Introduction
"En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.
Récapitulons les caractères de la langue :
1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.
2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.
3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.
4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.
Grâce à Ferdinand de Saussure, nous pouvons distinguer la parole, la langue et le langage. Nous naissons dans une communauté qui s’est constituée entre autres choses autour de l’usage d’une langue commune. Par conséquent, cette langue nous est transmise de fait et nous n’avons pas d’autre possibilité que de l’intégrer passivement. Elle est le fruit d’une acquisition sociale, familiale et culturelle. Il est absolument impossible de se soustraire à ce « conditionnement » qui nous fait utiliser progressivement la langue dans laquelle nous sommes venus au monde. Le fait d’utiliser la langue de notre pays d’origine est donc logique, nécessaire. Ce n’est pas hasardeux du tout.
Par contre, prendre la parole est toujours contingent, on peut parler ou pas, alors que né en France et élevé par des français, on parle « nécessairement » français. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le terme « essentiel » utilisé par Saussure. La parole est un acte de la personne. La langue est un système de signes propres à une communauté. Le langage est une faculté universelle dont tout homme dispose. Nous n’avons donc pas la possibilité de nous exprimer autrement qu’avec les structures, les opérateurs, les classifications de notre langue mais nous pouvons choisir de parler ou de ne pas parler. Réfléchir sur sa langue pose toujours question puisque nous ne savons pas bien avec quoi nous pourrions réfléchir sur la langue si ce n’est une pensée qui est déjà influencée voire construite par ces opérateurs et ces modes de classifications qui sont déjà la langue. Le caractère arbitraire, présupposé de notre langue maternelle rend impossible toute préméditation et toute réflexion strictement « objective » sur sa langue: que puis-je penser de ce sans quoi je ne pourrai pas penser (même si la question de savoir si l’on peut penser sans langage sera abordée ultérieurement)?
Dans la parole, De Saussure tient à distinguer ce que l’on pourrait appeler « la voix », c’est-à-dire la manifestation sonore, physique de la parole et d’autre part le choix que fait la personne d’utiliser dans la langue qu’il n’a pas choisie des formules qui elles, au contraire, sont l’objet d’une décision. La parole c’est vraiment l’actualisation engagée, vivante et propre au sujet d’une langue maternelle qui, elle, au contraire, a été d’emblée imposée et dont la structure est systématique.
En tant que fondateur de la linguistique, ce qui intéresse le plus de Saussure, évidemment, c’est la langue. C’est pourquoi il est particulièrement soucieux de la définir. C’est ce qu’il fait au fil de sa récapitulation:
Pour bien différencier la langue du langage, on pourrait évoquer la situation dans laquelle nous nous trouvons quand nous sommes dans un pays dont nous ignorons complètement la langue. Nous ne sommes pas pour autant totalement dépourvus de moyens d’expression. Nous avons quasi naturellement le réflexe de « faire signe », d’exprimer autrement que par une langue que nous n’avons pas acquise, certains messages. Cela manifeste, dans sa forme primitive, brute et élémentaire quelque chose de la faculté de langage. Nous sommes voués à « communiquer », à transmettre des messages à Autrui en utilisant tous les signes possibles: postures du corps, gestes, mimiques, mouvements des yeux, etc. En ce sens, le langage c’est la capacité d’extérioriser des ressentis, des demandes, des idées à autrui en utilisant des langues, ou des codes. La langue est la codification culturelle, communautaire, structurée en système, de cette extériorisation du langage qui peut se faire par l’écriture ou par la parole. Finalement, l’homme est capable de faire de la moindre manifestation physique un fait de langage: on signifie tout le temps, et à tout le monde. C’est pour cela que Saussure parle des faits hétéroclites du langage. Dans cette vaste faculté universelle, la langue occupe un « créneau » très localisé: celui qui repose d’abord sur l’association d’une image auditive avec un concept. Que signifie « image auditive »? C’est l’empreinte psychique d’un son. Si j’appelle mon ami qui s’appelle « Mortimer », ou si je lui écris une lettre qui commence par « Cher Mortimer », qu’est-ce que je fais? J’émets une séquence sonore dans le premier cas et je dessine une forme graphique dans le second. C’est tout. Mais ce dessin ou ce son vont déclencher dans l’esprit de mon ami l’idée que je m’adresse à lui. C’est à partir de cette réalisation que l’on peut parler d’image auditive ou d’empreinte psychique d’un son ou d’un graphisme. C’est cela un signe linguistique, c’est l’association de l’empreinte psychique des deux syllabes ar/bre avec l’idée de l’arbre. Cette association qui évidemment varie d’une langue à l’autre est communautaire, contractuelle et apprise progressivement dans les premiers âges de l’enfance. La langue est à la fois extérieure puisque elle nous est imposée de l’extérieur et en même temps, elle est la clé de notre intégration à la communauté et à la compréhension du monde qui nous entoure puisque elle nous donne les catégories au travers desquelles nous le percevons.
La langue est complètement distincte de la parole et du langage, probablement parce qu’elle est une codification qui ne fonctionne que dans l’enclosure d’un système refermé sur lui-même. Qu’une langue soit parlée ou pas ne change absolument rien au fait qu’elle soit une langue, c’est-à-dire un système d’associations de concepts et d’images auditives qui font sens entre elles et seulement entre elles. Le langage est une aptitude, la langue est un système très structuré qui manifeste une restriction et une régulation systématique de cette aptitude.Le 3e point de Ferdinand de Saussure approfondit cette distinction langue/langage. Tout langage est hétérogène, c’est-à-dire que l’homme peut faire de n’importe quoi le signifiant de n’importe quel message, alors que dans une langue, il existe un rapport précis, assigné, systématique non seulement entre l’image auditive et le concept mais aussi entre les mots eux-mêmes. La nature même de la langue est exclusivement psychique, c’est-à-dire que tout se passe au niveau de la pensée et pas du tout du réel. La langue est un instrument qui nous permet de passer la réalité au crible d’un système de classifications, d’opérations et de déclinaisons qui lui est propre. La parole, à l’inverse, est un acte qui impacte la réalité, qui se produit physiquement en elle et le langage, selon De Saussure, est inné et revêt donc chez l’homme une dimension qui lui est « naturelle ». S’il fallait préciser cette sorte de vocation naturelle au langage, nous pourrions d’une part la référer à Aristote et au rapport qu’il institue entre la politique et le langage et d’autre part à l’incapacité dans laquelle se trouverait l’homme à chercher et donner du sens à sa présence dans le monde sans langage.
Il s’agit du point 4 de De Saussure et c’est probablement le plus intéressant. Pour être intégralement de nature psychique le signe d’une langue ne sont pas pour autant des abstractions. Ils le sont mêmes moins que les actes de parole, ce qui peut sembler contradictoire puisque la parole est physique. D’abord, De Saussure considère que les recoupements et les liens effectués par la langue s’inscrivent dans les connexions neuronales et synaptiques de notre cerveau. De fait il est indiscutable que le système des signes de notre langue fait plus qu’interférer avec le travail de décryptage cérébro-spinal grâce auquel les signaux capteurs de nos sens sont interprétés par notre cerveau. Nous voyons au travers du crible de classification et d’association de notre langue. Notre inscription dans un système linguistique conditionne donc notre perception physique de l’extérieur. De plus De Saussure affirme que la parole est un phénomène plus complexe que la langue parce que moins « traçable ». C’est précisément parce qu’il n’est que psychique qu’il n’est rien de la langue qui ne puisse faire l’objet d’une étude. Pourquoi? Toute langue est constituée de phonèmes, c’est-à-dire de petites unités de son dont les variations créent des changements de sens. (r) et (l) sont des phonèmes quand on réalise le changement de sens de rampe et de lampe, par exemple. Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est la ligne de démarcation entre la phonétique et la phonologie: autant la phonétique ne s’intéresse qu’à la dimension sonore des syllabes ou des mots prononcés, autant la phonologie ne porte que sur les unités de sens. Ce n’est pas la même chose que de lancer dans l’air le chuintement du mot chat et de comprendre que je parle d’un animal de la famille des félins, etc. Dés que le son est reçu comme faisant sens, il devient objet de la phonologie et il est constitué de phonèmes. On dit un mot: tant que l’on s’intéresse seulement à sa sonorité, il est l’objet de la phonétique, dés que l'on considère son sens, il devient objet de la phonologie. Évidemment le domaine dans lequel la distinction est la plus intéressante et peut-être aussi la moins facile, c’est la littérature, notamment la poésie: dans l’énigme de la phrase ou du vers qui vient à l’esprit de l’auteur, les deux considérations jouent, à savoir la musicalité du poème et son sens. Lorsque nous visitons un pays étranger sans en connaître la langue, nous sommes nécessairement réduits à en apprécier la dimension phonétique. Ferdinand De Saussure s’applique finalement ici à légitimer la linguistique comme science de la langue en pointant l’écriture comme pratique de la trace graphique des phonèmes sur laquelle une science peut s’appuyer avec beaucoup plus de rigueur, de confort, de temps et d’objectivité que la parole. En d’autres termes, c’est grâce à l’écriture que les phonèmes deviennent des graphèmes, c’est-à-dire des unités tracées avec des lettres à partir desquelles une multiplicité de facteurs contingents, variables et fluctuants tenant de la parole sont évacuées de l’étude scientifique. Ce point est fondamental, on parle d’art oratoire ou d’éloquence comme capacité à porter un discours en faisant jouer de l’émotion, du charisme, de la sensibilité mais on ne pourrait pas parler de science de la parole (à la limite de technique ou de savoir-faire). Par contre, la langue peut grâce à ce support fiable, fixe et constant de l’écriture être, sans contestation possible, l’objet d’une science.
1) Le pouvoir des mots
a) L’arbitraire du signe
Nous avons tous tendance à penser qu’une langue naît un peu comme un étiquetage: une communauté finit par s’entendre sur la possibilité de désigner une chose par un mot. Nous voyons des arbres et nous décidons collégialement de rendre compte de ce tronc, de ces branches, de ce feuillage par ce terme qui en français contient deux syllabes ar/bre. Mais cette conception est complètement fausse, d’abord parce que l’arbre est une idée, pas une chose matérielle. Il est un concept qui recoupe tous les types d’arbres et dans la réalité sensible, à parler strict, nous ne sommes jamais en présence d’un « arbre" mais d’un peuplier, d’un pin parasol, et plus encore jamais seulement de la notion de peuplier mais de celui-ci qui a cette forme là et dont je fais l’expérience physique maintenant. Il faut donc d’emblée réaliser que ce que nous éprouvons dans la réalité littérale est immédiatement traduit par notre langue en concepts. Utiliser notre langue c’est transformer une expérience unique, originale en termes généraux, génériques (genre), communicables.
Pour Ferdinand De Saussure, le signe linguistique est entièrement de nature psychique. Cela veut dire qu’il n’est pas « matériel », autrement dit ce n’est pas pour exprimer la réalité que la langue existe mais pour la « penser », et cela n’a rien à voir. Le signe ne rend pas compte de la chose qu’il désigne, mais il la structure, il la constitue, il la rend pensable. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des signes mais parce qu’il y a des signes qu’il y a des choses, c’est-à-dire que nous percevons comme des choses des expériences qui sont probablement plus confuses que ce que nous en faisons en les pensant, en les formulant.
Mais qu’est-ce qu’un signe? Il convient d’abord de distinguer le signe du phonème, lequel est la plus petite unité signifiante existante (on serait tenté de concevoir les phonèmes comme des lettres, mais ce n’est pas exactement cela, puisque ce sont les variables à partir desquels une différence fait « sens »). Un signe linguistique est un assemblage de phonèmes. Mais dans sa constitution interne, il se compose de deux parties: le concept et l’image acoustique. Il nous faut revenir sur ce dernier terme qui, donc ne saurait être aucunement matériel selon De Saussure. J’entends les deux sonorités « AAAARRR!" et « BRRRR! » Mais tant que ce n’est que ça, ce n’est pas un signe, pas davantage que la trace graphique « ARBRE » qui après tout n’est qu’un ensemble de barres verticales et horizontales. Le graphème et la combinaison de phonèmes ne deviennent l’image acoustique du signe arbre qu’en tant qu’empreinte psychique, c’’st-à-dire quand ils deviennent un élément de pensée. C’est seulement en tant que tel que nous pourrons les associer à ce qu’ils signifient: le concept d’arbre. Déjà, le fait d’entendre les phonèmes du mot « arbre » suppose que je les considère comme revêtant un « sens », mais tant que j’en reste aux phonèmes, je n’ai pas encore saisi le sens du signe dans son entier, puisque un signe est composé de phonèmes. L’image acoustique, c’est donc la dimension psychique de ce son ou de ce dessin: « ARBRE » telle qu’elle va être associée au concept d’arbre. Il va de soi que cette empreinte psychique du son ou du dessin ne pourrait pas se manifester à ma pensée sans être matérialisée par la sonorité ou par le dessin, mais ce n’est pas pour autant qu’elle s’y réduit. A l’occasion du dessin ou du son, je pense à l’arbre. Si quelqu’un crie les sonorités de mon prénom, tant que je les reçois physiquement, c’est juste du son, mais dés que je réalise que c’est moi que l’on appelle, se crée l’image acoustique. Il faut donc se représenter la progression suivante pour comprendre la nature exclusivement psychique du signe linguistique: il y a le son (phonétique) puis le phonème (phonologie) puis l’image acoustique (linguistique).
Le signe est donc une entité psychique à deux faces, comme dit De Saussure: image acoustique et concept, plus précisément encore il consiste dans le fait que l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre. Si nous cherchons le sens de l’image acoustique arbre ou nous interrogeons sur la façon dont telle langue signifie le concept d’arbre, nous aboutissons nécessairement au signe, lequel est finalement au croisement de ces deux interrogations: que veut dire « arbre » (image acoustique)? Ou comment dit-on « arbre » (concept)? De Saussure propose de simplifier ces deux formulations en appelant « signifié » le concept et « signifiant » l’image acoustique.
Nous disposons maintenant de tous les éléments pour comprendre Ferdinand De Saussure lorsqu’il affirme que « le signe linguistique est arbitraire ». Par « Arbitraire », nous désignons habituellement une décision injuste, partiale qui ne s’appuie que sur le bon vouloir de tel ou tel, mais ici, ce terme signifie seulement qu’il dépend des conventions valant au sein de chaque langue et qu’il n’est pas du tout naturel.
« Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s—ö—r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b—ö—f d’un côté de la frontière, et o—k—s (Ochs) de l’autre.
Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe.
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d'une certaine expressivité naturelle (qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier.
On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l'admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il n'est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité. »
Il n’y a aucun rapport naturel entre la proximité sensible, physique, naturelle de la sororité et le mot « soeur ». N’importe lequel aurait pu aussi bien convenir pourvu qu’il soit validé par la communauté, par l’usage commun. Par arbitraire, il faut entendre ici conventionnel, contractuel par opposition à universel et naturel. Les boeufs français et allemands sont probablement identiques de part et d’autre de la frontière mais on le désignera par le signifiant boeuf en France et Ochs en Allemagne.
On peut appliquer ce principe de l’arbitraire du signe à toutes les données d’une langue, y compris à celles que l’on pourrait croire les plus réticentes, comme les onomatopées. Les signes censés rendre directement compte des bruits comme « paf, pif ou cocorico! » varient d’une langue à l’autre comme si finalement nous n’entendions pas le même son du coq de part et d’autre de la frontière, alors que c’est naturellement le même coq. Cela nous permet de comprendre la nature psychique du signe et sa corrélation profonde avec l’interprétation cérébrale des signaux capteurs. Ce que nos sens perçoivent (physique) est l’objet d’une transcription ou d’une traduction par le biais de laquelle ils deviennent le sens que notre cerveau comprend en fonction d’associations et d’opérations qui sont linguistiques. C’est toujours déjà en tant que français ou allemand ou espagnol que l’on entend le coq chanter, et chacun comprend que dans ce « toujours déjà » pointe un conditionnement arbitraire plus violent et préalable que tous les déterminismes sociaux ou culturels. L’arbitraire de la langue est LE marqueur culturel le plus déterminant et le plus absolu qui se puisse concevoir car finalement cet arbitraire linguistique ne nous interdit pas tant de penser autre chose que ce qu’il nous impose de penser mais il rend purement et simplement impossible que l’on puisse simplement penser sans lui. C’est un interdit structurel et non conjoncturel.
