Un historien n’est pas un
romancier : il ne décrit pas les évènements du passé tels qu’il les a
inventés mais tels qu’ils sont attestés par les chroniqueurs, les
« scribes », les documents, les traces ou les vestiges archéologiques
qui portent témoignage des faits. Nous « savons », par exemple, que
Jules César a été assassiné au Sénat par des conjurés non seulement parce que
des auteurs romains ont raconté cet événement et qu’il fait l’objet de récits
concordants sur son déroulement mais aussi parce que « le souci
historique » existait déjà à cette époque. Hérodote, auteur grec du 5e
siècle avant JC, écrivait ainsi à l’en-tête de son livre « historia »
(enquête), présenter un récit des faits « pour que le temps n’abolisse pas
le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit
par les grecs, soit par les barbares (guerres médiques) ne tombent pas dans
l’oubli. » Il n’est pas question pour lui de rendre compte des évènements
tels qu’il aurait souhaité qu’ils se déroulent ou tels qu’il les aurait
imaginés mais tels qu’ils ont eu lieu. De fait, nous ne lisons pas les œuvres
d’Hérodote comme nous lisons celles d’Homère ou de Sophocle, parce que nous
savons qu’Œdipe est un personnage de tragédie et que, par contre, la bataille
de Salamine a réellement eu lieu.
L’historien ne nous raconte donc pas des histoires mais l’Histoire.
Cependant la langue
française utilise le même terme pour signifier un récit qui, au singulier, rend
compte de la réalité et, au pluriel, désigne des scenarii fictifs, voire des
mensonges (raconter des histoires). C’est sous forme de récits que l’historien
rend compte du passé, et aussi certains que nous soyons de la véracité de
l’événement décrit, il n’en demeure pas moins que la chronologie des évènements
réels peut et même doit être lue comme une « narration », comme des
mots rapportant des faits. Il importe donc ici de distinguer la forme et
l’objet : si la forme du récit historique et du récit fictif ne différent
pas fondamentalement puisqu’elle ne peuvent se concevoir autrement que comme
une narration, leur objet n’est pas du tout identique et l’esprit dans lequel
ils sont lus ne sauraient être confondus sous peine de croire que Tolkien est
un historien ou, plus grave encore, que le génocide juif n’a pas eu lieu.
Nous mesurons la gravité
d’une position inconsidérément subjectiviste du travail de l’historien. Si nous
adhérons sans nuance à l’idée selon laquelle l’histoire ne serait pure
interprétation des évènements anciens, alors nous ne voyons pas pourquoi ni
comment nous pourrions opposer des arguments viables aux déformations les plus
idéologiquement abjectes du passé. Grâce à son ministère de la propagande, le
« Big Brother » de Georges Orwell passe commande d’une nouvelle
recomposition du passé l’autorisant à déclarer la guerre à telle puissance
étrangère. Le présent se doterait ainsi du passé le plus arrangeant en fonction
de ses intérêts politiques du moment. Mais en même temps, il serait tout-à-fait
abusif et insoutenable de faire totalement crédit aux thèses d’un historien.
Aucune recherche, aussi rigoureuse soit-elle ne peut s’imposer à nous comme une
restitution indépassable, pure, objective du passé. L’historien ne peut pas
évoquer le passé sans raconter une histoire, c’est-à-dire sans suivre la trame
d’un récit pour rendre compte de l’enchaînement des faits passés, et nous
commettrions une erreur si nous considérions qu’il n’existe aucune dimension
interprétative dans son travail mais il serait tout aussi ruineux de le
comparer à un romancier qui ne ferait que suivre le fil de son imagination.
Peut-on clairement fixer cette limite et déterminer la part que l’historien
peut accorder à la fiction dans la description d’un passé réel, sans qu’il
perde de vue son objet et son statut (l’histoire est considérée comme une
science humaine) ? L’histoire est-elle un vrai roman ou un roman
vrai ?
