Mais l’esprit même de cette « exécution » serait totalement remis en cause s’il apparaissait que tous les héros romantiques, d’Orphée à Gatsby en passant par Novalis, loin de se perdre dans la pure contemplation et admiration narcissique d’eux-mêmes, relèvent une imposture, une supercherie dont nous sommes toutes et tous les victimes: celle d’un temps social, « universel » au sens où il règle la communauté de tous les humains (et acquiert ainsi le statut d’objectivité), scientifique, découpable, discontinu, et divisible, spatialisé (ce temps même qui permet à Zénon d’Elée d’affirmer que la flèche est immobile à chaque division de son trajet).
« Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !... La splendeur terrestre s’en fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de l’Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité... Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers d’années s’enfuyaient dans le lointain... A son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. »
Mais elle s’éclaire, à la lumière de la distinction Bergsonienne, et même pourrions nous dire, à son insu (car Bergson a bien célébré l’art et notamment la poésie mais n’a jamais situé ses thèses par rapport au mouvement romantique) d’une dimension nouvelle, autre qui non seulement lui permet de résister à la critique de Ferdinand Alquié mais la renverse complètement. Ce « monde nouveau » dans lequel Novalis affirme voir les traits transfigurés de l’aimée, tisser avec elle un lien resplendissant, indéchirable ne nous apparaît plus comme une métaphore ou comme une image et finalement pas du tout comme l’abandon de la réalité, mais plutôt comme la perception d’une authentique réalité, celle d’une durée dans le flux de laquelle rien jamais ne disparaît mais tout devient « toujours » et ce toujours fait finalement explicitement signe d’une forme d’Eternité non plus stable mais incessamment dynamique. Notre représentation habituelle courante d’un être humain qui s’appelle tel ou tel et qui rencontre d’autres personnes dans sa vie, qui fait des expériences dans l’espace et dont la vie dure un certain temps est comme soulevée, remodelée, contredite par la compréhension de ce que la durée est en profondeur, à savoir cette continuité sans pause ni coupure d’un flux de mutations au sein duquel tout est dans tout, rien n’est dissociable, rien n’est vraiment distinct, rien ne disparaît ni ne surgit parce que « tout toujours est la mutation d’un devenir ». Tel est l’enfer d’Eurydice, la nuit de Novalis, le passé de Gatsby.
Le « détour » que nous avons effectué par Marcel Proust et la description de cette réminiscence du goût de la madeleine nous permet de donner à cette intuition de la durée une illustration puissante. L’expérience ici n’est pas amoureuse mais gustative. La métaphore de l’enveloppement/développement ne cesse pas de traverser ce passage et cristallise magnifiquement le rapport à la durée explicitée par Bergson dans le texte vu précédemment. Il convient de bien saisir ici la différence entre le fait d’évoquer des souvenirs volontaires et l’affect qui fait revenir d’on ne sait où une expérience involontairement, à l’occasion d’une réitération. Si l’on avait demander au narrateur de parler de son enfance, il aurait probablement décrit Combray, sa grand-mère, Françoise, sa mère, Monsieur Swann, les aubépines, etc. Mais il l’aurait fait comme une succession de personnages, de moments, de faits isolés, distincts les uns des autres, et, de toute façon, il l’aurait fait parce qu’on le lui aurait demandé, comme un sujet conscient qui dit « Je » me souviens. Mais rien de tel ici.
5) Postérité du romantisme : stream of consciousness (Virginia Woolf - James Joyce - William Faulkner)
« J'aimerais prendre la vie dans mes mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust, je crois, et revenir en arrière, puis repartir en avant.
Quant à mon prochain livre, je vais me retenir de l'écrire jusqu'à ce qu'il s'impose à moi ; jusqu'à ce qu'il soit lourd dans ma tête comme une poire mûre, pendante, pesante, et demandant à être cueillie juste avant qu'elle ne tombe. Les Éphémères continuent à me hanter, arrivant comme toujours, sans crier gare, entre le thé et le dîner, pendant que L. fait marcher le gramophone. J'esquisse une page ou deux, puis me contrains à m'arrêter. (…) Et quelle est ma position à l'égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur ? Je crois qu'une certaine liberté, un certain élan sont nécessaires. Oui, je crois que même l'extériorisation est bonne, et qu'une combinaison des deux tendances devrait être possible. L'idée m'est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c'est saturer chaque atome. Je voudrais éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu'il peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer. Les déchets, l'inertie, proviennent de l'inclusion d'éléments qui n'appartiennent pas au moment. C'est l'épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c'est le faux, l'irréel, la convention à l'état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n'est pas la poésie, je veux dire par là, la saturation ? n'est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait qu'ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par la simplification, laissant pratiquement tout au-dehors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C'est ce que je veux tenter avec Les Éphémères. Cela doit inclure l'absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence. »
Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, 10/18, trad : Germaine Beaumont, P.222-223
Comprendre la différence entre le temps et la durée et mesurer tout ce que la lecture de Proust, et particulièrement de ce passage aurait de difficile voire de totalement absurde si nous nous en tenions à l’existence du temps (c’est-à-dire à de la durée spatialisée) nous permet de situer l’art en général et la littérature en particulier dans une toute perspective que celle qui nous est habituelle. Dans ce mouvement à tous égard introverti qui permet au narrateur de la recherche de laisser doucement affleurer à la surface de sa mémoire Combray et la totalité des éléments qui constituent cette période de son enfance, c’est bien à une intuition juste de ce qu’il est en vérité que donne lieu (et peut-être plus que cela encore) son écriture. Ce qui est objectivement vrai ici, c’est qu’il a mangé un gâteau. Ce qui est subjectivement efficient, c’est qu’il réalise dans quelle texture d’existence il consiste. Cet effort littéraire de Proust, c’est sans conteste aussi une progression philosophique vers ce qu’il nous faut bien appeler une « vérité ». L’émotion que nous ressentons en lisant ce passage de la recherche ne peut pas seulement venir de ce que les phrases y soient « belles », stylisées, mais surtout du fait qu’elles soient justes et d’une justesse aussi troublante qu’intuitive. Dés lors nous ne savons plus vers quel mouvement nous tourner pour nous connaître, pour saisir sinon la vérité, du moins « une » vérité.
Les romantiques ne cessent de nous parler de leur âme et rien n’est moins concret, réel, observable, palpable, scientifique, que cette « idée » mais voilà que grâce à Bergson et à Proust nous réalisons tout ce ce qu’elle revêt de justesse, voire de réalité, car la saveur d’un gâteau est bien réelle.
C’est à ce niveau là que se situe ce mouvement littéraire anglo-saxon baptisé « stream of consciousness » (James Joyce, William Faulkner, Virginia Woolf). Lire par exemple Ulysse de James Joyce, c’est se retrouver comme projeté dans le flux des pensées des personnages, sans intermédiaire, sans autre logique que celle des pensées telles qu’elle vient au protagoniste. Nous mesurons bien ainsi tout ce que « stream of consciousness » rajoute et transforme aux romantiques français du 18e et du 19e. Il ne s’agit plus vraiment de décrire ce qu’est l’attitude romantique à partir de la position installée et prédominante, transcendante de l’écrivain qui, de l’extérieur, raconte une action. Il s’agit de franchir un cran dans cette démarche et plutôt que de décrire les états d’âme d’un personnage romantique, il est affaire ici de les suivre de se fondre en eux jusqu’à ce que l’irrationalité même du flux de sensations de sentiments et d’idées nous fasse rentrer dans la logique d’effectuation des instants. L’écrivain perd la position dominante de son piédestal d’auteur mais c’est pour coïncider avec un flux d’une puissance incroyablement plus effective parce qu’immanente, c’est-à-dore ne faisant plus qu’un avec la dynamique au fil de laquelle les instants eux-mêmes se suivent et s’interpénètrent. Quelque chose de la pure dynamique de la durée bergsonienne se produit dés lors dans les mots eux-mêmes alors que la langue est, de prime abord, un obstacle à cette authenticité.