Dans la mise au point légèrement polémique de Ferdinand de Saussure par le biais de laquelle il insinue finalement qu’aucune sémiologie ne peut se concevoir sans linguistique, c’est bel et bien cet arbitraire du signe linguistique qui déploie jusqu’à leurs termes ses implications dictatoriales.
1) Le pouvoir des mots
Nous avons tous tendance à penser qu’une langue naît un peu comme un étiquetage: une communauté finit par s’entendre sur la possibilité de désigner une chose par un mot. Nous voyons des arbres et nous décidons collégialement de rendre compte de ce tronc, de ces branches, de ce feuillage par ce terme qui en français contient deux syllabes ar/bre. Mais cette conception est complètement fausse, d’abord parce que l’arbre est une idée, pas une chose matérielle. Il est un concept qui recoupe tous les types d’arbres et dans la réalité sensible, à parler strict, nous ne sommes jamais en présence d’un « arbre" mais d’un peuplier, d’un pin parasol, et plus encore jamais seulement de la notion de peuplier mais de celui-ci qui a cette forme là et dont je fais l’expérience physique maintenant. Il faut donc d’emblée réaliser que ce que nous éprouvons dans la réalité littérale est immédiatement traduit par notre langue en concepts. Utiliser notre langue c’est transformer une expérience unique, originale en termes généraux, génériques (genre), communicables.
Pour Ferdinand De Saussure, le signe linguistique est entièrement de nature psychique. Cela veut dire qu’il n’est pas « matériel », autrement dit ce n’est pas pour exprimer la réalité que la langue existe mais pour la « penser », et cela n’a rien à voir. Le signe ne rend pas compte de la chose qu’il désigne, mais il la structure, il la constitue, il la rend pensable. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des signes mais parce qu’il y a des signes qu’il y a des choses, c’est-à-dire que nous percevons comme des choses des expériences qui sont probablement plus confuses que ce que nous en faisons en les pensant, en les formulant.
Mais qu’est-ce qu’un signe? Il convient d’abord de distinguer le signe du phonème, lequel est la plus petite unité signifiante existante (on serait tenté de concevoir les phonèmes comme des lettres, mais ce n’est pas exactement cela, puisque ce sont les variables à partir desquels une différence fait « sens »). Un signe linguistique est un assemblage de phonèmes. Mais dans sa constitution interne, il se compose de deux parties: le concept et l’image acoustique. Il nous faut revenir sur ce dernier terme qui, donc ne saurait être aucunement matériel selon De Saussure. J’entends les deux sonorités « AAAARRR!" et « BRRRR! » Mais tant que ce n’est que ça, ce n’est pas un signe, pas davantage que la trace graphique « ARBRE » qui après tout n’est qu’un ensemble de barres verticales et horizontales. Le graphème et la combinaison de phonèmes ne deviennent l’image acoustique du signe arbre qu’en tant qu’empreinte psychique, c’’st-à-dire quand ils deviennent un élément de pensée. C’est seulement en tant que tel que nous pourrons les associer à ce qu’ils signifient: le concept d’arbre. Déjà, le fait d’entendre les phonèmes du mot « arbre » suppose que je les considère comme revêtant un « sens », mais tant que j’en reste aux phonèmes, je n’ai pas encore saisi le sens du signe dans son entier, puisque un signe est composé de phonèmes. L’image acoustique, c’est donc la dimension psychique de ce son ou de ce dessin: « ARBRE » telle qu’elle va être associée au concept d’arbre. Il va de soi que cette empreinte psychique du son ou du dessin ne pourrait pas se manifester à ma pensée sans être matérialisée par la sonorité ou par le dessin, mais ce n’est pas pour autant qu’elle s’y réduit. A l’occasion du dessin ou du son, je pense à l’arbre. Si quelqu’un crie les sonorités de mon prénom, tant que je les reçois physiquement, c’est juste du son, mais dés que je réalise que c’est moi que l’on appelle, se crée l’image acoustique. Il faut donc se représenter la progression suivante pour comprendre la nature exclusivement psychique du signe linguistique: il y a le son (phonétique) puis le phonème (phonologie) puis l’image acoustique (linguistique).
Le signe est donc une entité psychique à deux faces, comme dit De Saussure: image acoustique et concept, plus précisément encore il consiste dans le fait que l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre. Si nous cherchons le sens de l’image acoustique arbre ou nous interrogeons sur la façon dont telle langue signifie le concept d’arbre, nous aboutissons nécessairement au signe, lequel est finalement au croisement de ces deux interrogations: que veut dire « arbre » (image acoustique)? Ou comment dit-on « arbre » (concept)? De Saussure propose de simplifier ces deux formulations en appelant « signifié » le concept et « signifiant » l’image acoustique.
Nous disposons maintenant de tous les éléments pour comprendre Ferdinand De Saussure lorsqu’il affirme que « le signe linguistique est arbitraire ». Par « Arbitraire », nous désignons habituellement une décision injuste, partiale qui ne s’appuie que sur le bon vouloir de tel ou tel, mais ici, ce terme signifie seulement qu’il dépend des conventions valant au sein de chaque langue et qu’il n’est pas du tout naturel.
« Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s—ö—r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b—ö—f d’un côté de la frontière, et o—k—s (Ochs) de l’autre.
Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe.
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d'une certaine expressivité naturelle (qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier.
On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l'admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il n'est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité. »
Il n’y a aucun rapport naturel entre la proximité sensible, physique, naturelle de la sororité et le mot « soeur ». N’importe lequel aurait pu aussi bien convenir pourvu qu’il soit validé par la communauté, par l’usage commun. Par arbitraire, il faut entendre ici conventionnel, contractuel par opposition à universel et naturel. Les boeufs français et allemands sont probablement identiques de part et d’autre de la frontière mais on le désignera par le signifiant boeuf en France et Ochs en Allemagne.
On peut appliquer ce principe de l’arbitraire du signe à toutes les données d’une langue, y compris à celles que l’on pourrait croire les plus réticentes, comme les onomatopées. Les signes censés rendre directement compte des bruits comme « paf, pif ou cocorico! » varient d’une langue à l’autre comme si finalement nous n’entendions pas le même son du coq de part et d’autre de la frontière, alors que c’est naturellement le même coq. Cela nous permet de comprendre la nature psychique du signe et sa corrélation profonde avec l’interprétation cérébrale des signaux capteurs. Ce que nos sens perçoivent (physique) est l’objet d’une transcription ou d’une traduction par le biais de laquelle ils deviennent le sens que notre cerveau comprend en fonction d’associations et d’opérations qui sont linguistiques. C’est toujours déjà en tant que français ou allemand ou espagnol que l’on entend le coq chanter, et chacun comprend que dans ce « toujours déjà » pointe un conditionnement arbitraire plus violent et préalable que tous les déterminismes sociaux ou culturels. L’arbitraire de la langue est LE marqueur culturel le plus déterminant et le plus absolu qui se puisse concevoir car finalement cet arbitraire linguistique ne nous interdit pas tant de penser autre chose que ce qu’il nous impose de penser mais il rend purement et simplement impossible que l’on puisse simplement penser sans lui. C’est un interdit structurel et non conjoncturel.
Dans la mise au point légèrement polémique de Ferdinand de Saussure par le biais de laquelle il insinue finalement qu’aucune sémiologie ne peut se concevoir sans linguistique, c’est bel et bien cet arbitraire du signe linguistique qui déploie jusqu’à leurs termes ses implications dictatoriales.
En fait Saussure reprend ici les termes d’une querelle qui remonte à Platon. Dans le Cratyle, le philosophe grec oppose en effet Hermogène et Cratyle: autant pour le premier, les signes sont arbitraires et ne présente aucune ressemblance naturelle avec ce qu’ils désignent, autant pour le second il y a un rapport naturel entre le signifiant et le signifié. Saussure ne se contente pas de prendre complètement parti pour Hermogène, il suggère finalement que la place des conventions dans une société donnée est assez forte pour que l’arbitraire des règles en vigueur dans tel ou tel pays rende impossible une lecture naturelle des signes sans insinuer une référence à la langue. Dans un premier temps, on pourrait penser que la linguistique (science de la langue) s’inscrit dans une discipline plus vaste qui est la sémiologie (études des signes dans toutes les manifestations humaines: politesse, art, communication quelconque, traits du visage, etc.). Dans l’interprétation de certains signes, on pourrait adhérer à la thèse d’un rapport naturel entre le signifiant et le signifié. Par exemple, saluer son empereur en se prosternant à terre comme on le faisait en Chine marque assez naturellement un rapport de soumission à une personne que l’on reconnaît ainsi plus éminente que soi-même. Pourtant l’analyse strictement naturelle de cette marque de respect ne saurait rendre compte du fait qu’il agisse ainsi neuf fois de suite. Pourquoi neuf, et pas une fois ou dix? C’est complètement arbitraire, et cela tend davantage vers l’arbitraire du rapport signifiant/ signifié que vers le caractère naturel de la prosternation.
Saussure reconnaît ainsi que le terme de symbole est litigieux pour désigner le signe linguistique. Pourquoi? Précisément parce que la plupart des symboles entretient un rapport naturel avec ce qu’ils signifient. La balance désigne naturellement la justice et pointe naturellement, plastiquement par l’équilibre des plateaux vers le sens de la justice impartiale. Il ne va pas plus loin et évoque ainsi un argument contraire à sa thèse, mais l’on peut remarquer, pour aller dans son sens, qu’aussi naturelle que soit cette relation entre la balance et la justice , d’autres objets pourraient tout aussi bien signifier l’équilibre, et que cette image ne vaut qu’en tant qu’elle a été accréditée par une communauté: la balance ne signifie pas partout la justice. Ce qui contesterait manifestement l’arbitraire du signe ce serait une langue universelle dont tout homme aurait l’intuition naturellement indépendamment de toute inscription dans sa langue communautaire. Or, cette langue n’existe pas.
La toute dernière remarque de Saussure revient sur cette notion d’arbitraire. On comprend bien pourquoi elle est aussi essentielle: s’il fallait reconnaître un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié, la langue ne pourrait pas être exclusivement psychique. Il faudrait qu’elle ait une attache avec une réalité « pure », indépendante de l’homme et de sa communauté propre. Elle ne serait pas entièrement construite mais donnée physiquement, naturellement. On pourrait rattacher cette insistance de Saussure à extraire la langue de la nature par cette notion d’arbitraire à la fameuse affirmation d’Aristote: « Il n’y a de science que du général, d’existence que du particulier. » Nous venons de suggérer qu’une langue universelle et naturelle contredirait cette thèse de l’arbitraire de la langue. Une telle langue, si elle existait serait donnée, et non construite. Les hommes la suivraient passivement, intuitivement, mais surtout de façon sensible, empirique. Ce serait la réalité naturelle qui guiderait les structures de notre pensée. Or si tel était le cas, penser serait une activité naturelle et non sociale ou culturelle. La vérité pour Ferdinand de Saussure est que la langue construit notre rapport à la réalité, elle ne le constate pas, elle ne l’enregistre pas passivement. La langue, c’est finalement l’outil grâce auquel l’homme constitue un ordre humain et se donne une vision ordonnée de la nature. C’est bien ce que le double sens du terme logos en grec veut dire: langage et raison. C’est donc parce que l’homme a une langue qu’il crée une vision de la nature dans laquelle les éléments entretiennent entre eux des rapports logiques, nécessaires, sensés. La langue est bien plus qu’une manifestation de la culture, elle est « un fait culturel par excellence », comme le dit Claude Lévi-Strauss:
« En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. Une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions et de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects. »
L’arbitraire du signe permet de poser la langue comme un système, c’est-à-dire comme un ensemble au sein duquel aucun élément ne vaut par lui-même mais seulement par le rapport de différence qui s’établit entre lui et d’autres éléments. Une langue crée ainsi une pensée dans laquelle ne fonctionne que des rapports, que des liens, que des différences et c’est ainsi que l’on peut tenter cette procédure (assez étrange finalement) qu’est la généralisation. Que faut-il entendre par ce terme? Le fait que l’esprit humain est moins focalisé sur des données particulières que sur les rapports qui relient ces données de telles sorte que l’on pouvoir établir des lois, c’est-à-dire des propositions scientifiques, et c’est exactement le sens de l’affirmation d’Aristote
b) La double articulation
« On entend souvent dire que le langage humain est articulé. […] Il n’est pas douteux que ce terme corresponde à un trait qui caractérise effectivement toutes les langues. Il convient toutefois de préciser cette notion d’articulation du langage et de noter qu’elle se manifeste sur deux plans différents : chacune des unités qui résultent d’une première articulation est en effet articulée à son tour en unités d’un autre type.
La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d’expérience à transmettre, tout besoin qu’on désire faire connaître à autrui s’analysent en une suite d’unités douées chacune d’une forme vocale et d’un sens. Si je souffre de douleurs à la tête, je puis manifester la chose par des cris. Ceux‑ci peuvent être involontaires; dans ce cas, ils relèvent de la physiologie. […] Mais cela ne suffit pas à en faire une communication linguistique. Chaque cri est inanalysable et correspond à l’ensemble, inanalysé, de la sensation douloureuse. Tout autre est la situation si je prononce la phrase, j’ai mal à la tête. Ici, il n’est aucune des six unités successives, j’ai, mal, à, la, tête qui corresponde à ce que ma douleur a de spécifique. Chacune d’entre elles peut se retrouver dans de tout autres contextes pour communiquer d’autres faits d’expérience : mal, par exemple, dans il fait le mal, et tête dans il s’est mis à leur tête. On aperçoit ce que représente d’économie cette première articulation: on pourrait supposer un système de communication où, à une situation déterminée, à un fait d’expérience donné correspondrait un cri particulier. Mais il suffit de songer à l’infinie variété de ces situations et de ces faits d’expérience pour comprendre que, si un tel système devait rendre les mêmes services que nos langues, il devrait comporter un nombre de signes distincts si considérable que la mémoire de l’homme ne pourrait les emmagasiner. Quelques milliers d’unités, comme tête, mal, ai, la, largement combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pourraient le faire des millions de cris inarticulés différents.
La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articulation, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.
Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »
[André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]
Nous mesurons bien l’ambiguïté du rapport entre le langage et la langue: Si le langage est une faculté, une aptitude universelle, la langue est ce qui structure cette faculté, ce qui la « surdétermine » en lui imposant une systématique extrêmement horizontale, close et contraignante, de telle sorte que ce qui nous apparaissait comme une possibilité voire une liberté s’effectue en réalité comme un pouvoir, comme si la puissance du langage était à la fois accomplie mais extrêmement régulée et codifiée par la langue. Ce n’est peut-être pas un hasard si Epictète pour illustrer sa conception de la liberté (distinguer les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas) utilise finalement l’exemple de la langue: "Comment procédons-nous dans l'écriture des lettres? Est-ce que je veux écrire à ma fantaisie le nom de Dion? Non pas; mais on m'apprend à vouloir l'écrire comme il doit l'être. Et ici, où il s'agit de la chose la plus importante, de la chose capitale, de la liberté, me serait-il donc permis de vouloir au hasard? Nullement; s'instruire, c'est apprendre à vouloir chaque événement tel qu'il se produit. »
La liberté d’exprimer passe par la soumission totale à des règles, à des conventions. La confusion entre langue et langage a nécessairement à voir avec cette question de la liberté, dans la mesure où ce qui peut nous apparaître comme une potentialité: signifier, exprimer du sens (langage) passe par des normes et des règles extrêmement sévères. Notre immersion complète et finalement immédiate dans notre langue maternelle est suffisamment déterminante pour influencer considérablement une faculté de signification qui aurait peut-être pu exprimer d’autres énoncés autrement.