1) Les
origines de l’Histoire
a) La
mythologie
C’est sur fond
d’histoires qu’est apparue l’Histoire. Homère, Hésiode rendent compte de façon
imagée, métaphorique et irrationnelle de l’existence de l’univers, des forces
de la nature et des évènements humains. La forme du récit s’impose donc en
premier lieu pour composer des tableaux ou des situations mettant en scène des
Dieux, des titans, des monstres dont les aventures ne font pas que divertir les
auditeurs ou les lecteurs. Il est bien question ici d’articuler une forme de
discours poétique, fictif, fabuleux et imaginaire aux réalités quotidiennes
auxquelles les hommes sont confrontés. Les mythes et les cosmogonies ne
racontent pas « n’importe quoi ». Aussi inventée soit-elle,
l’histoire d’Œdipe dit vraiment quelque chose de l’être humain, de son désir,
de son rapport aux évènements, à la fatalité. Il serait donc tout-à-fait réducteur
d’opposer l’histoire comme récit de la réalité à la mythologie comme récit
purement fictif dans la mesure où le mythe nous permet peut-être autant que
l’histoire de comprendre qui nous sommes réellement.
Toutefois elle ne nous
fait pas parvenir à cette compréhension de la même façon que l’histoire, car
cette dernière nous donne la possibilité de réaliser chronologiquement d’où
nous venons, en tant que citoyen, que grec, qu’européen, alors que le mythe
révèle à l’être humain les pulsions, les images et les forces de son
inconscient. De plus, cette approche psychanalytique du mythe ou du moins son
assimilation à l’expression d’un inconscient collectif suppose une distance à
l’égard de son contenu que l’on ne retrouve pas dans notre rapport au récit
historique. Il ne fait donc aucun doute sur le fait que l’histoire décrit non
seulement un autre type de discours que le mythe mais aussi un autre rapport au
réel.
Mais si l’histoire nait
de sa rupture avec le mythe, elle n’aurait jamais vu le jour sans lui car aussi
structurellement différents soient-ils l’un de l’autre, ils partagent la même
matrice : rendre compte de ceci que le réel soit tel qu’il est. Si la
mythologie situe son niveau « d’explication » à la hauteur du
surnaturel et des Dieux, l’histoire ramène cette justification à une échelle
temporelle et rationnelle. L’histoire est donc née des histoires, c’est-à-dire
du désir de l’homme de rendre compte du réel par des histoires mais en même
temps elle ne s’est réellement constituée en tant que pratique et discipline
théorique que lorsqu’elle s’est détachée du mythe.
b) Histoire et identité
Dans la mythologie, la
plupart des héros ont leur « signature », à savoir un acte qu’ils
sont les seuls à pouvoir accomplir et qui les définit : seul Ulysse peut
tendre son arc et faire passer une flèche dans douze anneaux de haches fichés
dans le mur. Egée cache des sandales et une épée sous un rocher que seul Thésée
son fils pourra déplacer. De même seul Arthur peut retirer Excalibur du roc
dans lequel son père Uther Pendragon l’a enfoncé, avant de mourir. Le rapport
du héros à l’événement décrit un processus de révélation. C’est par l’épreuve
du fait que le héros sait qui il est et entretient non seulement la certitude
de son élection de son destin exceptionnel mais aussi plus simplement de son
identité.
Pour les hommes comme
nous qui ne sommes pas des personnages, c’est exactement le contraire que nous
vivons, à savoir que l’épreuve des évènements et surtout le fait que ces
évènements soient indissociables de la durée dans laquelle ils s’effectuent
constituent exactement ce qui nous empêchent de sceller l’acte de notre
identité : vivre dans le temps, c’est être condamné à ne jamais savoir
vraiment qui l’on est. Le présent que je vis est toujours porteur de
métamorphose, de bouleversement de l’autoportrait que nous essayons de dessiner
au cours de notre vie. A peine suis-je en train de me décrire comme étant ceci
ou cela que l’instant qui passe déjà insinue une nuance voire une distorsion à
l’égard de ce que je prétends être.
Entre ce désir
irrationnel d’identité auquel le mythe répond par le récit magique et
surnaturel et l’épreuve réelle que nous faisons de chaque instant comme d’une
remise en cause de cette définition de soi, l’Histoire nous propose une
alternative et plus que cela : la seule qui puisse se concevoir si l’on
souhaite investir ce désir d’avoir un nom et une personnalité déterminée d’une
réponse fiable, crédible, à savoir le rapport au passé. Des trois axes du temps
(passé-Présent-Futur), seul celui-ci (le passé) est suffisamment stable pour
offrir à notre désir de savoir qui nous sommes une base solide et
indéfectible : ce que j’ai été, je l’ai été et rien de ce que je suis en
train devenir ou de ce que je serai demain ne changera quoi que ce soit à ce que
je fus.
Il convient de donner à
cette considération une dimension individuelle mais aussi nationale
(reconnaissance de soi par une Nation). Ce qui distingue l’État et la
Nation entre beaucoup d’autres choses, c’est l’histoire, la tradition.
C’est
par notre ancrage à un passé national, sociétal, historique que nous
savons qui
nous sommes en tant que français allemand ou britannique. L’histoire
nous
permet de savoir qui nous sommes, car, sans elle, nous serions perdus
dans
l’indétermination d’un présent en train de se faire et à l’incertitude
d’un
futur qui n’est écrit nulle part.
Mais une question se pose
dés lors : cette fonction identitaire assurée par l’histoire grâce à
laquelle un peuple, une société, un individu sont en mesure de jouir en fixant
le miroir du passé de la certitude d’être « un » ne serait-elle pas
aussi fictive que la mythologie puisque elle aussi décrit des héros dont le
rapport au temps n’est pas corruptible ? Nous sommes d’abord tentés de
répondre : « non » à cette question puisque le passé décrit
par l’historien n’est pas une fiction contrairement à Thésée ou Ulysse. De
fait, il est aussi fascinant qu’instructif d’observer comment, au fil des
guerres, des invasions, des flux migratoires et des mouvements religieux des
identités nationales se constituent. Cet ancrage d’un peuple à son passé n’est
pas du tout fictif. Pour s’en rendre compte, il suffit de mesurer la force de
l’idée même de Nation en l’assimilant à ce qui fait d’une population
« un » peuple.
c)
Le duel entre la Passion et la Raison
Si nous récapitulons ce
qui vient d’être exposé, il apparaît que l’histoire ne prolonge pas seulement
le mythe en tant qu’elle est, comme lui, un Récit mais aussi parce qu’elle entretient
notre désir identitaire en le nourrissant de son orientation structurelle au
Passé. L’histoire est liée à la Nation parce qu’elle lui permet de donner du
contenu à la revendication identitaire dans laquelle elle consiste. Ce n’est
que dans notre passé que nous pouvons investir la nation française de valeurs
culturelles et historiques susceptibles de faire et de justifier une
« communauté ».
Dans son livre le désir
d’éternité, Ferdinand Alquié décrit l’amour-passion comme ce mouvement par
lequel l’amoureux est totalement tourné vers l’aimée afin de l’intégrer à son
propre passé et s’aimer soi-même par l’intermédiaire de cette autre personne
que l’on va simplement transformer en relais d’un amour de soi clos sur
lui-même : « Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et,
en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se
perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est
infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture
que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. » L’amour
de la nation ne correspondrait-il pas trait pour trait à cette inclination
dangereuse et délirante ? N’est-ce pas précisément dans l’enfermement même
de cette passion que se réfugient celles et ceux qui s’obstinent à répondre par
le déni aux transformations imposées par les multiples changements de
l’actualité ? Peut-on se tourner vers le passé sans être par la même
immergé dans un engouement passionnel à visée identitaire ?
C’est
précisément en cela que consiste tout le défi de l’historien. Le bon historien,
disait déjà Fénelon, n’est d’aucun temps ni d’aucun pays » Il doit pouvoir
se détacher de son appartenance à une culture déterminée, à une langue, à un
environnement religieux et idéologique. Ce que l’on demande donc à un
historien, c’est de faire de l’histoire indépendamment de son histoire pour
qu’il ne nous raconte pas d’histoires, et le fond de la question est alors de
savoir si notre rapport au passé ne serait pas en lui-même, dans sa texture
propre, fait de passion.
L’importance
que la philosophie de l’histoire de Karl Marx donne à la notion de structure
permet de répondre négativement à cette question. Il est possible selon lui de
se détacher du rapport passionnel et identitaire qui nous relie à certains
évènements comme par exemple, celui qui unit tout français à la Révolution
Française en détournant notre attention de la seule perspective nationale pour
adopter une lecture plus distante et plus économique. Le français sera à même
de percevoir derrière l’interprétation flatteuse de la conquête de sa liberté
par un peuple mettant à bas la tyrannie monarchique, la prise de pouvoir par la
bourgeoisie des moyens de production qui était la propriété de la noblesse. Dés
l’article 2 de la DDH, on voit le droit à la propriété proclamé avant celui de
la résistance à l’oppression. La déclaration des droits de l’homme ne
serait-elle pas plutôt celle du propriétaire, c’est-à-dire du bourgeois ?
L’historien ne nous raconte plus d’histoires dés lors qu’il est capable de se
détacher suffisamment de l’histoire des nations pour discerner des ressorts
économiques autrement plus puissants que ceux de l’esprit des peuples comme
celui de l’exploitation des producteurs par les propriétaires des moyens de
production. C’est dans le processus même de ce travail de dessillement, de
désenchantement que l’historien pourra vraiment être en phase avec le sens de
l’histoire, celui dont le moteur est le travail humain.
Il
est évidemment possible de rétorquer à un historien marxiste que c’est en tant
que marxiste qu’il nous invite à adopter une telle lecture de l’Histoire et que
cette conception aussi impliquée soit-elle dans la critique de la politique et
de l’idéologie est elle-même détournée et falsifiée par son orientation
politique et idéologique. Peut-être la question de savoir si notre rapport au
passé peut ou pas « se dépassionner » est-elle articulable comme le
suggère l’historien Fernand Braudel à une visée personnelle. Si c’était précisément
par l’histoire que l’historien en tant que personne éprouvait l’origine même de
son inclination pour le passé ? Fernand Braudel insiste sur la possibilité
pour l’historien d’accéder à une objectivité d’autant plus efficiente qu’elle
se définirait plutôt comme une entreprise de « désubjectivation ».
Etre un historien ce serait dés lors entreprendre un travail de recherche dont
la finalité consisterait moins à nier son enracinement dans le terreau culturel
et idéologique d’une nation qu’à le comprendre et de ce biais à le neutraliser.
2) La
question du sens de l’histoire et l’illusion rétrospective du vrai
a) Les deux
sens de l’histoire
Déjà les auteurs latins
distinguaient deux sens du terme d’Histoire (les deux valant dans le cadre de
l’histoire comme regard sur le passé des nations) : d’abord les « Res
gestae », c’est-à-dire littéralement « les choses faites », les
évènements par eux-mêmes, et en second lieu « Historia rerum
gestarum », soit « l’étude, le récit des choses faites ». Or chacun comprend bien que c’est exactement
dans le décalage entre ces deux instances que se situe tout l’enjeu de la
question : celui de l’interprétation. Quoi que je dise d’un fait, aussi
loin que je puisse aller dans le détail de la reconstitution fidèle de ce qui
s’est passé, j’utiliserai des mots pour rendre compte de « choses
faites », lesquelles ne se déroulent pas dans l’écoulement d’une phrase
mais dans la fluidité d’une durée. Le processus au gré duquel le lecteur
comprend la phrase qu’il parcourt des yeux n’a aucun rapport direct avec
l’impact physique et émotionnel du spectateur d’une action en train de se faire
devant lui. Assimiler le sens d’une phrase s’effectue grâce à la double
articulation décrite par Martinet et par Jakobson : celui, syntagmatique,
des différences en présence : je perçois qu’il y a des mots distincts dans
la phrase, et celui, paradigmatique, des différences en absence : chaque
mot correspond à une fonction.
C’est donc toujours sur
le fond de notre acquisition préalable des différences en absences que nous
ordonnons les différences en présence de cette phrase là. En ce sens, il n’y
pas de présent dans le langage : c’est toujours dans le jeu de la
référence de cette phrase que je lis maintenant à la structure syntaxique de
notre langue maternelle assimilée dans notre enfance que nous saisissons le
sens. Ce que je comprends ne se comprend qu’à partir de ce que j’ai compris.
