mercredi 5 juin 2019

L'historien nous raconte-t-il des histoires?

Un historien n’est pas un romancier : il ne décrit pas les évènements du passé tels qu’il les a inventés mais tels qu’ils sont attestés par les chroniqueurs, les « scribes », les documents, les traces ou les vestiges archéologiques qui portent témoignage des faits. Nous « savons », par exemple, que Jules César a été assassiné au Sénat par des conjurés non seulement parce que des auteurs romains ont raconté cet événement et qu’il fait l’objet de récits concordants sur son déroulement mais aussi parce que « le souci historique » existait déjà à cette époque. Hérodote, auteur grec du 5e siècle avant JC, écrivait ainsi à l’en-tête de son livre « historia » (enquête), présenter un récit des faits « pour que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les grecs, soit par les barbares (guerres médiques) ne tombent pas dans l’oubli. » Il n’est pas question pour lui de rendre compte des évènements tels qu’il aurait souhaité qu’ils se déroulent ou tels qu’il les aurait imaginés mais tels qu’ils ont eu lieu. De fait, nous ne lisons pas les œuvres d’Hérodote comme nous lisons celles d’Homère ou de Sophocle, parce que nous savons qu’Œdipe est un personnage de tragédie et que, par contre, la bataille de Salamine a réellement eu lieu.  L’historien ne nous raconte donc pas des histoires mais l’Histoire.
Cependant la langue française utilise le même terme pour signifier un récit qui, au singulier, rend compte de la réalité et, au pluriel, désigne des scenarii fictifs, voire des mensonges (raconter des histoires). C’est sous forme de récits que l’historien rend compte du passé, et aussi certains que nous soyons de la véracité de l’événement décrit, il n’en demeure pas moins que la chronologie des évènements réels peut et même doit être lue comme une « narration », comme des mots rapportant des faits. Il importe donc ici de distinguer la forme et l’objet : si la forme du récit historique et du récit fictif ne différent pas fondamentalement puisqu’elle ne peuvent se concevoir autrement que comme une narration, leur objet n’est pas du tout identique et l’esprit dans lequel ils sont lus ne sauraient être confondus sous peine de croire que Tolkien est un historien ou, plus grave encore, que le génocide juif n’a pas eu lieu. 
Nous mesurons la gravité d’une position inconsidérément subjectiviste du travail de l’historien. Si nous adhérons sans nuance à l’idée selon laquelle l’histoire ne serait pure interprétation des évènements anciens, alors nous ne voyons pas pourquoi ni comment nous pourrions opposer des arguments viables aux déformations les plus idéologiquement abjectes du passé. Grâce à son ministère de la propagande, le « Big Brother » de Georges Orwell passe commande d’une nouvelle recomposition du passé l’autorisant à déclarer la guerre à telle puissance étrangère. Le présent se doterait ainsi du passé le plus arrangeant en fonction de ses intérêts politiques du moment. Mais en même temps, il serait tout-à-fait abusif et insoutenable de faire totalement crédit aux thèses d’un historien. Aucune recherche, aussi rigoureuse soit-elle ne peut s’imposer à nous comme une restitution indépassable, pure, objective du passé. L’historien ne peut pas évoquer le passé sans raconter une histoire, c’est-à-dire sans suivre la trame d’un récit pour rendre compte de l’enchaînement des faits passés, et nous commettrions une erreur si nous considérions qu’il n’existe aucune dimension interprétative dans son travail mais il serait tout aussi ruineux de le comparer à un romancier qui ne ferait que suivre le fil de son imagination. Peut-on clairement fixer cette limite et déterminer la part que l’historien peut accorder à la fiction dans la description d’un passé réel, sans qu’il perde de vue son objet et son statut (l’histoire est considérée comme une science humaine) ? L’histoire est-elle un vrai roman ou un roman vrai ?
1)    Les origines de l’Histoire
a)    La mythologie
C’est sur fond d’histoires qu’est apparue l’Histoire. Homère, Hésiode rendent compte de façon imagée, métaphorique et irrationnelle de l’existence de l’univers, des forces de la nature et des évènements humains. La forme du récit s’impose donc en premier lieu pour composer des tableaux ou des situations mettant en scène des Dieux, des titans, des monstres dont les aventures ne font pas que divertir les auditeurs ou les lecteurs. Il est bien question ici d’articuler une forme de discours poétique, fictif, fabuleux et imaginaire aux réalités quotidiennes auxquelles les hommes sont confrontés. Les mythes et les cosmogonies ne racontent pas « n’importe quoi ». Aussi inventée soit-elle, l’histoire d’Œdipe dit vraiment quelque chose de l’être humain, de son désir, de son rapport aux évènements, à la fatalité. Il serait donc tout-à-fait réducteur d’opposer l’histoire comme récit de la réalité à la mythologie comme récit purement fictif dans la mesure où le mythe nous permet peut-être autant que l’histoire de comprendre qui nous sommes réellement.
Toutefois elle ne nous fait pas parvenir à cette compréhension de la même façon que l’histoire, car cette dernière nous donne la possibilité de réaliser chronologiquement d’où nous venons, en tant que citoyen, que grec, qu’européen, alors que le mythe révèle à l’être humain les pulsions, les images et les forces de son inconscient. De plus, cette approche psychanalytique du mythe ou du moins son assimilation à l’expression d’un inconscient collectif suppose une distance à l’égard de son contenu que l’on ne retrouve pas dans notre rapport au récit historique. Il ne fait donc aucun doute sur le fait que l’histoire décrit non seulement un autre type de discours que le mythe mais aussi un autre rapport au réel.
Mais si l’histoire nait de sa rupture avec le mythe, elle n’aurait jamais vu le jour sans lui car aussi structurellement différents soient-ils l’un de l’autre, ils partagent la même matrice : rendre compte de ceci que le réel soit tel qu’il est. Si la mythologie situe son niveau « d’explication » à la hauteur du surnaturel et des Dieux, l’histoire ramène cette justification à une échelle temporelle et rationnelle. L’histoire est donc née des histoires, c’est-à-dire du désir de l’homme de rendre compte du réel par des histoires mais en même temps elle ne s’est réellement constituée en tant que pratique et discipline théorique que lorsqu’elle s’est détachée du mythe.
 b) Histoire et identité
Dans la mythologie, la plupart des héros ont leur « signature », à savoir un acte qu’ils sont les seuls à pouvoir accomplir et qui les définit : seul Ulysse peut tendre son arc et faire passer une flèche dans douze anneaux de haches fichés dans le mur. Egée cache des sandales et une épée sous un rocher que seul Thésée son fils pourra déplacer. De même seul Arthur peut retirer Excalibur du roc dans lequel son père Uther Pendragon l’a enfoncé, avant de mourir. Le rapport du héros à l’événement décrit un processus de révélation. C’est par l’épreuve du fait que le héros sait qui il est et entretient non seulement la certitude de son élection de son destin exceptionnel mais aussi plus simplement de son identité.
Pour les hommes comme nous qui ne sommes pas des personnages, c’est exactement le contraire que nous vivons, à savoir que l’épreuve des évènements et surtout le fait que ces évènements soient indissociables de la durée dans laquelle ils s’effectuent constituent exactement ce qui nous empêchent de sceller l’acte de notre identité : vivre dans le temps, c’est être condamné à ne jamais savoir vraiment qui l’on est. Le présent que je vis est toujours porteur de métamorphose, de bouleversement de l’autoportrait que nous essayons de dessiner au cours de notre vie. A peine suis-je en train de me décrire comme étant ceci ou cela que l’instant qui passe déjà insinue une nuance voire une distorsion à l’égard de ce que je prétends être.
Entre ce désir irrationnel d’identité auquel le mythe répond par le récit magique et surnaturel et l’épreuve réelle que nous faisons de chaque instant comme d’une remise en cause de cette définition de soi, l’Histoire nous propose une alternative et plus que cela : la seule qui puisse se concevoir si l’on souhaite investir ce désir d’avoir un nom et une personnalité déterminée d’une réponse fiable, crédible, à savoir le rapport au passé. Des trois axes du temps (passé-Présent-Futur), seul celui-ci (le passé) est suffisamment stable pour offrir à notre désir de savoir qui nous sommes une base solide et indéfectible : ce que j’ai été, je l’ai été et rien de ce que je suis en train devenir ou de ce que je serai demain ne changera quoi que ce soit à ce que je fus.
Il convient de donner à cette considération une dimension individuelle mais aussi nationale (reconnaissance de soi par une Nation). Ce qui distingue l’État et la Nation entre beaucoup d’autres choses, c’est l’histoire, la tradition. C’est par notre ancrage à un passé national, sociétal, historique que nous savons qui nous sommes en tant que français allemand ou britannique. L’histoire nous permet de savoir qui nous sommes, car, sans elle, nous serions perdus dans l’indétermination d’un présent en train de se faire et à l’incertitude d’un futur qui n’est écrit nulle part.

Mais une question se pose dés lors : cette fonction identitaire assurée par l’histoire grâce à laquelle un peuple, une société, un individu sont en mesure de jouir en fixant le miroir du passé de la certitude d’être « un » ne serait-elle pas aussi fictive que la mythologie puisque elle aussi décrit des héros dont le rapport au temps n’est pas corruptible ? Nous sommes d’abord tentés de répondre : « non » à cette question puisque le passé décrit par l’historien n’est pas une fiction contrairement à Thésée ou Ulysse. De fait, il est aussi fascinant qu’instructif d’observer comment, au fil des guerres, des invasions, des flux migratoires et des mouvements religieux des identités nationales se constituent. Cet ancrage d’un peuple à son passé n’est pas du tout fictif. Pour s’en rendre compte, il suffit de mesurer la force de l’idée même de Nation en l’assimilant à ce qui fait d’une population « un » peuple.
Cependant, cela signifie qu’un peuple se fédère moins autour de ce qu’il est qu’en référence à ce qu’il a été. Tout ce que l’histoire nous décrit comme faisant partie intégrante de l’unité d’un Peuple ne définit pas l’identité présente d’une nation, tout simplement parce que l’identité ne se conjugue pas à ce temps. Que ce soit pour un peuple ou pour un homme, il est impossible de savoir qui l’on est au présent parce que le fait même que nous existions impose que nous soyons en train d’être quelqu’un ou quelque chose. La notion d’identité est dans sa nature même historique et mythologique. Le désir d’être « quelqu’un » est totalement irréalisable. Ce dont nous faisons l’expérience maintenant, c’est exactement du fait de n’être personne. Ce que j’ai été, je l’ai été, mais la contrepartie de cette certitude d’avoir été tel ou tel réside précisément dans le fait de ne l’être plus. L’histoire ne nous raconte pas d’histoires en nous renvoyant de nous-mêmes l’image d’ « un » peuple mais cette image décrit nécessairement le peuple que nous étions. Ce qu’un peuple est en train d’être maintenant, c’est justement « pas ce qu’il était au passé ». L’histoire est donc le seul discours avec la mythologie et la religion qui puisse prendre sur lui cette fonction de nous donner une identité mais que cette identité nous permette de savoir qui l’on est maintenant, c’est faux, ce sont donc « des histoires ».
c)    Le duel entre la Passion et la Raison
Si nous récapitulons ce qui vient d’être exposé, il apparaît que l’histoire ne prolonge pas seulement le mythe en tant qu’elle est, comme lui, un Récit mais aussi parce qu’elle entretient notre désir identitaire en le nourrissant de son orientation structurelle au Passé. L’histoire est liée à la Nation parce qu’elle lui permet de donner du contenu à la revendication identitaire dans laquelle elle consiste. Ce n’est que dans notre passé que nous pouvons investir la nation française de valeurs culturelles et historiques susceptibles de faire et de justifier une « communauté ».
Dans son livre le désir d’éternité, Ferdinand Alquié décrit l’amour-passion comme ce mouvement par lequel l’amoureux est totalement tourné vers l’aimée afin de l’intégrer à son propre passé et s’aimer soi-même par l’intermédiaire de cette autre personne que l’on va simplement transformer en relais d’un amour de soi clos sur lui-même : « Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. » L’amour de la nation ne correspondrait-il pas trait pour trait à cette inclination dangereuse et délirante ? N’est-ce pas précisément dans l’enfermement même de cette passion que se réfugient celles et ceux qui s’obstinent à répondre par le déni aux transformations imposées par les multiples changements de l’actualité ? Peut-on se tourner vers le passé sans être par la même immergé dans un engouement passionnel à visée identitaire ?
C’est précisément en cela que consiste tout le défi de l’historien. Le bon historien, disait déjà Fénelon, n’est d’aucun temps ni d’aucun pays » Il doit pouvoir se détacher de son appartenance à une culture déterminée, à une langue, à un environnement religieux et idéologique. Ce que l’on demande donc à un historien, c’est de faire de l’histoire indépendamment de son histoire pour qu’il ne nous raconte pas d’histoires, et le fond de la question est alors de savoir si notre rapport au passé ne serait pas en lui-même, dans sa texture propre, fait de passion.
L’importance que la philosophie de l’histoire de Karl Marx donne à la notion de structure permet de répondre négativement à cette question. Il est possible selon lui de se détacher du rapport passionnel et identitaire qui nous relie à certains évènements comme par exemple, celui qui unit tout français à la Révolution Française en détournant notre attention de la seule perspective nationale pour adopter une lecture plus distante et plus économique. Le français sera à même de percevoir derrière l’interprétation flatteuse de la conquête de sa liberté par un peuple mettant à bas la tyrannie monarchique, la prise de pouvoir par la bourgeoisie des moyens de production qui était la propriété de la noblesse. Dés l’article 2 de la DDH, on voit le droit à la propriété proclamé avant celui de la résistance à l’oppression. La déclaration des droits de l’homme ne serait-elle pas plutôt celle du propriétaire, c’est-à-dire du bourgeois ? L’historien ne nous raconte plus d’histoires dés lors qu’il est capable de se détacher suffisamment de l’histoire des nations pour discerner des ressorts économiques autrement plus puissants que ceux de l’esprit des peuples comme celui de l’exploitation des producteurs par les propriétaires des moyens de production. C’est dans le processus même de ce travail de dessillement, de désenchantement que l’historien pourra vraiment être en phase avec le sens de l’histoire, celui dont le moteur est le travail humain.
Il est évidemment possible de rétorquer à un historien marxiste que c’est en tant que marxiste qu’il nous invite à adopter une telle lecture de l’Histoire et que cette conception aussi impliquée soit-elle dans la critique de la politique et de l’idéologie est elle-même détournée et falsifiée par son orientation politique et idéologique. Peut-être la question de savoir si notre rapport au passé peut ou pas « se dépassionner » est-elle articulable comme le suggère l’historien Fernand Braudel à une visée personnelle. Si c’était précisément par l’histoire que l’historien en tant que personne éprouvait l’origine même de son inclination pour le passé ? Fernand Braudel insiste sur la possibilité pour l’historien d’accéder à une objectivité d’autant plus efficiente qu’elle se définirait plutôt comme une entreprise de « désubjectivation ». Etre un historien ce serait dés lors entreprendre un travail de recherche dont la finalité consisterait moins à nier son enracinement dans le terreau culturel et idéologique d’une nation qu’à le comprendre et de ce biais à le neutraliser.

2)    La question du sens de l’histoire et l’illusion rétrospective du vrai
a)    Les deux sens de l’histoire
Déjà les auteurs latins distinguaient deux sens du terme d’Histoire (les deux valant dans le cadre de l’histoire comme regard sur le passé des nations) : d’abord les « Res gestae », c’est-à-dire littéralement « les choses faites », les évènements par eux-mêmes, et en second lieu « Historia rerum gestarum », soit « l’étude, le récit des choses faites ».  Or chacun comprend bien que c’est exactement dans le décalage entre ces deux instances que se situe tout l’enjeu de la question : celui de l’interprétation. Quoi que je dise d’un fait, aussi loin que je puisse aller dans le détail de la reconstitution fidèle de ce qui s’est passé, j’utiliserai des mots pour rendre compte de « choses faites », lesquelles ne se déroulent pas dans l’écoulement d’une phrase mais dans la fluidité d’une durée. Le processus au gré duquel le lecteur comprend la phrase qu’il parcourt des yeux n’a aucun rapport direct avec l’impact physique et émotionnel du spectateur d’une action en train de se faire devant lui. Assimiler le sens d’une phrase s’effectue grâce à la double articulation décrite par Martinet et par Jakobson : celui, syntagmatique, des différences en présence : je perçois qu’il y a des mots distincts dans la phrase, et celui, paradigmatique, des différences en absence : chaque mot correspond à une fonction.
C’est donc toujours sur le fond de notre acquisition préalable des différences en absences que nous ordonnons les différences en présence de cette phrase là. En ce sens, il n’y pas de présent dans le langage : c’est toujours dans le jeu de la référence de cette phrase que je lis maintenant à la structure syntaxique de notre langue maternelle assimilée dans notre enfance que nous saisissons le sens. Ce que je comprends ne se comprend qu’à partir de ce que j’ai compris. Saisir un énoncé présent, c’est le référer à de la structure ancienne. Nous pourrions presque dire en un sens très radical que toutes les langues sont mortes, ou plutôt que le recouvrement d’une réalité par des mots fige le mouvement même de cette réalité, la vide littéralement de tout ce qu’elle recèle de profondément dynamique. Parler revient à tuer ce dont on parle. Plus encore qu’une langue morte, ce qui sort de notre bouche ou de notre stylo, c’est de la langue mortifiante : « Je dis une fleur, écrit le poète Mallarmé, et voici qu’apparait hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, l’absente de tout bouquet. » Ce que dit le discours de la fleur, c’est ce qu’elle n’est pas, parce que c’est nécessairement ce qu’elle n’est pas en train d’être, ou encore, ce qu’elle n’est pas exactement, mais le qualificatif : rouge, épineuse, plus ou moins fanée, etc. duquel elle se rapproche le plus. Décrire c’est classer, mais classer, c’est forcément « rapprocher » plus qu’exprimer la singularité même, laquelle est ineffable, inexprimable par des mots. Les Res gestae sont donc nécessairement ratées par l’historia rerum gestarum. Toute histoire est interprétation parce que tout énoncé de langue est déjà en retard par rapport à la fugacité de l’instant, à la fulgurance de l’événement. La vérité historique n’existe pas.
b)    Le Sens de l’Histoire
L’un des effets les plus déterminants de cette dimension interprétative est celui du « sens ». Quand nous étudions une période historique, nous partons finalement de ce présupposé suivant lequel les évènements dont nous suivons le récit « accomplissent » quelque chose. Il semble impossible de lire des historiens sans espérer que leurs travaux nous permettent de saisir le sens de cette évolution. Ces études ne sont pas seulement lisibles mais aussi intelligibles, c’est-à-dire que nous percevons le lien de cause à effet qui relie entre eux les faits de telle sorte que quelque chose suit son cours au travers de ces retranscriptions. Le récit exclue donc, en tant que récit, la possibilité du hasard.  Toute la question est de savoir dans quelle mesure cette certitude qu’un sens parcourt les évènements et explique le fil de leur succession ne viendrait pas en réalité de la double articulation et de cette constante qu’est la référence de l’axe syntagmatique à l’axe paradigmatique. Que l’on puisse lire l’histoire comme un récit où s’enchaînent les faits vient-il des faits eux-mêmes ou de la logique propre à la simple compréhension d’un énoncé, laquelle conjugue structurellement toute action au passé (axe paradigmatique) ?
Le simple fait d’envisager cette possibilité jette une ombre sur ce que l’on appelle les théologies de l’histoire, à savoir les interprétations de l’histoire au sein desquelles Dieu réalise ses fins, ses buts dans l’histoire des hommes, sans que les hommes puissent le voir (Bossuet). Plus que cela, ce sont même toutes les théories d’un sens de l’histoire qui sont mises à mal par cette perspective. Lorsque Hegel, par exemple, soutient que la raison s’accomplit dans l’histoire en se reconnaissant elle-même, en tant qu’instance éternelle dans chaque instant de la temporalité historique, décrit-il un mouvement authentique ou suit-il sans s’en apercevoir l’effet de totalisation rationnelle de tout récit (un énoncé linguistique investit l’action qu’il décrit du sens propre à la construction même de toute phrase) ? 
c)  L’illusion rétrospective
D’où vient cet effet de sens de tout récit historique ? Comment se fait-il que l’histoire (historia rerum gestarum) décrive toujours des trames, des évènements lisibles, intelligibles alors même que les évènements que nous vivons en direct dans l’actualité nous donnent si souvent l’impression que finalement rien n’est vraiment sensé. Que « l’histoire soit un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » comme le dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare, c’est un sentiment de chaos qui peut s’imposer maintenant dans l’histoire (res gestae) qui se fait mais jamais dans l’histoire que nous lisons. Pourquoi ?  L’histoire ne nous raconterait-elle pas des histoires en nous faisant croire que les évènements historiques ne se déroulent pas dans un chaos total ?
Sans répondre directement à cette question, Henri Bergson évoque l’effet produit par « l’illusion rétrospective du vrai ». Toute personne regardant sa vie passée à partir de son présent interprétera nécessairement ce passé comme ayant un sens : celui-là même qui lui permet aujourd’hui d’être la personne qu’elle est, mais il n’y a dans ce jugement rien d’autre que cette évidence de la succession temporelle d’un passé devenant du présent. Ce n’est pas pour autant qu’un « destin » ou qu’une vocation s’exprimerait au travers de ce mouvement. L’instant présent se situe à l’extrémité de l’axe du passé. C’est évidemment dans mon passé que je trouve l’explication de ce que je suis aujourd’hui mais il n’y a dans cette évidence pas la moindre trace de providence, de fatalité ou de destinée. Tout ce qui se produit au présent pourrait se passer différemment. C’est contingent mais une fois passé, cette contingence disparaît et il est logique bien que totalement faux et illusoire d’y reconnaître alors l’ouvrage d’un destin ou d’un devoir-être. 
On peut ainsi se croire élu ou maudit par Dieu sans se rendre compte qu’en réalité ce passage d’un événement qui nous est arrivé de contingent à nécessaire ne décrit rien de plus que celui d’un présent accidentel à une réalité passée et donc intégrée à notre passé. Nous confondons l’effet logique et nécessaire de cohérence de tout regard rétrospectif à l’égard du passé (puisque c’est mon passé qui m’a conduit à mon présent) avec la manifestation presque surnaturelle d’une puissance supérieure (Dieu, chance, fatalité ou destin) qui se serait effectué ainsi continument dans le fil même de mon existence, en l’ayant choisie, élue, fût-ce pour l’accabler. Nous y gagnons finalement la certitude de vivre une histoire et non simplement une existence contingente « faisant ce qu’elle peut » pour durer. Lorsque un événement tragique se produit et nous accable. La tentation de lui donner une origine divine, surnaturelle atténue étrangement le « choc », non seulement parce que « tout s’explique » même irrationnellement mais aussi parce que nous échappons ainsi à la pensée que nous souffrons inutilement, absurdement.
Nous sommes très loin du travail de l’historien, lequel consiste, au contraire, à rendre compte des évènements de façon neutre et indépendamment de toute référence à une puissance ou à une volonté supérieures. Cependant, en tant que regard sur le passé, on ne voit pas comment les historiens pourraient décrire des faits sans les intégrer à cette dynamique pure de la succession du temps sous l’influence de laquelle « tout ce qui fut » est investi de ce sens d’aboutir aujourd’hui à « ce qui est ». Le sens que l’historien donne à l’histoire n’est donc pas du tout celui que le chrétien ou le musulman lui assigne tout simplement parce qu’il n’est pas question pour lui d’affirmer que dieu accomplisse quoi que ce soit par l’histoire. Il est tout aussi éloigné des affirmations des philosophes comme Kant ou Hegel selon lesquels la nature ou la raison s’effectuent dans l’histoire, mais en même temps, il construit une vision du passé à partir du présent et celle-ci ne peut en aucune manière faire droit à la contingence des évènements.
Dés que des écrivains, comme par exemple, Philippe K. Dick conçoivent des uchronies (« le maître du haut château » décrit un monde dans lequel Hitler a gagné la seconde guerre mondiale), ils font de la « science fiction » tout simplement parce qu’aussi contingent que soit le présent de l’événement, il devient définitif, irrévocable une fois qu’il s’est effectivement passé et cela suffit à l’investir d’une forme de nécessité. L’historien nous raconte donc bien une histoire dans la mesure où ce qu’il décrit, aussi fidèle que soit sa retranscription de l’événement passé, l’éclaire à partir d’un présent qui part du principe qu’il n’aurait pas pu être différent puisque, « de fait » il fut et plus encore : « il fut ainsi », mais cet « ainsi » n’est pas le pur « voici » de l’événement lui-même à l’instant où il s’est produit. La condition même du discours historique intègre donc comme l’un de ses principes les plus fondamentaux une efficience rétrospective qui lui fait rater la dimension la plus authentique du fait, soit sa contingence. C’est le principe même de fonctionnement de l’histoire de nous rendre compte de l’événement « tel qu’il fût » mais ce que cet événement « fût » ne pourra jamais coïncider avec « ce qu’il est » quand il s’effectue dans son présent, et c’est pourtant dans ce présent que réside sa plus pure authenticité.
1)    « L’objectivité » de l’historien
L’objectivité pure de l’historien est, dés lors, impossible, mais finalement pas davantage que pour un physicien ou un chimiste. Il n’est pas de science qui s’impose à nous avec suffisamment d’exactitude et de neutralité pour pouvoir se détacher de toute revendication à une forme de subjectivité, et c’est bien dans la définition de cette forme qu’il nous faut œuvrer.
C’est précisément ce que Paul Ricoeur s’efforce d’accomplir dans son livre : « Histoire et vérité » d’où est extrait ce passage :
« Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité.
Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons une distinction entre la bonne et la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien. Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme. Et c’est en ce sens que cette subjectivité se doit d’être philosophique car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls. »
Paul Ricoeur affronte la question de l’objectivité historique directement et l’apport essentiel qu’il offre à cette réflexion réside dans sa définition de l’objectif. Ce terme ne désigne pas la neutralité du résultat d’une démarche scientifique mais plutôt sa méthode, la nature de la démarche entreprise. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’histoire n’a pas pour finalité de nous donner une vision définitive et inattaquable de la période étudiée mais seulement de mettre en application des procédures fiables, et, par ce terme, il convient d’entendre : « suffisamment claires et rationnelles pour provoquer la compréhension »
Selon Paul Ricoeur, l’histoire n’est pas moins objective que la physique ou la biologie mais cela ne signifie pas du tout qu’il s’agisse de la même objectivité. Celle-ci étant assimilée à la méthode d’investigation de la science, il est logique qu’elle ne soit pas de la même nature que les autres sciences. L’auteur soutient qu’il existe une multiplicité d’objectivités différentes (« empire varié de l’objectivité »). Pour un physicien, l’objectivité consiste, par exemple, à faire des comptes rendus d’expériences parfaitement conformes aux faits constatés. Pour un historien, il s’agira notamment de recontextualiser les témoignages en fonction de la position sociale, professionnelle ou politique du témoin, de ne prendre au sérieux que les faits relatés par plusieurs sources, etc. Une fois le type d’objectivité requise par l’histoire bien définie, il reste à qualifier la subjectivité de l’historien à l’égard de cette objectivité.
Il s’agit de bien comprendre ici le présupposé de Paul Ricoeur : il est absurde de demander à un sujet, c’est-à-dire à une personne « de chair et d’os » éprouvant des désirs et des émotions, ayant des opinions, des intérêts, des rêves qui lui sont propres de se départir de tout cela pour n’être qu’objectif. La discipline en elle-même est objective mais le rapport du sujet à la discipline est nécessairement subjectif. Cela ne veut pas dire que l’historien puisse manifester ses opinions ou imposer ses choix politiques dans sa façon de décrire le passé (c’est ce que Ricoeur appelle « la mauvaise subjectivité »). Par subjectif, ce qu’il convient d’entendre c’est l’engagement  authentique de l’historien, lequel ne peut se concevoir qu’en référence au type d’objectivité méthodologique attendu. On demande à l’historien de croire à l’histoire, de s’investir dans la démarche qui consiste à explorer un passé à partir d’un présent, sachant que cette démarche suppose que l’historien ne pourra jamais totalement se détacher de son présent (et  heureusement : on aurait du mal à prendre au sérieux un historien qui refuserait d’utiliser les ressources informatiques pour se plonger sans a priori de son temps dans le moyen-âge, par exemple).

Il est demandé à un historien d’être de son temps pour se pencher sur le passé de telle sorte que le travail historique réalisé pourra se concevoir comme un mode de subjectivation de l’époque présente. Ce qu’une étude historique révèle de plus authentique et de plus exact c’est le temps d’où elle s’écrit, pas celui du passé qu’elle écrit. C’est bien là ce qu’il s’agit d’entendre par bonne subjectivité : celle d’un historien du présent au sein duquel il est historien de l’Antiquité ou du moyen-âge. L’historien qui ne se raconte pas d’histoires est donc justement celui qui sait très bien que ces travaux sont toujours imprégnés par le climat politique, la technologie et les enjeux idéologiques de son époque. C’est toujours avec des intérêts et des modes de classification du présent que l’on se tourne vers le passé. Sur un plan personnel, il est facile de se rendre compte avec un peu d’honnêteté que l’on ne se rappelle jamais d’une période de son passé qu’à l’occasion de ce qui nous arrive dans notre présent. L’intérêt que nous portons au passé que ce soit pour l’individu ou la société d’une époque n’est jamais gratuit, pur, neutre, mais il n’y a rien dans le caractère intéressé de cette motivation qui soit contraire à ce que Paul Ricoeur  appelle la « bonne subjectivité ».
Le troisième point formulé et défendu par ce texte (les deux premiers étant d’abord que l’objectivité consiste dans la méthode et le second l’affirmation de la bonne subjectivité de l’historien) prête à l’histoire une dimension philosophique en ce sens qu’il assigne à l’histoire une fonction de subjectivation à l’échelle de l’humanité. L’histoire permet à l’homme de se caractériser, de s’identifier et de se reconnaître en tant qu’homme. La position soutenue par Paul Ricoeur est ici problématique car nous savons qu’il existe des sociétés humaines sans histoire, et nous voyons mal en quoi elles seraient moins humaines que les autres. Mais ce n’est pas là le propos de l’auteur. Quelque chose de l’histoire permet à l’individu d’aujourd’hui de se situer dans l’histoire des hommes et d’acquérir ainsi un statut, une qualité plus générique, plus conceptuelle : son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire d’un peuple, laquelle prend place dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas pour Ricoeur d’affirmer que seuls les sociétés historiennes sont humaines, mais seulement qu’elles gagnent dans cette détermination et cette pratique une conscience de soi plus forte, plus marquée. Cela signifie que la pratique de l’histoire autorise une sorte de « connais toi toi-même » à l’échelle des civilisations, des peuples et des époques. C’est très exactement en ce sens que l’on peut parler à l’endroit de l’histoire de mode de subjectivation philosophique par le biais duquel le temps présent « se présente à lui-même » et se donne l’épaisseur d’un passé  de la même façon que l’on se gratifie, grâce au reflet du miroir, de l’efficience visible d’une pesanteur « vraie » sur le réel.
Conclusion
Il ne fait donc aucun doute que l’Histoire, au même titre que la mythologie, la cosmogonie, la religion, l’idéologie, s’inscrit dans le cadre de cette activité symbolique et réflexive qui permet à l’homme de se raconter des histoires sur lui-même. L’homme est un animal mythomane, voire « mythomaniaque », mais nous aurions tort de considérer cette spécificité comme pathologique non seulement parce qu’il est impossible de définir, ici comme ailleurs, la norme au regard de laquelle cette aptitude constituerait une anomalie, mais surtout parce que c’est précisément dans le cadre de cette subjectivité là, dans l’exercice de ce mode de subjectivation historique par le biais duquel un présent se donne authentiquement l’épaisseur d’un passé  que l’espèce humaine acquiert une dignité objective, même si ce passé n’est jamais décrit tel qu’il fût (comment pourrait-il l’être ?). L’historien se raconte toujours à lui-même l’histoire de son temps quand il écrit sur le passé, mais c’est précisément en assumant cette subjectivité là qu’il ne nous raconte pas d’histoires sur le passé. Il n'existe pas de vérité historique, mais pas de vérité scientifique non plus.

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