Mais il est aussi un autre sens que l’on peut donner au langage: nous constatons qu’il existe des structures, des opérateurs syntaxiques qui prévalent dans des langues pourtant différentes. Le langage ne signifie donc pas seulement l’aptitude universelle à utiliser des signes pour exprimer un énoncé mais aussi des universaux de la langue, des effets de structure qui se retrouvent dans toutes les langues, ou du moins dans toutes les langues européennes. C’est exactement le cas pour la double articulation, telle que la décrit ici le linguiste André Martinet.
Que dit-on exactement quand on affirme que le langage est un système de signes articulé? Ceci: nous ne comprenons un énoncé qu’en faisant valoir deux axes de différences: celui des différences en présence et celui des différences en absence. Martinet commence par poser le fait linguistique dans sa plus stricte émergence; Si, ayant mal à la tête, je crie, ce n’est pas un fait linguistique: je n’exprime rien. Il n’est pas du tout évident que je veuille dire quelque chose, et encore moins à quelqu’un. Je crie, c’est tout, et ,de ce fait, l’énoncé est inlassable. Martinet ne se place en aucune façon ici dans la même situation qu’Alain lorsque évoque le premier cri de l’enfant, lequel sera arbitrairement déformé par la mère en signification de douleur. Nous plaçons ici dans une perspective plus courante: si un sujet adulte et déjà informé par sa langue crie, il n’utilise ni langue, ni langage.
Mais voilà que je dis: « j’ai mal à la tête »: ici commence le sens, la communication, l’expression articulée. Ce qui fait sens dans cet énoncé ne réside en aucune façon dans l’un des termes utilisés: j’ / ai / mal / à / la / tête. Chacun de ces six syntagmes peut signifier toute autre chose, combiné à d’autres éléments dans d’autres situations. Ce qui fait sens, c’est la mise en rapport dans cet énoncé là de ces éléments là, lesquels 1) n’expriment pas exactement la caractéristique pure et singulière, personnelle, de ma douleur, à ce moment là et 2) peuvent signifier autre chose dans d’autres combinaisons. Cela signifie que les mêmes mots peuvent exprimer une multiplicité de situations autres. Et l’auteur insiste ainsi sur le principe d’économie d’une telle structure. Si il fallait exprimer une situation par un ou plusieurs signes qui ne pourraient exprimer que cette situation, nous serions confrontés à une impossibilité radicale de constituer une langue. Chaque fait serait comme "baptisé par un nom propre ». La vie serait une succession de moments uniques exprimés par des expressions uniques, distinctes… et finalement incompréhensibles. L’auteur évoque l’impossibilité de garder en mémoire cette langue étrange qui serait constituée de milliards de signes, mais en réalité, c’est encore plus simple: une telle profusion ne décrirait aucunement une « langue ».
Ce principe d’économie repose évidemment sur un fond d’expériences communes, c’est-à-dire que le récepteur comprendra l’énoncé: « j’ai mal à la tête », précisément parce que ce dernier ne consistera pas dans un signe unique, original. Il la comprendra dans la mesure exacte où il la manquera ou ne la saisira pas « exactement », c’est ça un énoncé linguistique, un échange de signes linguistiques: une entente approximative entre deux sujets humains qui préfèrent avoir quelque chose de faux à se dire que de demeurer dans la vérité pure d’un ressenti solitaire et tacite. On pourra préciser le sens du message en spécifiant de quelle sorte est la douleur, en rajoutant des adjectifs, mais il s’agira toujours d’approximations. Nous ne pourrions pas savoir que nous avons mal à la tête sans l’exprimer par un énoncé de ce type mais l’exprimer, c’est paradoxalement renoncer à exprimer « vraiment », « spécifiquement ». C’est la nature la plus ambigüe de toute langue que de spécifier des situations, des ressentis, des faits tout en le faisant par des moyens suffisamment communicables pour rendre impossible que cette spécification soit conduite jusqu’à son terme.
Il est impossible de diviser ces unités en unités plus petite parce que ce qui fait sens c’est le mot tête, et plus encore, c’est la mise en présence de ces six unités J’ / ai / mal / à / la / tête. Plus encore ce qui fait de cette séquence un énonce linguistique, c’est précisément la différence, ou la puissance de différencier ces six éléments et de leur affecter dans la phrase la fonction qui leur revient. Le cri est inanalysable parce qu’il est inifférenciable, indifférencié, hasardeux, aléatoire. On peut se tenir la tête et hurler Ho! Ou Ha! Cela, à la limite ferait « communication », mais ne ferait pas « langue », c’est-à-dire ne définirait pas le locuteur comme membre d’une communauté capable de s’exprimer à quelqu’un pour lui dire quelque chose qui éventuellement attend une réponse.
Si le mot tête constitue une unité de sens, il n’en constitue pas pour autant une unité graphique ou vocale. Nous voyons bien quelle mot tête est composé de plusieurs lettres et que si nous en remplacions une par une autre, par exemple le T par un F, cela donnerait j’ai mal à la fête et ne voudrai plus rien dire dans ce contexte là. Cela signifie qu’aussi indécomposable soit-il du point de vue de son sens, le mot tête est décomposable phonologiquement ou graphiquement en phonèmes. Le mot tête veut dire quelque chose, c’est la première articulation et je comprends exactement le sens du mot tête dans l’énoncé de sens qu’est la phrase, mais en même temps je comprends bien que ce mot qui a du sens est composé d’unités plus petites qui elles n’en ont aucun: les phonèmes mais qui ne saurait pour autant être insignifiantes puisque si on les remplace par d’autres, le sens des mot et de la phrase en est changé ou annulé. La deuxième articulation dont nous parle Martinet concerne donc cette capacité qu’ont les mots, ce qu’il appellera les « monèmes » d’être composé par d’autres unités qui n’ont aucun sens et qui sont capables de recouvrir par le jeu de leurs combinaisons un nombre infini de situations. Ici encore le principe d’économie prévaut: il n’existe qu’un nombre limité de phonèmes mais elles sont mobilisables en une multiplicité de combinaisons qui font sens, précisément parce qu’elles n’en revêtent aucun isolément.
Si nous résumons, il existe des unités de première articulation: les monèmes (les mots) qui 1) sont ordonnés suivant leur fonction grammaticale dans un énoncé présent dont le sens réside dans le jeu signifiant des différences effectives entre j’/ ai/ mal/ à/ la/ tête. La première articulation décrit donc un axe de différences en présence; c’est leur mise en présence qui fait sens et plus encore le fait que j’ soit le sujet, ai soit le verbe, etc. 2) aurait un autre sens dans un autre énoncé. Il y a une plurivocité du mot tête mais placé là où il est dans CETTE phrase, le mot tête est univoque: il ne veut dire que cela: le sommet du corps de l’homme.
Il existe également des unités de seconde articulation: les phonèmes (qui globalement correspondent aux lettres, mais pas toujours) et. Qui font valoir l’efficience d’un axe de différences « en absence », c’est-à-dire qu’elles sont à la fois irremplaçables et non signifiantes par elles-mêmes: « t » ne veut rien dire, mais si je remplace t par f, le sens change. Par conséquent le fait que le récepteur du message comprenne le sens de tête, et plus encore de j’ai mal à la tête prouve qu’il réalise aussi que cette signification se distingue de « j’ai mal fait la fête » par exemple. Le jeu de combinaison de ces phonèmes est assez subtil, précis et adaptable pour que chaque déplacement entraîne un déplacement de sens.
En d’autres termes, on ne comprend un énoncé qu’en faisant valoir un jeu de différences qui s’active à la fois dans l’énoncé lui-même (première articulation) et hors de lui (deuxième articulation), ce qui nous fait prendre conscience du fait que toute association de mots induit une différence de fonctions dans la phrase, et que toute association de lettres dans un mot ou plus précisément de phonèmes dans un monème suppose une différence de sens dans le mot suivant les lettres, par rapport à d’autres mots proches mais distincts.
La liberté d’exprimer passe par la soumission totale à des règles, à des conventions. La confusion entre langue et langage a nécessairement à voir avec cette question de la liberté, dans la mesure où ce qui peut nous apparaître comme une potentialité: signifier, exprimer du sens (langage) passe par des normes et des règles extrêmement sévères. Notre immersion complète et finalement immédiate dans notre langue maternelle est suffisamment déterminante pour influencer considérablement une faculté de signification qui aurait peut-être pu exprimer d’autres énoncés autrement.
Mais il est aussi un autre sens que l’on peut donner au langage: nous constatons qu’il existe des structures, des opérateurs syntaxiques qui prévalent dans des langues pourtant différentes. Le langage ne signifie donc pas seulement l’aptitude universelle à utiliser des signes pour exprimer un énoncé mais aussi des universaux de la langue, des effets de structure qui se retrouvent dans toutes les langues, ou du moins dans toutes les langues européennes. C’est exactement le cas pour la double articulation, telle que la décrit ici le linguiste André Martinet.
Que dit-on exactement quand on affirme que le langage est un système de signes articulé? Ceci: nous ne comprenons un énoncé qu’en faisant valoir deux axes de différences: celui des différences en présence et celui des différences en absence. Martinet commence par poser le fait linguistique dans sa plus stricte émergence; Si, ayant mal à la tête, je crie, ce n’est pas un fait linguistique: je n’exprime rien. Il n’est pas du tout évident que je veuille dire quelque chose, et encore moins à quelqu’un. Je crie, c’est tout, et ,de ce fait, l’énoncé est inlassable. Martinet ne se place en aucune façon ici dans la même situation qu’Alain lorsque évoque le premier cri de l’enfant, lequel sera arbitrairement déformé par la mère en signification de douleur. Nous plaçons ici dans une perspective plus courante: si un sujet adulte et déjà informé par sa langue crie, il n’utilise ni langue, ni langage.
Mais voilà que je dis: « j’ai mal à la tête »: ici commence le sens, la communication, l’expression articulée. Ce qui fait sens dans cet énoncé ne réside en aucune façon dans l’un des termes utilisés: j’ / ai / mal / à / la / tête. Chacun de ces six syntagmes peut signifier toute autre chose, combiné à d’autres éléments dans d’autres situations. Ce qui fait sens, c’est la mise en rapport dans cet énoncé là de ces éléments là, lesquels 1) n’expriment pas exactement la caractéristique pure et singulière, personnelle, de ma douleur, à ce moment là et 2) peuvent signifier autre chose dans d’autres combinaisons. Cela signifie que les mêmes mots peuvent exprimer une multiplicité de situations autres. Et l’auteur insiste ainsi sur le principe d’économie d’une telle structure. Si il fallait exprimer une situation par un ou plusieurs signes qui ne pourraient exprimer que cette situation, nous serions confrontés à une impossibilité radicale de constituer une langue. Chaque fait serait comme "baptisé par un nom propre ». La vie serait une succession de moments uniques exprimés par des expressions uniques, distinctes… et finalement incompréhensibles. L’auteur évoque l’impossibilité de garder en mémoire cette langue étrange qui serait constituée de milliards de signes, mais en réalité, c’est encore plus simple: une telle profusion ne décrirait aucunement une « langue ».
Ce principe d’économie repose évidemment sur un fond d’expériences communes, c’est-à-dire que le récepteur comprendra l’énoncé: « j’ai mal à la tête », précisément parce que ce dernier ne consistera pas dans un signe unique, original. Il la comprendra dans la mesure exacte où il la manquera ou ne la saisira pas « exactement », c’est ça un énoncé linguistique, un échange de signes linguistiques: une entente approximative entre deux sujets humains qui préfèrent avoir quelque chose de faux à se dire que de demeurer dans la vérité pure d’un ressenti solitaire et tacite. On pourra préciser le sens du message en spécifiant de quelle sorte est la douleur, en rajoutant des adjectifs, mais il s’agira toujours d’approximations. Nous ne pourrions pas savoir que nous avons mal à la tête sans l’exprimer par un énoncé de ce type mais l’exprimer, c’est paradoxalement renoncer à exprimer « vraiment », « spécifiquement ». C’est la nature la plus ambigüe de toute langue que de spécifier des situations, des ressentis, des faits tout en le faisant par des moyens suffisamment communicables pour rendre impossible que cette spécification soit conduite jusqu’à son terme.
Il est impossible de diviser ces unités en unités plus petite parce que ce qui fait sens c’est le mot tête, et plus encore, c’est la mise en présence de ces six unités J’ / ai / mal / à / la / tête. Plus encore ce qui fait de cette séquence un énonce linguistique, c’est précisément la différence, ou la puissance de différencier ces six éléments et de leur affecter dans la phrase la fonction qui leur revient. Le cri est inanalysable parce qu’il est inifférenciable, indifférencié, hasardeux, aléatoire. On peut se tenir la tête et hurler Ho! Ou Ha! Cela, à la limite ferait « communication », mais ne ferait pas « langue », c’est-à-dire ne définirait pas le locuteur comme membre d’une communauté capable de s’exprimer à quelqu’un pour lui dire quelque chose qui éventuellement attend une réponse.
Si le mot tête constitue une unité de sens, il n’en constitue pas pour autant une unité graphique ou vocale. Nous voyons bien quelle mot tête est composé de plusieurs lettres et que si nous en remplacions une par une autre, par exemple le T par un F, cela donnerait j’ai mal à la fête et ne voudrai plus rien dire dans ce contexte là. Cela signifie qu’aussi indécomposable soit-il du point de vue de son sens, le mot tête est décomposable phonologiquement ou graphiquement en phonèmes. Le mot tête veut dire quelque chose, c’est la première articulation et je comprends exactement le sens du mot tête dans l’énoncé de sens qu’est la phrase, mais en même temps je comprends bien que ce mot qui a du sens est composé d’unités plus petites qui elles n’en ont aucun: les phonèmes mais qui ne saurait pour autant être insignifiantes puisque si on les remplace par d’autres, le sens des mot et de la phrase en est changé ou annulé. La deuxième articulation dont nous parle Martinet concerne donc cette capacité qu’ont les mots, ce qu’il appellera les « monèmes » d’être composé par d’autres unités qui n’ont aucun sens et qui sont capables de recouvrir par le jeu de leurs combinaisons un nombre infini de situations. Ici encore le principe d’économie prévaut: il n’existe qu’un nombre limité de phonèmes mais elles sont mobilisables en une multiplicité de combinaisons qui font sens, précisément parce qu’elles n’en revêtent aucun isolément.
Si nous résumons, il existe des unités de première articulation: les monèmes (les mots) qui 1) sont ordonnés suivant leur fonction grammaticale dans un énoncé présent dont le sens réside dans le jeu signifiant des différences effectives entre j’/ ai/ mal/ à/ la/ tête. La première articulation décrit donc un axe de différences en présence; c’est leur mise en présence qui fait sens et plus encore le fait que j’ soit le sujet, ai soit le verbe, etc. 2) aurait un autre sens dans un autre énoncé. Il y a une plurivocité du mot tête mais placé là où il est dans CETTE phrase, le mot tête est univoque: il ne veut dire que cela: le sommet du corps de l’homme.
Il existe également des unités de seconde articulation: les phonèmes (qui globalement correspondent aux lettres, mais pas toujours) et. Qui font valoir l’efficience d’un axe de différences « en absence », c’est-à-dire qu’elles sont à la fois irremplaçables et non signifiantes par elles-mêmes: « t » ne veut rien dire, mais si je remplace t par f, le sens change. Par conséquent le fait que le récepteur du message comprenne le sens de tête, et plus encore de j’ai mal à la tête prouve qu’il réalise aussi que cette signification se distingue de « j’ai mal fait la fête » par exemple. Le jeu de combinaison de ces phonèmes est assez subtil, précis et adaptable pour que chaque déplacement entraîne un déplacement de sens.
