c) Je de l’énoncé et Je de l’énonciation
Cette phrase est d’une telle importance et elle s’applique
tellement bien à l’exemple de l’enfant à la bobine qu’il convient de
l’expliquer réellement dans le détail. Nous verrons qu’en plus, elle
nous permettra d’envisager une conception de l’inconscient entièrement
liée, pour ne pas dire conçue, à l’insu même de Freud, dans une
perspective linguistique. L’inconscient, ce serait finalement ce qu’il
s’ensuit pour l’homme que d’exister en tant qu’être de langage, et donc à
ce titre, d’être quasiment et littéralement dans des structures de
renvois de sens qui sont celle de la langue.
Ce que Jacques Lacan nous convie à faire d’abord, c’est de bien
situer ce qui, selon lui, est absolument spécifique à l’homme dans
l’observation du jeu avec la bobine. Les animaux prennent corps et sens
dans leur milieu naturel, tandis que si l’enfant humain naît bien dans
le monde, on pourrait dire qu’il prend sens au coeur d’un milieu
symbolique et c’est exactement cela que décrit l’observation de Freud.
Il saisit des phénomènes d’apparition et de disparition dont il rend
compte par des symboles et par des interjections, elles-mêmes déjà
préfigurant des mots, c’est-à-dire des signifiants.
Le signifiant, c’est ce qui donne du sens, et c’est aussi ce qui,
dans le mot, désigne sa réalité vocale ou graphique: « Fort » est le
signifiant de « loin ». Le sujet c’est l’homme, ou l’enfant. Cela
signifie qu’utilisant déjà le mot « fort » en allemand, l’enfant est
aussi en train d’être utilisé par lui pour être intégré à son rapport
avec le da: voici. Le sujet est embarqué, plié dans une opposition de
sens qui ne vient pas de lui et qui ne lui donne aucune autre
alternative que de se soumettre au préalable d’une structure binaire:
« Fort/Da ». Le langage préexiste à la venue au monde de l’enfant
humain, pas à celui du bébé tigre ou singe qui eux prennent leur sens au
coeur d’un milieu naturel.
Quiconque a déjà essayé de mener à bien l’expérience de faire un
aquarium pour des poissons éventuellement exotiques, donc fragiles,
comprendra ça facilement il se produit un agencement entre le poisson,
les algues, l’eau, la lumière, etc. Le poisson prend sens et vie de la
liaison de tous ces éléments qui constituent un petit écosystème. Mais
selon Jacques Lacan, L’homme n’a pas de place assignée naturellement sur
la planète parce qu’étrangement son environnement à lui n’est pas un
lieu naturel mais celui d’une structure articulée qui s’appelle le
langage. C’est lui qui joue le rôle d’interface, de médiatisation entre
l’homme et le milieu naturel lequel n’est finalement jamais perçu
directement par l’être humain. Le mot « fort » ou plus exactement
l’interjection « O-o-o-o-o! » précédera toujours l’expérience physique
de l’éloignement. La syllabe Pa, ou doublée pa-pa, précédera toujours
l’expérience du père réel, lequel du coup se verra médiatisé par le
symbole, par la langue. Ce qui fait le sens de l’animal, ce sont les
éléments de son milieu naturel ce qui fait le sens de l’être humain qui
vient au monde, c’est la langue, c’est le symbole et les opérations qui
relient entre eux des symboles. Un signifiant « Fort » représente le
sujet pour un autre signifiant « Da ». Un sujet est l’effet des rapports
de signifiants au sein d’une structure: la langue. Quand nous disons
que nous sommes intelligents grâce aux signes, ce n’est pas faux, sauf
que nous pensons que cette utilisation des signes nous rend maître des
choses, alors qu’en réalité, nous sommes pris dans une compréhension
imposée du réel qui est celle-là même que nous impose arbitrairement le
langage. Nous saisissons un sens mais en vérité nous sommes surtout
saisis par lui, pris par lui, plié en lui, jusqu’à nous résoudre
purement et simplement dans un effet de langue.
II reste à expliquer le deuxième moment de cette affirmation décisive de Lacan: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Le philosophe slovène, très influencé par les travaux de Jacques Lacan, Slavoj Zizek utilise l’image suivante qui est très parlante et particulièrement appropriée. Quand on est un patient hospitalisé, on met sur notre lit un panneau où se trouve consigné notre nom, âge, date d’entrée, maladie, courbe de température, etc. Même si le personnel hospitalier s’adresse à nous physiquement, ce que nous sommes à ses yeux d’abord en termes de soins va être remplacé par cette fiche. Par conséquent ces données constituent un signifiant qui définit le sujet pour un autre signifiant qui peut être la médecine en général et qui ne représente pas le sujet. Le sens de cette fiche valant dans la structure même de l’hôpital, c’est à cela que mon était de sujet se résorbe. Je ne prends sens, en tant que patient qu’au sein de ce rapport entre cette fiche et ce qu’elle veut dire pour tout le personnel de l’hôpital. Je ne revêts donc aucun sens en moi-même. Et même si je dis « je », le sens de ce pronom dans la structure même de ma langue se substituera implacablement à mon être physique. Un sujet humain n’est jamais physiquement, il « est » toujours en tant qu’il est d’abord pris dans la structure signifiante des mots et des symboles.