Saisir un énoncé présent, c’est le référer à de la structure ancienne. Nous
pourrions presque dire en un sens très radical que toutes les langues sont
mortes, ou plutôt que le recouvrement d’une réalité par des mots fige le
mouvement même de cette réalité, la vide littéralement de tout ce qu’elle
recèle de profondément dynamique. Parler revient à tuer ce dont on parle. Plus encore
qu’une langue morte, ce qui sort de notre bouche ou de notre stylo, c’est de la
langue mortifiante : « Je dis une fleur, écrit le poète
Mallarmé, et voici qu’apparait hors de l’oubli où ma voix relègue aucun
contour, l’absente de tout bouquet. » Ce que dit le discours de la fleur,
c’est ce qu’elle n’est pas, parce que c’est nécessairement ce qu’elle n’est pas
en train d’être, ou encore, ce qu’elle n’est pas exactement, mais le
qualificatif : rouge, épineuse, plus ou moins fanée, etc. duquel elle se
rapproche le plus. Décrire c’est classer, mais classer, c’est forcément « rapprocher »
plus qu’exprimer la singularité même, laquelle est ineffable, inexprimable par
des mots. Les Res gestae sont donc nécessairement ratées par l’historia rerum
gestarum. Toute histoire est interprétation parce que tout énoncé de langue est
déjà en retard par rapport à la fugacité de l’instant, à la fulgurance de
l’événement. La vérité historique n’existe pas.
b)
Le Sens de l’Histoire
L’un des effets les plus
déterminants de cette dimension interprétative est celui du « sens ».
Quand nous étudions une période historique, nous partons finalement de ce
présupposé suivant lequel les évènements dont nous suivons le récit
« accomplissent » quelque chose. Il semble impossible de lire des historiens
sans espérer que leurs travaux nous permettent de saisir le sens de cette
évolution. Ces études ne sont pas seulement lisibles mais aussi intelligibles,
c’est-à-dire que nous percevons le lien de cause à effet qui relie entre eux
les faits de telle sorte que quelque chose suit son cours au travers de ces
retranscriptions. Le récit exclue donc, en tant que récit, la possibilité du
hasard. Toute la question est de savoir
dans quelle mesure cette certitude qu’un sens parcourt les évènements et explique
le fil de leur succession ne viendrait pas en réalité de la double articulation
et de cette constante qu’est la référence de l’axe syntagmatique à l’axe
paradigmatique. Que l’on puisse lire l’histoire comme un récit où s’enchaînent
les faits vient-il des faits eux-mêmes ou de la logique propre à la simple
compréhension d’un énoncé, laquelle conjugue structurellement toute action au
passé (axe paradigmatique) ?
Le simple fait
d’envisager cette possibilité jette une ombre sur ce que l’on appelle les théologies
de l’histoire, à savoir les interprétations de l’histoire au sein desquelles
Dieu réalise ses fins, ses buts dans l’histoire des hommes, sans que les hommes
puissent le voir (Bossuet). Plus que cela, ce sont même toutes les théories
d’un sens de l’histoire qui sont mises à mal par cette perspective. Lorsque
Hegel, par exemple, soutient que la raison s’accomplit dans l’histoire en se
reconnaissant elle-même, en tant qu’instance éternelle dans chaque instant de
la temporalité historique, décrit-il un mouvement authentique ou suit-il sans
s’en apercevoir l’effet de totalisation rationnelle de tout récit (un énoncé
linguistique investit l’action qu’il décrit du sens propre à la construction
même de toute phrase) ?
c) L’illusion rétrospective
D’où vient cet effet de sens de tout récit
historique ? Comment se fait-il que l’histoire (historia rerum gestarum)
décrive toujours des trames, des évènements lisibles, intelligibles alors même
que les évènements que nous vivons en direct dans l’actualité nous donnent si
souvent l’impression que finalement rien n’est vraiment sensé. Que
« l’histoire soit un récit plein de bruit et de fureur raconté par un
idiot » comme le dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare, c’est un sentiment
de chaos qui peut s’imposer maintenant dans l’histoire (res gestae) qui se
fait mais jamais dans l’histoire que nous lisons. Pourquoi ? L’histoire ne nous raconterait-elle pas des
histoires en nous faisant croire que les évènements historiques ne se déroulent
pas dans un chaos total ?
Sans répondre directement à cette question, Henri
Bergson évoque l’effet produit par « l’illusion rétrospective du vrai ».
