Expliquer le texte suivant :
"D’après la pensée antique, l’homme ne pouvait se libérer de la nécessité qu’en exerçant un pouvoir sur d’autres hommes, et il ne pouvait être libre que s’il possédait un lieu, un foyer dans le monde. Épictète transposait ces relations mondaines en relation à l’intérieur de l’homme lui-même et il découvrait qu’aucun pouvoir n’est aussi absolu que celui que l’homme exerce sur lui-même, et que l’espace intérieur où l’homme lutte contre lui-même et se maîtrise lui-même, est plus entièrement sien, à savoir plus sûrement protégé de l'ingérence extérieure, que ne pourrait l’être aucun foyer dans le monde.
Par conséquent, (…) Il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait pas d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. Il est clair que cette liberté était précédée par la libération: pour être libre, l’homme doit s’être libéré des nécessités de la vie. Mais le statut d’homme libre ne découlait pas automatiquement de l’acte de libération. Etre libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public où se rencontrer - un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action."
Le jour de l'épreuve il faut acquérir le plus rapidement possible une intelligence du texte qui nous permettent de comprendre pourquoi et comment différentes propositions se succèdent au fil de la lecture. Pour se faire, au brouillon, nous pouvons formuler rapidement et successivement les temps de l'argumentation:
1) La conception de la liberté défendue par Épictète doit être replacée dans son contexte: celui de l'Antiquité. Quelle est la définition de la liberté qui prévalait à cette époque dans l'esprit du citoyen grec? Qu'il était libre quand il n'était pas un esclave mais qu'au contraire, il en possédait, qu'il possédait une maison, une famille, un lieu qui soit "sien". Bref être libre, c'est être "indépendant et jouir du pouvoir", faire dépendre et non dépendre de...Or la liberté intérieure d’Épictète est beaucoup moins fascinante quand on la ramène à son contexte historique parce qu'on réalise alors qu'elle consiste simplement à réduire cette définition très simpliste à la mesure de ce que l'homme le plus dépouillé de statut politique peut néanmoins posséder, à savoir lui-même. l'idée selon laquelle on pouvait être intérieurement libre a simplement germé dans l'esprit de ceux qui, statutairement,ne pouvaient pas l'être extérieurement.
2) Par conséquent, la liberté est pratique avant d'être un concept théorique et si elle devient théorique, c'est parce qu'elle est d'abord pratique. La liberté était réservée à ceux qui pouvait en faire usage et ceux qui ne le pouvaient pas ont inventé cette idée d'une liberté "d'âme", plus "élevée", plus abstraite, plus à la portée de toute conscience capable de produire sur elle-même (et seulement sur elle-même) un effort suffisant. La nature même de cet effort a donc changé, ce n'est plus une action qui s'effectue sur le monde, c'est un effort de maîtrise que la volonté exerce sur elle-même, dans l'intimité d'un "commerce" entre soi et soi, celui-là même dont parle Platon quand il évoque "le dialogue de l'âme avec elle-même", c'est-à-dire la pensée.
3) Tout ce que l'on pourrait concevoir comme participant plutôt à la hauteur de vue, à la dignité philosophique de la liberté des Stoïciens, soit cette capacité à s'abstraire des contingences de la vie sensible, quotidienne, prosaïque, est ainsi ramenée par Hannah Arendt à des arguments "de seconde main", à un retard tout aussi bien chronologique qu'ontologique. Si l'on considère que la vie intérieure n'aurait jamais pu exister autrement que sur la base de cette liberté politique et statutaire du citoyen de la Polis, alors cela signifie qu'elle ne contient rien de positif par elle-même puisque elle n'est que "réactive". Elle est la copie inversée de son contraire qui, en tant que "première liberté connue et expérimentée par les hommes", se trouve également être la plus authentique, la plus fondée.
4) La définition la plus juste de la liberté est donc très simple: c'est la sortie de l'espace privé vers l'espace public: manifester sa présence ailleurs qu'au sein de son foyer. Il ne s'agit donc pas de la toute première définition formulée dans le texte, laquelle insistait finalement sur la notion de propriété. La liberté n'est pas l'indépendance. Ce n'est pas parce que l'on s'est détaché des besoins vitaux que l'on est libre même s'il est nécessaire de l'avoir fait pour expérimenter la liberté. Nous nous efforçons de nous détacher des exigences de la vie, mais la liberté n'est en rien concernée par cet objectif, lequel demeure entièrement soumis à la nécessité. Même quand nous sommes en mesure de satisfaire nos besoins vitaux, ceux-ci nous maintiennent dans le cadre indépassable d'un "empire", d'un "seuil"et l'on ne voit pas comment de la liberté pourrait s'effectuer sur la base de ce rapport à la vie. Il n'est pas question de se rendre indépendant par rapport au vital mais agissant par le souci que l'on manifeste à l'égard du Monde, de l'extérieur.
5) De plus la libération ne nous concerne qu'en tant qu'individu vivant, et non en tant que force politique effective, laquelle implique une pluralité d'individus, une concertation citoyenne, un milieu politiquement libre dans lequel de la parole puisse s'effectuer et s'échanger librement: bref un espace public.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire