Il s’agit en fait de légaliser une profession qui s’exerce dans d’autres pays européens et qui consiste, après avoir suivi une formation, à aider une personne handicapée physique ou mentale à avoir une relation sexuelle ou érotique.
1- Est-ce assimilable à de la prostitution?
En France si une association mettait en relation des personnes handicapées et des assistants ou assistantes sexuelles, elle serait accusée de proxénétisme et tomberait sous le coup de la loi. C’est peut-être là le premier point qui demande à être questionné: cette assistance peut-elle être considérée et définie comme de la prostitution? Oui parce qu’il s’agit bel et bien d’un service rémunéré et que ce service suppose de faire commerce de son corps. Non parce que la personne qui a recours à des prostituées (et qui d’ailleurs est passible d’une amende) choisit d’aborder sous l’angle de la tractation commerciale un échange qui repose habituellement sur le consentement mutuel et gratuit des deux partis. L’amour physique dans la prostitution est abordé et pratiqué comme une marchandisation sur le fond d’une réalité sentimentale qui pourrait ne pas l’être. Pour être plus clair, dans une relation Client / Prostituée, le client intègre dans le plaisir qu’il va retirer de la relation les facilités induites par le statut de payeur dans une relation tarifée: ce n’est pas parce que tu le désires que tu fais ça mais parce que je te paye. L’argent rend possible et explicite des actions et des gestes qui dans une relation amoureuse consentie et gratuite suivent des voies beaucoup plus souterraines, implicites, non dites. Ce que la prostitution garantit en fait, c’est la marchandisation des fantasmes.
Or l’assistance sexuelle aux personnes handicapées ne se situe pas exactement dans cette même conception des rapports client / assistant, parce que le handicap dont souffre le client rend difficile voire impossible la rencontre avec un partenaire consentant pour une relation gratuite. Le client ne paye pas par un certain type de relations sexuelles (marchandisation des fantasmes) mais pour qu’une relation sexuelle ait lieu sachant que la personne peut n’en avoir jamais vécue une seule ou, en tout cas, éprouve beaucoup de difficultés à le faire. En ce sens, la légalisation de l’assistance sexuelle aux personnes handicapées pose directement la question du droit (universel) à la sexualité.
Mais
cette question est en elle-même un problème, car à la fois on n’imagine
pas la sexualité revendiquée dans une constitution au même titre que
l’égalité ou la liberté (on voit mal en effet la devise de la République
ainsi libellée: Liberté Egalité Sexualité) et en même temps, l’idée
selon laquelle des personnes seraient privées de cette aptitude
fondamentale et naturelle à la jouissance sexuelle à cause de leur
handicap peut, peut-être à bon droit, nous apparaître comme une
injustice. Le droit n’est-il pas voué, selon des nombreux auteurs, à
corriger les injustices et les inégalités causés par la nature?
Dés
lors, on mesure bien la différence radicale entre la personne
prostituée et celle qui fait de l’assistanat sexuel: à savoir que la
première le fait par intérêt et la seconde par altruisme, et si l’on
argumente alors pour dire qu’il serait effectivement mieux qu’elle le
fasse bénévolement, on néglige 1) le simple fait que cette relation
induit des frais, ne serait-ce que de déplacement 2) que ce « service »
pousse très loin la notion de dévouement 3) qu’il requiert
indubitablement une « formation » (cet aspect est très important car il
pose la question de la « professionnalisation » - Il ne fait aucun doute
qu’on ne saurait aborder ce type de service sans avoir acquis des
notions toute à la fois médicales, thérapeutiques, psychologiques,
éventuellement psychiatriques, aussi bien qu’humaines (tact, sens de la
relation), et, en même temps, quelque chose nous embarrasse dans la
représentation d’un commerce physique non seulement programmé, mais
aussi ciblé et abordé dans les termes d’une compétence faisant l’objet
d’une acquisition).
Philosophiquement l’une des questions essentielles est celle de savoir si l’on peut affirmer que l’on peut faire l’amour par altruisme? Peut-on accorder à la relation sexuelle qu’une personne accepte d’avoir avec un handicapé une valeur morale? Peut-on faire l’amour par gentillesse, par vertu, par « humanité »?
2 - Peut-on concevoir une relation sexuelle comme un acte d’altruisme?
On n’imagine pas dans un couple que l’un des partenaires dise à l’autre, avant d’accomplir le « devoir conjugal » (le terme ici est intéressant puisque il a une connotation morale forte) qu’il va lui « rendre service », d’abord évidemment parce qu’il ne s’agit pas d’un service mais d’une pulsion, d’une envie, d’une attraction, ensuite parce que la relation n’est pas unilatérale mais réciproque (même si cette réciprocité pose indiscutablement question en ceci qu’il est fort peu probable qu’elle soit réellement efficiente: l’un des deux a probablement plus envie que l’autre). En troisième lieu, une action morale est, selon Kant, une action que l’on commet par pure bonne volonté, c’est-à-dire de façon désintéressée, pure, sans en attendre le moindre bénéfice personnel physique ou autre. Pour reprendre un terme kantien, aucune action ne peut être morale si elle concerne, en nous, le moi empirique. Or précisément, on ne voit absolument rien qui, dans la relation amoureuse, pourrait se concevoir indépendamment des sens, de la sensualité, des sentiments, bref de tout ce que Kant désigne assez péjorativement du terme de « motivations pathologiques ».
On sait que Kant nous donne ce qu’une enseignante en philosophie Marianne Chaillan appelle « un Kit d’évaluation morale ». Il existe en effet trois formules de l’impératif catégorique qu’il convient de concevoir comme un triple crible aux travers duquel il faut faire passer la maxime de l’action envisagée, donc ici la relation amoureuse. Voici les trois formules:
1) « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » (critère de cohérence interne: cette maxime ne deviendrait elle pas contradictoire si on l’universalisait?)
2) « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature (critère de cohérence externe: peut-on l’appliquer?)
3) Agis toujours en sorte de traiter l’humanité en ta personne comme en celle d’Autrui toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Il s’agit de ne jamais réduire l’autre ou soi-même à n’être que le moyen d’une fin extérieure.
Il est, de toute façon clair que pour Kant, l’idée même que l’on puisse poser la question est totalement saugrenue et parfaitement stupide, mais si l’on y regarde de plus près, on réalise que c’est surtout la troisième formulation qui, sans discussion aucune, nous impose de ne pas considérer comme morale la relation sexuelle que l’on propose à Autrui. Pourquoi? Tout simplement parce que toute rapport sexuel est, dans sa nature même, une instrumentalisation réciproque et consentie du corps de l’autre, lequel est forcément utilisé en vue de procurer du plaisir à son partenaire et inversement.
Pour Emmanuel Kant, il est absolument impossible de considérer que cet acte puisse être moral, non seulement parce qu’il est intéressé, non seulement parce que l’on y utilise le corps d’autrui comme un moyen mais aussi et surtout parce qu’il n’est pas libre, c’est-à-dire que notre statut d’homme raisonnable et universel ne peut d’aucune façon s’y manifester. L’entente amoureuse repose sur des facteurs fondamentalement confus, subjectifs, non universalisables, parfaitement irrationnels, inconstants, voire indicibles et non formulables.
La relation à Autrui dans un rapport amoureux est philosophiquement moins analysable que le simple rapport à Autrui dans la société, tout simplement parce qu’il n’est pas possible de partir du principe que c’est une relation de conscience à conscience. Ce n’est pas la reconnaissance, ni le respect qui sont recherchés dans l’amour. Nous n’y sommes pas impliqués en tant que sujet, en tant que personne morale.
C’est exactement comme si le sujet cartésien du « Je pense » expérimentait dans la relation amoureuse une dimension de la réalité plus trouble à l’intérieur de laquelle plus rien n’est revendicable, c’est-à-dire précisément où le « je pense » n’a plus cours, ni sens. On y existe mais moins en tant que sujet volontaire qu’en tant qu’objet d’inclination. Nos actes ne sont plus guidés par notre statut social, par notre désir de reconnaissance ou d’intégration. Nous y « sommes », comme on le dit de l’endroit ou du moment tant attendu. C’est comme si tous les éléments et tous les ressorts qui jouent dans ce que l’on pourrait appeler le « vis-à-vis » de l’échiquier social disparaissaient sans pour autant que nous ne soyons pas présents les uns aux autres. On peut reprendre exactement cette métaphore et se représenter l’amour comme cette modalité de proximité identique à celle qui rapprocheraient des figurines de jeu d’échecs mais sans règles du jeu. Ce que l’on y éprouve est donc de la proxémie sans effet social de sens ou de hiérarchie. Quelque chose en cette dimension n’est plus si aisément négociable ou compensable que dans la vie sociale. Ce que l’amour a d’authentique donc, ou de premier, c’est que nous y expérimentons un rapport à l’autre en tant que corps et non en tant que personne morale, sociale voire pas même en tant que nom. Cela a beau être une rencontre qui s’est effectuée sur la base d’une occasion sociale, cela ne saurait empêcher que l’amour, lui, consiste dans l’effondrement des masques, des conventions, des intérêts liés à la société.
Cette considération est importante mais elle ne nous permet pas nécessairement de voir plus clair par rapport à une éventuelle réponse, dans la mesure où il semble impossible que dans cette dimension anonyme le droit de la personne handicapée à vivre des relations sexuelles puisse valoir (ce n’est pas une dimension de droit. Aucun statut ne peut plus y jouer). En même temps, on peut vraiment s’interroger sur la prise en compte de son handicap dans cette perspective. Si aucun droit ne peut s’y revendiquer, aucune norme non plus ne peut s’y faire valoir. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point nous pouvons nous impliquer réellement dans ce qui sans aucun doute s’effectue dans la relation amoureuse. Nous y débarrassons nous réellement objectivement de tout réflexe social? C’est douteux et c’est exactement tout ce qui rend ce questionnement si problématique car il est tout aussi impossible de concevoir le geste amoureux comme un devoir que de l’envisager comme un efficience purement factuel, physique.
3 - Une relation sexuelle est-elle une relation humaine?
Cette question peut paraître surprenante: comment pourrait-elle ne pas l’être puisqu’elle unit des êtres humains? Dans l’un de ses films « Intimité », Patrice Chéreau décrit la relation étrange de deux personnes qui se retrouvent tous les mercredi après midi pour des relations purement sexuelles. Ils n’échangent pas de mots et font l’expérience simple et muette d’une entente physique. Mais Jay va vouloir en savoir plus sur Claire et tout va se compliquer. On voit difficilement comment nous pourrions concevoir les pulsions amoureuses comme s’inscrivant dans le cadre de ses rapports que nous nouons avec les autres pour constituer avec eux un groupe, une cité, une culture, une communauté, voire même « un couple ». Tout échange de mots avec notre prochain crée par là même une entente, une reconnaissance de l’autre en tant que personne, de la civilisation. Mais ce n’est pas le cas dans la relation amoureuse où l’intimité des corps se passe de mots, de concepts, de justifications.Le plaisir de la rencontre s’estompe devant la jouissance de l’accouplement. Si la relation amoureuse est donc aussi importante, c’est parce qu’elle nous ramène à une dimension fondamentale de notre existence que l’on pourrait faire consister dans la jouissance physique de la proximité de l’autre en tant que corps. Mais tout le problème alors vient précisément de ce que cette efficience brute, physique du rapport à l’autre est aussi nécessaire qu’insituable dans un cadre social. Ce qu’elle est, c’est précisément tout ce que la vie humaine en société s’épuise à dissimuler, ou à canaliser voire pire à marchander.
La sexualité manifeste indiscutablement chez chacun de nous l’efficience d’un rapport au vivant dont Freud a clairement montré tout ce que la tentative de domestication ou de dressage induisait de difficultés. La répression est absolument incontournable mais elle ne saurait s’effectuer paisiblement, sans problème. Elle doit « s’assumer », pour reprendre un mot galvaudé qui ici revêt un sens particulièrement juste.. Cela signifie qu’au-delà de la maîtrise ou en-deçà d’elle toute sexualité requiert de la part du sujet lui-même une forme d’acceptation laquelle se reconduira dans l’acceptation de la sexualité du partenaire. Non seulement donc la relation amoureuse est une relation humaine mais elle est précisément celle au sein de laquelle la question de notre humanité est toujours en suspens, donc toujours à conquérir et à reconquérir précisément parce que la sexualité demeure cette part obscure de soi où chacun de nous s’ignore au plus haut point. Aussi difficile que soit donc la compréhension des désirs de l’autre dans une relation provoquée, planifiée entre un assistant et une personne handicapée, elle s’inscrit parfaitement, voire plus qu’aucune autre dans ce qu’un rapport humain est, précisément parce que l’humanité n’y est pas posée comme un acquis ni comme un devoir être, mais comme un devenir à assumer.
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