dimanche 31 mars 2019

La création d'une oeuvre d'art est-elle plus libératrice que l'accomplissement d'un travail? (version résumée)

1) Plan
        Les notions d’oeuvre d’art et de travail sont trop complexes pour constituer un axe autour duquel nous pourrions construire le plan. Par contre, la libération désigne l’action de se détacher d’une contrainte et le rapport entre le travail salarié et le besoin vital, d’une part, et l’oeuvre d’art par rapport aux conventions d’autre part, augure bien d’un plan possible, dans la mesure où cela nous permet de dégager des pistes de réflexion plausibles: est-ce que le travail nous permet de nous libérer de la nature et de nos pulsions vitales ou animales? L’art nous libère-t-il de la pression exercée par les règles, les normes, etc? Mais il convient d’ordonner ces différentes contraintes et de définir « ce qui » pourrait se libérer de ces tentatives de détachement.


2) L’introduction
       

Notre introduction doit souligner ce qui effectivement distingue profondément l’oeuvre d’art et le travail et de questionner l’aspect quantitatif (plus) du problème posé. Nous savons pourquoi nous travaillons parce que c’est l’une des conditions d’intégration à une société, à une communauté. Nous ne savons pas aussi clairement pourquoi l’artiste crée une oeuvre. La difficulté tient donc à l’hétérogénéité profonde de ces deux activités qui doivent nécessairement se ranger dans une communauté de nature si l’on veut élire celui ou celle qui nous libère le plus. On ne peut pas faire une course si les deux participants sont irréconciliables dans le test d’une même épreuve. Nous devons avoir à l’esprit qu’il y a peut-être une contradiction dans le présupposé de l’énoncé: si l’art et le travail sont si différents, comment l’un pourrait-il nous libérer « plus » que l’autre, il le fera autrement mais pas davantage. Inversement, si l’art et le travail désignent finalement un effort dont la nature est identique, alors le travail et l’art sont une seule et même efficience et sont-il encore différentiables? Ceci dit, c’est dans cette dernière perspective que le sujet a le plus de sens: l’art est-il du "travail plus » ou du travail « moins »? Dans quelle direction faut-il orienter le curseur sur cet axe unique puisque l’un n’est qu’un moindre ou supérieur degré de l’autre.

3) La dissertation en résumé


1) La création d’une oeuvre d’art nous libére-t-elle davantage de la nature que l’accomplissement d’un travail?
           a) La triple libération
            Le travail est la « peine » à laquelle est condamné l’esclave pour avoir perdu le duel des consciences qui l’opposait au maître, mais il renversera précisément ce rapport en transformant la matière en monde fait pour et par lui. Le travail permet donc à l’esclave de se libérer du maître, de la nature, de sa nature
        b) Le travail, l’oeuvre et l’interdit
            Cette conception s’oppose totalement à la distinction que fait Hannah Arendt entre le travail et l’ouvre puisque le premier cité ne permet pas à l’homme de sortir du cycle répétitif et primaire de la production et de la consommation. Le travail ne vise qu’à produire des biens de consommation immédiate contrairement à l’oeuvre qui elle installe un monde humain durable.
            De plus, il faudrait savoir de façon plus concrète en quoi consiste exactement cette contradiction par l’homme de sa nature via le travail selon Hegel. Georges Bataille suggère qu’il sait de l’Interdit, ce qui fait écho à la thèse de Lévi-Strauss selon laquelle le fait culturel par excellence est la prohibition de l’inceste (qui rend possible l’exogamie). Il y a donc un paradoxe c’est que nous nous libérons de la nature moins par le travail que par l’interdit, qui est premier, notamment parce qu’il recèle une immersion dans le Religieux.
        c) Nature naturante et création
           

Toutefois, nous n‘avons envisagé ici que la nature au sens d’instinct primaire ou de choses naturelles. Spinoza nous rappelle qu’il existe un autre sens, celui de la nature naturante, Deus sive natura, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous retrouvons, notamment chez Heidegger, l’idée selon laquelle l’artiste saisit précisément cette naturante naturante à l’oeuvre dans la venue au monde de ces chaussures de paysanne. Il existe trois modalités d’explication de la présence d’un motif: chronologique, technique, existentielle. Une oeuvre consiste dans la saisie de cette troisième modalité d’explication d’un monde là, d’un être là: le Da Sein. Ce n’e’st pas que l’oeuvre d’art libère l’artiste dans cette perspective, c’est plutôt qu’elle consiste dans ce que l’on pourrait appeler un cliché de Dieu, un moment de la nature naturante à l’oeuvre, par quoi le monde est monde.

2) La création d’une oeuvre d’art nous libére-t-elle davantage des conventions et du langage que l’accomplissement d’un travail?

                a) Solidarité mécanique et solidarité organique
           

Durkheim insiste sur l ‘évolution positive en termes de libération de l’individu de la division du travail. Le citoyen est ainsi passé d’une solidarité mécanique (tout le monde faisant des travaux non spécialisés, chaque individu étant le rouage d’une mécanique) à une solidarité sociale de type organique (chaque individu est l’organe d’un corps qui est la société). L’étymologie d’organe (organon) pose question puisque il semble impossible d’envisager une libération qui ne soit pas instrumentalisée.

               b) Le génie de l’artiste le libère-t-il de règles?
            Pour Kant, toute oeuvre d’art suppose des règles, mais dans le cas des Beaux Arts, ces règles ne viennent pas de l’homme parce que le Beau n’est pas un concept. Les règles viennent donc de la nature. L’artiste est donc l’auteur d’une oeuvre qu’il est conscient de faire, qu’il veut faire mais en même temps, qu’il ne fait pas vraiment, parce qu’il ne comprend pas ce qu’il fait. Il est conscient de l’oeuvre mais il n’en a pas la connaissance. Quelque chose se libère en lui: la nature mais ce n’est pas lui qui se libère.
       c)La création d’une oeuvre nous libère-t-elle davantage du langage que l’accomplissement d’un travail?
       

Le langage est une dictature parce que l’on ne peut ni penser, ni ressentir, ni exister sans lui. Quoi qu’on dise contre le langage, on l’utilisera pour l’exprimer. Le « verbe » est ce qui rend possible un « monde » en lieu et place du chaos. On ne peut pas parler, éprouver sans utiliser des formes grammaticales ou syntaxiques imposées. Comme dit Roland Barthes, « le langage est un huis clos. ». Mais alors comment se libérer? Par cette capacité de tricher la langue que Barthes appelle littérature. Parler dans une langue étrangère à la langue elle-même. C’est ce que font les poètes comme Gherassim Lucca.
3) La création d’une oeuvre d’art nous libère-t-elle davantage du temps que l’accomplissement d’un travail?

              a) la durée immortelle de l’oeuvre
« Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »
                            Hannah Arendt, La Crise de la culture

           b) Le présent de l’oeuvre
« Il  est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit? Les colonies produisent des bananes...  Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle ? C'est dément ! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent... J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent. En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serait presque la réponse à la question  « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art ? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire,  mais il n'a pas de présent. Vous  sentez  bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. »        
                            André Malraux - « Le miroir des limbes »
            c) Le travail, l’habitude et l’extase
       

« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. »
                                                               Friedrich Nietzsche
Conclusion
           

La création ne nous libère pas davantage que le travail. Il faut trouver  et ouvrir dans les contraintes imposées par le travail l’espace du jeu et de l’habitude. Cela revient à convertir la poiesis en praxis, comme le fait Pénélope. Elle se libère des contraintes des hommes, du mariage forcé, et même de celles de l’épopée en remettant inlassablement sur le métier son ouvrage, en s’investissant exclusivement dans le présent de l’action indépendamment de son fruit supposé. Elle dit « oui » à l’Eternel retour Nietzschéen. Sisyphe travaille-t-il en roulant sa pierre jusqu’au sommet de la montagne? Oui, mais pas seulement: il construit du sens, il a renoncé à le trouver dans la croyance et c’est cette construction que l’on désigne aussi du nom « d’art ». On fait une oeuvre dés lors que l’on donne du sens au travail. C’est la raison pour laquelle, comme le dit Albert Camus il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire