jeudi 17 décembre 2020

CSD HLP Terminale (groupe 2) - Cours du 18/12/2020 Qu'est-ce que le moi ?

Bien que l’approche soit différente et beaucoup plus centrée sur ce mode d’être inauthentique qui définit finalement toute existence humaine socialisée, Sartre développe la même thèse que Pascal:

        "Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
  Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
  Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.
  Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un "sujet de droit". Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une "représentation" pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
  Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. »

Sartre, L'Être et le Néant, 1943, éd. Gallimard, coll. Tel, 2003, p. 93-95.



        Ce qui intéresse Sartre n’est pas tant les qualités comme Pascal que les fonctions. Pour mesurer la profondeur de cette simulation sous l’effet de laquelle nous nous prêtons sans cesse à une comédie sociale et nous inventons de toute pièce le personnage du « moi », il nous propose de remarquer cette sorte d’énergie du désespoir qui nous pousse à coller le plus qu’on peut à des métiers, à des types, à des codes dictées par les usages, les habitus, comme dirait Bourdieu et à y jouir d’une satisfaction d’autant plus absurde qu’elle ne nous crédite authentiquement d’aune avantage « vécu ». Qu’aurais-je fait en réalité toute ma vie? Rien de plus que de la figuration, donner à du néant toute la fausse apparence de l’être.
        Ce garçon de café est bien « garçon de café »: il est payé en tant que tel et il fait bien son métier. Pourquoi? Parce qu’il applique à la lettre, et sans même s’en rendre compte, les directives de ce qu’il faut qu’un garçon de café « soit », c’est-à-dire de tout ce qu’il faut que lui en tant qu’être ne soit pas pour coller à l’image imposé par le rôle. Nous percevons toutes et tous, mais probablement à partir d’une dimension dont nous n’aimons pas trop avouer l’existence (celle d’une lucidité tranchante, dangereuse, pure, au regard de laquelle nous n’agissons pas différemment de lui et c’est pour cela que ces pensées bien réelles sont inavouées, la plupart du temps), le processus de dénégation qui s’effectue chez le garçon de café. C’est exactement ce que pointe l’utilisation par Jean Paul Sartre des « trop ». Il s’agit de donner l’impression qu’il est totalement garçon de café, qu’il en a intégré toutes les ficelles, tous les jeux, tous les codes. On peut être cela, totalement cela et surtout rien que cela. Rien ne déborde: je suis tout entier dans cette démarche automatique, dans ce « ballet » autour des tables, dans cette posture toute à la fois guindée et nonchalante style: « on ne me la fait pas à moi, je ne sus pas tombé de la dernière pluie, je suis parfaitement intégré à la fonction, je ne suis qu’elle. »
        Il n’existe aucune profession qui puisse se définir autrement que par le jeu de ces simulations excepté celle d’artiste (mais est-ce une profession?). On entre dans une carrière en intégrant d’abord ces « codes de corps reflété » par le miroir du regard d’autrui, pour le garçon de café, cela passe par son habillement bien sûr, mais aussi par son port de tête altier, par son regard panoramique sur la terrasse, par son empressement à prendre les commandes, à les amener, style « j’ai à faire, j’ai du travail moi! ». Il est très important ici que la nécessité reconnue de gagner sa vie joue comme un ligne de fuite  toute à la fois imaginaire et impérative le rôle de « leitmotiv », de puissance motrice de cette comédie. Il n’est pas du tout ignominieux ici d’envisager que le chômage soit une situation difficilement supportable en ceci qu’avant tout, elle nous prive fondamentalement d’un rôle à jouer,  d’une danse à pratiquer, d’une partition écrite à réciter, d’un personnage à figurer. C’est exactement comme l’enfant dans les cours d’école qui ne trouve personne avec qui jouer.
        Précisément Sartre reprend cette comparaison en lui donnant toute sa puissance: « repérage et investigation ». Comme Freud l’a également posé avec l’observation de l’enfant à la bobine, le jeu est ce qui permet à l’enfant de sonder son pouvoir et posant des situations fictives et en y manifestant des qualités de symbolisation, de substitution, d’extrapolation: « faisons comme si… On dirait que » Il n’est absolument rien de ces rôles professionnels ni de ces fonctions sociales, voire familiales qui puissent s’approcher et finalement se pratiquer autrement que de façon imaginaire, héritées donc des stade du miroir. C’est ce que Lacan appelle « ce bric-à-brac de fonctions imaginaires »: soldat, médecin, paysan, père, fils, épouse: tout ceci n’est que jeu d’identité parce que l’identité même est une fiction. Dans ce sens, nous ne sommes ni plus ni moins que des Narcisse procrastinant notre suicide, testant l’élasticité de ce temps de captation de notre reconnaissance dans le miroir qui est aussi et surtout celui de notre aliénation, de notre mode d’être inauthentique, lequel n’est qu’un autre nom pour « se prendre pour soi ».
   



