Cette lecture de plusieurs publicités par le philosophe et économiste Frédéric Lordon est vraiment pertinente et très éclairante. Devant les campagnes de promotion de ces services d’expédition dans lesquelles on « s’amuse » de la totale malléabilité de l’employé par rapport aux hésitations du client, il importe réellement de prendre conscience de l’aggravation de cette situation (ces publicités datent en effet de 2010). Onze années plus tard, non seulement « nous », consommateurs n’avons pas progressé d’un iota dans la réalisation de la nature abjecte de cette dépendance extrême mais nous l’avons entériné accepté, jusqu’à ne plus nous offusquer le moins du monde de ces témoignages d’employés d’Amazon racontant le harcèlement quotidien des managers, le chantage à l’embauche, à l’avenir chez Amazon:
« La pression est énorme, la fatigue difficile à gérer. L’ambiance est à la méfiance. Tout est verrouillé. Avant de signer un contrat de travail, il faut parapher trois pages qui nous engagent à la confidentialité la plus totale. Rien ne doit sortir de l’entrepôt, et raconter quoi que ce soit à des concurrents, bien sûr, mais aussi à vos amis et à votre famille peut vous être reproché. La peur organisée, la surveillance de nos moindres faits et gestes, et la contestation réduite au silence, c’est ce qui se joue chaque jour sous les néons de l’entrepôt d’Amazon, avec, pour principale arme de persuasion, la promesse d’un emploi.»
"Eacher, stower, picker, packer »: tels sont les gestes et les fonctions qui définissent les horizons radieux d’un futur dans « la maison » d’Amazon. Ce que Frédéric Lordon apporte de plus fructueux dans la compréhension de ces publicités obscènes, c’est la notion de « liquidité », celle-là même que nous retrouvons chez le penseur polonais Zigmunt Baumann dans un sens plus sociologique (« la société liquide »). Les actionnaires ont besoin de pouvoir placer et éventuellement retirer leurs capitaux extrêmement rapidement au sein d’un marché des cotations qui fonctionne 24h sur 24h pour les titres les plus échangés. Il faut rappeler que ce détournement de l’activité des entreprises au profit des actionnaires plutôt que de celui des travailleurs est le fait marquant du capitalisme. Si l’on en cherche vraiment l’origine, nous la retrouverions finalement dans les écrits d’Adam Smith entre autres, et dans la substitution de la valeur d’échange du produit à sa valeur « travail ».
Cette nécessité pour les actionnaires de jouir d’une totale fluidité dans la circulation des capitaux détermine évidemment celle d’accéder à une souplesse comparable dans la construction et l’administration de production des biens et des services, ce qui induit à l’égard des employés d’une malléabilité totale à l’égard des desiderata des consommateurs. Une remarque de Frédéric Lordon est cruciale ici: il se peut que finalement ce soient les mêmes personnes qui se situent de part et d’autre de cette frontière séparant les producteurs et les consommateurs de biens ou de services. La faculté d’auto-aliénation des employés est orchestrée avec une maîtrise suffisamment cynique et « clinique » que ce soit paradoxalement la même personne qui abuse de cette souplesse, en tant que consommatrice, dont elle sait mieux que quiconque la part de souffrance et d’inanité qu’elle revêt pour la productrice en termes de souffrance et de pénibilité.
Nous avons malheureusement acté cette disparition pure des désirs du salarié au profit des désirs du consommateur. Les seconds ne peuvent que primer sur les premiers et l’employé SNCF n’a pas d’autre issue ni devenir que de se confondre avec le décor. Tant que nous accepterons, sans ciller, ce genre de publicités, il n'y a pas grand chose à attendre de l'intelligence des consommateurs français dans la compréhension claire et avertie de notre rapport au travail.
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