Il n’est pas réellement gagné que la lecture de ces écrivains soit agréable, ni facile (ce n’est pas le cas) mais il est indiscutable qu’elle s’avère troublante, dés lors qu’on saisit son sens, et c’est exactement ce sens que Virginia Woolf dévoile dans cet extrait: « saturer les atomes ».
La lecture de ce journal est d’autant plus enrichissante que c’est le mari de Virginia Woolf qui l’a publié après son suicide. Il n’est pas certain qu’elle souhaitait, elle, le publier. Ce sont ses interrogations de femme écrivain qui s’y développent. « Quelle est ma position à l’égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur? » demande-t-elle. C’est bien la question de l’objectivité de l’écrivain qu’elle pose. Virginia Woolf a la lucidité de situer cette démarche entre deux genres littéraires: le roman et la poésie. Le roman surtout à l’époque est descriptif, c’est-à-dire qu’il décrit une scène de l’extérieur comme le font Flaubert et surtout Zola, en France. La poésie, au contraire, est « pur affect », un processus de raréfaction par le biais duquel on sublime le réel pour n’en garder que l’essence la plus condensée, la plus concentrée possible et laisser toute le résidu, tout le superficiel en dehors. Saturer les atomes, c’est intensifier suffisamment notre ressenti d’une réalité quelle qu’elle soit pour n’en garder que la puissance de commotion, que le « trauma », la dynamique, la « nervure ».
Ce à quoi aspire Virginia Woolf c’est à un roman qui soit aussi de la poésie, c’est-à-dire dans lequel le récit extérieur d’une action se mêle à l’effet de raréfaction et de condensation de la poésie. Il faut tout dire de ce qui est à l’instant mais dans ce « Tout", comme dans Combray (les allées, les jardins et les êtres) ce n’est pas à un procédé d’énumération, de « listing », de description (comme l’épouvantable narration des réalistes: Zola qui décrit tout de la scène qu’il décrit) mais plutôt à une simplification, à une densification poétique du réel étant entendu que cette densification est exactement ce que la réalité ne cesse de dilater et de concentrer (et c’est c’est cette interpénétration d’états que nous appelons la durée). Un poète, ce n’est pas un humain qui vit ailleurs que dans le réel, c’est, au contraire, celui qui n’a de cesse qu’à intensifier le réel dans sa texture la plus authentique, celle des affects, pour que n’en ressorte (et c’est ça qu’il « exprime" étymologiquement) que la substance la plus pure, la plus saturée.
Tout ce qui ne participe pas au processus d’effectuation des instants doit être congédié, retiré. Les romanciers, selon Virginia Woolf (qui avait aussi une activité de critique littéraire) ne choisissent pas entre la narration besogneuse et vaine des réalistes et la saturation des poètes. Son ambition, et c’est notamment ce qu’accomplira « les vagues » (le livre qu’elle appelle ici «les éphémères»), c’est d’écrire un roman entièrement « voué » et travaillé par une dynamique d’écriture poétique de telle sorte que plus rien ne soit laissé en dehors. Ce n’est pas du tout de la littérature introvertie si par ce terme on entend celle d’un écrivain qui ne ferait que s’épancher sur sa petite affaire personnelle et privée (Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions), mais c’est au contraire une littérature ayant parfaitement réalisé à quel point la nature la plus exacte de tout ce qui « EST » se situe dans la durée, dans ce flux continuel de la réalité avec lequel nous coïncidons par nos affects, lesquels ne peuvent plus du tout se concevoir comme « personnels ».