4) Etre moi: contracter des habitudes

        Depuis la mention et l’étude du stade du miroir chez Jacques Lacan, nous n’avons cessé de mesurer la puissance de cette idée en l’appliquant rétrospectivement à des auteurs comme Pascal et Sartre qui insistent soit sur la faiblesse ontologique du concept de moi (Pascal) soit sur son vide existentiel (Sartre et la fonction de simulation à l’oeuvre dans l’identification à des rôles sociaux). La pertinence de ces rapprochements semble nous orienter vers une définition peu flatteuse du moi si l’on en croit Jacques Lacan, lui-même: « le moi, c’est le symptôme humain par excellence, c’’st la maladie mentale de l’homme. » Définir le moi comme un symptôme, c’est le concevoir comme ça par quoi une vérité s’indique en se méconnaissant. » La fièvre est le symptôme d’une infection dans le corps, mais elle n’est pas cette infection, elle en fait signe. Cela signifie qu’il y a bien une vérité dans la fièvre mais que cette vérité n’est pas la fièvre, de la même façon, donc, qu’il y a bien une vérité dans le moi. Mais quelle est-elle?
           
Le moi, c’est le corps qui s’identifie à son reflet dans le miroir. Avant cette reconnaissance de son image, il faut nécessairement que l’enfant dispose d’une aptitude à faire le lien entre sa posture prolongée devant la glace et la continuité de l’image qui lui fait face, de la même façon qu’il est nécessaire à la perception de LA chaise que nous ayons le sentiment de la continuité de ces différents plans saisis successivement. Autrement dit, il n’est pas tout à fait vrai que l’enfant se perçoive et se vive seulement comme un moi à partir du miroir puisque cette expérience a nécessairement d’une mémoire initiale, d’un sentiment de continuité. Que l’enfant se voit brutalement dans le miroir comme même ne saurait éluder qu’il se sentait préalablement comme continuité, ne serait-ce qu’en tant que support de mémoire. L’unité du moi, c’est avant toute expérience de miroir ce qui s’appuie sur une aptitude à la rétention primaire, à la capacité de souvenir grâce à laquelle les sensations s’inscrivent sur un seul et même flux de sensibilité.
        Jacques Lacan ne suit aucunement cette piste parce qu’il est selon lui impossible de saisir cette vérité dont le moi est le symptôme déformé. Ne pourrions-nous pas envisager pourtant de l’explorer, en évitant l’écueil d’un intimisme trouble et mystique, mais en nous efforçant de nous en tenir le plus rigoureusement possible à « des données », à des faits constables et irrécusables?
        C’est exactement ce à quoi nous invite Bertrand Russell par ce passage de Science et religion, dans lequel il s’efforce de saisir très précisément et simplement ce que nous voulons dire quand nous parlons d’une même personne, autrement du moi de cette personne. Nous verrons que sa réponse est plus que satisfaisante précisément parce qu’elle dépasse le constat d’échec de Jacques Lacan.

