- Etre soi-même: drame, destin, aventure ou récit?
Dans la mythologie grecque, nous sommes avertis par les mésaventures de différents héros du piège que peut constituer l’identité, le rapport à soi. Le plus célèbre d’entre eux est évidemment Narcisse, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, violée par le Dieu. Dans les métamorphoses d’Ovide (1 an après JC), Tiresias, le devin que l’on retrouvera dans l’histoire d’Oedipe est qui constitue finalement le trait d’union entre ces deux personnages dont les aventures décrivent sans aucun doute quelque chose de la difficulté d’être soi, dit sur le berceau de Narcisse qu’il atteindra un âge avancé « s’il ne se connaît pas », comme si une ignorance de soi était d’emblée comprise dans les conditions d’existence longue du héros. Nous comprenons bien le sens de ces paroles divinatoires à la lumière de ce qui va advenir, à savoir évidemment tout le contraire: la rencontre avec son reflet, l’amour de soi qui en résultera et cette étrange « captation » de sa propre image dans l’instantanéité de laquelle il restera bloqué, figé, par le spectacle de sa propre beauté.
A la naissance d’Oedipe, le même Tiresias énoncera la destinée atroce de l’enfant là même où il s’était contenté d’avertir Narcisse du danger dans lequel il aurait visiblement pu ne pas tomber. Oedipe est un destin alors que Narcisse est d’emblée défini par un problème auquel il existe une issue: ne pas se connaître, ne pas se voir, s’ignorer soi-même. Ce qui relie ces deux figures mythologiques, c’est que leur rapport à soi-même est d’emblée posé par Tiresias comme problématique mais différemment: celle d’oedipe est inévitable: l’inceste et le parricide ne sont pas négociables, et nous savons que c’est justement dans le mouvement même de recherche de sa véritable identité qu’il accomplira son destin. La beauté de Narcisse est dans un piège qui rayonne littéralement de son visage mais dont il aurait pu se détacher en choisissant de ne pas se regarder. L’identité est perçue différemment parce qu’elle réside finalement dans des actes pour oedipe et dans un état ou dans une qualité pour Narcisse: celui de la beauté. D’emblée cette distinction pose une question fondamentale: sommes nous nous mêmes par nos actes ou par les qualités qui d’emblée composent notre être? Narcisse est tel qu’il est mais il aurait pu ne pas le savoir et échapper à la fatalité de se savoir beau. Oedipe est ce qu’il fera et c’est en cherchant ce qu’il est il le fera.
La distinction conceptuelle posée par Paul Ricoeur entre la mêmeté et l’ipséïté sera peut-être à même de nous aider à répondre à cette question:« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution [...] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même(idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse); la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative».
Comprendre cette phrase de Paul Ricoeur et appliquer à ces deux héros de la mythologie la thèse qui s’en détache va nous permettre de progresser considérablement dans la question de savoir pourquoi l’identité constitue-t-elle un problème. En latin l’identité est signifiée par deux pronoms personnels qui pourtant ne décrivent pas la même façon d’être ou d’avoir un « moi »:
- « idem » traduit le fait d’être même que soi, c’est un fait accompli (comme si l’identité, le fait d’être soi était « ce dont nous partons » - Dés le début, donc, nous serions nous-mêmes, nous jouirions de caractéristiques qui nous seraient propres, uniques, exclusives. Nous sommes nous parce que nous ne sommes pas « les autres » et nous sommes irréductibles à qui que ce soit d’autre
- « Ipse traduit le fait d’être à soi-même, c’est davantage un rapport qu’un fait. Nous avons à être nous mêmes dans le mouvement d’une forme de reconnaissance de soi par soi, d’assomption (assumer).
