Introduction
Nous savons que le travail était, dans la Grèce antique, une activité primaire et réservée aux esclaves ainsi qu’aux animaux. Hannah Arendt développe cette caractérisation qui identifie les travailleurs à l’« animal laborans » dans sa tripartition de « la vita activa » selon laquelle le travail définit la production de biens de consommation immédiats, l’oeuvre la construction et l’élaboration de bâtiments ou de services qui aspirent à une plus grande durabilité dans l’exercice et le déploiement d’activités strictement humaines (oeuvres d’art notamment), et enfin « l’action" comme création pure d’initiatives humaines dans le monde par le biais d’un espace public (politique). Il est donc tout-à-fait étonnant de constater que l’évolution du travail suit une trajectoire qui va d’un extrême à l’autre: de la honte du travail nous sommes passés à la honte de ne pas travailler: « dés maintenant on a honte du repos: la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse - on vit comme quelqu’un qui sans cesse « pourrait rater quelque chose ». « Faire n’importe quoi plutôt que rien » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieur. » Nietzsche
Travailler, au sens le plus commun du terme, c’est produire des biens ou des services en échange d’un salaire. La distinction aristotélicienne entre Poiesis et Praxis pointe la difficulté d’une telle définition dans l’Antiquité puisque elle met au premier plan la question de la finalité du travail. La poiesis désigne l’activité qui ne se suffit pas elle-même, c’est-à-dire dont la finalité est extérieure. C’est quand nous agissons pour un autre but que celui d’agir. Au contraire la praxis ne consiste qu’à oeuvrer pour l’oeuvre elle-même. On n’agit pas politiquement pour une autre raison que celle d’agir politiquement. La praxis désigne une action suffisamment élevée et noble pour n’avoir pas besoin d’un but autre que celui d’être elle-même, de s’exercer pour elle-même. Le simple fait de travailler pour un salaire suppose donc que nous sommes dans la poiesis et non dans la praxis. Pour revenir à cette conception antique d’une activité qui tiendrait de la praxis, il faudrait considérer le salaire comme un « plus », comme une dimension accessoire, superficiel et dispensable du travail, et sûrement pas comme la motivation exclusive de notre activité. Le simple fait de formuler cette proposition manifeste le fossé considérable qui sépare une telle considération des raisons de travailler du travailleur d’aujourd’hui.
Pourquoi l’idée même de travailler pour travailler, indépendamment de toute motivation extérieure à ce travail lui-même (Praxis) est-elle aujourd’hui si « improbable », si discréditée ou réputée utopique, impraticable? La réponse ne fait guère de doute et elle consiste exclusivement dans la notion même de monnaie. L’écrasante majorité des travailleurs d’aujourd’hui travaille moins pour ce que fait en soi le travail, ce qu’il nous permet de réaliser de nous-mêmes, en nous-mêmes que pour ce que leur rapportera leur travail en termes de rétribution pécuniaire. C’est finalement à cause de ce détournement de la praxis en poiesis causé par le salaire que les travailleurs gagnent leur vie à la perdre en suivant la dynamique d’un travail motivé par la seule préoccupation de l’accumulation des biens, de l’entretien de la vie de leurs proches, de l’acquisition d’un « niveau de vie » qui ne s’accomplit qu’au prix de la perte de sens authentique de l’existence. A force de travailler pour vivre ou pour gagner un niveau de vie supplémentaire, on finit par ne plus exister. Nous allons nous interroger d’abord sur le rôle de l’argent dans l’activité du travail, puis sur la notion de considération et de niveau de vie avant d’envisager les possibilités concrètes de rétablir du sens dans le travail.
1) La valeur travail
Adam Smith (1723 - 1790) est souvent décrit comme le fondateur du libéralisme économique, mais il se considère lui-même avant tout comme un philosophe. C’est à ce titre qu’il écrit ses « recherches sur la nature et la cause de la richesse ». Dans ce passage, il définit précisément comment et pourquoi la considération de la valeur monétaire d’un produit s’est peu à peu substituée à celle du travail qu’il avait coûté à son fabricateur. Déjà Aristote avait distingué dans un bien sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. La valeur d’usage d’une paire de chaussures est d’être porté aux pieds et de faciliter la marche. La valeur d’échange désigne tout ce que l’on peut avoir en retour si nous décidons de l’échanger contre un autre bien. Mais Adam Smith approfondit le sens et l’analyse de cette distinction.
« Un homme est riche ou pauvre, suivant les moyens qu’il a de se procurer les choses nécessaires, commodes ou agréables de la vie. Mais la division une fois établie dans toutes les branches du travail, il n’y a qu’une partie extrêmement petite de toutes ces choses qu’un homme puisse obtenir directement par son travail ; c’est du travail d’autrui qu’il lui faut attendre la plus grande partie de toutes ces jouissances, ainsi il sera riche ou pauvre, selon la quantité de travail qu’il pourra commander ou qu’il sera en état d’acheter.
Ainsi, la valeur d’une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a intention de l’échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d’acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise.
Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement pour celui qui l’a acquise, et qui cherche à en disposer ou à l’échanger pour quelque autre objet, c’est la peine et l’embarras que la possession de cette chose peut lui épargner et qu’elle lui permet d’imposer à d’autres personnes. Ce qu’on achète avec de l’argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue. Elles contiennent la valeur d’une certaine quantité de travail, que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d’une quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses. Ce n’est point avec de l’or ou de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu’elles les mettent en état d’acheter ou de commander.
Ainsi, la valeur d’une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a intention de l’échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d’acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise.
Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement pour celui qui l’a acquise, et qui cherche à en disposer ou à l’échanger pour quelque autre objet, c’est la peine et l’embarras que la possession de cette chose peut lui épargner et qu’elle lui permet d’imposer à d’autres personnes. Ce qu’on achète avec de l’argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue. Elles contiennent la valeur d’une certaine quantité de travail, que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d’une quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses. Ce n’est point avec de l’or ou de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu’elles les mettent en état d’acheter ou de commander.
Mais, quoique le travail soit la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises, ce n’est pourtant pas celle qui sert communément à apprécier cette valeur. Il est souvent difficile de fixer la proportion entre deux différentes quantités de travail. Cette proportion ne se détermine pas toujours seulement par le temps qu’on a mis à deux différentes sortes d’ouvrages. Il faut aussi tenir compte des différents degrés de fatigue qu’on a endurés et de l’habileté qu’il a fallu déployer. Il peut y avoir plus de travail dans une heure d’ouvrage pénible que dans deux heures de besogne aisée, ou dans une heure d’application à un métier qui a coûté dix années de travail à apprendre, que dans un mois d’occupation d’un genre ordinaire et à laquelle tout le monde est propre. Or, il n’est pas aisé de trouver une mesure exacte applicable au travail ou au talent. Dans le fait, on tient pourtant compte de l’une et de l’autre quand on échange ensemble les productions de deux différents genres de travail. Toutefois, ce compte-là n’est réglé sur aucune balance exacte ; c’est en marchandant et en débattant les prix de marché qu’il s’établit, d’après cette grosse équité qui, sans être fort exacte, l’est bien assez pour le train des affaires communes de la vie.
D’ailleurs, chaque marchandise est plus fréquemment échangée, et par conséquent comparée, avec d’autres marchandises qu’avec du travail. Il est donc plus naturel d’estimer sa valeur échangeable par la quantité de quelque autre denrée que par celle du travail qu’elle peut acheter. Aussi la majeure partie du peuple entend bien mieux ce qu’on veut dire par telle quantité d’une certaine denrée, que par telle quantité de travail. La première est un objet simple et palpable ; l’autre est une notion abstraite, qu’on peut bien rendre assez intelligible, mais qui n’est d’ailleurs ni aussi commune ni aussi évidente.
Mais quand les échanges ne se font plus immédiatement, et que l’argent est devenu l’instrument général du commerce, chaque marchandise particulière est plus souvent échangée contre de l’argent que contre toute autre marchandise. Le boucher ne porte guère son bœuf ou son mouton au boulanger ou au marchand de bière pour l’échanger contre du pain ou de la bière ; mais il le porte au marché, où il l’échange contre de l’argent, et ensuite il échange cet argent contre du pain et de la bière. La quantité d’argent que sa viande lui rapporte détermine aussi la quantité de pain et de bière qu’il pourra ensuite acheter avec cet argent. Il est donc plus clair et plus simple pour lui d’estimer la valeur de sa viande par la quantité d’argent, qui est la marchandise contre laquelle il l’échange immédiatement, que par la quantité de pain et de bière, qui sont des marchandises contre lesquelles il ne peut l’échanger que par l’intermédiaire d’une autre marchandise ; il est plus naturel pour lui de dire que sa viande vaut trois ou quatre pence la livre, que de dire qu’elle vaut trois ou quatre livres de pain, ou trois ou quatre pots de petite bière. De là vient qu’on estime plus souvent la valeur échangeable de chaque marchandise par la quantité d’argent, que par la quantité de travail ou de toute autre marchandise qu’on pourrait avoir en échange. »
D’ailleurs, chaque marchandise est plus fréquemment échangée, et par conséquent comparée, avec d’autres marchandises qu’avec du travail. Il est donc plus naturel d’estimer sa valeur échangeable par la quantité de quelque autre denrée que par celle du travail qu’elle peut acheter. Aussi la majeure partie du peuple entend bien mieux ce qu’on veut dire par telle quantité d’une certaine denrée, que par telle quantité de travail. La première est un objet simple et palpable ; l’autre est une notion abstraite, qu’on peut bien rendre assez intelligible, mais qui n’est d’ailleurs ni aussi commune ni aussi évidente.