En d’autres termes, il est tout à fait possible de soutenir que Virginia Woolf suit et même concrétise, par son écriture les thèses de Bergson, en allant encore plus loin que Marcel Proust. Il faut bien insister sur le fait que cette « filiation » est inconsciente. C’est comme si ces trois écrivains s’était « rencontrés » (sans jamais se voir, ni se croiser physiquement) dans l’expérience d’une même évidence, d’une seule et même intuition: Bergson dénonce la dénaturation de la durée par l’espace (ce qui donne le temps des horloges). Proust illustre cette intuition de la durée par la puissance du souvenir et de l’affect. Virginia Woolf va encore plus loin en explorant littérairement la possibilité d’entrer de facto dans la durée, et cela avec des mots, alors même qu’ils sont plutôt, comme nous l’avons vu, des obstacles, des étiquettes entretenant l’illusion de la discontinuité et de la distinction de nos sentiments, de nos affects. L’écrivain se trouve ici confronté à l’excellence paradoxale de sa pratique de l’écriture, laquelle doit entrer dans cette dimension de la durée, la suivre, la devenir tout en utilisant pour ce faire les instigateurs même de l’opération inverse: « définir », isoler, rompre, « saccager », banaliser. Comment un tel miracle est-il possible? Par l’attention portée au rythme, à la musique, au flux de l’écriture seul à même d’alimenter un flux de lecture. Et plus encore que cela par une utilisation originale, unique, stylisée de mots qui ont moins pour mission de désigner un sentiment que de donner naissance à un courant qui les fait se confondre les uns avec les autres. On reconnaît un écrivain à ceci que les mots font moins signe d’un affect qu’ils n’en suscitent un confus, complexe, trouble, tout à la fois connu et inconnu. C’est comme si les mots étaient utilisés de telle sorte qu’ils révèlent leur insuffisance, qu’ils avouent leur bêtise, leur banalité, leur simplification excessive et que nous, lecteurs, ne sommes pas bien sûrs de « comprendre » l’action décrite mais ressentons cette confusion comme un plus, et non un moins, comme une effectuation et plus comme une description.
Dans son livre "Le rire" (1900) , Bergson exprime très précisément ce paradoxe de l’écriture littéraire et plus largement celui de l’art, lequel n’a pour lui, pas d’autre effet que celui de nous mettre en face de la réalité, contrairement à une idée reçue:
On mesure exactement cet effet dans l’écriture de Virginia Woolf ainsi que sa filiation avec les thèses de Henri Bergson notamment dans ce passage de Mrs Dalloway au sein duquel la synthèse entre l’extérieur et l’intérieur est évidente et marquée. La promenade de Clarissa se fait plutôt dans la durée que dans l’espace mais des points de repère nous sont donnés de Londres à intervalles réguliers. Nous savons où elle est mais mieux encore, nous coïncidons avec là où elle en est en suivant le fil de ses impressions et de ses pensées, flux qui nous fait coïncider avec celui-là même de l’écriture de Virginia Woolf.
Elle avait atteint les grilles du parc. Elle s’arrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.
Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelqu’un : « il est ceci, il est cela. » et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait‐elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. elle ne savait rien ; ni langue étrangère ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! Les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni d’elle‐même : je suis ceci, je suis cela. »
Virginia Woolf - Mrs Dalloway
Pour comprendre parfaitement la modeste « révolution » dans laquelle consiste cette nouvelle écriture, on peut comparer un passage de l’œuvre de Flaubert l’éducation sentimentale » avec cet extrait de Mrs Dalloway. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal (blanc) Il voyagea, Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint. Il fréquenta le monde. » Flaubert décrit une scène extrêmement violente des émeutes à Paris de la révolution de 1848. Puis plus de dix ans sont alors résumés dans cette succession de verbes conjugués au passé simple: il voyagea, il connut…il fréquenta. C’est un peu le même procédé que celui qui permet à des réalisateurs de film de vous montrer par un enchaînement très rapide d’actions répétitives une routine qui s’effectue dans l’existence du personnage principal. Le rôle de l’écrivain est ici assimilable à celui d’un démiurge qui non seulement décide évidemment du temps et du lieu mais aussi de l’accélération du temps. Marcel Proust évoquant ce passage parle du « tapis roulant des passés simples » L’écrivain peut étirer ou au contraire condenser le temps à volonté, mais on reste dans la position d’une extériorité aux évènements décrits. L’écrivain est souverain: c’est lui qui décide non seulement de ce qui se passe mais finalement aussi d’une sorte de sélection des épisodes de la vie de son personnage. Il survole en trois phrases courtes dix ans. L’existence est donc si l’on veut « soluble » dans l’écriture. L’auteur a tous les droits. Il est littéralement « Dieu », non pas seulement parce que c’est lui qui décide de la trame, des aventures, de l’angle à partir duquel l’action sera décrite mais aussi de la vitesse de lecture du lecteur dont les affects suivront la vitesse imprimée par cette scansion de passés simple. Flaubert se saisit donc du fil de notre attention et il le modèle, il le densifie ou au contraire le dilue comme il veut. On a rien à dire puisque nous avons accepté de lire le roman (et on a raison d’avoir accepté).
Nous lisons ce qui se passe mais sommes également projetés dans une sorte de vitesse à laquelle il faut que nous consentions et au rythme de laquelle ce qui se passe se passe.
Mais avec cette nouvelle écriture: « stream of consciousness », ce qui se passe n’est pas décrit par le point de vue extérieur d’un écrivain tout puissant, d’un « dieu de la plume », d’un « contracteur ou dilueur" de durée. Ce qui se passe est d’emblée décrit comme flux de l’état d’esprit ou d’âme du personnage. On est d’emblée dans la pensée de Clarissa Dalloway. Elle est extérieurement dans Saint James Park, mais ce qui arrive en réalité, c’est qu’elle est en train de se confirmer à elle-même qu’elle a eu raison d’épouser Richard plutôt que Peter. C’est une simple tentative de conciliation de soi avec soi, comme chacune et chacun de nous en accomplit très souvent: ces moments durant lesquels nous nous persuadons nous-mêmes à grands renforts d’arguments rationnels qu’une décision anciennement prise était la bonne et en même temps parfaitement lucides sur le peu de succès effectif de cette « démonstration ». Aussi loin que l’on aille dans ce travail de preuve, on ne fait que se donner raison, que s’auto-convaincre afin d’aller de l’avant tout en sachant que le choix de l’autre alternative, aurait pu être plus satisfaisant, plus judicieux. C’est donc parfaitement vain en terme de démonstration pure. Mais il n’en reste pas moins que c’est à cela que se passe notre durée et que cela raccourcit ou allonge (c’est selon) le temps des horloges passé à aller de Saint James park à Picadilly square.
Flaubert était le maître du temps, Woolf suit les aléas de la durée. Mais dans ce passage, on réalise que ce parti pris de la durée, c’est-à-dire cette décision de Virginia Woolf, de suivre plus que d’imposer le fil de la pensée et des affects de son personnage prend une certaine amplitude, une puissance dont il faut bien reconnaître qu’elle est de nature philosophique. De fait, ce que Virginia Woolf nous fait réaliser c’est qu’il n’y a rien d’autre à raconter que cela: Clarissa pensant à son mariage réussi (ou raté) pendant qu’elle marche parce que c’est vraiment ça qui se produit, et beaucoup plus que le fait qu’elle marche. Rien n’est en réalité qu’une somme d’affects, qu’un télescopage incroyable et brouillé de durée, de dialogues intérieurs, qu’un murmure chaotiques de pensées et de sentiments diffus. Ce qu’est le monde, c’est ce choeur presque inaudible de sensations, de sentiments, de pensées humaines, animales, mondaines, élémentaires. Avec ce type d’écriture, nous rendons dans la texture, dans la fibre la plus « crue », la plus à vif et en même temps la plus effective, la plus réelle de la vie.