La distinction nous apparaît maintenant beaucoup plus clairement: la mêmeté (idem: « être même que soi »), c’est la conception du moi à laquelle nous adhérons quand nous réalisons que, par exemple, nos empreintes digitales nous caractérisent en propre, ou bien quand nous disons « je suis comme ça! » Et que nous décidons un auto-portrait particulier, censé décrire quelqu’un de différent des autres. C’est souvent ce que nous entendons dans la bouche de personnes qui sont convaincues d’être unique (même quand en réalité, sans qu’elles s’en rendent compte, elles décrivent des façons d’être ou des qualités très communes, voire banales). Dans cette capacité (parfois dommageable) qu’ont certaines familles à créer comme une mythologie: le fils prodigue, l’original, le rêveur, le maladroit, etc, c’est bien ce fantasme de mêmeté qui se manifeste.
Mais pourquoi peut-on dire de la mêmeté qu’elle est un fantasme? Parce ce présupposé que je suis même que moi, c’est ce que l’écoulement du temps (et plus encore de la durée) rend finalement et incessamment impossible. Que je sois « moi », c’est ce que l’instant présent que je vis déjà réfute en s’ouvrant à ce futur immédiat dans lequel je suis en train de devenir quelqu’un d’autre. C’est ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty appelle « la déhiscence ».
L’ipséïté décrit exactement cette visée éthique, notamment comme le cite souvent en exemple Paul Ricoeur, par la promesse, l’engagement, le pacte: je m’engage à…Je te promets que…je « serai ». Chacune et chacun de nous porte en soi cette aptitude à s’affirmer comme un futur, comme un vecteur « droit » capable de résister aux aléas des circonstances, comme un certain coefficient de résistance aux impacts d’évènements inattendus, imprévisibles. C’est comme une boule de billard qui s’affirmerait et se révèlerait capable de suivre une direction déterminée, décidée malgré les chocs inévitables qu’elle subirait de la part des autres boules. L’ipséité est un acte de coïncidence à soi qui doit résister au temps par la promesse, par la résolution. Il ne s’agit ni plus ni moins que de donner du sens à ce temps de la conjugaison si problématique en soi qu’est le futur.
A bien des titres, l’ipséïté désigne un rapport à soi, voire un souci de soi qui se rapproche au plus prés de l’ethos, de l’attitude (du simple fait d’avoir une attitude ou d’estimer qu’on doit en avoir une). Que et qui serions nous si nous n’opposions pas au flux chaotique et aléatoire des évènements une forme de manifestation, de résilience, de marge de manœuvre, de flou? Peut-on vraiment laisser simplement des choses se faire sans qu’au moins quelque chose comme une certaine continuité d’intention humaine et personnelle ne s’y fasse jour? De telle sorte que « pouvoir compter sur moi » constitue une adresse possible à Autrui?
Mais jusqu’où peut aller ce souci de soi, cette exigence de coïncidence à soi de l’ipséïté? Jusqu’à exprimer non seulement contre les lois naturelles mais aussi contre les lois civiles la droiture d’une conviction, d’une verticalité, d’une certitude, d’une légitimité. Non seulement tout être humain en détresse peut compter sur moi en tant qu’ipséïté pour lui venir en aide mais je me fais également une obligation de manifester cette fermeté d’âme en toute occasion, principalement lorsque une décision de justice, voire une loi se manifeste à moi comme clivante, comme propre à diviser plutôt qu’à unifier le moi. Il en va ainsi de nombreuses fonctions inhérentes à des métiers qu’il n’est plus possible d’exercer sans qu’en nous une « fissure » se produise. Puis-je, par exemple, être chrétien et soldat? Banquier et altruiste? Huissier et compréhensif? Dans les conditions nécessaires pour acquérir ou du moins tenir les impératifs de l’ipséïté s’exprime donc une forme de défi ou de difficulté dont il faut triompher: c’est celle qui consiste à résister à la tentation de s’arranger ou « de mettre à part » comme dit Simone Weil, de mettre à part le souci de soi, de se donner toute licence, toute souplesse pour finalement ne jamais faire obstacle au cours inexorable des évènements écrasant l’humanité, ce qu’Hannah Arendt appelle les « processus », des enchaînements de cause et d’effets sous les rouages desquels la liberté humaine est broyée.