Mais quand les échanges ne se font plus immédiatement, et que l’argent est devenu l’instrument général du commerce, chaque marchandise particulière est plus souvent échangée contre de l’argent que contre toute autre marchandise. Le boucher ne porte guère son bœuf ou son mouton au boulanger ou au marchand de bière pour l’échanger contre du pain ou de la bière ; mais il le porte au marché, où il l’échange contre de l’argent, et ensuite il échange cet argent contre du pain et de la bière. La quantité d’argent que sa viande lui rapporte détermine aussi la quantité de pain et de bière qu’il pourra ensuite acheter avec cet argent. Il est donc plus clair et plus simple pour lui d’estimer la valeur de sa viande par la quantité d’argent, qui est la marchandise contre laquelle il l’échange immédiatement, que par la quantité de pain et de bière, qui sont des marchandises contre lesquelles il ne peut l’échanger que par l’intermédiaire d’une autre marchandise ; il est plus naturel pour lui de dire que sa viande vaut trois ou quatre pence la livre, que de dire qu’elle vaut trois ou quatre livres de pain, ou trois ou quatre pots de petite bière. De là vient qu’on estime plus souvent la valeur échangeable de chaque marchandise par la quantité d’argent, que par la quantité de travail ou de toute autre marchandise qu’on pourrait avoir en échange. »
Explication: Un homme est riche comme il jouit des moyens de se faciliter la vie. Or, la division des tâches est suffisamment développée pour qu’il soit devenu impossible à un homme seul de pourvoir à cette facilité par lui-même, seul. Nous sommes donc fondamentalement reliés aux autres par des rapports de dépendance vitale mais aussi de commodité et finalement de confort. Plus nous sommes en mesure de demander à autrui qu’il nous fournisse les moyens de vivre confortablement, plus nous sommes « riches ». La somme de travail que je peux demander aux autres humains pour mon bénéfice personnel est exactement la mesure quantitative de ma richesse.
il va de soi que ces autres personnes ne vont pas travailler pour moi gratuitement sans contre-partie. La question se pose donc de savoir combien va valoir tel bien que je possède et que je suis prêt à échanger contre cette part de travail qu’ils vont fournir à mon profit. J’ai « trimé » pour faire pousser tant de pommes de terre et j’attends de ce labeur qu’il me rapporte un bien en fixant à ces pommes de terre une valeur d’échange qui me permettra à mon tour de jouir de la peine et du travail d’autrui. Ce que nous échangeons finalement dans une société structurée autour du travail ce sont des types d’efforts différents, des façons différentes de nous activer à une tâche de façon à jouir de ce que nous ne savons ou ne pouvons pas faire en faisant ce que nous savons et pouvons faire.
Il faut porter toute notre attention au registre lexical de la pénibilité tel qu’il est ici largement utilisé par Adam Smith. Quelque chose ici ne fait que suivre le fil direct de la parole de la genèse: « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre, car tu es poussière et tu retrouveras à la poussière. », si ce n’est qu’Adam Smith ajoute à la genèse la perspective de l’échange et cela donne: « c’est à la sueur de ton front que tu échangeras du pain. » Payer par son travail le travail d’autrui, c’est échanger de la sueur, de la fatigue, voire de la mortalité car ce temps passé à fournir à Autrui un bien de consommation est un temps qui passe, temps où passe le travailleur, temps de mort tout autant que de vie, temps qui se perd irrévocablement. Dans cette observation quelque chose de fondamental doit marquer notre esprit, quelque chose qu’Adam Smith ne note pas, c’est que travailler, accepter ce marché du travail c’est transformer en bien échangeable une réalité inéchangeable.
S’opère ainsi petit-à-petit le glissement de la valeur travail à un autre référentiel qui consistera dans simplement dans les produits échangés. C’est presque naturellement qu’Adam Smith justifie ce passage par la difficulté à trouver un bon équilibre entre ces trois facteurs: le temps, la pénibilité et la qualification. Il faut débattre, marchander, négocier, ce qui laisse déjà entendre qu’un bon négociateur vendra mieux ses produits qu’un bon travailleur. La valeur d’échange n’est pas égale à la valeur travail, et par conséquent l’échange en lui-même ne saurait prétendre à la justice. Mais pour reprendre la terminologie d’Adam Smith, elle l’est bien assez pour « le train des affaires communes de la vie ». C’est finalement « le marché » qui fixe le prix du bien échangé. L’idée d’Adam Smith consiste donc à poser qu’il se crée une sorte d’équilibre plus ou moins avéré par le biais duquel chacun va plus ou moins trouver son intérêt propre dans le fait d’acheter le travail d’autrui par le sien propre. C’est vraiment trop peu de souligner ici à quel point l’analyse d’Adam Smith est rapide et négligente. Elle se fonde entièrement sur un effet d’entrainement voire d’évidence de la vie comme elle va, de système D. On va bien s’arranger et d’ailleurs c’est comme ça que ça marche. Pourquoi ce glissement de la valeur travail à la valeur d’échange puis à la valeur purement monétaire est-il juste? Parce qu’il se fait naturellement: telle est l’analyse ou l’absence d’analyse de Smith.
Les arguments d’Adam Smith reposent tous sur ce qui de fait se pratique et en un sens, ne sont aucunement des arguments. Il est finalement plus facile de se représenter le prix d’une marchandise que l’on veut vendre à la mesure de celle que l’on veut acheter et même si la peine que nous a coûtée la production de ce bien pèse un peu sur cette évaluation, elle l’est de façon moindre que celle du bien que l’on veut en échange. Ce point est pourtant fondamental: pourquoi l’heure de travail d’une employée de maison est-elle moins rétribuée que celle d’un médecin ou d’un professeur de faculté? Parce qu’elle est moins qualifiée, mais est-elle moins pénible? Non, elle l’est sans aucun doute davantage. L’origine la plus profonde des inégalités sociales se situe sans aucun doute dans ce glissement qu’Adam Smith opère en toute tranquillité.
S’il nous fallait payer un bien ou un service en fonction du travail, c’est-à-dire de la nature même, de la quantité et de la dureté de l’effort fourni, nous aurions du mal à nous représenter concrètement cette « monnaie ». C’est un problème de « visibilité ». Mais sur ce point également, les thèses défendues par Smith sont très contestables car quoi de plus physique, concret, sensible et réel que cette peine, que la « douleur » engendrée par le travail? Comment défendre l’idée que finalement l’argent, lequel constitue un principe d’équivalence purement quantitatif, soit plus concret que le travail ou l’effort effectivement produit?
Adam Smith défend ici des modèles d’évaluation des biens échangés qui sont, de son propre aveu, d’une équité approximative, imposée par le marché et non par la justice, par le train des affaires humaines tel qu’il suit son cours et non par un travail d’analyse rigoureux.
C’est ainsi qu’on en arrive au dernier paragraphe. Ce qui fixe la valeur des biens que l’on échange, c’est finalement qu’on les échange et à partir du moment où il est plus pratique de les échanger contre de l’argent, puisque cela permet de ne pas les déplacer, l’argent finalise la fin ou l’annulation de la valeur du travail dans l’évaluation de la valeur d’échange d’un bien, et cela au nom de critères comme ceux de clarté, de naturel, de simplicité. La production de biens cesse d’être une activité au sein de laquelle quelque chose d’un effort humain s’évalue, se prend en compte, se fait payer, se mesure « humainement » pour devenir un calcul , une fixation infiniment fluctuante et arbitraire dans laquelle entrent en compte des intérêts multiples. Le travailleur perd toute visibilité sur l’évaluation du bien qu’il a produit et toute contrôle, il met sur le marché un bien qui lui coûté de nombreux efforts mais à l’intérieur duquel ce bien sera moins évalué en fonction de ce qu’il est que de ce qu’il vaut par rapport à d’autres.
Ce qui se fait jour dans ce texte, c’est une confiance totale dans un facteur approximatif d’équilibre entre l’offre et la demande au sein des lois du marché. Dans un autre passage, Adam Smith qualifiera de « main invisible » ce principe extrêmement discutable selon lequel chacun ne cherchant que son intérêt dans la société contribuera à son corps défendant à l’intérêt de tous. Adam Smith considère que c’est justement parce que nous ne travaillons pas consciemment à cet intérêt public que finalement nous y participons sans le savoir. Il s’agit vraiment pour lui de discréditer tout altruisme dans notre rapport à cette chose commune qu’est une vie sociale réglée par les échanges. Le boucher ne veut pas nécessairement le bien du boulanger mais il y contribue involontairement par son travail puisque sa viande lui permettra de se fournir en pain.
« …En cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »
Si nous souhaitons décrire la structure des cinq parties qui composent ce texte, nous pourrions concevoir que dans la première (jusqu’à état d’acheter), Smith articule la situation de dépendance naturelle de l’homme avec la division du travail, de telle sorte que nous sommes dans une société dépendant les uns des autres. De ce fait, la richesse consiste dans la part de travail que nous sommes capables d’attendre de l’autre en la compensant, en la « payant ». Nous sommes riches du travail que nous pouvons demander à l’autre.
Dans la deuxième partie (jusqu’à acheter ou commander), Smith définit la valeur réelle, après avoir qualifié la richesse. Qu’est-ce qui fait la valeur d’un bien? Le travail qu’il a coûté. Je travaille pour un bien que je te donne en échange d’un autre bien qui t’a coûté un autre travail. Le principe d’équité de cet échange repose sur l’équivalence entre ces deux types de travaux, d’efforts. Adam Smith insiste sur la perspective chronologique: le travail est la première monnaie d’échange. L’idée que l’on puisse échanger des biens repose fondamentalement sur l’idée que l’on peut échanger des efforts, des peines. Ce point est fondamental: qu’il existe des échanges inéquitables est originellement étrange puisque la notion même d’échange de biens repose finalement sur la possibilité de payer équitablement des efforts d’une certaine nature par d’autres efforts d’une autre nature. Mais en même temps, on perçoit bien que c’est là que les problèmes vont se manifester.
C’est exactement ce que dit la 3e partie (jusqu’à « affaires communes de la vie »). Tout échange repose sur l’évaluation d’un travail, sur la possibilité de compenser l’effort produit pour créer un bien ou une denrée par un autre effort jugé équivalent. Tout homme dispense une énergie de production et a des besoins. Tout homme est à la fois producteur et demandeur (au sens où il lui faut des biens de consommation pour vivre). Tout rapport à autrui est commandé structuré par cette dualité. Mais l’évaluation d’un travail et la détermination d’une mesure commune entre deux sortes d’efforts ayant donné naissance à deux produits distincts posent évidemment problème à cause 1) du temps 2) de la fatigue, de la pénibilité 3) de la qualification de l’ouvrier ou du travailleur. Or la difficulté de trouver un principe d’équivalence commun s’effectue en vertu d’un « principe de réalité » ou plutôt d’un système D assez approximatif. Ici, c’est comme si Smith donnait son aval à « ce qui se pratique », comme ce qui se produisant en fait valait effectivement « de droit ». C’est finalement le sens même du terme de marchandage. Il n’est pas possible que les hommes échangent des biens sans que l’on reconnaisse dans les transactions une marge d’approximation qui revient à une marge d’erreur. Finalement les rapports humains sont fondés sur une transaction qui ne peut être que falsifiée, du propre aveu de Smith. Une équité approximative est, quoi qu’en dise l’auteur ici, une équité réfutée, révoquée, trahie.
La quatrième partie (jusqu’à aussi évidente) entérine d’une certaine façon l’abandon de la valeur initiale, à savoir celle du travail. Non seulement cette marge d’erreur de l’échange née de la difficulté à trouver un principe d’équivalence exacte et rigoureusement juste (justesse et justice) est validée par la marchandisation mais elle est plus compréhensible. On échange pas pour être justement rétribué (effort produit), on échange pour jouir d’un bien (produit fini). On travaille en vue de….et pas du tout en vertu de….