En d’autres termes, on ne comprend un énoncé qu’en faisant valoir un jeu de différences qui s’active à la fois dans l’énoncé lui-même (première articulation) et hors de lui (deuxième articulation), ce qui nous fait prendre conscience du fait que toute association de mots induit une différence de fonctions dans la phrase, et que toute association de lettres dans un mot ou plus précisément de phonèmes dans un monème suppose une différence de sens dans le mot suivant les lettres, par rapport à d’autres mots proches mais distincts.
c) Le totalitarisme du langage
Ce que l’arbitraire du signe nous a fait réaliser, c’est que le langage définit la capacité de l’être humain à constituer non seulement un ordre qui lui-même deviendra ce crible au travers duquel la nature sera elle-même interprétée comme un tout ordonné, mais aussi que cette matrice linguistique de l’ordre, de la catégorisation et de l’ordonnancement est à l’oeuvre constamment et systématiquement dans tous les actes et les domaines culturels en faisant valoir la dynamique d’un ensemble clos sur lui-même.
La double articulation révèle non seulement ce fond de complexité inhérente à la compréhension d’un simple message mais aussi cette capacité du langage à se présupposer constamment et surtout intégralement lui-même toujours déjà comme une présence absolue, surtout la deuxième: si je comprends « j’ai mal à la tête », c’est parce que je comprends d’emblée que tête n’est pas fête et que je possède déjà en moi ce fond d’écran sur la base duquel tout mot se distingue essentiellement de ceux dont il est phonétiquement proche mais distinct. Quelque chose de la langue est toujours déjà là humainement et toujours déjà complet « total ». Que cette totalité revêt une dimension totalitaire, c’est ce que Roland Barthes affirme dans sa leçon inaugurale au cours de sémiologie du Collège de France:
« Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l'amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage je l’appelle pour ma part littérature. »
Nous entendons souvent parler de « liberté d’expression ». Or ce terme est beaucoup plus litigieux qu’il peut le paraître. Il désigne la liberté dont on jouit ou pas d’exprimer nos idées dans un état. Or si cette question se pose bel et bien en effet, d’un point de vue politique celle de la forme même des idées telles qu’elles nous viennent à l’esprit n’est jamais vraiment pointée, et comment pourrait-elle l’être puisque cette forme est linguistique et que nous ne pouvons pas la pointer autrement qu’avec des mots. En d’autres termes, c’est toujours sur le fond d’une liberté rigoureusement impossible que se pose la question de la liberté de l’expression, car si je suis plus ou moins libre d’exprimer mon opinion , je ne suis pas libre de la concevoir autrement qu’en suivant les règles strictes, arbitraires et toujours déjà données de la langue:
« Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d’informations: l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.) l’unité élémentaire du langage - l’énoncé- c’est le mot d’ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir: « La baronne n’a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi, elle m’indique seulement ce qu’elle préfère me voir faire semblant d’admettre. » On s’en aperçoit dans les communiqués de police ou de gouvernement, qui se soucient peu de vraisemblance ou de véracité mais qui disent très bien ce qui doit être observé et retenu….Une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique…Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort - un verdict, disait Kafka. »
Roland Barthes et Gilles Deleuze pointe ici de la même façon le totalitarisme du langage. Aucun professeur ne « transmet » des connaissances, tous ne font finalement que creuser plus profondément un sillon, une marque imposée au fer rouge dés la maternelle et même avant: celle du mot d’ordre. Ciblons précisément le professeur de Philosophie, par exemple Kant: « l’élève ne doit pas apprendre des pensées mais apprendre à penser. » Barthes et Deleuze font valoir une position qui remonte à plus haut: il est vrai comme le dit Kant qu’un enseignant de philosophie doit apprendre à ses élèves à penser par eux-mêmes mais en partant du principe que l’on pense avec des mots, ce qui pose question, et de toute façon, dés lors que l’on part du principe que penser est un acte qui présuppose l’acquisition de la langue, il semble bien évident que cette acquisition à partir de laquelle l’élève sera libre de penser, elle, n’est pas libre.
C’est bien ce que Deleuze nous incite à prendre en compte. Il n’y a pas dans l’enseignement de moment où le professeur instruit suivi d’un moment où le professeur commande ou impose des exercices. Tout enseignement est fondamentalement et exclusivement imposition, contrainte, pouvoir. C’est comme si l’enseignant de philosophie disait: nous voulons faire de vous des sujets libres capables de penser par eux-mêmes mais dans les cadres imposés par la langue, langue dont je vous impose les catégories. Pense ce que tu veux, mais pense-le comme ça! Parce qu’on ne pense pas autrement! Quel est ce « comme ça »? Ce que Deleuze appelle « les coordonnées sémiotiques »: masculin/ féminin, singulier / pluriel, substantif / verbe, etc. On peut penser ce que l’on veut, mais on ne peut le penser qu’au travers de cadres de pensée imposés par la langue. A la base de l’enseignement obligatoire, il n’y a pas cette capacité commune que nous aurions tous de percevoir l’évidence d’un monde qui serait tel qu’il est naturellement (sens commun), il y a l’imposition de le cibler, de l’interpréter d’une certaine façon: il y a deux sexes, il y a, en français, six personnes susceptibles de conjuguer les actions, il y a ce qui est unique et ce qui est multiple, ce qui agit et ce qui est agit.
Prenons un exemple simple: quoi de plus informatif qu’un bulletin météo? On nous informe du temps qu’il va faire demain et, de fait, cela fonctionne, la météo ne se trompe pas ou rarement: elle nous dit s’il va pleuvoir demain et c’est tout ce que nous lui demandons. Mais en quoi cet énoncé: « il va pleuvoir demain » serait-il un « mot d’ordre »? Tout simplement parce que le message énoncé linguistiquement ne recoupe aucunement la complexité et la confusion de la réalité météorologique qu’elle est censée décrire. La configuration météorologique de demain sera nécessairement unique, sans équivalent, et en la réduisant au fait « qu’il va pleuvoir », la météo m’informe moins de ce qui va réellement se passer demain qu’elle n’impose le cadre strict de ce que l’on peut (doit?) en retenir. Le bulletin simplifie, caricature une réalité et nous décrit une situation approximative qui constitue finalement ce qu’il nous faut croire du temps qu’il fera demain étant entendu que ce « croire » ne décrit pas seulement l’attente ou la prévision mais plutôt l’adhésion à une certaine considération assez globale du temps. Tout bulletin météorologique fixe un certain degré d’approximation commun de ce que l’on peut dire d’une configuration unique et nous l’impose, de telle sorte que ce qui nous est « dit » du temps qu’il fera demain aussi précises et scientifiques que soient les observations et les mesures du météorologue décrit aussi ce qu’il faut que nous croyons du temps à venir (comme un consensus auquel il nous faut adhérer), c’est-à-dire ce à quoi il FAUT s’attendre à partir d’une interprétation des phénomènes dans lesquelles entrent en jeu des principes de différenciation des éléments du temps qui sont déjà des opérateurs syntaxiques.
« L’unité élémentaire du langage - l’énoncé - c’est le mot d’ordre » dit Gilles Deleuze. L’énoncé nous dit « ce qu’il y a », et cet « il y a », en tant qu’il est précisément « énoncé », c’est-à-dire en tant qu’il est un signe linguistique est nécessairement empreint de l’arbitraire du signe dont nous parlait déjà Saussure, dans une perspective strictement analytique et scientifique (c’est-à-dire que Saussure ne faisait que poser une caractéristique du langage alors que Deleuze et Barthes en tirent ici la conséquence évidente 1) dans notre rapport au monde: nous ne nous ouvrons jamais au monde « extérieur » 2) nous ne sommes pas libres dans notre appréhension des réalités mondaines). Mais que signifie exactement cette notion de « mot d’ordre » telle qu’elle est utilisée ici? Cela signifie que l’énoncé de la présentatrice Météo qui dit « demain il va pleuvoir en telle région » ne décrit pas tant une situation qui va arriver dans le monde naturel que le postulat structuré par les cadres et les opérateurs syntaxiques de la langue d’une situation météorologique qui va advenir dans le milieu d’une société humaine.
A partir du moment où le bulletin météo est décrété: tout est dit, l’annonce est « faite ». L’impact de l’évènement se déplace et rétrograde de la pluie elle-même à l’annonce de la pluie prévisible, comme un centre de gravité qui, en se décalant, imposerait aux hommes de se déterminer non pas en fonction du temps mais de ce que l’être humain peut dire et prévoir du temps. C’est toute une stratégie souterraine d’appropriation qui, via le langage, se met en place. Nous n’avons plus dés lors de quoi nous étonner qu’une présentatrice (Brigitte Simonetta pour ne pas la nommer) nous dise le 28 avril 1986 que le nuage nucléaire de Tchernobyl ne va pas dépasser les frontières françaises: ce n’est évidemment pas ce qui est, mais c’est ce qu’il faut croire (et ici une entreprise de manipulation politique a tout naturellement pris le relais du processus habituel et langagier du mot d’ordre). La réalité pure est comme un écho lointain à partir duquel les communiqués, les relais médiatiques, les bulletins d’information construisent de toute pièce la « version humaine », publiable, sur la base duquel il s’agit de décréter ce que les humains ont à penser de ce qui se passe.
II en va de même pour l’enseignement. Le langage est un processus de « prémâchage » du réel ou de l’évènement « pur », tel qu’il advient dans le monde. Que, par exemple la bastille ait été prise le 14 juillet 1789, est à la fois vrai et faux. On s’interdit de saisir la réalité strict du mouvement révolutionnaire en le situant simplement là. Le mécontentement des parisiens remonte à bien plus loin évidemment (est-il vraiment situable?). L’Histoire, en tant que discipline, « choisit » de considérer cet évènement qui a réellement eu lieu comme déterminant , comme « symbolique », mais cela suppose une interprétation et cette interprétation est sujette à discussion. La prise de la bastille est donc, en quelque sorte un mot d’ordre.
En un sens, tout énoncé linguistique est comme la « version officielle » d’une réalité du monde dont l’authenticité « officieuse » nous échappera toujours. Voilà ce qu’il vous faut croire. Qu’on se le dise!
MAIS (ce mais est absolument CRUCIAL) il nous revient d’être extrêmement attentif à ce passage du texte de Roland Barthes: « Malheureusement le langage est sans extérieur, c’est un huis clos. » Que signifie-t-il? Que ce décalage constant de la réalité officieuse, pure, incompréhensible, effective à la version officielle, linguistique, communicable, compréhensible est absolument INCONTOURNABLE. Il ne peut y avoir de liberté que hors du langage mais il ne peut exister d’humanité que grâce à lui, en lui, dans l’interprétation construite et décalée de la version de la nature qu’il nous impose arbitrairement. En d’autres termes: aussi dictatorial, aussi imposé , décrété et en un sens « faux » que soit le bulletin météorologique qui m’avertit qu’il va pleuvoir, il n’y a rien d’autre d'humain à vivre de ce temps météorologique. Il n’y a pas pour l’homme d’ « Extérieur-Langage ». Nous n’avons pas vraiment d'autre choix que celui-ci: soit vivre passivement comme un aphasique hébété, immergé dans les flux chaotique de sensations dont il ne saisit rien, soit construire de toutes pièces des énoncés linguistiques qui sont des mots d’ordre et grâce auxquels quelque chose comme une vie humaine, culturelle, civilisée, consciente, rangée, classifiée, ordonnée mais fausse et arbitraire peut vraiment se « pratiquer ». ce choix en est-il un? Nous aborderons plus tard dans le cours, ou dans l’année, cette géniale 3e voie que Roland Barthes nous propose et qu’il appelle « littérature ».
2) Peut-on penser sans langage?
a) Langage et commencement
Le langage ne constitue pas seulement une façon tout-à-fait spécifique d’être et d’être au monde (« le langage comme fait culturel par excellence » - Claude Lévi-Strauss), il apparaît qu’il est aussi une certaine façon de faire advenir le « monde ». Que l’univers soit un ensemble ordonné par des lois, c’est bien ce que désigne et signifie le terme grec de « Cosmos » , ce qui signifie qu’il y a du Logos (Raison) dans le Cosmos, mais c’est sur ce point que le double sens de logos (raison et langage) prend une dimension fondamentale: n’est-ce pas précisément parce que nous sommes dotés de logos, c’est-à-dire de langage, que la nature (Physis) s’impose comme Cosmos? Se pourrait-il que ce soit le Logos qui fasse advenir le Cosmos sur le fond d’un chaos originel?
Dans un premier temps, la réponse serait plutôt négative puisque l’univers pour les grecs n’est pas créé. C’est toujours sur le fond d’un Univers existant de toute Eternité que s’effectuent certaines transformations, certaines relations et certains évènements entre des éléments personnifiés par des Déesses et des Dieux, notamment Gaïa (terre) et Ouranos (ciel). Il faut attendre la Bible pour lire une cosmogonie posant la création:
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : Et Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux. » Dieu fit le firmament, il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament et les eaux qui sont au-dessus. Et ce fut ainsi. Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour. Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu crée donc la terre , mais il la crée d’abord comme un chaos sans forme, et pour l’ordonner, pour la transformer en « monde », il « dit », c’est-à-dire qu’il utile la parole articulée. L’acte de création est explicitement et systématiquement effectué dans et par l’acte de désignation, d’énonciation: « que la lumière soit » et « la lumière fut », comme si donner l’être ne pouvait faire qu’un avec « donner le nom ». Rien ne semble pourvoir « être » sans être nommé, distingué du chaos dans lequel il était potentiellement contenu, mais actuellement abstrait. Mais alors d’où vient ce langage dont Dieu se sert pour créer? Si l’Eternel utilise le langage pour la création, cela signifierait-il que le langage est antérieur à la création? Que Dieu l’aurait trouvé là avant?
L’Evangile selon Jean a le mérite d’éclairer totalement cette ambiguïté en assimilant la parole divine à la parole tout court:
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »
Dieu ne pourrait commander « que la lumière soit » si la formulation de l’ordre de la lumière n’existait pas avant que la lumière physique n’apparaisse. C’est comme une corrélation incontournable sur laquelle il n’est pas jusqu’au discours mythologique qui ne puisse buter. Cette activité absolument première de la pensée humaine qui est la seule à pouvoir se déployer avec une telle absence de contrainte à l’égard de toute pesée du réel, puisque le propre du mythe consiste non pas à observer ou à constater la réalité mais à lui donner une origine première, sans le moindre souci de rationalité ni d’explication plausible, ne peut pas éluder la référence au langage. Rien ne saurait venir au monde sans être venu du signe, tout simplement parce que l’idée même de « monde » (cosmos: ordre), dans tout ce qui la distingue du chaos (désordre) présuppose du logos, c’est-à-dire du langage. Ce n’est pas tant que rien ne saurait exister sans langage, c’est plutôt que cette masse informe qui existerait sans lui ne saurait en aucune façon être défini ni même perçu comme « chose » ou comme « monde ». Avec cette parole qui est Dieu, ce qui commence, ce n’est pas l’ « il y a » informe de ce qui est, c’est justement qu’un monde prenne forme. Surgit du désignable, du définissable, du dicible, mais, pour cela, il faut qu’il y ait avant du « dire », et en un sens, c’est cela Dieu. Qu’un mode de narration aussi premier, aussi originel, libre et aussi fondamentalement illogique que le mythe ne puisse passer outre ce principe de la primarité absolue du langage en dit assez long sur la nature fondamentale et rigoureusement contraignante de cette instance. Nous comprenons mieux ainsi l’avertissement de Roland Barthes: « le langage est sans extérieur ». Il est un « plein » sans bordure extérieure.
A la lumière de cette assimilation de la notion même de commencement à celle de langage, il apparaît qu’on ne peut pas penser sans langage si l’on considère qu’il n’y a rien à penser: aucun contenu, aucune chose, aucun monde, aucune image, idée ou sensation à penser si le langage ne l’a pas préalablement constitué comme « objet ». Pour penser, encore faut-il que quelque chose soit et rien ne saurait être pensable sans être d’abord posé, défini, pointé, distingué, « ob-jeté » (étymologie d’objet: ob jacere, jeter devant).
Le « Fiat lux » de la genèse est un peu comme le point de départ d’un raisonnement en mathématique: soit x. Ici, c’est « soit le monde! » peut-on totalement se rallier à cette conception dont on retrouve finalement l’illustration la plus évidente dans la création de l’homme au plafond de la chapelle Sixtine par Michel Ange? L’Eternel pointe vers Adam le doigt de la désignation, comme si le premier homme était originellement le fruit d’un « vouloir dire » divin. « Sois Adam, Adam! » Ce qui plaide en faveur de cette dimension structurellement performative du langage, c’est que nous ne voyons pas comment nous pourrions ne serait-ce que pointer une réalité antérieure au langage sans en faire « signe », c’est-à-dire langage précisément. Quelle que soit la forme que pourrait prendre l’ébauche d’une réalité non linguistique, il semble impossible qu’elle puisse se manifester à nous sans être perçue ou conçue dans un champ toujours préalablement structuré par des cadres et des opérateurs linguistiques.
Dés lors, les démonstrations de Gilles Deleuze ne bénéficient plus du même écho, car s’il est indiscutable, en effet, que tout signe linguistique est un mot d’ordre, deux objections s’imposent néanmoins: 1) que pourrait-il être d’autre? Ne faut-il pas un mot d’ordre, un fiat lux pour que « quelque chose » commence 2) N’est-ce pas finalement notre humanité même qui se dessine dans l’impossibilité radicale d’échapper au signe? Se pourrait-il, contre toute attente que l’humanité se caractérise non pas par la liberté mais par un déterminisme linguistique radical et sans échappatoire possible ("la loi de l’homme, dit Lacan, est la loi du langage »)? Ce que Gilles Deleuze nous présentait sous une forme arbitraire, contrainte et comminatoire ne se définirait-il pas en fin de compte davantage comme un plein, une exhaustivité, une efficience qui est notre et une positivité sans extériorité ? Pour qu’une pression, une influence ou une force soit appréhendée comme une limite, comme une contrainte encore faut-il qu’elle nous interdise des actes ou des territoires possibles, mais si ces actes ou ces territoires sont des leurres ou des fictions, en quoi le fait de nous les interdire serait-il une contrainte?
b) "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" - Wittgenstein
Ce que ces développements sur le rapport entre la notion même de commencement et de langage posent est un véritable problème: pouvons-vivre une expérience quelconque si nous n’avons pas les mots pour la dire, pour nous la dire à nous-mêmes? Une observation sur Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage, mérite d’être soulignée à cet égard. Trouvé sans langage, et, en un sens, sans voix (non seulement Victor avait une trace de blessure ancienne à la gorge, peut-être de celle qui ne voulait pas être sa mère, mais il ne proférait aucun son articulé, évidemment, il avait de quoi faire du bruit mais pas pour autant une « voix »), Victor a fini, grâce à l’instruction de Jean Itard, le médecin qui l’a recueilli, par acquérir l’usage de la langue, mais il n’a jamais évoqué les expériences qu’il avait faites avant qu’il le possédât. Si les sensations et les impressions que nous recevons le sont sans langage, elles ne sont pas réellement appréhendées comme le sont les réalités que nous vivons en tant que sujet de langue.
Victor aphasique a nécessairement et naturellement vécu « quelque chose » mais précisément, privé du langage, il ne détenait pas les moyens, les cadres susceptibles d’en faire pour lui « quelque chose ». Il l’ a vécu dans une inconscience et une aphasie complète. Et toute la question qui se pose à nous est celle de savoir si nous pouvons faire droit à ce fond obscur, confus, chaotique et ineffable de sensations multiples et informes, ou bien s’il faut nous résoudre à considérer que nous ne faisons jamais l’expérience de ce que nous sommes incapables de structurer linguistiquement, et que finalement Victor n’a rien vécu de ce qu’il a vécu sans langage parce qu’il n’était pas vraiment Victor (un sujet) parce qu’il n’y avait rien à vivre ((objet) et parce qu’il n’y a rien à en dire (énoncé)?
Il existe assurément dans l’opinion commune ce préjugé selon lequel nos mots ne font que traduire nos pensées. Nous éprouvons toujours l’impression que nos énoncés linguistiques tournent sans cesse autour de la chose que nous voulons dire sans y parvenir toujours, voire sans y parvenir jamais. Mais ce sentiment que nous partageons tous suffit-il à poser la nature non linguistique de cette chose, de ce « vouloir dire » autour duquel incessamment nous tournons? Est-ce parce que nous ne pouvons jamais l’exprimer entièrement ni la résorber dans une formule linguistique parfaite que cela prouve l’existence d’un « ineffable », d’un substrat indicible de la réalité « dite » pure? Emile Benveniste (1902 - 1976), linguiste français répond clairement « non » à cette question, dans la mesure où cette « chose à dire » ne se manifesterait pas à nous de cette façon si elle n’était pas déjà en quelque sorte préfigurée par de la langue. En d’autres termes, la progression même de ce mouvement par lequel nous nous efforçons de mieux exprimer ce que nous voulons dire n’est rien d’autre que le mouvement même par le biais duquel nous nous efforçons aussi de mieux la penser, de mieux la faire exister en tant qu’idée. Il n’y a pas une idée qui serait venue à nous comme une réalité non linguistique et que nous essayerions de traduire par du langage, il y a de la pensée linguistique qui vient déjà en tant que contenu linguistique et qui ne cesse de se préciser linguistiquement. Nous ne tentons pas de la traduire mieux, nous lui donnons toujours plus de réalité en nous efforçant de la confirmer dans ce qu’elle est toujours déjà: du langage.
« Assurément, le langage en tant qu’il est parlé, est employé à convoyer « ce que nous voulons dire ». Mais cela que nous appelons ainsi, « ce que nous voulons dire » ou « ce que nous avons dans l’esprit » ou « notre pensée » ou de quelque nom qu’on le désigne, est un contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon par des caractères d’intentionnalité ou comme structure psychique, etc. Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender. Or cette langue est configurée dans son ensemble et en tant que totalité. Elle est en outre organisée comme agencement de « signes » distincts et distinctifs, susceptibles eux-mêmes de se décomposer en unités complexes. Cette grande structure qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux, donne sa forme au contenu de pensée. Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans un certain ordre, etc. Bref ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela, il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique. C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la contourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens. »
a) Langage et commencement
Le langage ne constitue pas seulement une façon tout-à-fait spécifique d’être et d’être au monde (« le langage comme fait culturel par excellence » - Claude Lévi-Strauss), il apparaît qu’il est aussi une certaine façon de faire advenir le « monde ». Que l’univers soit un ensemble ordonné par des lois, c’est bien ce que désigne et signifie le terme grec de « Cosmos » , ce qui signifie qu’il y a du Logos (Raison) dans le Cosmos, mais c’est sur ce point que le double sens de logos (raison et langage) prend une dimension fondamentale: n’est-ce pas précisément parce que nous sommes dotés de logos, c’est-à-dire de langage, que la nature (Physis) s’impose comme Cosmos? Se pourrait-il que ce soit le Logos qui fasse advenir le Cosmos sur le fond d’un chaos originel?
Dans un premier temps, la réponse serait plutôt négative puisque l’univers pour les grecs n’est pas créé. C’est toujours sur le fond d’un Univers existant de toute Eternité que s’effectuent certaines transformations, certaines relations et certains évènements entre des éléments personnifiés par des Déesses et des Dieux, notamment Gaïa (terre) et Ouranos (ciel). Il faut attendre la Bible pour lire une cosmogonie posant la création:
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : Et Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux. » Dieu fit le firmament, il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament et les eaux qui sont au-dessus. Et ce fut ainsi. Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour. Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu crée donc la terre , mais il la crée d’abord comme un chaos sans forme, et pour l’ordonner, pour la transformer en « monde », il « dit », c’est-à-dire qu’il utile la parole articulée. L’acte de création est explicitement et systématiquement effectué dans et par l’acte de désignation, d’énonciation: « que la lumière soit » et « la lumière fut », comme si donner l’être ne pouvait faire qu’un avec « donner le nom ». Rien ne semble pourvoir « être » sans être nommé, distingué du chaos dans lequel il était potentiellement contenu, mais actuellement abstrait. Mais alors d’où vient ce langage dont Dieu se sert pour créer? Si l’Eternel utilise le langage pour la création, cela signifierait-il que le langage est antérieur à la création? Que Dieu l’aurait trouvé là avant?
L’Evangile selon Jean a le mérite d’éclairer totalement cette ambiguïté en assimilant la parole divine à la parole tout court:
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »
Dieu ne pourrait commander « que la lumière soit » si la formulation de l’ordre de la lumière n’existait pas avant que la lumière physique n’apparaisse. C’est comme une corrélation incontournable sur laquelle il n’est pas jusqu’au discours mythologique qui ne puisse buter. Cette activité absolument première de la pensée humaine qui est la seule à pouvoir se déployer avec une telle absence de contrainte à l’égard de toute pesée du réel, puisque le propre du mythe consiste non pas à observer ou à constater la réalité mais à lui donner une origine première, sans le moindre souci de rationalité ni d’explication plausible, ne peut pas éluder la référence au langage. Rien ne saurait venir au monde sans être venu du signe, tout simplement parce que l’idée même de « monde » (cosmos: ordre), dans tout ce qui la distingue du chaos (désordre) présuppose du logos, c’est-à-dire du langage. Ce n’est pas tant que rien ne saurait exister sans langage, c’est plutôt que cette masse informe qui existerait sans lui ne saurait en aucune façon être défini ni même perçu comme « chose » ou comme « monde ». Avec cette parole qui est Dieu, ce qui commence, ce n’est pas l’ « il y a » informe de ce qui est, c’est justement qu’un monde prenne forme. Surgit du désignable, du définissable, du dicible, mais, pour cela, il faut qu’il y ait avant du « dire », et en un sens, c’est cela Dieu. Qu’un mode de narration aussi premier, aussi originel, libre et aussi fondamentalement illogique que le mythe ne puisse passer outre ce principe de la primarité absolue du langage en dit assez long sur la nature fondamentale et rigoureusement contraignante de cette instance. Nous comprenons mieux ainsi l’avertissement de Roland Barthes: « le langage est sans extérieur ». Il est un « plein » sans bordure extérieure.
A la lumière de cette assimilation de la notion même de commencement à celle de langage, il apparaît qu’on ne peut pas penser sans langage si l’on considère qu’il n’y a rien à penser: aucun contenu, aucune chose, aucun monde, aucune image, idée ou sensation à penser si le langage ne l’a pas préalablement constitué comme « objet ». Pour penser, encore faut-il que quelque chose soit et rien ne saurait être pensable sans être d’abord posé, défini, pointé, distingué, « ob-jeté » (étymologie d’objet: ob jacere, jeter devant).
Le « Fiat lux » de la genèse est un peu comme le point de départ d’un raisonnement en mathématique: soit x. Ici, c’est « soit le monde! » peut-on totalement se rallier à cette conception dont on retrouve finalement l’illustration la plus évidente dans la création de l’homme au plafond de la chapelle Sixtine par Michel Ange? L’Eternel pointe vers Adam le doigt de la désignation, comme si le premier homme était originellement le fruit d’un « vouloir dire » divin. « Sois Adam, Adam! » Ce qui plaide en faveur de cette dimension structurellement performative du langage, c’est que nous ne voyons pas comment nous pourrions ne serait-ce que pointer une réalité antérieure au langage sans en faire « signe », c’est-à-dire langage précisément. Quelle que soit la forme que pourrait prendre l’ébauche d’une réalité non linguistique, il semble impossible qu’elle puisse se manifester à nous sans être perçue ou conçue dans un champ toujours préalablement structuré par des cadres et des opérateurs linguistiques.
Dés lors, les démonstrations de Gilles Deleuze ne bénéficient plus du même écho, car s’il est indiscutable, en effet, que tout signe linguistique est un mot d’ordre, deux objections s’imposent néanmoins: 1) que pourrait-il être d’autre? Ne faut-il pas un mot d’ordre, un fiat lux pour que « quelque chose » commence 2) N’est-ce pas finalement notre humanité même qui se dessine dans l’impossibilité radicale d’échapper au signe? Se pourrait-il, contre toute attente que l’humanité se caractérise non pas par la liberté mais par un déterminisme linguistique radical et sans échappatoire possible ("la loi de l’homme, dit Lacan, est la loi du langage »)? Ce que Gilles Deleuze nous présentait sous une forme arbitraire, contrainte et comminatoire ne se définirait-il pas en fin de compte davantage comme un plein, une exhaustivité, une efficience qui est notre et une positivité sans extériorité ? Pour qu’une pression, une influence ou une force soit appréhendée comme une limite, comme une contrainte encore faut-il qu’elle nous interdise des actes ou des territoires possibles, mais si ces actes ou ces territoires sont des leurres ou des fictions, en quoi le fait de nous les interdire serait-il une contrainte?
b) "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" - Wittgenstein
Ce que ces développements sur le rapport entre la notion même de commencement et de langage posent est un véritable problème: pouvons-vivre une expérience quelconque si nous n’avons pas les mots pour la dire, pour nous la dire à nous-mêmes? Une observation sur Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage, mérite d’être soulignée à cet égard. Trouvé sans langage, et, en un sens, sans voix (non seulement Victor avait une trace de blessure ancienne à la gorge, peut-être de celle qui ne voulait pas être sa mère, mais il ne proférait aucun son articulé, évidemment, il avait de quoi faire du bruit mais pas pour autant une « voix »), Victor a fini, grâce à l’instruction de Jean Itard, le médecin qui l’a recueilli, par acquérir l’usage de la langue, mais il n’a jamais évoqué les expériences qu’il avait faites avant qu’il le possédât. Si les sensations et les impressions que nous recevons le sont sans langage, elles ne sont pas réellement appréhendées comme le sont les réalités que nous vivons en tant que sujet de langue.
Victor aphasique a nécessairement et naturellement vécu « quelque chose » mais précisément, privé du langage, il ne détenait pas les moyens, les cadres susceptibles d’en faire pour lui « quelque chose ». Il l’ a vécu dans une inconscience et une aphasie complète. Et toute la question qui se pose à nous est celle de savoir si nous pouvons faire droit à ce fond obscur, confus, chaotique et ineffable de sensations multiples et informes, ou bien s’il faut nous résoudre à considérer que nous ne faisons jamais l’expérience de ce que nous sommes incapables de structurer linguistiquement, et que finalement Victor n’a rien vécu de ce qu’il a vécu sans langage parce qu’il n’était pas vraiment Victor (un sujet) parce qu’il n’y avait rien à vivre ((objet) et parce qu’il n’y a rien à en dire (énoncé)?
Il existe assurément dans l’opinion commune ce préjugé selon lequel nos mots ne font que traduire nos pensées. Nous éprouvons toujours l’impression que nos énoncés linguistiques tournent sans cesse autour de la chose que nous voulons dire sans y parvenir toujours, voire sans y parvenir jamais. Mais ce sentiment que nous partageons tous suffit-il à poser la nature non linguistique de cette chose, de ce « vouloir dire » autour duquel incessamment nous tournons? Est-ce parce que nous ne pouvons jamais l’exprimer entièrement ni la résorber dans une formule linguistique parfaite que cela prouve l’existence d’un « ineffable », d’un substrat indicible de la réalité « dite » pure? Emile Benveniste (1902 - 1976), linguiste français répond clairement « non » à cette question, dans la mesure où cette « chose à dire » ne se manifesterait pas à nous de cette façon si elle n’était pas déjà en quelque sorte préfigurée par de la langue. En d’autres termes, la progression même de ce mouvement par lequel nous nous efforçons de mieux exprimer ce que nous voulons dire n’est rien d’autre que le mouvement même par le biais duquel nous nous efforçons aussi de mieux la penser, de mieux la faire exister en tant qu’idée. Il n’y a pas une idée qui serait venue à nous comme une réalité non linguistique et que nous essayerions de traduire par du langage, il y a de la pensée linguistique qui vient déjà en tant que contenu linguistique et qui ne cesse de se préciser linguistiquement. Nous ne tentons pas de la traduire mieux, nous lui donnons toujours plus de réalité en nous efforçant de la confirmer dans ce qu’elle est toujours déjà: du langage.
« Assurément, le langage en tant qu’il est parlé, est employé à convoyer « ce que nous voulons dire ». Mais cela que nous appelons ainsi, « ce que nous voulons dire » ou « ce que nous avons dans l’esprit » ou « notre pensée » ou de quelque nom qu’on le désigne, est un contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon par des caractères d’intentionnalité ou comme structure psychique, etc. Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender. Or cette langue est configurée dans son ensemble et en tant que totalité. Elle est en outre organisée comme agencement de « signes » distincts et distinctifs, susceptibles eux-mêmes de se décomposer en unités complexes. Cette grande structure qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux, donne sa forme au contenu de pensée. Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans un certain ordre, etc. Bref ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela, il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique. C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la contourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens. »
Emettre un énoncé linguistique, c’est « vouloir dire » quelque chose: une idée, un sentiment, un désir, une constatation, etc. Nous pourrions exprimer ce contenu de façons différentes, mais nous allons en choisir une. Néanmoins il y a d’emblée une différence entre ce que nous allons tenter d’exprimer et qui sera perçu par nous comme unique et les façons dont ce contenu peut se dire. Parfois, quand nous éprouvons des difficultés à formuler clairement ce contenu, nous nous laissons aller à dire la chose suivante: « c’est clair pour moi mais je n’arrive pas à le dire correctement ». Nous pourrions reprendre les termes même d’André Martinet: « L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. »
Nous essayons de rendre compte d’une pensée ou d’un sentiment incommunicable par des unités de faible spécificité: quelque chose de la formulation semble donc se heurter à une sorte d’impossibilité structurelle et paradoxalement peut-être nécessaire, comme une tâche dont l’inaccessibilité même décrit comme une direction, un « avoir-à-faire » mais toute la question qui se pose ici est celle de savoir si cet incommunicable est de la pensée sans langage ? Cette expérience incommunicable, puis-je la penser dans cette incommunicabilité même? Puis-je affirmer cette modalité d’appropriation qu’est la pensée à l’égard de ce contenu incommunicable, sans qu’elle active nécessairement la double articulation, par exemple, ou des déplacements, des recoupements qui sont autant d’opérations linguistiques?
Toute formulation d’un « vouloir dire » semble nécessairement supposer une marge d’échec, comme si tenter de formuler exactement ce que nous avons l’intention de communiquer, fût-ce à nous-même, devait constamment se concevoir comme une tâche dont il est sous-entendu que nous n’en viendrons jamais « à bout ». Il existerait toujours un reliquat de « non-dicible » dans le dit. Dire ce que je veux dire, c’est bien ce que je fais, étant entendu qu’on ne peut pas vraiment ou totalement le faire (peut-être d’ailleurs pouvions nous situer ici le sens profond du phatème: « j’veux dire ». Nous sommes effectivement tenter de l’utiliser constamment dans la mesure où aussi loin que nous allions dans cette tentative, nous ne sortirons jamais du coup d’essai, du « j’veux dire ». Ce qui est dit est dit, mais ce qui est dit n’est jamais exactement ce que je veux dire. Ce n’est pas que nous parlions pour ne rien dire, c’est plutôt que nous parlons pour toujours essayer de coller du mieux possible à ce que nous voulons dire sans y parvenir vraiment.
Que dire de ce reliquat de non dicible dans le dit? Y-a-t-il de l’ineffable, c’est-à-dire de l’inexprimable? Et si oui quelle place devons-nous faire à cet ineffable? Faut-il le sacraliser, l’idéaliser, le concevoir un peu comme « le Graal » dont les mots seraient comme les chevaliers de la table ronde? Ou au contraire, le réduire, le discréditer comme un reliquat inhérent au dire mais inaccessible et donc finalement inintéressant? C’est probablement le sens profond de cette affirmation fameuse du philosophe autrichien Wittgenstein: « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Cette position s’appuie entièrement sur la notion de sens. Tout ce qui est énoncé est nécessairement sensé. Les limites de l’exprimable sont exactement les mêmes que celle du sensé. Ce que l’on ne peut pas dire est insensé, ne serait-ce que parce que s’il en avait, nous pourrions le dire. Si nous ne pouvons pas l’exprimer, c’est bien qu’il y a une raison et cette raison, c’est l’absence de sens de l’indicible. Il est donc totalement vain de se laisser tracasser par cette préoccupation qui est complètement vide et sans fondement. Concentrons-nous plutôt à formuler ce qui peut l’être plutôt qu’à nous entêter sur ce faux graal. Il y a bel et bien du non dicible, de l’absurde, du non pensable mais en tant que cet impensable est insensé, on ne voit vraiment pas pourquoi il faudrait perdre son temps à donner du sens à ce qui ne peut en avoir. La position de Wittgenstein n’est pas du tout Nietzschéenne et encore moins poétique ou artistique. Elle résiderait plutôt dans une sorte de bon sens scientifique. L’idée selon laquelle l’art exprimerait précisément cet ineffable que le langage échoue à formuler lui semble fumeuse et surtout vide, caduque.
Une autre phrase célèbre de Ludwig Wittgenstein exprime parfaitement cette conception: « Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions pas le comprendre. » Ce qu’il nous dirait décrirait une expérience totalement privée de sens, pour nous. Même s’il pouvait « traduire » ce qu’il vit avec nos mots, il ne pourrait transcrire ce sens où se dit une certaine modalité de vie différente de la notre. Cette expérience du lion ferait signe d’un sens tellement autre que celui que notre langage construit par ses énoncés qu’il serait incompréhensible, absurde.
La thèse défendue par Benveniste est à bien des égards la même que celle de Wittgenstein. Il existe bien un « mouvement », une volition, un élan psychique qui déclenche le travail de formulation, mais le langage lui donne forme, de telle sorte que ce « mouvement, en lui-même indéfinissable et non représentable commence à devenir quelque chose pensable dés lors qu’il est formulé, revêtu de mots, mêmes hésitants. Il n’est pas pensable avant d’être formulable, exprimable. Ce qu’il a de non exprimable, c’est exactement ce qui fait de lui qu’il n’’est pas repérable par une pensée, pour une pensée. Il n’y a rien à en dire parce que ce n’est qu’un flux vague et surtout sans forme. Au sens propre nous pourrions dire que ce n’est pas « distinct ». C’est un peu comme du vent. Il est très important de pointer ce vouloir dire pur comme « un flux dynamique ». C’est inanalysable, indécomposable, incompréhensible.
Si nous prêtons attention aux détails de la démonstration d’Emile Benveniste, nous réalisons qu’elle s’appuie sur deux arguments:
Le « vouloir-dire » qui n’est pas encore dit est un contenu sans forme. C’est bien un mouvement de pensée mais confus et indifférenciable. Dés lors, le rapport entre ce contenu et la forme linguistique qui en un sens va lui donner réellement vie est posé, il est fondamental, nécessaire. Ce contenu n’est rien tant qu’on ne lui donne pas cette forme linguistique qui le rendra distinct, effectif, reconnaissable. Avant d’être exprimé, ce n’est même pas une « chose ». C’est, mais on ne saurait dire en tant que quoi. Accorder à ce moment, à ce stade durant lequel le "vouloir dire » n’est pas encore dit une importance et surtout un être originel, fondamental et authentique est absolument absurde dans la mesure où il ne s’agit en réalité que d’un mouvement imparfait, inachevé. Ce n’est même pas de la pensée embryonnaire, c’est pourrait-on dire l’idée prématurée, c’est une idée qui n’est pas parvenue à maturité et à laquelle étrangement on prêterait un statut supérieur à l’idée. Toute pensée (comme celle de Bergson) qui donne à l’ineffable une valeur supérieure à celle de l’idée exprimée par les mots est pour Benveniste une pensée qui se trompe totalement sur la nature des idées lesquelles consiste fondamentalement et exclusivement dans leur expression linguistique. Toutefois, cette expression n’arrive pas à maturation tout de suite. Bergson voit une différence de nature là où il n’y a en réalité qu’une différence de stade de maturation. Entre le vouloir dire et le dit, il y a juste un travail de formulation qui doit suivre son cours, tandis que selon Bergson, le vouloir dire perd sa force et son authenticité à être dit. Hegel formule parfaitement le fond de l’argumentation de Benveniste et finalement de tous les philosophes pour lesquels il n’y pas de pensée sans langage:
"L'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses."
Encyclopédie, III, Philosophie et l'esprit, § 462, 1895 - Hegel
Nous essayons de rendre compte d’une pensée ou d’un sentiment incommunicable par des unités de faible spécificité: quelque chose de la formulation semble donc se heurter à une sorte d’impossibilité structurelle et paradoxalement peut-être nécessaire, comme une tâche dont l’inaccessibilité même décrit comme une direction, un « avoir-à-faire » mais toute la question qui se pose ici est celle de savoir si cet incommunicable est de la pensée sans langage ? Cette expérience incommunicable, puis-je la penser dans cette incommunicabilité même? Puis-je affirmer cette modalité d’appropriation qu’est la pensée à l’égard de ce contenu incommunicable, sans qu’elle active nécessairement la double articulation, par exemple, ou des déplacements, des recoupements qui sont autant d’opérations linguistiques?
Toute formulation d’un « vouloir dire » semble nécessairement supposer une marge d’échec, comme si tenter de formuler exactement ce que nous avons l’intention de communiquer, fût-ce à nous-même, devait constamment se concevoir comme une tâche dont il est sous-entendu que nous n’en viendrons jamais « à bout ». Il existerait toujours un reliquat de « non-dicible » dans le dit. Dire ce que je veux dire, c’est bien ce que je fais, étant entendu qu’on ne peut pas vraiment ou totalement le faire (peut-être d’ailleurs pouvions nous situer ici le sens profond du phatème: « j’veux dire ». Nous sommes effectivement tenter de l’utiliser constamment dans la mesure où aussi loin que nous allions dans cette tentative, nous ne sortirons jamais du coup d’essai, du « j’veux dire ». Ce qui est dit est dit, mais ce qui est dit n’est jamais exactement ce que je veux dire. Ce n’est pas que nous parlions pour ne rien dire, c’est plutôt que nous parlons pour toujours essayer de coller du mieux possible à ce que nous voulons dire sans y parvenir vraiment.
Que dire de ce reliquat de non dicible dans le dit? Y-a-t-il de l’ineffable, c’est-à-dire de l’inexprimable? Et si oui quelle place devons-nous faire à cet ineffable? Faut-il le sacraliser, l’idéaliser, le concevoir un peu comme « le Graal » dont les mots seraient comme les chevaliers de la table ronde? Ou au contraire, le réduire, le discréditer comme un reliquat inhérent au dire mais inaccessible et donc finalement inintéressant? C’est probablement le sens profond de cette affirmation fameuse du philosophe autrichien Wittgenstein: « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Cette position s’appuie entièrement sur la notion de sens. Tout ce qui est énoncé est nécessairement sensé. Les limites de l’exprimable sont exactement les mêmes que celle du sensé. Ce que l’on ne peut pas dire est insensé, ne serait-ce que parce que s’il en avait, nous pourrions le dire. Si nous ne pouvons pas l’exprimer, c’est bien qu’il y a une raison et cette raison, c’est l’absence de sens de l’indicible. Il est donc totalement vain de se laisser tracasser par cette préoccupation qui est complètement vide et sans fondement. Concentrons-nous plutôt à formuler ce qui peut l’être plutôt qu’à nous entêter sur ce faux graal. Il y a bel et bien du non dicible, de l’absurde, du non pensable mais en tant que cet impensable est insensé, on ne voit vraiment pas pourquoi il faudrait perdre son temps à donner du sens à ce qui ne peut en avoir. La position de Wittgenstein n’est pas du tout Nietzschéenne et encore moins poétique ou artistique. Elle résiderait plutôt dans une sorte de bon sens scientifique. L’idée selon laquelle l’art exprimerait précisément cet ineffable que le langage échoue à formuler lui semble fumeuse et surtout vide, caduque.
Une autre phrase célèbre de Ludwig Wittgenstein exprime parfaitement cette conception: « Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions pas le comprendre. » Ce qu’il nous dirait décrirait une expérience totalement privée de sens, pour nous. Même s’il pouvait « traduire » ce qu’il vit avec nos mots, il ne pourrait transcrire ce sens où se dit une certaine modalité de vie différente de la notre. Cette expérience du lion ferait signe d’un sens tellement autre que celui que notre langage construit par ses énoncés qu’il serait incompréhensible, absurde.
La thèse défendue par Benveniste est à bien des égards la même que celle de Wittgenstein. Il existe bien un « mouvement », une volition, un élan psychique qui déclenche le travail de formulation, mais le langage lui donne forme, de telle sorte que ce « mouvement, en lui-même indéfinissable et non représentable commence à devenir quelque chose pensable dés lors qu’il est formulé, revêtu de mots, mêmes hésitants. Il n’est pas pensable avant d’être formulable, exprimable. Ce qu’il a de non exprimable, c’est exactement ce qui fait de lui qu’il n’’est pas repérable par une pensée, pour une pensée. Il n’y a rien à en dire parce que ce n’est qu’un flux vague et surtout sans forme. Au sens propre nous pourrions dire que ce n’est pas « distinct ». C’est un peu comme du vent. Il est très important de pointer ce vouloir dire pur comme « un flux dynamique ». C’est inanalysable, indécomposable, incompréhensible.
Si nous prêtons attention aux détails de la démonstration d’Emile Benveniste, nous réalisons qu’elle s’appuie sur deux arguments:
Le « vouloir-dire » qui n’est pas encore dit est un contenu sans forme. C’est bien un mouvement de pensée mais confus et indifférenciable. Dés lors, le rapport entre ce contenu et la forme linguistique qui en un sens va lui donner réellement vie est posé, il est fondamental, nécessaire. Ce contenu n’est rien tant qu’on ne lui donne pas cette forme linguistique qui le rendra distinct, effectif, reconnaissable. Avant d’être exprimé, ce n’est même pas une « chose ». C’est, mais on ne saurait dire en tant que quoi. Accorder à ce moment, à ce stade durant lequel le "vouloir dire » n’est pas encore dit une importance et surtout un être originel, fondamental et authentique est absolument absurde dans la mesure où il ne s’agit en réalité que d’un mouvement imparfait, inachevé. Ce n’est même pas de la pensée embryonnaire, c’est pourrait-on dire l’idée prématurée, c’est une idée qui n’est pas parvenue à maturité et à laquelle étrangement on prêterait un statut supérieur à l’idée. Toute pensée (comme celle de Bergson) qui donne à l’ineffable une valeur supérieure à celle de l’idée exprimée par les mots est pour Benveniste une pensée qui se trompe totalement sur la nature des idées lesquelles consiste fondamentalement et exclusivement dans leur expression linguistique. Toutefois, cette expression n’arrive pas à maturation tout de suite. Bergson voit une différence de nature là où il n’y a en réalité qu’une différence de stade de maturation. Entre le vouloir dire et le dit, il y a juste un travail de formulation qui doit suivre son cours, tandis que selon Bergson, le vouloir dire perd sa force et son authenticité à être dit. Hegel formule parfaitement le fond de l’argumentation de Benveniste et finalement de tous les philosophes pour lesquels il n’y pas de pensée sans langage:
"L'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses."
