penser. Le totalitarisme essaie de rompre cet ancrage de l’homme dans une certaine modalité d’immersion du temps qui rend possible la pensée (le combat entre la passé et le futur). Pour le rétablir il faut mener une réflexion politique, mais plus encore réinvestir ce parallélogramme des forces antagonistes. Penser, c’est créer un "non espace temps" dans le temps. Mais cela suppose une expérience, celle du combat décrit par Kafka. Or cette expérience en est une « de pensée ». Il s’agit par ces essais de s’exercer en vue de mener à bien cette expérience, laquelle suppose une pratique et cet exercice n’est pas réductible à des opérations de pure logique, parce que ces dernières sont comprises dés lors qu’elles sont acquises. On sait ce que c’est que déduire, induire, conclure, une fois que l’on a « compris le truc ». C’est très différent de ce dont il est question ici: puisque on ne peut penser que dans l’histoire et à partir d’elle, ce qu’il faut faire c’est produire l’événement de ce que penser « est » au coeur même d’une masse d’évènements dont certains contredisent l’effort de pensée (le totalitarisme). Certains évènements nous ont imposé une rupture avec la tradition, de telle sorte que la réponse aux questions: « qu’est-ce que l’autorité? Qu’est-ce que la liberté? » ne sont plus envisageables avec les réponses anciennes. Il en faut donc une nouvelle et c’est ce que se propose de faire Hannah Arendt dans ce qu’elle considère comme la deuxième partie de son livre. Dans la première, elle évoque précisément cette rupture imposée par la modernité à la tradition et dans la troisième, une mise à l’épreuve du mode de penser développé dans les deux premières parties par rapport aux événements actuels (ceux de l’après guerre).
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