La cinquième partie décrit finalement le glissement du troc à la monnaie. De la nécessité pure de trouver un principe d’équivalence exact et vrai, nous sommes passés à sa difficulté puis à l’évidence constatée plus que fondée d’un critère utilitaire, lequel parvient à son apogée avec la transaction monétaire. Plus l’échange est finalement abstrait dans la monnaie, dans le quantitatif, plus l’échange est facile, commode, arrangeant. C’est comme si l’exigence purement formelle de l’échange l’emportait sur l’exigence de justice, sur le rapport fondamental et original au travail. Ce « glissement » est particulièrement décisif dans le texte. Adam Smith justifie finalement la passage de la valeur travail comme critère d’évaluation du bien produit à sa valeur d’échange, mais en même temps, on perçoit bien que ce glissement n’est pas « juste » puisque il signifie que la peine éprouvée par le travailleur ne doit plus être le critère du prix de vente du produit. A fortiori, lorsque la valeur d’échange est entièrement assimilée à la monnaie, le travail est entièrement dématérialisé et cela pose vraiment question par rapport au terme utilisé par Adam Smith qualifiant la quantité de travail investie dans la production d’un bien d’ « abstraite ».
En réalité, elle n’est pas du tout abstraite, elle est au contraire très concrète. On mesure à quel point au fur et à mesure que l’on progresse dans le texte, le principe de conversion et de quantification par l’entremise duquel un travail physique effectif, réel, concret va devenir un « comptant » totalement dématérialisé se justifie par le critère de praticité dans l’échange. Il existe une difficulté à évaluer la valeur d’un bien par le travail qu’il a coûté à son producteur alors que sa valeur d’échange est d’autant plus facile à envisager qu’elle s’établit à partir du produit fini, lequel est là, présent, disponible, offert à la transaction. Il va de soi qu’aucun bien ne saurait être échangé sans avoir été d’abord produit, mais il n’a de valeur comme produit qu’en tant qu’il est échangé. La valeur du bien vient donc du désir qu’il est capable de susciter sur le marché et aucunement de la peine ou du travail qu’il a coûté à son producteur, de telle sorte que les professions impliquées soit dans la mise en valeur publicitaire du produit, ou dans la spéculation des échanges sont des professions plus valorisées et mieux payées que celle qui a tout simplement œuvré pour que le produit soit: celle de l’artisan ou du paysan. Ce que l’argent ajoute à cette dématérialisation des biens dont la valeur d’échange dépasse totalement la valeur travail, c’est la notion de « moyens ».
L’existence qui est pourtant une donnée physique, naturelle et factuelle « brute », effective, sans médiation, devient quelque chose que l’on peut évaluer en fonction des « moyens » dont on dispose pour satisfaire ses besoins ou ses envies. Adam Smith a vraiment tort de qualifier la valeur travail d’abstraite car ce qui s‘amorce à partir de son dépassement par la valeur d’échange et par la monnaie, c’est un processus d’abstraction et de « moyenneté » (ce terme est un néologisme: nous vivons « moyennant » des « niveaux d’existence »). C’est comme si cette évolution de la valeur travail vers la valeur d’échange en créant un « marché » et finalement en étendant les limites de ce marché à la totalité de la planète rendait possible ce qui, à bien des égards est improbable, voire absurde: la possibilité de juger sa propre existence à la mesure de ce que l’on peut s’acheter. Exister ça n’a pas de prix puisque nous n’avons payé personne pour venir au monde mais c’est comme si l’efficience pure et gratuite de cette venue au monde se révélait trop irrationnelle, trop insensée, trop asociale, pour que l’être humain ne s’efforce de trouver tous les moyens de la normaliser ou de la systématiser. Quelque chose de cette dématérialisation de la valeur travail rend quantifiables des vies humaines en les mesurant à l’aune de la quantité des biens qu’elles sont à même d’acquérir. Le moins que l’on puisse dire c’est que contrairement à ce que semble penser Adam Smith, il n’y a vraiment rien de naturel dans un processus de ce genre.
2) « Niveaux » de vie et classes sociales
A partir du moment où le bien de consommation est moins considéré à la hauteur de ce qu’il coûte qu’à la mesure de ce qu’il rapporte, le critère de la demande prend totalement l’ascendant sur celui de l’offre, laquelle n’a pas plus qu’à se soumettre à ce que l’on appelle à bon droit « les exigences du marché » ou encore « la loi du marché ». Ce que chaque homme « offre » en donnant à la tâche de la fabrication d’un produit qui est, en lui-même, sériel, interchangeable, monnayable, réversible (si le bien en question est un service) , c’est précisément un temps de vie mortelle dont chaque partie est au contraire unique, irremplaçable, irrévocable, irréversible. C’est là que la déshumanisation du travail ou plutôt par le travail s’effectue en toute légalité et en toute illégitimité. Une vie unique s’évalue à l’aune de biens interchangeables, accessoires et dispensables.
La conversion de la valeur travail à la valeur monétaire présente sans aucun doute cet avantage d’être plus pratique, plus souple, incroyablement plus à même de faciliter l’échange, comme si pour le producteur lui-même, il était plus simple de savoir en vue de quoi il travaille que comment il travaille, comme si la finalité du travail prenait le pas sur les conditions de la productions, comme si produire ne constituait aucunement une activité propre, une praxis mais ne se justifiait qu’une fois converti dans le bénéfice que cela nous rapporte. Qu’il y ait dans le travail quelque chose de la préciosité et de l’unicité des moments que nous lui consacrons qui puisse non seulement s’y effectuer mais aussi s’y célébrer, peut-être s’y trouvait confirmé, socialisé, ratifié, c’est ce qui est à partir de la monnaie rigoureusement impossible puisque c’est à l’aune d’unités interchangeables, accumulations, purement quantitatives que le travail se voit rétribué, et plus que cela imposé comme une activité vitale.
Le travailleur se voit alors sommé de donner son existence pour gagner son comptant de vie. La vie devient un bien quantifiable, divisible en unités dont l’addition dessine quelque chose comme une valeur: celle de l’argent dont on dispose sur son compte en banque. Ce que la nature ne peut en aucune façon concevoir et créer, une société marchande et une économie fondée sur le libre échange l’accomplit sans problèmes: quantifier du non quantifiable, rendre échangeable du non-échangeable, convertir une dépense d’énergie unique et gratuite en un comptant de valeurs fiduciaires chiffrable. Les hommes peuvent dés lors se comparer et s’évaluer en fonction d’un critère clairement définissable et fluctuant: l’argent qu’il gagne et ce qui va fixer ce critère n’est pas du tout l’exercice de leur travail, l’effort qu’ils fournissent pour produire, mais plutôt celui de faire fructifier la valeur d’échange de ce qui circule dans ce marché du libre échange, en fonction de la prévision des besoins et surtout des envies de la population mondiale. L’économie du monde est donc devenue une fantastique et impitoyable machine à établir des prévisions et des investissements pour la fabrication de produits sur lesquels « on mise » qu’ils vont être l’objet d’une forte demande à venir.
A partir du moment où l’on a accepté ce qu’Adam Smith fait semblant de trouver « naturel », à savoir la conversion de la valeur travail en argent, il est impossible de demander à cet argent qui constitue un principe d’équivalence purement comptable d’un effort humain, de prendre en compte des principes et des valeurs humaines. Le travail devient purement et simplement le théâtre d’un jeu d’évaluations, de substitutions, de spéculations, d’optimisations, de dépréciations non humain, et comme de ce jeu dépendent des intérêts humains, cette non humanité devient « inhumanité ».
Une publicité de la SNCF illustre parfaitement la dimension inhumaine du travail, l’écrasement total de l’employé au bénéfice du client, et cela dans une forme pleinement revendiqué. Ce que nous avons sous les yeux, c’est le fantasme assumé et littéralement abject d’un employeur parvenu enfin à réduire ses employés à l’état de choses, de fantômes inscrits dans le décor et voué anonymement, tacitement, inhumainement à n’avoir aucun autre désir que celui de suivre les désirs souverains du seul client, lequel n’a plus à porter son sac, à se lever pour aller chercher à boire. La difficulté du travail des employés peut et doit être occulté, rendu invisible au seul bénéfice de ce que le client peut en retirer pour son bénéfice et son confort personnel. L’annulation totale de la valeur travail au profit du seul critère du prix de revient de la marchandise et du service aboutit nécessairement à ce type de dérive.
Ce qui dans le cas de cette publicité est absolument déplacé et immonde réside dans la dimension fantasmatique et idéale de cette vision du voyage. Des hommes sont là pour finalement ne pas même jouir du droit d'être là, pour vous servir sans avoir droit de cité ni de vision. Ils ont perdu le droit à la visibilité, parce qu’en tant que travailleurs, ils ont signé ce contrat d’échange par le bais duquel ils se sont vendus en tant que force (invisible) de travail et consenti à ce que leur existence unique, constituée de moments irremplaçables et mortels soient "vendus", banalisés, annulés, raturés de la surface visible du globe en vue du seul intérêt de la SNCF, laquelle ne vise que le bien-être de ses clients. Le « désir maître », comme dit le philosophe Frédéric Lordon est ainsi légalement autorisé à déshumaniser le service qui lui est rendu jusqu'à pouvoir le confondre avec le décor. Cette publicité nous invite à oublier que des milliers de personnes visibles ont travaillé pour poser des rails, pour monter les pièces du TGV, pour rendre simplement possible une multitude de trajets accomplis par des millions de personnes chaque jour. L'abstraction du travail dans la seule valeur échangeable et quantifiable de la vente de son produit ou de son service est, sans la moindre pudeur, revendiquée, célébrée et plébiscitée dans ce film.
Ce qui s’impose avec une évidence aveuglante dans cette publicité, c’est finalement la destitution pure et simple de la valeur travail: le service est évalué exclusivement à la lumière visible de ce qu’il produit, de ce qu’il offre sur le marché du voyage et pas du tout en fonction de ce qu’il coûte à celui qui le rend, étant entendu que toute l’infrastructure et surtout les efforts dispensés pour rendre effectif ce service rendu à l’usager doit rester caché.
Quelque chose de cette mesure du travail, à savoir la valeur d’échange se révèle porteur d’une démesure qui ne prend plus en compte la dimension humaine du travail produit: à savoir les désirs de celles et ceux qui sont en position d’exiger des biens. Adam Smith commence son texte par la référence aux besoins et à la division des tâches au sein d’une société. Tout homme est physiologiquement « demandeur » dans la mesure où tout homme a besoin de certaines denrées pour vivre, mais à partir du moment où le travail est évalué en fonction de ce que peut valoir sur le marché le service ou le bien proposé, chaque client est en situation d’exiger sans cesse de nouveaux services, de moins en moins vitaux, de moins en moins nécessaires, de telle sorte que la vie des producteurs peut désormais dépendre de la production de biens inutiles et accessoires mais exigés par des pays ou des personnes éprouvant tel ou tel désir dont la nature serait, aux yeux d’Epicure, parfaitement vaine.