Ce qu’il
nous reste à articuler ici est le fait que l’enfant est donc d’emblée
pris dans une structure qui lui donnera son sens au sein d’un milieu qui
est celui de la langue et pas celui de la nature avec l’utilisation
qu’il fera du « je ». Que je dise « je » peut apparaître comme une
prise d’initiative mais comme celle-ci s’effectuera au sein même de
cette structure de renvois d’un signifiant à un autre signifiant, ce
« je » sera lui-même l’expression d’une contrainte absolue de ne penser
qu’à partir de ces structures mêmes. Parler ici de prise d’initiative
est très, très ironique, voire absolument faux, indéfendable et c’est ça l’inconscient.
Selon Jacques Lacan, contrairement au petit animal, l’enfant humain naît dans le langage et cette structure linguistique fait écran avec le milieu réel. L’homme est un animal symbolique, ce qui signifie qu’il est aussi un menteur potentiel, car dés lors que je dis « je », je crée entre moi et moi une distance que rien jamais ne pourra venir combler. C’est ce dont nous nous rendons particulièrement compte quand une personne parle d’elle-même, quelle que soit ce qu’elle dit d’elle-même, car le fait même qu’elle le « dise » crée en réalité un espace de questionnement. « Je suis modeste », par exemple, est un énoncé qui se contredit dans les termes puisqu’on ne l’est pas en le disant. Dans cet énoncé, il faut distinguer le sujet de l’énoncé: le je de la phrase « je suis modeste » (qui donc est modeste) et le Je de l’énonciation qui est celui qui dit la phrase (et qui donc ne l’est pas en disant qu’il l’est).
Cette dissociation entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation est fondamentale. Elle est ce qui autorise Jacques Lacan à affirmer que le sujet humain est fendu, irréconciliable, en un sens. Quoi que je dise, il n’est pas du tout hors de propos de considérer que je mens, pas nécessairement dans la signification de l’énoncé (il se peut que je sois vraiment modeste, après tout), mais dans son effectivité même, dans le fait qu’énoncé « il y a », dans l’émergence physique de cet acte qui est l’énonciation. Quoi que je dise de moi, ce propos est un « pas de côté », un effet de dérobade du symbolique par rapport au réel. Je ne peux pas ETRE ce que je dis que je suis parce que ce « dire » est comme un « doigt pointé » qui s’intercale entre ce qui le tend et ce vers quoi il est tendu. Le « Réel », c’est ce qu’il nous est impossible d’atteindre jamais du fait même que l’on naît au langage avant de venir au monde. Finalement, notre vie entière va se passer à tenter de combler inutilement ce retard fondamental, structurel, ontologique de nos mots par rapport au réel, de nos commentaires par rapport à la fulgurance d’un présent indicible. L’animal humain est la créature dont l’existence est faite de non-coïncidence radicale et continue.
Conclusion
Qu’est-ce que l’inconscient à la lumière de ces dernières développements inspirés par Jacques Lacan? Cette part de non-coïncidence avec soi, d’aliénation de tout sujet pris dans la langue maternelle au sens de « pris dans la matrice de la langue maternelle ». Nous sommes nés dans un environnement qui est celui de la langue, par le biais duquel notre sens n’est pas celui que nous donne notre milieu naturel mais ce milieu construit et surtout systématique de la matrice linguistique. Nous sommes donc voués à nous méconnaître, à nous « rater », à nous situer continuellement dans ce décalage entre ce que nous sommes et ignorons (le Je de l’énonciation) et ce que nous disons que nous sommes et revendiquons en mentant (le je de l’énoncé). Pour Jacques Lacan, cette dissociation est irrévocable: quelles que soient nos expériences, elles seront toujours falsifiées du fait même que nous ne les vivrons qu’au travers du décalage inhérent à la langue. L’inconscient, c’est ce qui nous prive à tout jamais de la moindre possibilité de réconciliation avec soi du seul fait que nous disions « je ». Il est en fait l’exil auquel nous nous condamnons nous-même par l’usage de la langue.
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