  "[…] il nous faut d’abord déterminer quelles sont les relations qui lient certains événements entre eux de manière à en faire la vie mentale d'une même personne. De toute évidence, la plus importante de ces relations est la mémoire : les choses dont je peux me souvenir me sont arrivées, à moi. Et si je peux me rappeler une certaine circonstance, et que dans cette circonstance je me rappelais autre chose, cette autre chose m'est aussi arrivée, à moi. On pourrait objecter que deux personnes peuvent se rappeler le même événement, mais ce serait une erreur : deux personnes ne voient jamais exactement la même chose, à cause des différences de leurs positions. Elles ne peuvent pas non plus éprouver exactement les mêmes sensations de son, d'odeur, de toucher et de goût. Mon expérience peut ressembler étroitement à celle d'une autre personne, mais elle en diffère toujours plus ou moins. L'expérience de chaque personne lui est propre, et quand une expérience consiste à s'en rappeler une autre, on dit que les deux appartiennent à la même « personne ».
  Il existe une autre définition, moins psychologique, de la personnalité, qui la fait dériver du corps. La définition de ce qui constitue l'identité d'un corps humain à différentes époques serait compliquée, mais nous la supposerons admise pour l'instant. Nous tiendrons aussi pour admis que toute expérience « mentale » connue est liée à un corps déterminé. Nous pouvons alors définir une « personne » comme étant la série d'événements mentaux liée à un corps vivant. C'est là la définition légale : si le corps de Pierre Dupont commet un assassinat, et si par la suite la police arrête le corps de Pierre Dupont, la personne qui habite ce corps au moment de l'arrestation est un assassin.
  Ces deux manières de définir une « personne » s'opposent dans les cas de double personnalité. Dans ce cas, ce qui paraît être une seule personne à l'observateur extérieur est subjectivement partagé en deux : parfois aucune des deux ne sait rien de l'autre : parfois l'une des deux connaît l'autre, mais non réciproquement. Dans le cas où aucune des deux ne sait rien de l'autre, il existe deux personnes si l'on prend la mémoire comme définition, mais une seule si l'on prend le corps. Il existe une gradation jusqu'au cas extrême de la double personnalité, via la distraction, l'hypnose et le somnambulisme. Il est donc difficile d'utiliser la mémoire comme définition de la personnalité. Mais il semble que les souvenirs perdus puissent être retrouvés par hypnotisme ou par la psychanalyse : la difficulté n'est donc peut-être pas insurmontable.
  En plus du souvenir proprement dit, divers autres éléments, plus ou moins analogues à la mémoire font partie de la personnalité : par exemple les habitudes, qui se sont formées à la suite d'expériences passées. C'est parce que, là où la vie existe, les événements peuvent former des habitudes, qu'une « expérience » diffère d'un événement ordinaire. L'expérience façonne les animaux , et surtout les hommes, autrement que la matière inerte. Si un événement est lié à un autre de cette manière particulière qui a trait à la formation des habitudes, les deux événements appartiennent à la même « personne ». C'est là une définition plus générale que la définition par la mémoire seule : elle comprend tout ce que comprenait la définition par la mémoire, et beaucoup plus encore."
 
Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 103-105.

  



        Il semble néanmoins que cet extrait s’appuie sur un postulat que l’on peut qualifier d’empiriste: nous consistons dans ce qui nous arrive. Un moi est d’abord, et en un sens, seulement les expériences qu’il traverse, mais il est évident qu’il ne les traverse pas sans que elles ne s’inscrivent en lui. C’est même la continuité de ces inscriptions qui le déterminent d’abord comme un « moi ».  Finalement ce point est fondamental: il ne faut pas partir du point de vue que je serai une sorte de «  sac » qui se définirait pas ce qu’il englobe. Que des évènements différents apparaissent dans le réel de telle sorte que j’en sois le seul et unique «  trait d’union », c’est ça « le moi ». Par le souvenir, le narrateur de la recherche expérimente quelque chose de bien plus important que le souvenir, ce que l’on pourrait appeler « le sous-devenir », à savoir qu’il consiste dans ce trait d’union entre deux bouchées de madeleine et qu’en cela. Ce n’est pas dans un moi préexistant que se font ces deux expériences, c’est dans la coexistence de ces deux expériences que se file le moi en tant que stricte continuité, voire coïncidence. C’est dans les interstices mémoriels des sensations que se font le moi des personnes que nous sommes. C’est toute la profondeur philosophique de l’oeuvre de Marcel Proust que de nous faire réaliser cette vérité.
        on pourrait objecter à cette thèse que deux personnes pourraient faire la même expérience et, de ce fait, avoir deux moi identiques, ce qui serait absurde, mais c’est évidemment faux puisque deux expériences ne sont jamais vécues de la même façon. Ici encore, l’idée est d’une très grande puissance: l’originalité et l’unicité du moi ne vient aucunement de notre « richesse intérieure », de la profondeur inégalable de notre personnalité, bien au contraire, elle vient seulement de l’irréductibilité de toute sensation à une autre. Lorsque nous sommes béats d’admiration devant le style d’un artiste, il faudrait bien garder en tête que cela vient moins de lui « en soi » que du fait qu’il est  « lui » le trait d’union de sensations pures, originales, exclusives (même s’il n’est pas exclu qu’il ait travaillé sa perception pour parvenir à cette pureté de perception). Nous faisons des expériences et certaines d’entre elles nous conduisent à nous en rappeler d’autres, si nous faisons le lien c’est bien que nous seuls pouvions le faire, donc que nous avons bien ce « moi là », lequel? Celui qui est purement et exclusivement le trait d’union de ces deux expériences, comme le narrateur de « A la recherche du temps perdu ».
        Il convient vraiment de mesurer ici ce qui, l’air de rien, se précise peu à peu. Russell approche la question du « moi » d’une façon absolument différente, voire finalement contraire à celle de Lacan: un moi n’est pas le fait de la reconnaissance de soi dans une image « projetée » mais beaucoup plus simplement le lien de deux expériences. Qu’est-ce qu’être une même personne? L’efficience mémorielle susceptible de rapprocher deux faits, et c’est tout. Quelque chose a duré de la première bouchée de madeleine à la deuxième. Il convient d’ailleurs de bien avoir en tête que le rapprochement entre deux sensations peut être plus ou moins identiques. Dés lors qu’une expérience fait « penser » (et maintenons ce verbe « penser » dans un pur anonymat pour l’instant) à une autre expérience, c’est qu’il y a entre les deux un « moi », du « moi », cette texture de continuité étrange que l’on ne peut appeler que comme ça: « moi ». Se pourrait-il que nous ne soyons que « ça », après tout: des traits d’union temporels entre des faits. Se pourrait-il qu’un moi se réduise à cette efficience de stricte durée continue qui persévère dans une stricte fonction d’agent de liaison.
           