Toute personne regardant sa vie passée à partir de son présent interprétera
nécessairement ce passé comme ayant un sens : celui-là même qui lui permet
aujourd’hui d’être la personne qu’elle est, mais il n’y a dans ce jugement rien
d’autre que cette évidence de la succession temporelle d’un passé devenant du
présent. Ce n’est pas pour autant qu’un « destin » ou qu’une vocation
s’exprimerait au travers de ce mouvement. L’instant présent se situe à
l’extrémité de l’axe du passé. C’est évidemment dans mon passé que je trouve
l’explication de ce que je suis aujourd’hui mais il n’y a dans cette évidence
pas la moindre trace de providence, de fatalité ou de destinée. Tout ce qui se
produit au présent pourrait se passer différemment. C’est contingent mais une
fois passé, cette contingence disparaît et il est logique bien que totalement
faux et illusoire d’y reconnaître alors l’ouvrage d’un destin ou d’un
devoir-être.
On peut ainsi se croire élu ou maudit par Dieu sans se rendre
compte qu’en réalité ce passage d’un événement qui nous est arrivé de
contingent à nécessaire ne décrit rien de plus que celui d’un présent accidentel
à une réalité passée et donc intégrée à notre passé. Nous confondons l’effet
logique et nécessaire de cohérence de tout regard rétrospectif à l’égard du
passé (puisque c’est mon passé qui m’a conduit à mon présent) avec la
manifestation presque surnaturelle d’une puissance supérieure (Dieu, chance,
fatalité ou destin) qui se serait effectué ainsi continument dans le fil même
de mon existence, en l’ayant choisie, élue, fût-ce pour l’accabler. Nous y
gagnons finalement la certitude de vivre une histoire et non simplement une
existence contingente « faisant ce qu’elle peut » pour durer. Lorsque
un événement tragique se produit et nous accable. La tentation de lui donner
une origine divine, surnaturelle atténue étrangement le « choc », non
seulement parce que « tout s’explique » même irrationnellement mais
aussi parce que nous échappons ainsi à la pensée que nous souffrons
inutilement, absurdement.
Nous sommes très loin du travail de l’historien,
lequel consiste, au contraire, à rendre compte des évènements de façon neutre
et indépendamment de toute référence à une puissance ou à une volonté
supérieures. Cependant, en tant que regard sur le passé, on ne voit pas comment
les historiens pourraient décrire des faits sans les intégrer à cette dynamique
pure de la succession du temps sous l’influence de laquelle « tout ce qui
fut » est investi de ce sens d’aboutir aujourd’hui à « ce qui
est ». Le sens que l’historien donne à l’histoire n’est donc pas du tout
celui que le chrétien ou le musulman lui assigne tout simplement parce qu’il
n’est pas question pour lui d’affirmer que dieu accomplisse quoi que ce soit
par l’histoire. Il est tout aussi éloigné des affirmations des philosophes
comme Kant ou Hegel selon lesquels la nature ou la raison s’effectuent dans l’histoire,
mais en même temps, il construit une vision du passé à partir du présent et
celle-ci ne peut en aucune manière faire droit à la contingence des évènements.
Dés que des écrivains, comme par exemple, Philippe K.
Dick conçoivent des uchronies (« le maître du haut château » décrit
un monde dans lequel Hitler a gagné la seconde guerre mondiale), ils font de la
« science fiction » tout simplement parce qu’aussi contingent que
soit le présent de l’événement, il devient définitif, irrévocable une fois
qu’il s’est effectivement passé et cela suffit à l’investir d’une forme de
nécessité. L’historien nous raconte donc bien une histoire dans la mesure où ce
qu’il décrit, aussi fidèle que soit sa retranscription de l’événement passé,
l’éclaire à partir d’un présent qui part du principe qu’il n’aurait pas pu être
différent puisque, « de fait » il fut et plus encore : « il
fut ainsi », mais cet « ainsi » n’est pas le pur
« voici » de l’événement lui-même à l’instant où il s’est produit. La
condition même du discours historique intègre donc comme l’un de ses principes
les plus fondamentaux une efficience rétrospective qui lui fait rater la
dimension la plus authentique du fait, soit sa contingence. C’est le principe
même de fonctionnement de l’histoire de nous rendre compte de l’événement
« tel qu’il fût » mais ce que cet événement « fût » ne
pourra jamais coïncider avec « ce qu’il est » quand il s’effectue
dans son présent, et c’est pourtant dans ce présent que réside sa plus pure
authenticité.