Ce qu’il convient de relever dés lors, c’est l’utilisation parfaitement fallacieuse de la notion de « valeur travail » dés qu’elle est utilisée par celles et ceux qui tirent tout leur profit de la valeur d’échange et du capital créé non pas par la production mais par les bénéfices que l’on peut engranger simplement sur le marché de l’offre et de la demande. En effet dés lors que l’on réalise qu’il est possible de vendre un bien plus cher que ce qu’il a coûté au travailleur en termes d’efforts, il est logique de pouvoir gagner de l’argent en spéculant sur ces biens, soit en faisant jouer une marge bénéficiaire, soit en vendant plus cher quand le produit est rare dans telle ou telle contrée, soit parce qu’on choisit de miser sur l’envie que tel produit sur telle population à tel moment. Il s’agit dés lors non pas de travailler au sens de produire mais de « travailler » au sens de spéculer sur la valeur de l’échange laquelle a à voir avec les mouvements d’offre et de demande du marché mondial. « Travailler plus pour gagner plus », c’est justement ce qui ne peut plus du tout se produire pour les producteurs puisque le prix de revient d’un produit devient dépendant de facteurs qui ne font plus du tout entrer en compte le travail du producteur, lequel finalement, comme nous le voyons aujourd’hui avec le triomphe du tertiaire (c’est-à-dire des professions fondées sur le commerce et l’administration. Il s’agit non pas de produire mais de gérer la production et les services) travaille sans cesse plus pour gagner moins. La « valeur travail » telle qu’elle est promue par les acteurs du libre échange n’est pas du tout une valeur qui prend en ligne de compte le travail.
A cette falsification de la valeur « travail », il convient d’ajouter une donnée importante, à savoir que celles et ceux qui produisent ne travaillent pas à partir de structures ou de terres qui leur appartiennent, de telle sorte que le caractère chiffrable du bénéfice que peut rapporter leur travail sur le marché du libre échange rend possible le prélèvement sur ce prix de revient en faveur des propriétaires des biens de production, lesquels pourtant n’ont pas travaillé par eux-mêmes.
Il importe donc d’articuler deux données pour rendre compte de la perte de sens de l’acte de travailler:
la falsification de la valeur travail au profit de la valeur d’échange (abstraction de l’effort et marchandisation des biens et des services, écrasement de la demande par rapport aux conditions de travail de l’offre)
La propriété des moyens de production (distinction entre la classe des producteurs et celles des propriétaires)
b) La division des classes
"Mais quels sont les frais de production du travail ? Pour répondre à cette question, les économistes sont obligés de faire quelque entorse à la logique. À défaut des frais de production du travail lui-même qui ne peuvent malheureusement pas être établis, ils recherchent alors quels sont les frais de production de l'ouvrier. Et ceux-ci peuvent être établis. Ils varient suivant le moment et les circonstances, mais pour des conditions sociales données, pour une localité donnée, pour une branche de production donnée, ils sont également donnés, du moins dans certaines limites assez étroites. Nous vivons aujourd'hui sous le règne de la production capitaliste où une classe importante et toujours plus nombreuse de la population ne peut vivre que si elle travaille contre salaire pour les possesseurs des moyens de production : outils, machines, matières premières et moyens de subsistance. Sur la base de ce mode de production, les frais de production de l'ouvrier consistent dans la somme de moyens de subsistance — ou de leurs prix en argent — qui sont en moyenne nécessaires pour lui fournir sa capacité de travail, pour entretenir celle-ci, pour le remplacer par un nouvel ouvrier lorsque la maladie, l'âge ou la mort l'éloignent de la production, c'est-à-dire pour permettre à la classe ouvrière de se perpétuer et de conserver l'effectif dont on a besoin. Supposons que le prix en argent de ces moyens de subsistance soit en moyenne de trois marks par jour.
Notre ouvrier reçoit donc du capitaliste qui l'occupe un salaire de trois marks par jour. Pour cela, le capitaliste le fait travailler, disons, douze heures par jour. À la vérité, ce capitaliste calcule à peu près de la façon suivante:
Supposons que notre ouvrier — un ajusteur — ait à usiner une pièce de machine qu'il termine en une journée. La matière première — le fer et le laiton dans la forme déjà apprêtée nécessaire — coûte 20 marks. La consommation de la machine à vapeur, l'usure de cette même machine à vapeur, du tour et des autres outils avec lesquels l'ouvrier travaille représentent, calculées pour une journée et pour sa quote-part, la valeur d'un mark. Nous avons supposé que le salaire est de 3 marks pour une journée. Cela fait au total pour notre pièce de machine 24 marks. Mais le capitaliste tire de ses calculs qu'il reçoit de ses clients un prix moyen de 27 marks, c'est-à-dire 3 marks de plus que les frais qu'il a engagés.
D'où viennent ces 3 marks qu'empoche le capitaliste ? L'économie classique prétend que les marchandises sont vendues en moyenne à leur valeur, c'est-à-dire à des prix qui correspondent aux quantités de travail nécessaires contenues dans ces marchandises. Le prix moyen de notre pièce de machine — 27 marks — serait donc égal à sa valeur, égal au travail qui y est incorporé. Mais de ces 27 marks, 21 marks étaient déjà des valeurs qui existaient avant que notre ajusteur se fût mis au travail. 20 marks étaient incorporés dans la matière première, un mark dans le charbon brûlé pendant le travail ou dans les machines et outils utilisés à cet effet et dont la capacité de production a été réduite jusqu'à concurrence de cette somme. Restent 6 marks qui ont été ajoutés à la valeur de la matière première. Mais ces 6 marks, comme l'admettent nos économistes eux-mêmes, ne peuvent provenir que du travail ajouté à la matière première par notre ouvrier. Ses douze heures de travail ont donc créé une nouvelle valeur de 6 marks. De cette façon, nous aurions donc enfin découvert ce qu'est la «valeur du travail».
« — Halte-là ! s'écrie notre ajusteur. Six marks ? Mais je n'ai touché que trois marks ! Mon capitaliste jure ses grands dieux que la valeur de mes douze heures de travail n'est que de trois marks et lorsque j'en exige six, il se moque de moi. À quoi rime cela ?»
Si, auparavant, nous aboutissions avec notre valeur du travail à un cercle ou à une impasse, nous voilà maintenant tout à fait fourvoyés dans une contradiction insoluble. Nous avons cherché la valeur du travail et nous avons trouvé plus qu'il nous fallait. Pour l'ouvrier, la valeur des douze heures de travail est de trois marks, pour le capitaliste, elle est de six marks, dont il paie à l'ouvrier trois marks comme salaire et dont il empoche lui-même les trois autres. Le travail aurait donc non pas une, mais deux valeurs, et très différentes par-dessus le marché.
La contradiction devient encore plus absurde dès que nous ramenons les valeurs exprimées en argent à du temps de travail. Dans les douze heures de travail, il est créé une nouvelle valeur de six marks, c'est-à-dire en six heures, de trois marks, somme reçue par l'ouvrier pour un travail de douze heures. Pour un travail de douze heures, l'ouvrier reçoit l'équivalent du produit de six heures de travail. Donc, ou bien le travail a deux valeurs dont l'une est le double de l'autre, ou bien douze égalent six ! Dans les deux cas on aboutit à un pur non-sens.
Quoique nous fassions, nous ne sortirons jamais de cette contradiction tant que nous parlerons de l'achat et de la vente du travail et de la valeur du travail. C'est ce qui est arrivé également à nos économistes. Le dernier rameau de l'économie classique, l'école de Ricardo, a sombré en grande partie à cause de l'impossibilité où elle était de résoudre cette contradiction. L'économie classique s'était fourvoyée dans une impasse. L'homme qui trouva la voie pour en sortir fut Marx."
Engels (1843)
Adam Smith tentait dans son texte de déterminer la valeur d’un produit. Ici Engels, en 1847, essaie d’évaluer ce que coûte la production d’un bien. Il est bien évident que le prix de revient dune marchandise déterminant sa valeur, la révolution industrielle apparaît immédiatement comme la possibilité de faire croître cette valeur sans pour autant requérir plus de main d’oeuvre. Le gain est évident et il explique la situation de misère sociale dans laquelle la révolution industrielle a placé de nombreuses populations.
Puisque une catégorie de la population possède les moyens de production, les usines et puisque une autre produit les biens, c’est-à-dire donne à la matière première la valeur ajoutée de la transformation qu’elle impose à cette matière première, il est peut-être possible de chiffrer précisément ce que coûte cette main d’oeuvre et de combien il est envisageable de la rétribuer. Ceci constitue donc une autre façon de fixer la valeur du travail, non plus à la lumière de ce qu’il a coûté comme effort au travailleur dans le « ratio », c’est-à-dire la proportion entre l’ouvrage de transformation de l’ouvrier et ce qu’il est payé. A défaut de pouvoir établir les frais de production du travail lui-même, les économistes analyse les frais de production de l’ouvrier, c’est-à-dire ce que coûte le travail effectué par l’ouvrier. Il importe ic
i d’emblée de bien distinguer ce que Marx appelle le travail vivant et le travail mort. Ce dernier est celui qui est opéré par des machines, ou par des opérations entre différentes structures. Le premier désigne du travail fait par des humains. Il est plus facile de chiffrer ce que coûte un ouvrier que ce que coûte des infrastructures, ne serait-ce que parce que l’ouvrier a besoin d’un salaire.
On retrouve parfaitement cette idée dans la distinction que fait Karl Marx entre la valeur et l’usage de la force de travail qu’est l’ouvrier:
La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail qui est nécessaire à assurer la satisfaction de ses besoins vitaux (ici ce sera 3 marks)
L’usage détermine la quantité de travail que l’on peut exiger du travailleur
Il est évident que l’usage de la force de travail dépasse largement le chiffre de sa valeur et que conséquemment il est possible physiquement d’exiger de l’ouvrier plus que ce qui est nécessaire à la satisfaction des nécessités de son existence. L’homme comme finalement outes les forces animales sont finalement des « machines rentables » du point de vue de la production, car on peut leur demander plus que ce dont elles ont besoin. C’est ainsi que si la valeur était le critère du travail, l’ouvrier pourrait s’arrêter chaque jour de travailler au terme de 6h de travail mais il travaille 12h, parce que son contrat porte non pas sur ce qu’il produit mais sur lui, en tant que tant que force de travail qui accepte de ce louer pour un temps de travail.
Engels prend l’exemple d’un ajusteur qui travail sur des pièces mécaniques. Que coûte son travail à son employeur? La matière première à partir desquels les pièces vont être construites: 20 marks, l’usure des machines sur lesquels l’ouvrier va travailler: 1 mark, le salaire quotidien de l’ouvrier: 3 marks - Nous parvenons ainsi au chiffre de 24 marks. Pour établir précisément la valeur du travail il faut référer ce chiffre qui définit ce que coûte le travail de la pièce ouvrée à son prix de vente qui est de 27 marks.