Dans le deuxième paragraphe, Bertrand Russell envisage une seconde définition, très empirique elle aussi: celle du corps. Nous pourrions ici croire en un premier temps que nous nous rapprochons du stade du miroir chez Lacan, puisque c’est bien du corps dont il est question, mais ce n’est pas du tout le cas. Qu’est-ce qu’un moi selon cette définition? La série d’évènements mentaux liés à un corps vivant, répond Russell. Un moi assassin se constitue par le rapprochement entre le corps tueur et le corps arrêté par la police. Deux expériences: tuer et être arrêté, le moi est ce qui effectue le lien logique entre ces deux corps. Qu’il y ait continuité entre ces deux corps est ce qui fait le moi assassin. Avant dans la définition du moi précédente, deux expériences au sein d’une même mémoire fonde l’existence d’un moi, autant ici, deux expériences reliées l’une à l’autre par un même corps sont ce qui fait l’identité de la personne. C’est la continuité de ces deux corps qui fait le moi.
        Dans le troisième paragraphe, Russell développe une argumentation qui va remettre en question ces deux définitions: la schizophrénie. Dans un seul et même corps, deux mémoires se cristallisent, se superposent sans se conjoindre. De ce fait si l’on épouse la première thèse celle du moi mémoriel, il y a deux moi là où pourtant du point de vue de la deuxième il n’y a qu’un seul corps (donc un moi). Chez Norman Bates, où est le moi?  
         

      Les cas de schizophrénie semble donc relativiser chacune des deux thèses posées initialement, même si la psychanalyse peut traiter cette pathologie et s’efforcer de ramener la première à la conscience de la deuxième: en réalité il y a deux mémoires parce que le sur-moi refuse de laisser affleurer à la surface de la mémoire du moi celle qui n’est pas jugée digne d’exister.
        On comprend alors parfaitement la structure de ce texte. Russell pose une question, celle du moi. Il propose deux réponses: le corps et la mémoire, puis développé une situation réfutant ensemble les deux réponses. Vient alors la solution du problème qui se révèlera aussi être la meilleure réponse à la question: l’habitude. Là où la mémoire est mise en échec par le corps dans les cas de dédoublement de personnalité, l’habitude résiste, car elle ne désigne pas ici l’habitude que l’on a prise mais celle que l’on prend maintenant. Nous sommes effectivement des créatures d’habitudes (mémoire, passivité, mêmeté) mais nous sommes aussi des créateurs d’habitudes. Nous pourrions presque dire que la thèse de Russell rejoint en un sens la phylogénétique (évolution des espèces). Finalement le génie de Darwin consiste à pointer l’importance fondamentale des adaptations d’une espèce à son milieu pour la comprendre et la définir. Or qu’est-ce que cette adaptation, cette capacité à insinuer de la continuer gestuelle dans un milieu particulier si ce n’est l’instauration d’une habitude, laquelle va peu à peu dessiner une évolution dans une espèce? Qu’est-ce que le moi, dans une perspective plus modeste et plus individuelle? L’aptitude à exprimer une singularité au gré de sa capacité à contracter des habitudes particulières dans un milieu d’expériences données. Les termes et les tournures de Russell sont vraiment cruciales et justifient une attention quai littérale. Quand des événements ne se contentent pas de se produire mais s’inscrivent  dans  la trame d’une habitude, on pourrait dire que c’est nécessairement qu’il y a un moi « contracteur » à l’oeuvre et c’est à cela que ça se reconnaît, un « moi ». Ce terme ne désigne donc pas ce qui fait le lien entre deux sensations au sein d’une même mémoire, ni ce qui relie deux expériences au sein d’un même corps, mais ce qui instaure des rapports de familiarité et de répétition entre des expériences  au sein d’une même habitude.              

 
Cette définition est très porteuse et fait écho à celle de l’écrivain Samuel Butler: « Car le blé des champs lui-même fonde sa croissance sur une base superstitieuse en ce qui concerne son existence, et ne transforme la terre et l’humidité en froment que grâce à la présomptueuse confiance qu’il a dans sa propre habileté à le faire, confiance ou foi en soi-même sans laquelle il serait impuissant. »  « Nul mieux que Samuel Butler, dit Gilles Deleuze commentant ce passage dans différence et répétition, n’a montré qu’il n’y avait pas d’autre continuité que celle de l’habitude, et que nous n’avions pas d’autres continuités que celles de nos mille habitudes composantes, formant en nous autant de moi superstitieux et contemplatifs, autant de prétendants et de satisfactions (…) Il y a une contraction de la terre et de l’humidité que l’on appelle froment, et cette contraction est une contemplation, et l’autosatisfaction de cette contemplation. Le lys des champs, par sa seule existence, chante la gloire des cieux, des déesses et des dieux, c’est-à-dire des éléments qu’il contemple en contractant. Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfate contemplés et contractés, entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose? »

        Nous avons bien par cette citation une idée de ce que Russell veut signifier par ce « beaucoup plus encore » qui clôt ce passage.  Le moi n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de cette contraction de corps par l’habitude et d’habitudes par les corps que nous appelons finalement « la vie », et dans cette vie de tous les processus de production des organismes. Contrairement à Lacan qui tient à définir l’homme et l’homme seul comme ayant un moi symptomatique de sa maladie congénitale, Russell prolongeant Butler (1835 - 1902) situe le moi dans un ensemble beaucoup plus vaste qui est le vivant lui-même.
          
Il convient ici d’insister sur le fait que Russell est un empiriste, c’est-à-dire qu’il n’adhère pas à la thèse selon laquelle il existerait des idées innées. Par rapport à notre question qui est celle du moi, l’interrogation sur l’émergence de ce moi peut effectivement se concevoir sous cet angle: est-il naturel, premier, inné que nous nous considérions comme étant « moi »?  Du sentiment que j’ai d’exister en tant que moi, il ne s’ensuit pas que j’en sois un, et nous percevons toutes et tous ce que cette idée du « moi » a de trop gratifiant, trop narcissique pour être exact. Que nous soyons d’emblée « moi », c’est bien ce que pose la mêmeté, avec tout ce que cela implique de déterminisme sournois, paresseux, vide. Descartes combat cette mêmeté avec le cogito. Je peux parfaitement être trompé par le malin génie en croyant que je suis « moi » mais il est impossible que je sois abusé tant que je douterai de ce moi. Je ne suis peut-être rien, mais de cela seul que je pense n’être rien, je suis à tout le moins cette pensée de n’être rien, par quoi je suis bien quelque chose. Quoi? L’auteur de cette pensée même, donc « je pense donc je suis ».

        Aussi manifeste et à tous égards incroyable que soit l’effort de Descartes pour contrarier la prime évidence, la mêmeté de notre rapport au moi, il se trouve qu’il ne peut s’empêcher de lui faire cette concession aux conséquences très dommageables à sa conclusion comme Nietzsche l’exprimera avec beaucoup de justesse: « Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »
        La vérité est que ce n’est pas évident du tout et que cette phrase suffit à elle toute seule à jeter sur la thèse de Descartes ce voile de suspicion qu’il s’était pourtant efforcé, de si convaincante manière, à lever. Pourtant ce « moi » n’est pas du tout le même que celui qu’il avait remis en cause au début de sa démarche. Je doute de « moi », je doute d’être ce moi que je pense être, et j’ai sans aucun doute raison de le remettre en cause. Néanmoins, qu’il y ait en moi un principe volontaire et UN capable de le remettre en cause, cela est une certitude: « je pense donc je suis ». De fait, il y a en moi de l’aptitude à douter et cela ne se peut sans que je sois le sujet de ce doute. Ici s’affirme l’idée innée d’un principe « je » d’une conscience directrice et omnipotente. Descartes déplace le présupposé d’unité du moi au je du « je pense », mais il n’en est pas moins vrai que c’est bien le terme moi qu’il reprend ici: « que c’est moi qui doute ».
         
Un empiriste est un philosophe qui, comme Hume ou Russell, considère que ce n’est pas parce qu’il y a d’abord des idées en nous que nous pouvons faire des expériences, mais que c’est toujours à partir des expériences que nous avons des idées. Nous pourrions dire que le génie de Darwin réside dans la lecture très empiriste qu’il a faite de l’évolution de l’homme. Etre empiriste, c’est rejeter autant qu’on peut le recours à des postulats, à des principes en se fiant davantage à l’observation, à l’expérience qu’à l’auto-validation d’un principe ou d’une idée qui s’imposerait par elle-même.  Nous percevons bien à quel point cette opposition entre l’empirisme et l’innéisme est fondamentale concernant la question du moi.