Encyclopédie, III, Philosophie et l'esprit, § 462, 1895 - Hegel
Le deuxième argument d’Emile Benveniste est celui de la structure de la langue, laquelle est un système clos sur lui-même où ne s’activent que des différences entre des termes qui n’ont aucune positivité, aucun contenu. La langue n’a pas de « chair », pas de relation directe avec la réalité brute. Elle est juste un ensemble de symboles dans lequel fonctionnent des relations entre des signifiants. Ces derniers sont reliés à des concepts (signifié) de telle sorte que penser s’effectue dans le cadre purement formel de cette abstraction. Ce qui va nous permettre de nous retrouver dans un monde sensible, physique et concret est précisément ce système abstrait, formel et intellectuel. Donc c’est précisément parce que ce « vouloir-dire » à son stade embryonnaire est juste un contenu sur lequel la systématique des signes n’a pas opéré son travail de reconnaissance, de distinction et de systématisation que ce contenu n’est à proprement parler « rien ». Il est en tant que tel inanalysable tant qu’il n’est pas structuré par la langue.
Le plus grand enjeu de ce passage est finalement de définir ce que penser « est ». Or Benveniste recourt à plusieurs reprises à la distinction entre le contenu et la forme. Il y a bien un contenu de pensée qui n’est pas du langage: volition obscure, impulsion, intentionnalité, etc. Mais ce contenu sans forme n’est rien, en tout cas n’est en aucune façon l’expérience d’une vérité plus haute qui serait trop pure ou trop extatique pour être transcrite par des mots. Finalement, l’opposition entre les linguistes et les philosophes opposés à l’ineffable comme Hegel, Wittgenstein ou Merleau-Ponty d’une part et les défenseurs de l’ineffable comme Plotin, Henri Bergson, Gilles Deleuze d’autre part ne se situe pas du tout dans l’existence d’un contenu de pensée pur, puisque tous s’accordent sur cette existence mais c’est plutôt sur le statut qu’il convient de donner à ce contenu, est-ce une « pensée »? Non Pour Hegel, c’est l’avorton d’une pensée, de la pensée non encore advenue. Cet ineffable, c’est de la pensée linguistique en train de se faire et c’est finalement déjà avec des mots qu’elle se cherche, de telle sorte que jamais ce contenu en attente de devenir une pensée ne constitue « une » pensée. Son obscurité et sa confusion ne sont pas le signe d’une supériorité quelconque ou d’un accomplissement mais au contraire d’un inachèvement, d’un inaccomplissement.
Mais d’où vient cette croyance, ce mythe de l’ineffable? Selon Merleau-Ponty, cette illusion vient simplement du mouvement d’extériorisation de toute formulation. Lorsque nous disons quelque chose, nous exprimons un sentiment intérieur une volonté qui nous semble venir de nous-mêmes, comme si les mots n’étaient que le moyen d’exprimer extérieurement une volonté ou un sentiment intérieur non formulé, non formulable en soi. Mais en réalité, ce mouvement d’expression par le biais duquel nous émettons une parole ou rédigeons un graphème est précédé par un autre qui est déjà formulé et qui se situe entre soi et soi-même. Toute pensée est toujours d’abord le discours que l’on s’adresse à soi-même avec des mots qui simplement de sont pas extériorisés dans une parole sonore ou une phrase écrite. C’est toujours dans les cadres linguistiques et avec des mots déjà existants que nous nous exprimons à nous-mêmes des volontés ou des pensées.
Mais alors comment expliquer que nous disions parfois de nouvelles idées? La nouvelle pensée n’est rien de moins qu’une nouvelle combinaison de monèmes déjà existants, eux-mêmes constitués par des associations de phonèmes qui sont toujours déjà les unités a-signifiantes de la langue. Il n’est pas de vague qui ne soit finalement le produit nouveau du brassage de toutes les anciennes particules d’eau qui font l’océan et de même aucune idée nouvelle n’est autre chose qu’une combinaison inédite d’éléments anciens, déjà connus. C’est cela « penser » et par conséquent rien n’est plus illusoire que de croire que l’on pourrait penser sans mots.
« La pensée n’est rien d’«intérieur», elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément. »
Maurice Merleau-Ponty
Le plus grand enjeu de ce passage est finalement de définir ce que penser « est ». Or Benveniste recourt à plusieurs reprises à la distinction entre le contenu et la forme. Il y a bien un contenu de pensée qui n’est pas du langage: volition obscure, impulsion, intentionnalité, etc. Mais ce contenu sans forme n’est rien, en tout cas n’est en aucune façon l’expérience d’une vérité plus haute qui serait trop pure ou trop extatique pour être transcrite par des mots. Finalement, l’opposition entre les linguistes et les philosophes opposés à l’ineffable comme Hegel, Wittgenstein ou Merleau-Ponty d’une part et les défenseurs de l’ineffable comme Plotin, Henri Bergson, Gilles Deleuze d’autre part ne se situe pas du tout dans l’existence d’un contenu de pensée pur, puisque tous s’accordent sur cette existence mais c’est plutôt sur le statut qu’il convient de donner à ce contenu, est-ce une « pensée »? Non Pour Hegel, c’est l’avorton d’une pensée, de la pensée non encore advenue. Cet ineffable, c’est de la pensée linguistique en train de se faire et c’est finalement déjà avec des mots qu’elle se cherche, de telle sorte que jamais ce contenu en attente de devenir une pensée ne constitue « une » pensée. Son obscurité et sa confusion ne sont pas le signe d’une supériorité quelconque ou d’un accomplissement mais au contraire d’un inachèvement, d’un inaccomplissement.
Mais d’où vient cette croyance, ce mythe de l’ineffable? Selon Merleau-Ponty, cette illusion vient simplement du mouvement d’extériorisation de toute formulation. Lorsque nous disons quelque chose, nous exprimons un sentiment intérieur une volonté qui nous semble venir de nous-mêmes, comme si les mots n’étaient que le moyen d’exprimer extérieurement une volonté ou un sentiment intérieur non formulé, non formulable en soi. Mais en réalité, ce mouvement d’expression par le biais duquel nous émettons une parole ou rédigeons un graphème est précédé par un autre qui est déjà formulé et qui se situe entre soi et soi-même. Toute pensée est toujours d’abord le discours que l’on s’adresse à soi-même avec des mots qui simplement de sont pas extériorisés dans une parole sonore ou une phrase écrite. C’est toujours dans les cadres linguistiques et avec des mots déjà existants que nous nous exprimons à nous-mêmes des volontés ou des pensées.
Mais alors comment expliquer que nous disions parfois de nouvelles idées? La nouvelle pensée n’est rien de moins qu’une nouvelle combinaison de monèmes déjà existants, eux-mêmes constitués par des associations de phonèmes qui sont toujours déjà les unités a-signifiantes de la langue. Il n’est pas de vague qui ne soit finalement le produit nouveau du brassage de toutes les anciennes particules d’eau qui font l’océan et de même aucune idée nouvelle n’est autre chose qu’une combinaison inédite d’éléments anciens, déjà connus. C’est cela « penser » et par conséquent rien n’est plus illusoire que de croire que l’on pourrait penser sans mots.
« La pensée n’est rien d’«intérieur», elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément. »
Maurice Merleau-Ponty
Maurice Merleau-Ponty n’oppose pas tant le « vouloir dire » et le dit que la pensée intérieure d’un côté et la parole et l’écriture, de l’autre. L’impression que nous avons d’une pensée intérieure et ineffable vient simplement de ce que nos pensées ne franchissent pas nécessairement le seuil de l’expression orale ou écrite. On pourrait parler de matérialisation ou de concrétisation. Mais le fait que ces pensées ne s’effectuent pas physiquement dans une manifestation sonore ou graphique ne veut pas dire qu’elles ne sont pas déjà des mots. Le mouvement par lequel une pensée « nous vient » n’est pas celui d’une traduction entre du non-formulable et du formulé, entre de l’ineffable et de la langue, mais plutôt celui d’une pensée linguistique qui se cherche linguistiquement. C’est toujours avec des mots qu’une pensée se cherche et finit par se formuler par la langue. Nous nous parlons à nous-mêmes avant de parler à l’autre ou de manifester extérieurement notre pensée et cette parole intérieure est déjà de la pensée. « La pensée, comme le disait déjà Platon, est le dialogue entre l’âme et elle-même. » et ce dialogue est tissé de mots. « Cette vie intérieure est un langage intérieur » dit Maurice Merleau-Ponty, ce qui signifie, en un sens, que l’intériorité est un mythe. Elle n’est à proprement parler « rien »: « vide de la conscience, voeu instantané » dit l’auteur. Toute pensée suppose un acte de réflexion et cette réflexion induit un rapport à soi, un discours. Cela signifie que l’impression n’est connue par le sujet qui la ressent en tant qu’impression qu’à partir du moment où il se l’exprime à lui-même. Une impression n’est pas de la pensée. Elle ne devient impression sue, ressentie, connue qu’à partir de l’instant où elle est exprimée par le sujet à lui-même et c’est seulement dans un second temps qu’elle peut être dite ou écrite, mais elle peut parfaitement aussi ne pas l’être, cela n’empêchera pas qu’elle sera déjà expression donc langage.
Le fond de la question concerne finalement l’impression. Le sujet éprouve de la chaleur. Mais qu’est-ce que cela veut dire: « avoir chaud »? Qu’une sensation soit ressentie n’implique-t-il pas d’abord nécessairement que cette sensation soit délimitée, identifiée et donc extraite d’une masse confuse d’autres sensations tout aussi présentes à cet instant? Et comment pourrait-elle l’être si le sujet ne possédait pas déjà une faculté de distinction des sensations qui ne peut se concevoir sans cette faculté d’opérer des distinctions entre des signifiants? Qu’il y ait de la chaleur dans le corps est en un sens faux avant que cette chaleur soit repérée, c’est-à-dire distinguée de tout un flux de sensations qui s’effectuent aussi sur ce corps dans l’instant même de cette chaleur. Aucune langue ne peut rendre compte de ce chaos de sensations mêlées les unes aux autres dans une instantanéité indistincte. La chaleur n’est pas exprimable autrement qu’en tant que signe linguistique parce qu’en tant que pur impact physique, en tant que réchauffement d’un organisme exposé au soleil, elle n’est pas isolable de tous les éléments qui s’interpénètrent pour constituer la trame sensitive de cet instant. Je ne peux avoir chaud sans avoir perçu la chaleur et je ne peux la percevoir sans la distinguer, ce qui induit que c’est déjà en tant que sujet linguistique que j’ai chaud non pas que le pur impact de la chaleur ne se soit pas effectué avant que je l’identifie; simplement quand il s’est effectué physiquement, il n’était pas isolable, identifiable, découpable. Si avoir chaud c’est éprouver UNE sensation, il est impossible d’avoir chaud sans être un sujet linguistique. Mais on objectera que les animaux qui n’ont pas de langage ont sûrement chaud aussi. Merleau-Ponty, répondrait probablement que la chaleur fait sans aucun doute partie de la trame sensitive de toutes les impressions qu’ils éprouvent en cet instant, mais que ce flux d’impressions ne saurait seulement être rendu par l’énoncé: avoir chaud et qu’à ce titre, il est purement impossible de dire qu’ils ressentent de la chaleur. Une impression, en tant qu’elle est « Une », ne saurait être appréhendée sans être distinguée, différenciée et elle ne saurait l’être sans être « estampillée » par un signe, par quoi elle n’est pensée qu’en tant qu’elle est dite exprimée, même à soi-même.
Le fond de la question concerne finalement l’impression. Le sujet éprouve de la chaleur. Mais qu’est-ce que cela veut dire: « avoir chaud »? Qu’une sensation soit ressentie n’implique-t-il pas d’abord nécessairement que cette sensation soit délimitée, identifiée et donc extraite d’une masse confuse d’autres sensations tout aussi présentes à cet instant? Et comment pourrait-elle l’être si le sujet ne possédait pas déjà une faculté de distinction des sensations qui ne peut se concevoir sans cette faculté d’opérer des distinctions entre des signifiants? Qu’il y ait de la chaleur dans le corps est en un sens faux avant que cette chaleur soit repérée, c’est-à-dire distinguée de tout un flux de sensations qui s’effectuent aussi sur ce corps dans l’instant même de cette chaleur. Aucune langue ne peut rendre compte de ce chaos de sensations mêlées les unes aux autres dans une instantanéité indistincte. La chaleur n’est pas exprimable autrement qu’en tant que signe linguistique parce qu’en tant que pur impact physique, en tant que réchauffement d’un organisme exposé au soleil, elle n’est pas isolable de tous les éléments qui s’interpénètrent pour constituer la trame sensitive de cet instant. Je ne peux avoir chaud sans avoir perçu la chaleur et je ne peux la percevoir sans la distinguer, ce qui induit que c’est déjà en tant que sujet linguistique que j’ai chaud non pas que le pur impact de la chaleur ne se soit pas effectué avant que je l’identifie; simplement quand il s’est effectué physiquement, il n’était pas isolable, identifiable, découpable. Si avoir chaud c’est éprouver UNE sensation, il est impossible d’avoir chaud sans être un sujet linguistique. Mais on objectera que les animaux qui n’ont pas de langage ont sûrement chaud aussi. Merleau-Ponty, répondrait probablement que la chaleur fait sans aucun doute partie de la trame sensitive de toutes les impressions qu’ils éprouvent en cet instant, mais que ce flux d’impressions ne saurait seulement être rendu par l’énoncé: avoir chaud et qu’à ce titre, il est purement impossible de dire qu’ils ressentent de la chaleur. Une impression, en tant qu’elle est « Une », ne saurait être appréhendée sans être distinguée, différenciée et elle ne saurait l’être sans être « estampillée » par un signe, par quoi elle n’est pensée qu’en tant qu’elle est dite exprimée, même à soi-même.
c) « La pensée demeure incommensurable avec le langage » - Henri Bergson
« Le moi touche au monde extérieur par sa surface et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Henri Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience
Nous sommes sans cesse en contact avec le monde extérieur et ce contact se fait par la sensation. Notre corps reçoit ainsi physiquement des « informations » ou plus précisément des stimulations dont l’origine est le choc tactile, visuel, olfactif, sonore, gustatif de telle ou telle « chose ». C’est ainsi que nous nous faisons une représentation de ces choses à partir de ces empreintes qu’elles imposent par contact direct à notre « moi », en l’occurence notre corps. La théorie associationniste dont John Stuart Mill (1806 - 1873) fut l’auteur officiel reprenant de nombreuses idées de David Hume (1711 - 1776) affirme que c’est par ces sensations auxquelles nous associons des termes par continuité que finalement nous concevons des idées. Nous n’avons d’idées que que parce que nous avons des sensations et les mots que nous relions à ces sensations nous permettent de penser. Si, par exemple nous émettons la pensée qu’il fait froid l’hiver c’est parce que par expérience nous avons associés la sensation du froid avec le mot hiver. Les associationnistes ou, pour le dire autrement, les empiristes ne seraient pas d’accord avec Saussure et son affirmation selon laquelle le signe est entièrement psychique. Nous pensons parce que nous associons par continuité des termes et des sensations. Ce concept de « contiguïté » est fondamental. Il est le point de départ de la démonstration de Henri Bergson pour contredire l’associationnisme. Mill rend compte d’une modalité de lien qui est la contiguïté par de la juxtaposition: les sensations ne sont pas divisibles comme le sont les mots. C’est imperceptiblement que le chaud devient du froid alors que les mots chaud et froid se juxtaposent sans jamais se confondre. De plus les mots sont communs, impersonnels alors que les sensations sont originales et uniques.