Il y a donc un problème par rapport à ce que coûte le travail de l’ouvrier, puisque ce sont ses frais de production à lui qu’il s’agit ici d’évaluer. En effet, les 21 marks que le propriétaire de l’usine paie pour avoir la matière première et pour entretenir les machines sont des frais qui s’applique à du travail mort, à des frais qui existaient avant que l’ouvrier ne travaille la matière première. Quel est donc le prix de la valeur ajoutée par le travail de l’ouvrier à la matière première: 6 marks. Mais l’ouvrier au lieu d’être payé 6 marks est rétribué de 3 marks. Ou bien le propriétaire confond douze heures avec six, ou bien il faudrait concevoir qu’un même travail puisse avoir deux valeurs, ce qui serait absurde puisque cela reviendrait à remettre en question qu’il ne doit exister qu’un seul critère d’évaluation (comment fixer « une » valeur si l’on reconnaît qu’il y a deux critères d’évaluation?). Il existe donc ici une contradiction que Marx a résolu par le concept de surtravail. Ce terme désigne la part de travail que l‘on peut socialement exiger du producteur en plus de celle qui serait strictement nécessaire à la satisfaction de ses seuls besoins. C’est finalement sur cette part de surtravail que vivent les propriétaires des moyens de production, ce qui signifie que le salariat est le processus légal (mais pas légitime) d’une extorsion fondée finalement sur la propriété. Le salaire est structurellement inéquitable. Il est la transaction sur laquelle se cristallise l’exploitation d’une classe par une autre, cela même qui finalement bloque les rapports de production dans une impasse, dans un cadre qui asphyxie les forces productives et mortifie le travail vivant, alors qu’en droit le développement des forces productives est infini.
3) Donner du sens au travail
Avec Marx et Engels, nous réalisons que non seulement le travail impose au producteur de se vendre en tant que force de travail, mais que le salaire qui lui sera versé constitue fondamentalement une extorsion fondée finalement sur la rentabilité unilatéralement exploitée de l’être humain en tant que machine biologiquement rentable (en ceci qu’elle a besoin de peu pour produire beaucoup). Tout salaire est un processus qui extorque la part de surtravail qui est implicitement et quasi biologiquement incluse dans le travail humain. Il est nécessairement inéquitable que ce surtravail, en tant que modalité du travail humain, profite à certains au détriment d’autres. Par conséquent, redonner du sens au travail signifie selon Karl Marx en finir avec cette exploitation, mettre un terme à la propriété des biens de production.
Comment mettre un terme à la propriété? Et surtout pourquoi Karl Marx mise exclusivement sur la classe des producteurs pour y parvenir? Évidemment on ne voit pas bien pourquoi la classe à laquelle profite cette division mettrait tout en œuvre pour la faire cesser. De fait, non seulement, la bourgeoisie, selon Karl Marx, s’applique à laisser les rapports de production inchangés mais elle utilise l’idéologie, c’est-à-dire toutes les pratiques, tous les auteurs, et toutes les disciplines dont la fonction consiste à donner aux hommes des représentations du monde, une vision dans laquelle produire ne peut se faire que dans le cadre de cette configuration (capitaliste).
Mais il est une autre raison pour laquelle Marx s’adresse aux travailleurs plutôt qu’aux propriétaires des moyens de production, c’est le deuxième moment de la dialectique du maître et de l’esclave selon Hegel. C’est l’esclave qui porte avec lui l’accomplissement du travail, le sens de l’histoire, tout simplement parce que les propriétaires, au contraire n’ont de cesse que de figer ce mouvement, de cadenasser l’évolution liée à des rapports de production qui leur profitent.
Rappelons-nous de cette dialectique: une fois définie par la lutte à mort pour la reconnaissance, la répartition des rôles du maître et de l’esclave (par lutte à mort, il s’agit simplement d’entendre que le maître prend le risque de la mort en ne soumettant pas son existence à la seule considération des nécessités vitales), l’esclave travaille, transforme l’extérieur et crée ainsi un monde artificiel qui est davantage à son image qu’à celle du maître, lequel tombe dans l’oisiveté et perd le bénéfice de sa victoire trop rapide. L’idée de Hegel est fondamentale: elle repose sur l’idée selon laquelle il est impossible de travailler l’extérieur (le monde et les éléments naturels à partir desquels nous construisons un monde humain, sans se transformer soi-même et accéder ainsi à la liberté.
Le propre de l’homme est d’avoir à être ce qu’il est, de travailler à être parce que son essence a sans cesse à se faire reconnaître de ce qui n’est pas lui: l’autre, le monde, la matière brute. Etre homme c’est ce qui s’inscrit dans cette dialectique et se profile dans ce devenir. Or il est clair que l’esclave assume ce devenir plus adéquatement et plus longtemps que le maître qui par son oisiveté perd le lien avec la nature perfectible et ouverte de son essence. Etre humain, c’est ce que porte l’esclave plus que le maître voué à devenir finalement l’esclave de l’esclave.
Marx fait une lecture économique, historique, sociologique de cette idée qu’Hegel situait exclusivement sur un plan philosophique (il serait vraiment absurde de définir la pensée de Hegel comme communiste, non seulement parce que ce serait un anachronisme, mais aussi parce que ce serait une erreur). Mais en même temps, il existe bien un fond philosophique commun à Hegel et Marx et il consiste précisément dans la notion de sens: non seulement être homme, réaliser effectivement sa condition comme un avoir-à-être dessine quelque chose comme une histoire humaine, mais c’est aussi par le travail et seulement par lui que cette histoire peut se concevoir authentiquement à savoir comme impulsée par une dynamique.
Ce que Marx ajoute à cette perspective c’est l’exploitation des ouvriers par la bourgeoisie, laquelle fige l’évolution des forces productives qui finalement retarde l’avénement de la réalisation de l’homme par l’homme. L’exploitation des producteurs par les propriétaires des moyens de production n’est pas seulement inacceptable du fait de l’inégalité et de l’injustice qu’elle impose aux rapports sociaux mais surtout parce que elle fixe le sens de l’histoire. Si le travail dans un mode d’économie capitaliste perd tout son sens, ce n’est pas exclusivement parce que le producteur individuellement n’a aucune chance de pouvoir réaliser quoi que ce soit dans un tel système mais aussi parce qu’un travail aliéné ne peut plus donner du sens à l’histoire. C’est aussi dans l’acquisition de cette certitude que Marx puise pour décrire l’avènement d’une société sans classes comme la suite inévitable et prochaine des rapports de production:
Ce n’est pas tant la nécessité de donner du sens au travail qui se fait jour avec les thèses de Marx que celle de donner à l’histoire le sens du travail, parce que de fait il n’en existe pas d’autre. C’est bien la signification du terme que Marx utilise pour baptiser sa philosophie: « matérialisme historique ». Que l’histoire ait un sens, c’est ce que des philosophes avaient déjà affirmé en s’appuyant notamment sur la réalisation des fins de Dieu dans l’histoire des hommes comme Bossuet, mais évidemment, cela suppose une adhésion à la religion ainsi qu’à l’existence de Dieu. Le sens de l’histoire auquel Marx se réfère n’a absolument rien à voir avec cette croyance. Le moteur de l’histoire est l’évolution des forces productives matérielles. Le propre de l’homme, en effet est de créer ses propres conditions d’existence, ou du moins de pouvoir le faire (quand il n’est pas aliéné par le capitalisme). L’animal ne peut pas en dire autant. L’autre affirmation fondamentale de Marx consiste à considérer que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais c’est la vie qui détermine la conscience ». Cela signifie que l’homme n’a pas d’idée ailleurs ni autrement que dans les conditions matérielles d’existence qui sont les siennes à un moment donné. Par exemple, le « Je pense » de Descartes ne peut pas être perçu comme une sorte d’idée « pure » et « gratuite » qui s’imposerait à « l’homme » indépendamment de sa vie. Nous avons les idées que nous pouvons en fonction de ce que nous sommes dans une société donnée, laquelle est structurée par des rapports matériels de production.
L’homme crée son devenir en transformant la nature par l’outil et en créant par le travail ses propres conditions d’existence, lesquelles sont donc animées par un mouvement constant, à la fois à cause de la technique et à cause de l’évolution des rapports de production, notamment entre les producteurs et les propriétaires des moyens de production. Toute société est donc composée de trois éléments déterminants:
Les forces productives, à savoir les producteurs, le travail vivant et le capital, à savoir les machines, les usines, l’outil, l’entretien des outils de production, le travail mort
Les infrastructures, à savoir tout ce qui rend possible et sous-tend l’activité de la production
Les superstructures définissent toutes les idées, toutes les représentations philosophiques, juridiques, politiques, médiatiques que les hommes se font d’eux-mêmes. L’influence des superstructures troublent le jeu, à savoir qu’elles sont toujours dans les mains de ceux qui dominent les rapports de production (les propriétaires), lesquels font tout pour donner l’impression aux producteurs que ce qu’ils subissent est « posé », immuable, nécessaire, comme si finalement l’exploitation et la propriété des moyens de production faisait partie intégrante de l’organisation fondamentale du travail.
L’infrastructure du travail est donc totalement dominé par les propriétaires des moyens de production qui créent des superstructures légitimant arbitrairement et fallacieusement cet état figé des rapports de production, de telle sorte que le mouvement que les conditions matérielles des hommes doivent donner à l’histoire est bloqué. Les rapports de production et les superstructures sont parasités par des forces conservatrices, mais les infrastructures, elles, notamment sous l’action du progrès technique et des mouvements sociaux, c’est-à-dire de ce devenir humain qui s’effectue par et dans le travail sont vouées à imprimer à l’histoire son dynamisme propre. Il existe donc une contradiction entre ce mouvement des infrastructures et l’immobilisme des rapports de production « validés » par les superstructures. La lutte des classes, c’est-à-dire la prise de conscience par les producteurs de ce frein à l’histoire qui est imposé par les propriétaires des moyens de production ne correspond pas seulement, voire pas du tout selon Althusser, à l’injustice de cette domination, mais surtout au fait qu’elle bloque l’essence propre de l’homme, laquelle ne se situe pas à un niveau idéal, abstrait, ni ontologique mais au contraire matériel et historique. C’est dans l’histoire et exclusivement en elle que l’homme peut se réaliser. Il importe donc que ce bouleversement des rapports de production s’accomplisse matériellement. C’est ici que prend sens la notion de « révolution ».