        Descartes produit un effort métaphysique inouï pour fonder le sujet mais en même  temps nous avons bien saisi qu’il baisse sa garde à un moment pourtant décisif. Il demeure un innéiste, c’est-à-dire qu’il considère qu’aller jusqu’à remettre en cause que ce soit bel et bien moi qui pense, c’est rentrer dans un cheminement d’esprit qui finalement ruine totalement toute recherche efficace de la vérité.
        Contre cette position qui finalement est davantage une posture, l’empirisme ne procède que par « enquête » comme l’a dit et pratiqué David Hume. Si nous essayons de distinguer l’innéisme et l’empirisme par deux sortes de « slogans »  qui exprimeraient la position de l’un et l’autre, nous pourrions dire que le mot d’ordre de l’empirisme est « on peut enquêter sur tout » et celui de l’innéisme: « il faut bien commencer par quelque chose ». Pour reprendre la citation d’un innéiste célèbre: Leibniz: « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens », on mesure bien à quel point l’innéiste est prêt à accepter l’importance des sensations dans la connaissance mais jusqu’à une certaine limite: l’entendement et plus que cela un entendement « UN » qui donc est celui d’un « moi ». Il y a donc toujours un moment où l’analyse doit s’arrêter à une unité constituante sans être constituée parce que si elle l’était, il faudrait repartir et définir de quoi elle est constituée.
        Ce qui, a contrario, est fascinant chez certains empiristes comme Hume, et comme Russell, c’est qu’ils ne s’arrêtent pas. Finalement on pourrait dire que toute recherche est d’esprit empiriste. Aristote est empiriste d’abord mais vient toujours un moment où il faut arrêter la machine de l’enquête pour lui donner un fondement, sans quoi on ne peut pas donner de base, de principe à un raisonnement: « Ananke Stenai »: il faut bien finir par s’arrêter. Le problème ici c’est qu’on ne sait pas bien si c’est « de guerre lasse » que l’on s’arrête ou sous l’impulsion d’un authentique désir de vérité, et c’est bien ici un choix d’une profondeur décisive pour tout philosophe. Descartes qui est un innéiste est exemplaire de ce point de vue: il amorce un processus d’enquête parfaitement sceptique dans sa méthode et son développement mais vient un moment où cette machine « cale » parce que l’idée que ce ne soit pas moi qui doute, qui sent, qui pense, idée qu’il évoque, lui apparaît néanmoins comme une piste qu’il n’est pas la peine de pratiquer, de suivre ou d’explorer. Avec le « moi », nous touchons donc à un « problème limite » de toute démarche de pensée: est-ce que penser est un effort qui peut s’affranchir de tout, y compris du présupposé d’une origine, d’un sujet premier, d’un auteur?
            Avec Lacan, nous avons envisagé la possibilité selon laquelle le moi ne serait qu’un symptôme, c’est-à-dire ce qui fait signe d’une réalité en la déformant et cette réalité c’est le stade du miroir à savoir que nous nous sommes identifiés à cette image qui nous fait face dans la glace. Le moi n’est qu’un effet de miroitement imaginaire, mais en même temps, à partir de ce symptôme se constituent peu à peu des structures systématiques de simulation extrêmement performantes à partir desquelles le fil d’une existence seulement représentée se tisse et enrobe toutes les dimensions d’une vie qui finalement ne sera jamais vraiment vécue autrement que sur un mode spéculatif , c’est-à-dire spéculaire (l’étymologie ici est déterminante: spécule: voir). Tout en manifestant une lucidité et une intelligence inattaquable sur ce phénomène, Lacan toutefois s’arrête là: le moi n’est qu’un symptôme mais, en même temps, il acquiert par là même un certain mode d’existence dont Lacan considère qu’il est indépassable. L’idée selon laquelle le miroir désignerait en fait un seuil que l’on pourrait franchir en nous efforçant de revenir à cette vie d’avant l’identification au corps spatial reflète ne lui semble pas « viable ».
        Russell lui poursuit l’enquête d’une certaine façon, même si sa réflexion ne porte aucunement sur le stade du miroir mais sur le présupposé du même chez la personne. C’est en tant qu’elle déploie les réquisits d’une démarche purement empiriste que l’argumentation de Russell est incroyablement convaincante.