1) « L’objectivité »
de l’historien
L’objectivité pure de
l’historien est, dés lors, impossible, mais finalement pas davantage que pour
un physicien ou un chimiste. Il n’est pas de science qui s’impose à nous avec
suffisamment d’exactitude et de neutralité pour pouvoir se détacher de toute
revendication à une forme de subjectivité, et c’est bien dans la définition de
cette forme qu’il nous faut œuvrer.
C’est précisément ce que
Paul Ricoeur s’efforce d’accomplir dans son livre : « Histoire
et vérité » d’où est extrait ce passage :
« Nous attendons de
l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient. Or
qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens
épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré,
mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est
vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai
aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse
accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité.
Cela ne veut pas dire que
cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant
de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons
donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de
l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de
l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité
quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité
qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée
par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une
bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons une distinction entre la
bonne et la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien.
Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose
de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons
que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes
aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une
subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de
l'homme. Et c’est en ce sens que cette subjectivité se doit d’être philosophique
car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture
et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà
plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le
lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à
ses risques et périls. »
Paul Ricoeur affronte la
question de l’objectivité historique directement et l’apport essentiel qu’il
offre à cette réflexion réside dans sa définition de l’objectif. Ce terme ne
désigne pas la neutralité du résultat d’une démarche scientifique mais plutôt
sa méthode, la nature de la démarche entreprise. Qu’est-ce que cela
signifie ? Que l’histoire n’a pas pour finalité de nous donner une vision
définitive et inattaquable de la période étudiée mais seulement de mettre en
application des procédures fiables, et, par ce terme, il convient
d’entendre : « suffisamment claires et rationnelles pour
provoquer la compréhension »
Selon Paul Ricoeur,
l’histoire n’est pas moins objective que la physique ou la biologie mais cela
ne signifie pas du tout qu’il s’agisse de la même objectivité. Celle-ci étant
assimilée à la méthode d’investigation de la science, il est logique qu’elle ne
soit pas de la même nature que les autres sciences. L’auteur soutient qu’il
existe une multiplicité d’objectivités différentes (« empire varié de
l’objectivité »). Pour un physicien, l’objectivité consiste, par exemple,
à faire des comptes rendus d’expériences parfaitement conformes aux faits constatés.
Pour un historien, il s’agira notamment de recontextualiser les témoignages en
fonction de la position sociale, professionnelle ou politique du témoin, de ne
prendre au sérieux que les faits relatés par plusieurs sources, etc. Une fois
le type d’objectivité requise par l’histoire bien définie, il reste à qualifier
la subjectivité de l’historien à l’égard de cette objectivité.
Il s’agit de bien
comprendre ici le présupposé de Paul Ricoeur : il est absurde de demander
à un sujet, c’est-à-dire à une personne « de chair et d’os »
éprouvant des désirs et des émotions, ayant des opinions, des intérêts, des
rêves qui lui sont propres de se départir de tout cela pour n’être qu’objectif.
La discipline en elle-même est objective mais le rapport du sujet à la
discipline est nécessairement subjectif. Cela ne veut pas dire que l’historien
puisse manifester ses opinions ou imposer ses choix politiques dans sa façon de
décrire le passé (c’est ce que Ricoeur appelle « la mauvaise
subjectivité »). Par subjectif, ce qu’il convient d’entendre c’est
l’engagement authentique de l’historien,
lequel ne peut se concevoir qu’en référence au type d’objectivité
méthodologique attendu. On demande à l’historien de croire à l’histoire, de
s’investir dans la démarche qui consiste à explorer un passé à partir d’un
présent, sachant que cette démarche suppose que l’historien ne pourra jamais
totalement se détacher de son présent (et
heureusement : on aurait du mal à prendre au sérieux un historien
qui refuserait d’utiliser les ressources informatiques pour se plonger sans a
priori de son temps dans le moyen-âge, par exemple).