Comment expliquer, en effet que « le taux de croissance » ne soit pas en continuelle augmentation alors que les progrès technologiques sont notables, que la population ne cesse de grossir ? Comment expliquer ces crises de plus en plus fréquentes autrement que par ce divorce constant entre le travail direct, vivant et des rapports de production figés? Il faut changer ces rapports en provoquant une révolution des producteurs suivie de la dictature du prolétariat, brève période durant laquelle la classe des producteurs prenant en mains les rênes de l’Etat impose la collectivisation des biens de production. Dans une société sans classe, les superstructures cesseront immédiatement de renvoyer aux hommes l’image d’une exploitation nécessaire et l’évolution des forces productives pourra enfin donner du sens à l’histoire.
b) Richesse naturelle et chrématistique
Autant les analyses de Marx sont indiscutablement pertinentes dés lors qu’elles portent très concrètement sur la distinction entre le travail vivant et le travail mort, sur l’extorsion que représente le salaire dés lors que le producteur accepte de se vendre en tant que force de travail, sur l’inégalité entre les classes provoquées par la propriété des moyens de production, autant ses thèses concernant un sens de l’histoire impulsé par l’évolution des forces productives posent question, notamment par l’adhésion sans réserves qu’elles induisent par rapport au progrès technologique. Il existe une opposition fondamentale entre les idées défendues par Marx et celles qui seront affirmées par Hannah Arendt: autant pour Marx, l’instance fondamentale et finalement déterminante pour la société est l’économie, autant pour la philosophe américaine, c’est la politique qui peut et sui doit demeurer l’instance première de l’existence humaine. De fait, ce que nous vivons aujourd’hui peut se concevoir comme un processus dommageable de dépolitisation de la société au profit de l’économie, et cela dans un sens qui n’est certainement pas celui indiqué par Marx. Les enjeux, les causes et les « idées » défendues aujourd’hui semblent toutes conditionnées et décidés par l’économie et les hommes dits « politiques » défendent moins des idées que des systèmes ou des modes de spéculation sur les échanges. Que l’homme puisse effectuer dans le monde une « action », y assurer un devenir n’est plus réellement « le propos ». Ce dévoiement du politique au profit de l’économique est dénoncé par Hannah Arendt comme abandon pur et simple de tout accomplissement de la liberté de l’homme.
Selon Hannah Arendt, il faut non seulement dissocier la politique dont la nature même est de permettre à l’homme d’agir dans le monde de l’économie qui n’aspire qu’à nous soumettre comme des esclaves à la seule préoccupation de demeurer vivants mais affirmer par le courage le primat de l’action sur le monde par rapport à la conservation de la vie: « mais quand il s’agit de la vie, toute action est, par définition, sous l’empire de la nécessité et le domaine propre pour s’occuper des nécessités de la vie est la gigantesque et toujours croissante sphère de la vie économique et sociale dont l’administration a éclipsé le domaine politique depuis le débit des temps modernes. »
Peut-être est-ce en revenant modestement aux philosophes de l’antiquité qui ont analysé les formes premières du travail et de l’échange que nous trouverons des réponses à la fois plus simples et moins ambitieuses quant à la nature du problème que nous vivons et aux éventuelles solutions pour redonner du sens au travail.
"C'est à juste titre qu'on cherche une conception différente de la richesse et de la chrématistique. Car la chrématistique diffère de la richesse naturelle : celle-ci concerne l'administration familiale, celle-là le commerce qui n'est pas créateur de valeurs absolument, mais par échange de valeurs. Et elle semble concerner la monnaie, car la monnaie est principe et fin de l'échange. Et cette richesse, qui provient de la chrématistique ainsi comprise, est sans limite. De même en médecine il n'y a pas de limite dans la recherche de la santé, et chacun des arts poursuit sans limite son but, car c'est avant tout lui qu'ils veulent atteindre, par contre pour ce qui est des moyens mis en œuvre pour atteindre la fin, ils ne sont pas sans limite, car la fin leur est à tous une limite. Il en est de même pour la chrématistique ainsi comprise : elle n'a pas de but qui puisse la limiter, car son but c'est la richesse et la possession de valeur.
L’administration familiale, par contre, à l'inverse de la chrématistique, a une limite, car ce genre de richesse n'est pas l'objet de l'administration familiale. C'est que, d'un côté, il semble que toute richesse ait une limite, alors que, d'un autre côté, nous voyons le contraire se produire dans les faits, car tous ceux qui pratiquent la chrématistique augmentent sans limite leurs avoirs en argent.
La cause de cette confusion c'est la proximité de ces deux arts, car les emplois des deux formes de l'art d'acquérir ont un point commun, étant emploi de la même chose : la propriété est également utilisée par ces deux arts, mais pas de la même manière, l'une s'en servant en vue d'autre chose, l'autre en vue de son pur et simple accroissement. Voilà pourquoi certains ont l'impression que la pure et simple augmentation du patrimoine est l'objet de l'administration familiale, et ils s'acharnent à penser qu'il faut préserver ou augmenter sans limite son patrimoine en numéraire.
La raison de cette attitude c'est qu'on fait effort pour vivre et non pour mener une vie heureuse, et comme le désir de vivre n'a pas de limite, les moyens eux aussi on les désire sans limite. Et même ceux qui s'efforcent de mener une vie heureuse recherchent ce qui procure les jouissances physiques, de sorte que, comme celles-ci semblent dépendre de ce qu'on possède, toute leur vie ils la passent occupés par l'acquisition de richesses, et c'est ainsi qu'on en est arrivé à cette autre forme de l'art d'acquérir : la chrématistique.
Car la jouissance résidant dans un excès, les gens cherchent ce qui produit cet excès qui donne la jouissance. Et s'ils ne peuvent pas y parvenir par la chrématistique, ils s'y efforcent par d'autres moyens, faisant de chacune de leurs facultés un usage contraire à la nature. Le but du courage, en effet, n'est pas de faire de l'argent mais de rendre hardi, de même pour la stratégie et la médecine, dont le but n'est pas de faire de l'argent mais de donner la victoire et la santé. Pourtant ces gens-là rendent tout cela objets de spéculation, dans l'idée que c'est cela le but et qu'il faut tout diriger vers ce but.
Nous avons donc parlé de l'art d'acquérir non nécessaire, la chrématistique, en disant ce qu'elle est et pour quelle cause nous en avons besoin ; quant à la forme nécessaire de l'art d'acquérir nous avons montré qu'elle est différente de la première, qu'elle concerne l'administration familiale naturelle relativement au ravitaillement en nourriture, et qu'elle n'est pas, comme l'autre, sans limite, mais qu'elle a une borne. »
C’est dans le livre d’Aristote « Ethique à Nicomaque » que nous pouvons lire cette distinction cruciale entre la richesse naturelle et la Chrématistique laquelle désigne l’art de se faire du profit non pas par la production mais par la spéculation sur les échanges. De l’argent que l’on a retiré d’un premier échange on va s’efforcer de retirer un profit en jouant simplement sur des demandes plus importantes ici que là de telle sorte que le capital acquis puisse de lui-même augmenter sans que ce surcroit de monnaie corresponde à une augmentation dans la production. C’est l’habileté à placer ici ou là des capitaux qui assure l’accroissement des capitaux eux-mêmes. Avoir de l’argent bien placé permet d’avoir plus d’argent et ainsi de suite. C’est le sens exact de la chrématistique: cette capacité de l’argent à s’engendrer de lui-même par l’habileté d’échanges jouant exclusivement sur des variations dans le rapport entre l’offre et la demande. Les prévisions sur les fluctuations de ce couple offre / demande permettent d’enregistrer des bénéfices qui viennent des échanges.
Il se produit ici un étrange renversement voire paradoxe: la nécessité des échanges est avérée: nous avons l’obligation d’échanger nos biens pour satisfaire la diversité de nos besoins. Dés lors que ces échanges ont réuni des hommes sur des territoires de plus en plus distants les uns des autres, l’argent devînt lui-même nécessaire au plus haut point. Grâce à lui nous jouissons d’une mesure qui permet d’évaluer des biens de natures différentes avec le critère d’une monnaie d’échange facile à transporter.
Toutefois cette dématérialisation des biens échangés eux-mêmes au seul profit de l’argent fait perdre aux hommes la conscience du but premier et fondamental des échanges: satisfaire les besoins vitaux de sa famille. Il existe des arts dans lesquels les moyens et la fin sont confondus, comme la médecine: on pratique l’art de guérison pour parvenir à la guérison du patient. La chrématistique obéit à la même logique alors que pourtant il est absurde de vouloir être riche pour être riche. Dans la chrématistique la confusion des moyens et des fins est absurde, elle devient un cercle vicieux alors qu’elle est parfaitement légitime dans la médecine ou la politique. C’est pourquoi de nombreuses personnes semblent veiller à la seule augmentation de leur patrimoine, très au-delà des besoins qu’ils ont à satisfaire.
La raison de cet égarement est que l’on confond le désir de vivre et celui de vivre heureux. Si nous laissions le second l’emporter sur le premier, nous réaliserions parfaitement que nous n’avons pas besoin de capitaliser plus d’argent qu’il n’est nécessaire pour acquérir les biens nécessaires à une vie simple et mesurée. Paradoxalement c’est le capital, l’argent, à savoir la mesure qui est censée créer un principe d’équivalence dans les échanges qui devient le moteur même d’une démesure très dommageable. L’homme sombre dans la démesure en s’impliquant dans l’acquisition de la monnaie au-delà de ce qui en elle permettait à l’origine de mesurer les biens acquis et les besoins à satisfaire, de façon à ce que l’on puisse répondre à la diversité des seconds par la variété des premiers.
Tout homme désire vivre au-delà de toute mesure et c’est pour cela qu’il est absolument nécessaire selon Aristote qu’il fasse preuve de « phronesis » (d’habileté, de sagacité, de prudence et de tempérance: phronesis veut finalement dire tout cela à la fois). L’esprit même des tragédies grecques pointe constamment ce penchant de l’être humain pour la démesure, pour ce que l’on appelle en grec « l’hybris ». La phronesis, c’est cette disposition pratique, cette façon d’être, accompagnée d’un principe de vie authentique qui permet à l’homme de savoir ce qui est bien ou mal pour l’être humain. » Nous pourrions dire que la phronesis, c’est une hexis (attitude) qui tend vers l’Ethos, vers le bon choix, vers l’option de vie appropriée. Mais si la démesure consistant à se prendre pour un Dieu est facile à repérer et à corriger, ne serait-ce que par sa visibilité, que par l’outrance du comportement qui en est affecté, il n’en va pas de même de la démesure qui s’active dans la chrématistique commerciale. Si l’on fait dépendre le bonheur de jouissances physiques (confusion bonheur / plaisir), on perçoit bien que les jouissances physiques dépendent des moyens financiers dont nous bénéficions pour les acquérir de telle sorte qu’on croit finalement que l’argent fait le bonheur, sans se rendre compte que l’on a confondu 1) le bien produit avec son comptant monétaire 2) la richesse naturelle avec la chrématistique 3) le bonheur d’être avec la jouissance de posséder. Dés lors la jouissance des excès provoque la démesure dans la chrématistique, dans la surenchère des bénéfices nés des échanges, par pure accumulation de capitaux.
Si nous essayons d’analyser précisément ce passage de l’Ethique à Nicomaque, nous réaliserons qu’Aristote ne se contente pas de distinguer deux notions , mais aussi qu’il explique l’excès de l’une par rapport à la mesure de l’autre de telle sorte qu’une forme de « morale » s’en détache sans qu’elle revête explicitement cette forme. Il s’agit pour lui d’analyser deux formes différentes de la volonté de posséder des biens: la chrématistique commerciale et la richesse naturelle. Dans les deux premiers paragraphes, il les compare simplement. Il importe en effet de dissocier le désir de s’enrichir pour s’enrichir (chrématistique) de la nécessité d’acquérir des biens pour pourvoir aux besoins de sa famille. Le troisième paragraphe désigne la propriété comme étant le point commun de ces deux activités, pourtant si différentes dans leur esprit respectif.