Nous nous représentons à nous-mêmes nos états de conscience ou nos sentiments comme des « phases », des moments segmentés, délimités, des « blocs » de froid, de joie, de tristesse, sans nous rendre compte que c’est la surface à la fois de notre moi et consécutivement de nos mots qui nous font croire à de telles constructions lisses et bien distinctes. Exister, être une personne, avoir un moi, c’est justement cette continuité, cette trame indivisible au gré de laquelle ma joie devient de la peine, le froid devient du chaud, etc. Les associationnistes tombent dans le piège de l’extériorité à double titre: d’abord en réduisant le froid à un affect touchant la surface du moi (alors que pour Bergson, dés que le froid me touche, il est intégré à la trame d’une vie continue, indivisible, dynamique et intérieure), ensuite en adhérant au présupposé linguistique de l’hétérogénéité des sentiments et des états de conscience. Pour Bergson, en un sens, quand nous évoquons la joie, la peine, la tristesse, nous ne parlons de rien parce que nous ne faisons jamais l’expérience pure, distincte de ces sentiments. Ce n’est pas quand nous énumérons nos sentiments au gré d’une liste que nous sommes authentiques, vrais, concrets, c’est au contraire quand nous les ressentons vraiment mais précisément nous ne les éprouvons jamais seuls.
Le génie de Bergson est de relier cette interpénétration des sentiments avec l’originalité de nos ressentis. Si Merleau-Ponty avait raison, comment expliquerions-nous ce sentiment profond d’une perte dans l’expression puisque le sentiment serait déjà de l’expression? Comment rendre compte de cette impression de déficit de l’expression si la venue de la pensée à l’expression n’est que de l’expression qui se cherche…et se trouve? Merleau-Ponty répondrait que ce sentiment d’une perte de l’expression vient seulement de l’ancienneté et de la profondeur de significations préalables. Nous sommes pas très loin de la nostalgie: nous croyons à la profondeur et à l’intériorité du sentiment « pur », ineffable parce que c’est la première phase ancienne de la pensée, mais c’est déjà de la langue. L’argumentation de Bergson est donc assez pertinente puisque tout le raisonnement de Merleau-Ponty suppose une forme d’inconscience par le biais de laquelle des opérations linguistiques ne se manifesteraient pas au sujet comme telles: nous oublions que ce que nous faisons affleurer à la surface de l’expression était déjà de l’exprimé.
Qu’il existe un fond de ressentis mêlés, impliqués les uns dans les autres de telle sorte que le langage ne s’y applique pas sans le dénaturer est plus que plausible. Quiconque se confronte à la difficulté de l’expression perçoit bien la nature structurellement contradictoire de cet effort: dire en la classant ce dont nous éprouvons l’inclassable continuité. Mais toute la différence entre les penseurs de l’ineffable et les défenseurs du langage réside dans le statut qu’il convient d’accorder à ce chaos: siège de notre originalité authentique ou au contraire marécage aphasique de la non-pensée?
Ce que Henri Bergson conteste dans le raisonnement des associationnistes, c’est cette certitude de concevoir des idées à partir des sensations. Il est d’autant plus impossible de penser la notion de froid à partir de la sensation du froid que celle-ci est déjà dénaturée dés lors que je la définis isolément parce que rien ne saurait être vécu ni ressenti isolément. Nos états d’âme, nos sentiments, nos impressions se confondent au lieu de se juxtaposer et c’est le langage qui crée l’illusion de la séparation. Si, comme le dit Saussure « dans la langue, il n’y a que des différences, dans la vie, il n’y a que des interpénétrations, que des confusions sentimentales et sensitives. Henri Bergson utilise l’image de la couleur pour rendre compte de cette intrication des affects au sein de notre trame intérieure: ma haine se mêle avec mon amour, ainsi que ma joie, ma peine, ma tristesse, etc. Ce par quoi ces concepts sont des sentiments réside précisément dans cette intrication, dans ce jeu perpétuel et dynamique d’interactions.
« Le moi touche au monde extérieur par sa surface et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Henri Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience
Nous sommes sans cesse en contact avec le monde extérieur et ce contact se fait par la sensation. Notre corps reçoit ainsi physiquement des « informations » ou plus précisément des stimulations dont l’origine est le choc tactile, visuel, olfactif, sonore, gustatif de telle ou telle « chose ». C’est ainsi que nous nous faisons une représentation de ces choses à partir de ces empreintes qu’elles imposent par contact direct à notre « moi », en l’occurence notre corps. La théorie associationniste dont John Stuart Mill (1806 - 1873) fut l’auteur officiel reprenant de nombreuses idées de David Hume (1711 - 1776) affirme que c’est par ces sensations auxquelles nous associons des termes par continuité que finalement nous concevons des idées. Nous n’avons d’idées que que parce que nous avons des sensations et les mots que nous relions à ces sensations nous permettent de penser. Si, par exemple nous émettons la pensée qu’il fait froid l’hiver c’est parce que par expérience nous avons associés la sensation du froid avec le mot hiver. Les associationnistes ou, pour le dire autrement, les empiristes ne seraient pas d’accord avec Saussure et son affirmation selon laquelle le signe est entièrement psychique. Nous pensons parce que nous associons par continuité des termes et des sensations. Ce concept de « contiguïté » est fondamental. Il est le point de départ de la démonstration de Henri Bergson pour contredire l’associationnisme. Mill rend compte d’une modalité de lien qui est la contiguïté par de la juxtaposition: les sensations ne sont pas divisibles comme le sont les mots. C’est imperceptiblement que le chaud devient du froid alors que les mots chaud et froid se juxtaposent sans jamais se confondre. De plus les mots sont communs, impersonnels alors que les sensations sont originales et uniques.
Nous nous représentons à nous-mêmes nos états de conscience ou nos sentiments comme des « phases », des moments segmentés, délimités, des « blocs » de froid, de joie, de tristesse, sans nous rendre compte que c’est la surface à la fois de notre moi et consécutivement de nos mots qui nous font croire à de telles constructions lisses et bien distinctes. Exister, être une personne, avoir un moi, c’est justement cette continuité, cette trame indivisible au gré de laquelle ma joie devient de la peine, le froid devient du chaud, etc. Les associationnistes tombent dans le piège de l’extériorité à double titre: d’abord en réduisant le froid à un affect touchant la surface du moi (alors que pour Bergson, dés que le froid me touche, il est intégré à la trame d’une vie continue, indivisible, dynamique et intérieure), ensuite en adhérant au présupposé linguistique de l’hétérogénéité des sentiments et des états de conscience. Pour Bergson, en un sens, quand nous évoquons la joie, la peine, la tristesse, nous ne parlons de rien parce que nous ne faisons jamais l’expérience pure, distincte de ces sentiments. Ce n’est pas quand nous énumérons nos sentiments au gré d’une liste que nous sommes authentiques, vrais, concrets, c’est au contraire quand nous les ressentons vraiment mais précisément nous ne les éprouvons jamais seuls.
Le génie de Bergson est de relier cette interpénétration des sentiments avec l’originalité de nos ressentis. Si Merleau-Ponty avait raison, comment expliquerions-nous ce sentiment profond d’une perte dans l’expression puisque le sentiment serait déjà de l’expression? Comment rendre compte de cette impression de déficit de l’expression si la venue de la pensée à l’expression n’est que de l’expression qui se cherche…et se trouve? Merleau-Ponty répondrait que ce sentiment d’une perte de l’expression vient seulement de l’ancienneté et de la profondeur de significations préalables. Nous sommes pas très loin de la nostalgie: nous croyons à la profondeur et à l’intériorité du sentiment « pur », ineffable parce que c’est la première phase ancienne de la pensée, mais c’est déjà de la langue. L’argumentation de Bergson est donc assez pertinente puisque tout le raisonnement de Merleau-Ponty suppose une forme d’inconscience par le biais de laquelle des opérations linguistiques ne se manifesteraient pas au sujet comme telles: nous oublions que ce que nous faisons affleurer à la surface de l’expression était déjà de l’exprimé.
Qu’il existe un fond de ressentis mêlés, impliqués les uns dans les autres de telle sorte que le langage ne s’y applique pas sans le dénaturer est plus que plausible. Quiconque se confronte à la difficulté de l’expression perçoit bien la nature structurellement contradictoire de cet effort: dire en la classant ce dont nous éprouvons l’inclassable continuité. Mais toute la différence entre les penseurs de l’ineffable et les défenseurs du langage réside dans le statut qu’il convient d’accorder à ce chaos: siège de notre originalité authentique ou au contraire marécage aphasique de la non-pensée?
Ce que Henri Bergson conteste dans le raisonnement des associationnistes, c’est cette certitude de concevoir des idées à partir des sensations. Il est d’autant plus impossible de penser la notion de froid à partir de la sensation du froid que celle-ci est déjà dénaturée dés lors que je la définis isolément parce que rien ne saurait être vécu ni ressenti isolément. Nos états d’âme, nos sentiments, nos impressions se confondent au lieu de se juxtaposer et c’est le langage qui crée l’illusion de la séparation. Si, comme le dit Saussure « dans la langue, il n’y a que des différences, dans la vie, il n’y a que des interpénétrations, que des confusions sentimentales et sensitives. Henri Bergson utilise l’image de la couleur pour rendre compte de cette intrication des affects au sein de notre trame intérieure: ma haine se mêle avec mon amour, ainsi que ma joie, ma peine, ma tristesse, etc. Ce par quoi ces concepts sont des sentiments réside précisément dans cette intrication, dans ce jeu perpétuel et dynamique d’interactions.
La juxtaposition de concepts prétend valoir pour la confusion des sentiments. D’où l’efficience cruciale de ces deux interrogations: 1) comment pourrais-je savoir que je ressens tous ces sentiments si je ne les concevais pas d’abord grâce à la langue comme des concepts? 2) Comment pourrais-je les ressentir si je ne faisais pas l’expérience de la superficialité de leur distinction et de l’authenticité de leur confusion? Voici des concepts: joie, peine, amour, haine. Tout ce que je peux comprendre d’eux, c’est ce que j’en dis distinctement sans le vivre. Tout ce que je peux vivre d’eux, c’est ce que j’en ressens confusément d’indicible et d’indissociable.
Le langage nous impose donc de vivre à côté de nous, de nous séparer de nous-mêmes pour nous représenter à nous-mêmes comme une sorte de clone auquel on intégrerait autant de sentiments que de séquences disjointes, discontinues, successives, un peu comme des logiciels dans le protocole énumératif d’un programme. Mais, en même temps, sans cette modélisation surfaite et caricaturale de notre moi, pourrions-nous vraiment pressentir la richesse souterraine de cette vie intérieure?
Bergson est parfaitement conscient que le style littéraire pourrait constituer dans un premier temps un contre-argument à la thèse qu’il défend puisque c’est bien avec des mots que le romancier ou le poète parviennent à exprimer ce que leur états d’âme ont de singulier, d’original. Mais c’est justement tout ce qui aimante le fil de cette écriture que d’être comme aiguillonnée par cette quête de l’indicible, de l’originalité confuse de toute vie intérieure. Le propre de toute écriture littéraire est de viser l’inaccessible, de tendre incessamment vers un inexprimable duquel on peut se rapprocher, mais qu’il est impossible de conquérir. C’est l’essence de tout énoncé linguistique que d’être approximatif mais cette marge est variable et rien n’anime aussi intensément l’effort de l’écriture que la réduire à une portion infime, certes toujours efficiente mais néanmoins la plus réduite possible. C’est pourquoi toute écriture est fatalement marquée du sceau de l’inachèvement, comme le fait remarquer Maurice Blanchot.
Conclusion
Peut-on penser sans langage? Evidemment cela dépend de ce qu’il convient d’entendre par « penser ». Si, par ce terme, on désigne l’action de combiner des concepts, de rationaliser notre vison du monde, et des autres et de soi-même, d’abstraire et de généraliser nos perceptions, nos observations, nous voyons mal comment nous pourrions penser sans langage puisque l’action même de généraliser, de classifier et de recouper sous l’étiquetage d’un concept est purement linguistique. Par contre, si nous revenons à l’étymologie latine de penser: pendere: peser, la question reste ouverte. « Peser » désigne une sorte de marge de neutralité prise à l’égard de toute affirmation de toute négation. Peser, c’est fondamentalement se mettre à distance, se donner le temps et le droit de « soupeser », comme une sorte de Cogito inversé qui ne dirait plus: je pense donc je suis mais plutôt « je suis…je pense », avec l’ombre d’incertitude que le second verbe laisse planer sur le premier. Se pourrait-il que penser signifie « ajourner » indéfiniment le moment de la prise de position? Peut-on revendiquer comme son lieu de prédilection cet ajournement au fait d’être que serait la pensée, la pesée, l’inflexion molle et lascive du poignet d’Adam au plafond de la chapelle Sixtine?
Le langage nous impose donc de vivre à côté de nous, de nous séparer de nous-mêmes pour nous représenter à nous-mêmes comme une sorte de clone auquel on intégrerait autant de sentiments que de séquences disjointes, discontinues, successives, un peu comme des logiciels dans le protocole énumératif d’un programme. Mais, en même temps, sans cette modélisation surfaite et caricaturale de notre moi, pourrions-nous vraiment pressentir la richesse souterraine de cette vie intérieure?
Bergson est parfaitement conscient que le style littéraire pourrait constituer dans un premier temps un contre-argument à la thèse qu’il défend puisque c’est bien avec des mots que le romancier ou le poète parviennent à exprimer ce que leur états d’âme ont de singulier, d’original. Mais c’est justement tout ce qui aimante le fil de cette écriture que d’être comme aiguillonnée par cette quête de l’indicible, de l’originalité confuse de toute vie intérieure. Le propre de toute écriture littéraire est de viser l’inaccessible, de tendre incessamment vers un inexprimable duquel on peut se rapprocher, mais qu’il est impossible de conquérir. C’est l’essence de tout énoncé linguistique que d’être approximatif mais cette marge est variable et rien n’anime aussi intensément l’effort de l’écriture que la réduire à une portion infime, certes toujours efficiente mais néanmoins la plus réduite possible. C’est pourquoi toute écriture est fatalement marquée du sceau de l’inachèvement, comme le fait remarquer Maurice Blanchot.
Conclusion
Peut-on penser sans langage? Evidemment cela dépend de ce qu’il convient d’entendre par « penser ». Si, par ce terme, on désigne l’action de combiner des concepts, de rationaliser notre vison du monde, et des autres et de soi-même, d’abstraire et de généraliser nos perceptions, nos observations, nous voyons mal comment nous pourrions penser sans langage puisque l’action même de généraliser, de classifier et de recouper sous l’étiquetage d’un concept est purement linguistique. Par contre, si nous revenons à l’étymologie latine de penser: pendere: peser, la question reste ouverte. « Peser » désigne une sorte de marge de neutralité prise à l’égard de toute affirmation de toute négation. Peser, c’est fondamentalement se mettre à distance, se donner le temps et le droit de « soupeser », comme une sorte de Cogito inversé qui ne dirait plus: je pense donc je suis mais plutôt « je suis…je pense », avec l’ombre d’incertitude que le second verbe laisse planer sur le premier. Se pourrait-il que penser signifie « ajourner » indéfiniment le moment de la prise de position? Peut-on revendiquer comme son lieu de prédilection cet ajournement au fait d’être que serait la pensée, la pesée, l’inflexion molle et lascive du poignet d’Adam au plafond de la chapelle Sixtine?
Cette efficience trouble, interstitielle et confuse pourrait présenter des zones d’affinités avec l’atermoiement animal, ou méditatif, avec une pensée qui ne se laisserait pas enfermer dans le présupposé d’un quelconque monopole de l’humain par rapport aux autres espèces. Cette perspective d’un « devenir animal », problématique et hypothétique au plus haut point, ne semble pouvoir être réellement explorée, selon Gilles Deleuze que par les artistes (et encore pas tous). Il convient de nous tenir dans l’interstice étroit que dessine ce paradoxe, probablement le plus troublant et le plus inhabitable de toutes les contradictions philosophiques et humaines: percevoir, ressentir, exister c’est nécessairement « nommer », mais en même temps nommer, c’est nier que l’on puisse réellement sentir, saisir, exister. Nommer sans croire à l’exactitude de ce qu’on nomme, exister sans se laisser totalement immerger par la plénitude de ce que pourtant l’on vit, c’est cela: ce style de l’homme qui se frotte à la sur-humanité, et c’est le style aussi, autrement dit: L’ART.
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