Nous réalisons pleinement l’identité comme problème: de fait il y a de la déhiscence dans « le moi », c’est-à-dire que cette unité substantielle, close sur elle-même est impossible: être soi c’est plutôt avoir à gérer une inévitable et constante sortie de soi, mais, en même temps, il y a la tentation de « ne pas faire de vagues », de se couler dans l’indifférenciation, de s’arranger ou tout bonnement de se coucher devant l’incroyable efficacité des processus naturels ou culturels « à suivre leur cours ». Il y a ce que Jean Cocteau appelle « la machine infernale », la fatalité, telle qu’elle s’exerce sur Oedipe. Il y a aussi les lois naturelles et leur régularité infaillible et puis la fascination des hommes pour leur propre disparition dans les rouages d’engrenages qu’ils créent paradoxalement eux-mêmes: les dynamiques de groupe, les logiques du marché, les impératifs imposés par l’esprit d’une priorité donnée systématiquement à « l’ensemble » au détriment de la partie, au Tout par rapport à l’individu, à l’entreprise par rapport à « l’employé » qui porte ici bien « son nom », ce que l’on pourrait appeler « la tentation de la dividuation », c’est-à-dire le renoncement de la personne au statut d’individu, d’être unique et non divisible.
Ils sont tous les deux des naissances non désirées, Narcisse est le fruit du viol de Liriope par Céphise et sa mère demande à Tirésias s’il vivra longtemps, question étrange de la part d’une mère (est-ce que « ça » va durer longtemps ce souvenir d’une union forcée?), Oedipe, lui non plus n’aurait pas dû voir le jour parce que Pelops avait condamné Laïos à ne pas avoir de descendance en punition du viol qu’il avait commis sur Chrysippe (fils de Pelops). Tiresias au mariage de Laïos avec Jocaste avait donc averti le couple contre toute union fertile. On pourrait dire qu’ils sont condamnés à n’avoir que des rapports de frère à soeur, eux qui sont épouse et époux, mais précisément ils vont, une nuit, violer cette convention platonique et fraternelle pour donner naissance au héros structurellement incestueux par excellence, par nature et par « définition ». Ni Narcisse ni Oedipe n’était donc faits pour venir au monde et quelque chose d’une humanité « non prévue, non attendue dans le concert harmonieux de toutes les créatures naturelles » se fait probablement jour ici.
Peut-il y a voir « récit » de ce qui rentre dans le rang? Peut-on décrire l’histoire humaine autrement qu’en partant de ce « il était une fois » d’une créature inattendue dont la tâche extrêmement ardue sera de se constituer « contre » le destin, les Dieux, la machine infernale des processus? Comment « faire sens » à partir d’une existence indue, anomale, inopportune, interdite? Narcisse et Oedipe sont maudits de nature, c’est-à-dire qu’ils sont sujets de malédiction, de « mauvaise diction » finalement, et quelque chose ici pointe vers l’improbable de tout récit, de toute fable, a priori ayant l’humanité comme sujet, c’est que l’homme va avoir à s’écrire tout seul dans l’ordre d’une création par rapport à laquelle il fait « tâche ». Il va lui falloir faire sens à partir d’un destin qui ne lui accordait en réalité aucune place (et il n’est pas hors de propos ici de s’interroger sur ce que nous, sujets du 21e siècle, sommes en train de vivre). Etre pour l’humain et être humain, c’est d’emblée avoir à s’insinuer dans des rouages d’une fatalité d’autant plus terrible qu’elle n’a jamais été conçue pour nous faire place. Le « Moi » des Hommes va devoir se faire à cette problématique conjoncture. Comment se faire exister là où rien n’était prévu pour que nous existions? L’humain est cette question.