Dans les paragraphes 4 et 5, Aristote pointe avec précision l’origine de la perversion de la chrématistique commerciale, laquelle réside dans la capacité de profiter de jouissances physiques grâce à la richesse. De ce fait, on prend les moyens pour la fin, insinuant en toutes choses et pour toutes choses, ce désir d’acquérir pour acquérir.
Le dernier paragraphe reprend la distinction entre la richesse naturelle et la chrématistique en expliquant clairement pourquoi la première est nécessaire alors que la deuxième est non seulement vaine mais propre à engendrer des confusions très dommageables.
Dans le premier paragraphe, Aristote exprime d’emblée la différence fondamentale: la richesse naturelle est toute entière tournée vers l’acquisition de biens concrets, de nourriture. Elle est donc entièrement tournée vers la production: il s’agit d’acheter simplement des produits au producteur pour faire vivre sa famille. La chrématistique ne tend qu’à faire des profits sur les échanges, c’est-à-dire à acheter une certaine quantité de biens et à engranger une marge bénéficiaire en la vendant plus cher ailleurs ou à un autre moment si les produits ne sont pas périssables. Voilà pourquoi, la chrématistique semble liée à la monnaie puisque c’est l’échange plus que le produit qu’elle recherche et qu’elle est favorisée par la dématérialisation du produit par l’argent. Comment faire fructifier un capital? En achetant et en revendant avec profit. On instaure ainsi une sorte de circuit fermé (la monnaie crée de la monnaie) dans un échange censé, au contraire, être ouvert. La richesse naturelle est juste un moyen en vue d’autre chose: le ravitaillement de ses proches. Par contre, la chrématistique fait de l’accumulation de la monnaie une fin en soi, comme la médecine ou la politique. Aristote sous entend ici que c’est une erreur. La richesse ne saurait être qu’un moyen. Autant le médecin a raison de faire de la guérison une fin en soi, autant le spéculateur a tort d’élever au statut de fin ce qui en réalité est fondamentalement un moyen.
Dans l’administration familiale, la richesse est limitée par la satisfaction des besoins de la famille. Elle ne tourne pas à vide, alors que dans les faits, on voit des spéculateurs s’enrichir sans mesure, ni limite. C’est donc le rapport à la possession qui pose problème selon qu’on le considère à juste raison comme un intermédiaire ou comme une finalité, auquel cas on possède pour posséder plus encore puisque, en effet, il est possible de faire en sorte qu’avoir de l’argent crée de l’argent. Mais comment ne pas voir que posséder ne saurait constituer une finalité propre, comment ne pas voir que la richesse n’est qu’un moyen? Tout simplement parce que l’effort pour vivre mieux prend le pas sur l’effort pour vivre bien, et de ce fait le plaisir l’emporte sur le bonheur. La différence essentielle entre ces deux notions vient en effet, de ce que la source du plaisir n’est pas confuse, ni mystérieuse, encore moins propre à chacun. La source des plaisirs est à peu prés identique pour tout être humain. Etre heureux, par contre, n’est pas nécessairement « causé » par l’acquisition d’un bien extérieur. C’est bien plutôt un travail intérieur qui semble être à même de nous rendre heureux. Finalement le cercle vicieux consistant à rechercher la richesse pour la richesse trouve une sorte de prolongement voire de confirmation dans la surenchère des plaisirs telle qu’on peut la voir à l’oeuvre dans le circuit de l’addiction: telle dépendance contribue à creuser cette dépendance tant et plus.
C’est exactement ce qui est développé dans le 5e paragraphe. Ce qu’Aristote essaie de démêler finalement, c’est l’origine de la spéculation: faire de la richesse à partir de la richesse repose en fin de compte sur une donnée assez physique: retirer du plaisir sans cesse plus de plaisir, ce qui engendre une forme de démesure, d’hybris.
Il est tout à fait éclairant d’appliquer la distinction entre la poiesis et la praxis à ce texte, car tout le problème vient de ce qu’illégitimement, la chrématistique se perçoit et se perpétue comme une praxis alors qu’elle est fondamentalement de la poiesis et ne saurait être autre chose.
Comprendre la critique de la chrématistique par Aristote n’est pas toujours facile car le philosophe ne termine pas tous ces raisonnements comme le prouve la lecture du premier paragraphe, et la comparaison avec la médecine. Car précisément cette comparaison a ses limites. La médecine est de la praxis, à savoir qu’elle est une activité qui est à elle-même sa propre finalité. C’est pourquoi elle n’a pas de limite: ce qu’elle vise, c’est ce qu’elle est: l’art de soigner. La chrématistique est aussi sans limite en ceci qu’elle ne tend à accomplir que ce qu’elle est accumuler de la richesse et plus encore de la monnaie. Le problème vient du fait qu’en même temps, il est contradictoire de faire de l’accumulation de valeur d’échange une fin en soi puisque justement sa finalité, c’est l’échange. Quelque chose ici tourne à vide parce que l’on fait de l’accumulation de moyens une finalité. Ce cercle vicieux crée une sorte de bulle d’incohérence dans une logique qui est celle de la satisfaction des besoins de la famille. C’est exactement ce que le 3e paragraphe affirme expressément: on peut confondre l’administration familiale et la chrématistique car ces deux activités mettent en oeuvre les mêmes moyens: la possession de biens, mais autant la première ne met en oeuvre ses moyens que pour fournir de la nourriture à la famille, autant la seconde n’aspire qu’à tirer de façon exponentielle un profit du profit. On pourrait dire que la chrématistique sort de l’économie, dans son acception étymologique: Oikos: maison Nomos: gérer. Le capitalisme (c’est-à-dire la chrématistique: accumulation du capital) n’est pas de l’économie: un économiste capitaliste est un oxymore. La confusion est si totale que l’on peut s’illusionner soi-même en croyant viser le bien-être de sa famille alors que l’on ne cesse d’accroître cette étrange capacité des moyens à créer plus de moyens. On vise tellement à gagner des moyens d’existence que l’on perd totalement de vue l’existence elle-même, en tant que finalité.
Le quatrième paragraphe explore les raisons d’être fondamentales de cette confusion, ce qui implique plusieurs remarques de nature philosophique: la distinction du plaisir et du bonheur notamment. Pour la plupart des penseurs de l’antiquité, le bonheur réside dans l’autarcie (autarkéia: autosuffisance). Selon Aristote, c’est exactement ce à quoi aboutit la vie dans la cité: être un citoyen c’est intégrer une communauté dont les modalités de vie commune garantissent à chacun un mode de vie spécifiquement humain, c’est-à-dire raisonnable donc auto-suffisant. C’est ça le bonheur: gagner dans un mode de vie commun les moyens de se suffire à soi-même. Mais il est malheureusement facile de confondre le bonheur avec le plaisir alors que les différences sont évidentes à quiconque réfléchit un tant soit peu: le plaisir est momentané alors que le bonheur est stable et durable, le plaisir est physique, alors que le bonheur concerne l’intégralité de l’être et pas seulement le corps (il est un bien poursuivi par l’âme), enfin et surtout: le plaisir est causé alors que le bonheur n’est d’aucune manière un état qui puisse être atteint du fait d’une cause extérieure à lui-même. C’est l’être lui-même et seulement lui qui peut œuvrer à son bonheur par le biais d’un travail sur soi. Aucun événement ne nous rend heureux mais nous pouvons en nous-mêmes, par nous-mêmes, faire de tel ou tel événement « l’occasion » de l’être. La clé du bonheur n’est pas l’acquisition d’un bien quelconque (si c’était le cas, nous chercherions tous ce bien) mais la capacité du sujet à se donner à lui-même un équilibre, une façon durable d’exister qui lui permette de demeurer dans le sentiment d’un bien-être stable et efficient.
Le cercle vicieux de la chrématistique, à savoir faire des moyens une fin en soi de telle sorte que l’on ne vise qu’à obtenir des moyens pour avoir des moyens fait écho à une autre erreur de perspective dont l’être humain est malheureusement victime, soit de désirer sans cesse des plaisirs au gré d’une dynamique de surenchère qui n’a pas de fin au lieu de chercher simplement l’autarcie. Nous ne devrions aspirer qu’à vivre pour nous satisfaire de vivre au sein de cette autarcie que la cité rend possible, mais le désir s’active en nous et nous conduit à sans cesse chercher des plaisirs qui nous font dépendre d’autres plaisirs, et ainsi de suite. C’est en ce sens que la jouissance réside fondamentalement dans un excès, non pas qu’un plaisir serait en lui-même outrancier, de trop, mais plutôt en ceci qu’il se manifeste à nous comme un « jamais assez ». L’excès de la jouissance c’est qu’elle ne se satisfait pas (satis factum: suffisamment réalisé)
Aristote pointe ici une sorte de dysfonctionnement humain profond dont la chrématistique n’est finalement que l’une des conséquences. Confondre cette dépendance de la jouissance avec l’autarcie du bonheur est à l’origine d’une confusion entre les moyens et les fins extrêmement dommageable pour l’ensemble de l’humanité. Spéculer, c’est ce que font toutes les personnes qui sans cesse ne vise un bien matériel que pour en escompter un bien matériel plus grand encore et ainsi de suite jusqu’à finalement perdre de vue qu’ils ne font qu’activer la roue d’une suite infinie de moyens de vivre qui ne déboucheront jamais sur une satisfaction. Le bonheur c’est justement ce que rend impossible le « jamais assez » de telle jouissance, laquelle nous aiguille sur telle autre et ainsi de suite. C’est de cette façon que des qualités humaines authentiques sont détournées de leur nature pour devenir elles-mêmes des moyens de la spéculation, laquelle rend impossible le bonheur.
Le dernier paragraphe recèle une ambiguïté qu’il convient d’éclaircir car s’il existe en effet un art d’acquérir nécessaire (administration familiale - Economie) et un art d’acquérir non nécessaire (chrématistique), il semble difficile de déterminer pour quelle cause nous aurions « besoin » d’un art d’acquérir défini par Aristote lui-même comme « non nécessaire ». Cette cause repose sur une confusion et elle est, par conséquent, pervertie. Ce n’est ni l’échange ni la monnaie qui pose problème, c’est la chrématistique commerciale qui n’aspire qu’à créer de la richesse à partir de la richesse, de la monnaie à partir de la monnaie et finalement des moyens pour accroître des moyens dans une boucle qui n’a pas de fin. La spéculation est absurde et elle rend impossible le bonheur.