Il est demandé à un
historien d’être de son temps pour se pencher sur le passé de telle sorte que
le travail historique réalisé pourra se concevoir comme un mode de
subjectivation de l’époque présente. Ce qu’une étude historique révèle de plus
authentique et de plus exact c’est le temps d’où elle s’écrit, pas celui du
passé qu’elle écrit. C’est bien là ce qu’il s’agit d’entendre par bonne
subjectivité : celle d’un historien du présent au sein duquel il est
historien de l’Antiquité ou du moyen-âge. L’historien qui ne se raconte pas
d’histoires est donc justement celui qui sait très bien que ces travaux sont
toujours imprégnés par le climat politique, la technologie et les enjeux idéologiques
de son époque. C’est toujours avec des intérêts et des modes de classification
du présent que l’on se tourne vers le passé. Sur un plan personnel, il est
facile de se rendre compte avec un peu d’honnêteté que l’on ne se rappelle
jamais d’une période de son passé qu’à l’occasion de ce qui nous arrive dans
notre présent. L’intérêt que nous portons au passé que ce soit pour l’individu
ou la société d’une époque n’est jamais gratuit, pur, neutre, mais il n’y a
rien dans le caractère intéressé de cette motivation qui soit contraire à ce
que Paul Ricoeur appelle la « bonne
subjectivité ».
Le troisième point
formulé et défendu par ce texte (les deux premiers étant d’abord que
l’objectivité consiste dans la méthode et le second l’affirmation de la bonne
subjectivité de l’historien) prête à l’histoire une dimension philosophique en
ce sens qu’il assigne à l’histoire une fonction de subjectivation à l’échelle
de l’humanité. L’histoire permet à l’homme de se caractériser, de s’identifier
et de se reconnaître en tant qu’homme. La position soutenue par Paul Ricoeur
est ici problématique car nous savons qu’il existe des sociétés humaines sans
histoire, et nous voyons mal en quoi elles seraient moins humaines que les
autres. Mais ce n’est pas là le propos de l’auteur. Quelque chose de l’histoire
permet à l’individu d’aujourd’hui de se situer dans l’histoire des hommes et
d’acquérir ainsi un statut, une qualité plus générique, plus
conceptuelle : son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire d’un
peuple, laquelle prend place dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas
pour Ricoeur d’affirmer que seuls les sociétés historiennes sont humaines, mais
seulement qu’elles gagnent dans cette détermination et cette pratique une
conscience de soi plus forte, plus marquée. Cela signifie que la pratique de
l’histoire autorise une sorte de « connais toi toi-même » à l’échelle
des civilisations, des peuples et des époques. C’est très exactement en ce sens
que l’on peut parler à l’endroit de l’histoire de mode de subjectivation philosophique par le biais duquel le temps
présent « se présente à lui-même » et se donne l’épaisseur d’un
passé de la même façon que l’on se
gratifie, grâce au reflet du miroir, de l’efficience visible d’une pesanteur
« vraie » sur le réel.
Conclusion
Il ne fait donc aucun doute
que l’Histoire, au même titre que la mythologie, la cosmogonie, la religion,
l’idéologie, s’inscrit dans le cadre de cette activité symbolique et réflexive
qui permet à l’homme de se raconter des histoires sur lui-même. L’homme est un
animal mythomane, voire « mythomaniaque », mais nous aurions tort de
considérer cette spécificité comme pathologique non seulement parce qu’il est
impossible de définir, ici comme ailleurs, la norme au regard de laquelle cette
aptitude constituerait une anomalie, mais surtout parce que c’est précisément
dans le cadre de cette subjectivité là, dans l’exercice de ce mode de subjectivation
historique par le biais duquel un présent se donne authentiquement l’épaisseur
d’un passé que l’espèce humaine acquiert
une dignité objective, même si ce passé n’est jamais décrit tel qu’il fût
(comment pourrait-il l’être ?). L’historien se raconte toujours à lui-même
l’histoire de son temps quand il écrit sur le passé, mais c’est précisément en
assumant cette subjectivité là qu’il ne nous raconte pas d’histoires sur le
passé. Il n'existe pas de vérité historique, mais pas de vérité scientifique non plus.
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