Ce sont bien des mots que nous lisons mais ils ne sont pas écrits ni lus à usage « descriptif ». Ils ne témoignent d’aucune action dans la dimension de l’espace ou du temps. Ils colorent simplement une trame au fil de laquelle nous coïncidons avec les états d’âme et de corps de l’héroïne comme si nous les vivions de l’intérieur de l’héroïne elle-même et cette étrange coïncidence de perspective, parce qu’elle n’est pas un point fixe, nous met en phase avec l’efficience de ce qui est le plus à l’œuvre dans une écriture, à savoir son mouvement. Cette écriture là ne peut en aucune façon être mensongère. C’est à cette hauteur là qu’il faut situer la formule de Virginia Woolf « saturer les atomes », l’art plus et mieux scientifique que la science elle-même.
Il se trouve que la fin de ce passage de Mrs Dalloway exprime précisément et philosophiquement la fécondité insoupçonnable de cette nouvelle écriture qui consiste à utiliser les mots à contre emploi de ce qu’ils font d’habitude: des catégories de jugement. Aussi peu cultivée et un peu « lâche » qu’elle soit, Clarissa Dalloway a saisi que la richesse de ce dialogue intérieur est de nous situer à hauteur de « durée », c’est-à-dire là où nous sommes revenus de croire à l’objectivité de nos jugements sur les autres ou sur le réel. Là nous ne faisons plus qu’un avec ce choeur assourdissant d’affects, de pensées et d’états d’âme qui composent une réalité aussi chatoyante et bariolée que dangereuse et menaçante.
Dans le film de Wim Wenders « les ailes du désir », nous abordons d’une autre façon la même expérience, la même capacité des oeuvres d’art de nous faire entrer dans la durée. Les anges de Wim Wenders ont la capacité d’entendre toutes les pensées des habitants d’une ville, en l’occurrence Berlin. C’est comme le soubassement effectif des affects brutalement se voyait projeté en pleine lumière par le mouvement d’une caméra qui n’effleure les personnes, les passants que pour faire entendre la réalité authentique de ce qui se passe et qui passe vraiment dans la vraie dimension. On peut à juste raison dire que c’est un film poétique mais cette poésie n’est pas celle de l’idéalisation ni de l’exaltation ou de l’abstraction littéraire mais de l’effet de vérité dont seuls les arts sont capables.
Conclusion
Il convient de reconnaître à Ferdinand Alquié de nous avoir justement averti contre le risque que court le romantisme: celui de l’amour de soi. Mais si le romantique refuse le temps c’est à cause de sa superficialité et de son incapacité à nous faire percevoir la réalité de la durée. A la prétendue objectivité de l’évènement, le romantique substitue l’efficience éprouvée de l’intensité forte ou faible des affects, lesquels constituent bien la texture de la trame de l’existence. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le regard d’Orphée. Il n’est pas tant question pour lui de voir Eurydice que de la re-garder, garder avec le préfixe « re ». Le choix du romantique et le choix du poète ne font qu’un avec le choix d’Orphée qui consiste finalement à faire « oeuvre de vie », témoignage de vie intensément vécue, intensément écrite ou célébrée plutôt que vie abîmée dans l’usure de la succession et de la comptabilité du temps des horloges. Pour saisir la justesse de cette voie décrite d’Orphée à Virginia Woolf, il suffit de ne pas s’écarter d’emblée de ce paradoxe à la lumière duquel les rencontres ne sont jamais affaire de proximité ou de croisement spatiaux mais toujours d’intensités impressives, de degrés d’attention plus ou moins élevés, investis dans cet acte de présence auquel personne ne peut échapper (faire chorus).
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