Richesse naturelle Chrématistique commerciale
Dans l’administration familiale, la richesse est limitée par la satisfaction des besoins de la famille. Elle ne tourne pas à vide, alors que dans les faits, on voit des spéculateurs s’enrichir sans mesure, ni limite. C’est donc le rapport à la possession qui pose problème selon qu’on le considère à juste raison comme un intermédiaire ou comme une finalité, auquel cas on possède pour posséder plus encore puisque, en effet, il est possible de faire en sorte qu’avoir de l’argent crée de l’argent. Mais comment ne pas voir que posséder ne saurait constituer une finalité propre, comment ne pas voir que la richesse n’est qu’un moyen? Tout simplement parce que l’effort pour vivre mieux prend le pas sur l’effort pour vivre bien, et de ce fait le plaisir l’emporte sur le bonheur. La différence essentielle entre ces deux notions vient en effet, de ce que la source du plaisir n’est pas confuse, ni mystérieuse, encore moins propre à chacun. La source des plaisirs est à peu prés identique pour tout être humain. Etre heureux, par contre, n’est pas nécessairement « causé » par l’acquisition d’un bien extérieur. C’est bien plutôt un travail intérieur qui semble être à même de nous rendre heureux. Finalement le cercle vicieux consistant à rechercher la richesse pour la richesse trouve une sorte de prolongement voire de confirmation dans la surenchère des plaisirs telle qu’on peut la voir à l’oeuvre dans le circuit de l’addiction: telle dépendance contribue à creuser cette dépendance tant et plus.
C’est exactement ce qui est développé dans le 5e paragraphe. Ce qu’Aristote essaie de démêler finalement, c’est l’origine de la spéculation: faire de la richesse à partir de la richesse repose en fin de compte sur une donnée assez physique: retirer du plaisir sans cesse plus de plaisir, ce qui engendre une forme de démesure, d’hybris.
Il est tout à fait éclairant d’appliquer la distinction entre la poiesis et la praxis à ce texte, car tout le problème vient de ce qu’illégitimement, la chrématistique se perçoit et se perpétue comme une praxis alors qu’elle est fondamentalement de la poiesis et ne saurait être autre chose.
Comprendre la critique de la chrématistique par Aristote n’est pas toujours facile car le philosophe ne termine pas tous ces raisonnements comme le prouve la lecture du premier paragraphe, et la comparaison avec la médecine. Car précisément cette comparaison a ses limites. La médecine est de la praxis, à savoir qu’elle est une activité qui est à elle-même sa propre finalité. C’est pourquoi elle n’a pas de limite: ce qu’elle vise, c’est ce qu’elle est: l’art de soigner. La chrématistique est aussi sans limite en ceci qu’elle ne tend à accomplir que ce qu’elle est accumuler de la richesse et plus encore de la monnaie. Le problème vient du fait qu’en même temps, il est contradictoire de faire de l’accumulation de valeur d’échange une fin en soi puisque justement sa finalité, c’est l’échange. Quelque chose ici tourne à vide parce que l’on fait de l’accumulation de moyens une finalité. Ce cercle vicieux crée une sorte de bulle d’incohérence dans une logique qui est celle de la satisfaction des besoins de la famille. C’est exactement ce que le 3e paragraphe affirme expressément: on peut confondre l’administration familiale et la chrématistique car ces deux activités mettent en oeuvre les mêmes moyens: la possession de biens, mais autant la première ne met en oeuvre ses moyens que pour fournir de la nourriture à la famille, autant la seconde n’aspire qu’à tirer de façon exponentielle un profit du profit. On pourrait dire que la chrématistique sort de l’économie, dans son acception étymologique: Oikos: maison Nomos: gérer. Le capitalisme (c’est-à-dire la chrématistique: accumulation du capital) n’est pas de l’économie: un économiste capitaliste est un oxymore. La confusion est si totale que l’on peut s’illusionner soi-même en croyant viser le bien-être de sa famille alors que l’on ne cesse d’accroître cette étrange capacité des moyens à créer plus de moyens. On vise tellement à gagner des moyens d’existence que l’on perd totalement de vue l’existence elle-même, en tant que finalité.
Le quatrième paragraphe explore les raisons d’être fondamentales de cette confusion, ce qui implique plusieurs remarques de nature philosophique: la distinction du plaisir et du bonheur notamment. Pour la plupart des penseurs de l’antiquité, le bonheur réside dans l’autarcie (autarkéia: autosuffisance). Selon Aristote, c’est exactement ce à quoi aboutit la vie dans la cité: être un citoyen c’est intégrer une communauté dont les modalités de vie commune garantissent à chacun un mode de vie spécifiquement humain, c’est-à-dire raisonnable donc auto-suffisant. C’est ça le bonheur: gagner dans un mode de vie commun les moyens de se suffire à soi-même. Mais il est malheureusement facile de confondre le bonheur avec le plaisir alors que les différences sont évidentes à quiconque réfléchit un tant soit peu: le plaisir est momentané alors que le bonheur est stable et durable, le plaisir est physique, alors que le bonheur concerne l’intégralité de l’être et pas seulement le corps (il est un bien poursuivi par l’âme), enfin et surtout: le plaisir est causé alors que le bonheur n’est d’aucune manière un état qui puisse être atteint du fait d’une cause extérieure à lui-même. C’est l’être lui-même et seulement lui qui peut œuvrer à son bonheur par le biais d’un travail sur soi. Aucun événement ne nous rend heureux mais nous pouvons en nous-mêmes, par nous-mêmes, faire de tel ou tel événement « l’occasion » de l’être. La clé du bonheur n’est pas l’acquisition d’un bien quelconque (si c’était le cas, nous chercherions tous ce bien) mais la capacité du sujet à se donner à lui-même un équilibre, une façon durable d’exister qui lui permette de demeurer dans le sentiment d’un bien-être stable et efficient.
Le cercle vicieux de la chrématistique, à savoir faire des moyens une fin en soi de telle sorte que l’on ne vise qu’à obtenir des moyens pour avoir des moyens fait écho à une autre erreur de perspective dont l’être humain est malheureusement victime, soit de désirer sans cesse des plaisirs au gré d’une dynamique de surenchère qui n’a pas de fin au lieu de chercher simplement l’autarcie. Nous ne devrions aspirer qu’à vivre pour nous satisfaire de vivre au sein de cette autarcie que la cité rend possible, mais le désir s’active en nous et nous conduit à sans cesse chercher des plaisirs qui nous font dépendre d’autres plaisirs, et ainsi de suite. C’est en ce sens que la jouissance réside fondamentalement dans un excès, non pas qu’un plaisir serait en lui-même outrancier, de trop, mais plutôt en ceci qu’il se manifeste à nous comme un « jamais assez ». L’excès de la jouissance c’est qu’elle ne se satisfait pas (satis factum: suffisamment réalisé)
Aristote pointe ici une sorte de dysfonctionnement humain profond dont la chrématistique n’est finalement que l’une des conséquences. Confondre cette dépendance de la jouissance avec l’autarcie du bonheur est à l’origine d’une confusion entre les moyens et les fins extrêmement dommageable pour l’ensemble de l’humanité. Spéculer, c’est ce que font toutes les personnes qui sans cesse ne vise un bien matériel que pour en escompter un bien matériel plus grand encore et ainsi de suite jusqu’à finalement perdre de vue qu’ils ne font qu’activer la roue d’une suite infinie de moyens de vivre qui ne déboucheront jamais sur une satisfaction. Le bonheur c’est justement ce que rend impossible le « jamais assez » de telle jouissance, laquelle nous aiguille sur telle autre et ainsi de suite. C’est de cette façon que des qualités humaines authentiques sont détournées de leur nature pour devenir elles-mêmes des moyens de la spéculation, laquelle rend impossible le bonheur.
Le dernier paragraphe recèle une ambiguïté qu’il convient d’éclaircir car s’il existe en effet un art d’acquérir nécessaire (administration familiale - Economie) et un art d’acquérir non nécessaire (chrématistique), il semble difficile de déterminer pour quelle cause nous aurions « besoin » d’un art d’acquérir défini par Aristote lui-même comme « non nécessaire ». Cette cause repose sur une confusion et elle est, par conséquent, pervertie. Ce n’est ni l’échange ni la monnaie qui pose problème, c’est la chrématistique commerciale qui n’aspire qu’à créer de la richesse à partir de la richesse, de la monnaie à partir de la monnaie et finalement des moyens pour accroître des moyens dans une boucle qui n’a pas de fin. La spéculation est absurde et elle rend impossible le bonheur.
Richesse naturelle Chrématistique commerciale
Finalité: administration familiale Créer plus de la richesse par la richesse
Limitée Illimitée
Autarcie Jouissance de posséder
Nécessaire Pas nécessaire
Satisfaction Spéculation
Conclusion
Redonner du sens au travail, cela consisterait donc à revenir de la confusion des moyens et des fins dont la chrématistique commerciale est la cause. Il n’y a pas lieu d’accorder à la production ainsi qu’à l’échange de monnaie plus d’importance que ces deux activités ne peuvent réellement en revendiquer car elles n’ont de finalité qu’à satisfaire nos besoins vitaux. Une fois le travail ramené à sa juste limitation, nous serions enfin à même de réaliser librement ce que nous sommes, à savoir des hommes voués à l’oeuvre et à l’action plus qu’au travail (Hannah Arendt). Cette confusion qui finalement décrit exactement l’erreur de perspective du capitalisme: accumuler des biens pour créer plus de biens, créer une bulle d’incohérence dans laquelle le capital crée absurdement du capital, des moyens pour avoir plus de moyens sans jamais aboutir à une fin enferme l’être humain dans un cycle infernal qui le maintient dans la misère de son inaccomplissement. Né pour devenir, il dépérit dans l’accumulation absurde et stagnante des « moyens » d’exister. Seule la réalisation du sens du mot bonheur peut le sortir de cette impasse.
Limitée Illimitée
Autarcie Jouissance de posséder
Nécessaire Pas nécessaire
Satisfaction Spéculation
Conclusion
Redonner du sens au travail, cela consisterait donc à revenir de la confusion des moyens et des fins dont la chrématistique commerciale est la cause. Il n’y a pas lieu d’accorder à la production ainsi qu’à l’échange de monnaie plus d’importance que ces deux activités ne peuvent réellement en revendiquer car elles n’ont de finalité qu’à satisfaire nos besoins vitaux. Une fois le travail ramené à sa juste limitation, nous serions enfin à même de réaliser librement ce que nous sommes, à savoir des hommes voués à l’oeuvre et à l’action plus qu’au travail (Hannah Arendt). Cette confusion qui finalement décrit exactement l’erreur de perspective du capitalisme: accumuler des biens pour créer plus de biens, créer une bulle d’incohérence dans laquelle le capital crée absurdement du capital, des moyens pour avoir plus de moyens sans jamais aboutir à une fin enferme l’être humain dans un cycle infernal qui le maintient dans la misère de son inaccomplissement. Né pour devenir, il dépérit dans l’accumulation absurde et stagnante des « moyens » d’exister. Seule la réalisation du sens du mot bonheur peut le sortir de cette impasse.
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