Probablement sommes-nous tellement horrifiés par la tragédie du destin d’Oedipe et par la mort d’Antigone que nous ne réalisons pas à quel point c’est sans aucun doute sur toute la difficulté humaine et seulement humaine à s’identifier, à se situer par rapport à la question du Moi et à celle du héros que ce mythe porte. Il convient ici toutefois de ne pas surjouer cette interprétation qui s’appuie entièrement sur la trilogie de Sophocle et notamment la version qu’il a donnée de la mort d’Oedipe, mais la figure d’Antigone (de Sophocle) a suffisamment marqué la pensée occidentale pour justifier cette perspective. Mais laquelle exactement? Comment formuler clairement et correctement l’idée selon laquelle quelque chose de cette trilogie décrirait l’incroyable tentative des humains d’arracher à la fatalité, à l’ordre des choses tel qu’il va et broie nos désirs, nos volontés personnelles, aux Dieux, une vie affirmée et assumable, dont on puisse dire: « c’est moi! »?
On connaît l’incroyable richesse des thèses freudiennes et tout ce qu’elles ont apporté à la libération des moeurs au 20e siècle. Mais Judith Butler a sans contestation raison de pointer cette étrange occultation du personnage d’Antigone dans l’interprétation freudienne d’Oedipe. Un psychanalyste mâle se polarise sur le héros mâle et laisse peut-être de côté l’essentiel: la femme accomplie et plus encore la femme qui accomplit l’ipséïté de Ricoeur, ou plus encore le devenir féminin de toute identité investie du devoir de répondre d’elle-même devant les autres et devant soi. Ne serait-ce pas finalement l’interprétation la plus puissante du féminisme, celle qui relie dans ce mythe les figures de la Sphinge et d’Antigone pour réputer comme nulle et non advenue les figures d’identification d’une « mâle attitude » vouées à l’échec de la mêmeté? Dans l’histoire d’Oedipe, ce serait alors nous seulement l’ipséïté qui s’ouvrirait difficilement un chemin dans la mêmeté mais, de façon plus prosaïque, une féminité qui se détacherait progressivement des errances de la folie d’un mâle, un peu comme le papillon de la chrysalide.
On mesure évidemment tout ce qu’un modèle de société patriarcal gagne à suivre la thèse développée par Freud. Se ranger du côté de Judith Butler, au contraire, c’est mesurer tout ce qu’un personnage né chaotiquement dans la confusion des fonctions parentale, filiale et sororale pourrait induire de subversion dans les repères trop orthonormés de notre modèle familial et culturel.
Il faut d’abord rappeler qu’Oedipe est né de la violation de la prédiction que Tiresias avait adressé à Laïos, maudit par Pelops et à Jocaste. Condamnés à n’entretenir que des liens fraternels, les deux époux consomment leur union et engendrent Oedipe dont l’existence va dérouler dans un premier temps les avertissements de l’oracle. Oedipe est maudit à cause la faute de son père qui avait violé Chrysippe, fils de Pelops. Le fil de ce que l’on pourrait appeler sa première vie (ou la première partie de sa vie jusqu’à ce qu’il se crève les yeux) réalise cette malédiction et c’est ainsi qu’il devient le père de sa soeur.
CRÉON. – Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?
ANTIGONE. – Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée ! Ce n'est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent aussi puissantes, pour permettre à un mortel de passer outre à d'autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d'aujourd'hui ni d'hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m'exposer à leur vengeance chez les dieux ? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même tu n'aurais rien défendu. Mais mourir avant l'heure, je le dis bien haut, pour moi, c'est tout profit : lorsqu'on vit comme moi, au milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi, n'est pas une souffrance. C'en eût été une, au contraire, si j'avais toléré que le corps d'un fils de ma mère n'eût pas, après sa mort, obtenu de tombeau. De cela, oui, j'eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait être celui même qui me traite de folle".
Sophocle, Antigone (env. 442 av. J.-C.), trad. P. Mazon, Budé, Éd. Les Belles Lettres,
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