          

Si nous reprenons la démonstration du premier paragraphe, nous voyons bien à l’oeuvre cette rigueur et cette simplicité empiriste. Plutôt que de partir du principe que c’est déjà le même moi qui a deux souvenirs, Russell soutient que c’est précisément, à l’inverse, parce que deux souvenirs sont notables qu’ils font signe d’une communauté de déposition: il faut bien une mémoire même pour que deux souvenirs distincts soient rapprochés. Ils ne peuvent pas se rapprocher autrement qua dans la mémoire d’une personne que, par conséquent on pourra considérer comme « même ». Ce qu’ « il y a », c’est , par exemple, des saveurs de madeleine trempées dans du thé à des moments très différents (au moins 30 années d’écart), de façon différentes, l’une par le biais d’une rétention secondaire et l’autre par celui d’une rétention primaire. Qu’y-a-t-il entre ces deux rétentions? La totalité des souvenirs qui font un « moi », c’est-à-dire finalement l’intégralité des 7 tomes qui composent « A la recherche du temps perdu ». L’identité ici se compose dans le processus narratif du souvenir et à mesure que le souvenir du narrateur s’écrit, l’identité se contracte, se construit, se déploie. Tout ceci n’est pas composé sans la rigueur d’une logique presque mathématique dans la définition: sera dite « même » l’instance dépositrice de souvenirs reliés. Que des moments de vie reviennent du passé, c’est ce qui ne saurait se produire réellement ailleurs que dans une mémoire « UNE », par quoi il faut bien qu’elle soit celle d’un moi.
        Puis Russell évoque un autre support éventuel du moi qui est le corps, mais il le fait d’une façon qui est tout aussi rigoureusement empirique, ou empiriquement rigoureuse. Que des expériences soient perçues fait signe d’un socle physique commun. Il faut qu’il y ait identité de texture corporelle là où deux expériences manifestent une contiguïté idiosyncrasique.  C’est le corps de pierre qui a commis un crime, c’est le corps de Pierre qui est arrêté: il y a un bien un moi derrière le corps commun à ces deux expériences. CQFD.
         Le texte ici manifeste une teneur proprement philosophique méthodologiquement: derrière la question: « qu’est-ce que le moi? » il y a un problème: c’est celui de la non-coïncidence de la mémoire et du corps. Mais c’est trouvant la solution du problème que nous poserons également la réponse à la question.  Il peut en effet exister deux mémoires distinctes dans un seul et même corps, dans certains cas de schizophrénie. Où sera donc le moi?
           

      C’est le dernier paragraphe qui résout toutes les interrogations: il s’agit toujours de relier entre eux des évènements mais ni par le souvenir, ni par le corps: par l’habitude qui finalement consiste à donner à la mémoire l’efficience d’un corps « contractant ». Il y a un moi quand deux expériences sont contractées dans le bloc cohésif d’une « habitude ». Il faut ici nous arrêter un peu devant l’exactitude stupéfiante mais il serait plus juste de dire « stupéfactrice » de cette réponse tout simplement parce que son champ de pertinence et d’application dépasse largement tout ce que nous pouvions nous représenter (peut-être d’ailleurs parce que nous ne pouvions QUE nous le RE-présenter). Il existe un lien très, très profond entre la vie et l’habitude. En fait rien ne s’effectue jamais autrement que par habitude, dans tout ce que cette notion recèle à la fois de passivité et d’activité. C’est à la fois ce que l’on suit presque aveuglément, hypnotiquement ,et que ce que l'on prend activement, volontairement, en toute conscience. Le moi c’est ce qui dans cette configuration plissée de l’existence en est comme la ligne pliée et pliante, et cela au même titre que tout ce qui communément vit: animal, végétal. Il y a des « moi » partout où des habitudes s’inscrivent au fil des rapports entre des milieux et des corps.
        C’est ici que nous pouvons revenir à l’erreur de Jacques Lacan lorsqu’il affirme que seul l’homme se reconnaît dans le miroir, alors que nous savons aujourd’hui que c’est faux. De ce qu’il croit être une spécificité humaine, il retire finalement une caractérisation de l’Homme comme animal malade d’inauthenticité, précisément à cause de cette modalité d’identification imaginaire structurée en elle même comme une aliénation. Toute la conception Lacanienne de l’être humain repose sur cette schize, sur cette dissociation entre le moi vu et le corps senti, entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation, bref sur tout ce qui fondamentalement nous interdit de composer un être « Un ».
          
Mais n’est-ce pas précisément cette préoccupation de définir spécifiquement l’Homme, de lui réserver cette condition d’inauthenticité qui conduit Lacan à définir le moi comme un symptôme. L’être humain serait donc malade et le moi serait le symptôme de cette maladie, sa face émergée, son signe manifeste. Le souci de l’enquête s’arrête ici et, de fait Lacan ne s’intéresse pas du tout aux philosophes empiristes (ses références philosophiques sont plutôt celles de Platon, Hegel, Descartes, et jamais Spinoza, Bergson ou Nietzsche). Peut-être cette définition du moi comme symptôme est-elle elle-même symptomatique d’un arrière fond de préjugé anthropocentriste à l’oeuvre chez Lacan.  Pour le dire en d’autres termes: que le moi soit un symptôme serait alors parfaitement symptomatique de ce préjugé faux selon lequel seul l’être humain pourrait être un « moi ».

        Qu’est-ce que le moi? Pour les innéistes évidemment, c’est une idée « innée ». Pour Lacan, c’est le symptôme de cette maladie d’inauthenticité qui affecte l’homme. Pour les empiristes, c’est l’objet d’une enquête qui Conduit Hume à le définir comme une « collection de perceptions »: « Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. » On en déduit un peu hâtivement que Hume dissout totalement cette idée de moi au profit d’une suite de sensations, mais c’est totalement faux: il la ramène simplement à cette aptitude à intégrer des phénomènes dans la foi en une routine, en un retour, en une répétition. Et c’est bel et bien cette implication dans la croyance en une répétition qui définit concrètement un « moi ». Tout organisme intégrant comme une habitude à prendre et à contempler le lever du soleil, par exemple, est un « moi ». L’habitude est une synthèse parfaite entre d’une part la passivité de la contemplation: le soleil se lève et d’autre part l’engagement (presque insensé, en fait) de la croyance dans la répétition du phénomène. Ce qui se dessine dans le pli même de cette contemplation et de cette croyance, c’est ce que nous appelons un « moi ». 
  
Conclusion
        Nous sommes partis du mythe de Narcisse et donc de tout ce que la notion même d’identification pouvait recéler de dangereux, de sournois. D’emblée ce piège nous a semblé évitable grâce notamment à la figure mythologique d’Antigone dont l’ipséïté s’affirme comme une sorte d’antidote au poison qui a terrassé Narcisse: celui de la mêmeté. Grâce à Lacan, le piège de Narcisse nous est apparu comme faisant partie intégrante de notre développement, comme un stade du miroir auquel nous devons certes la maîtrise et la conscience de notre corps comme globalité, mais aussi l’inauthenticité structurelle de notre existence. Etre un homme, c’est accepter de vivre exilé de cette continuité ressentie que Bergson appelle « Durée » dans la projection spatiale d’un corps visible. Le moi dés lors est le symptôme de cette maladie qu’est l’inauthenticité de cette créature en tous points « imaginaire » qu’est l’homme. Mais l’esprit d’enquête dont il se trouve qu’il caractérise l’empirisme doit-il en rester là: à ce constat « terrible » selon lequel le propre de l’être humain est de méprendre sur soi en faisant semblant d’être son « moi » , son double spéculaire? Reprenant à son compte l’héritage de l’empirisme de David Hume, Bertrand Russell nous permet de dépasser le constat de Lacan en poussant plus loin l’analyse. Que nous nous identifions à l’image de soi projetée dans le miroir ne fait aucun doute, pas davantage que tout ce que Lacan en déduit avec beaucoup de pertinence et une touche de cruauté. Toutefois, on a du mal à comprendre comment cette identification pourrait s’effectuer à partir de rien. Pour que je m’identifie à ce reflet, encore faut-il qu’il existe préalablement une continuité de ressentis, celle-là même qui anime le corps senti d’avant le miroir (celui d’Alice dans le terrier du lapin blanc).
        Or ne pourrions pas dés lors donner au moi un support beaucoup plus crédible et beaucoup moins désespérant en substituant à la notion d’identité celle de continuité, à celle d’espace, celle de durée? Mais alors, cela reviendrait à  situer le moi dans ce corps infiniment confus, indiscernable, non localisable, et pourquoi pas « mystique » de l’antériorité au stade du miroir? Grâce à Russell nous pouvons sortir de cette ambiguïté et pointer la notion d’habitude dans ce qu’elle a précisément de quasi miraculeux et pourtant d’anodin, de quotidien, d’usuel, au sens le plus littéral de ce terme. Toute contraction d’habitudes fait signe d’un « moi », tout simplement parce que rien ne saurait se concevoir comme « moi » sans être à la fois actif et passif, constituant et constitué. La définition même d’un « moi » implique à la fois un effet et un effort de synthèse du vécu: c’est ce qui s’effectue par habitude. Or, cette définition s’applique dans les mêmes termes aussi bien au plus infime organisme cellulaire qu’à toutes les civilisations humaines. Est « moi » ce qui manifeste la capacité à se structurer comme « corps » et rien ne s’effectue d’autre dans la vie que des corps, des organismes, des résistances à l’entropie. Qu’est-ce que le moi donc?  La puissance de contracter des habitudes.
 



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